Christine Durif-Bruckert , Arbre au vent, Joseph Thermac, Du sublime moderne

Ce livre se reçoit comme un cadeau ami, tant il a préservé la trace de ceux qui l’ont conçu. Le dos de couverture, cousu d’un fil bis, marque une attention éditoriale imprévue (à la chinoise). La photographie en noir et blanc de Pascal Durif, collée sur la première de couverture, capture son titre magnifique Arbre au vent, les noms des auteurs et le logo extrême-oriental de l’éditeur((Un éléphant dodu. Le Petit véhicule est une des trois options bouddhistes.)). 

Christine Durif-Bruckert , Arbre au vent, Texte, Photographies Pascal Durif, Editions du petit véhicule, 25€, septembre 2018

Ce titre est juché au-dessus de trois arbres bousculés par la tempête, au-delà des graminées couchées par une rafale, tandis que de lourds cumulus roulent et s’enroulent dans le ciel en un camaïeu blanc-gris-noir. Lettres et images conjuguent, avec sobriété, leurs énergies respectives pour se glisser dans la vision d’Artaud d’un « arbre au centre du vent ».

Les photos, au-delà de représenter un paysage à la beauté presque tragique, se déploient en un clair-obscur invitant à la transcendance. La lumière sait ourler les feuillages, se diffuser sur les herbes, émaner d’un horizon sous des cieux orageux à la Vlaminck. Ici un tronc dresse son écorce sculptée comme des tresses, là des racines musclées s’arc-boutent dans la neige, tels des humains enchâssés dans la matière.

La poétesse Christiane Durif-Bruckert appréhende ces arbres en « êtres de parole qui nous parlent du prodigieux dépouillement ». Comment traduire ce qu’elle capte ? « L’arbre est en moi comme un cri/Jusqu’aux soupirs des étoiles/Jusqu’au silence de l’air. » Un appel que la lectrice entend, puis écoute au fil des pages.

Chaque arbre est porteur d’un certain état d’âme, découlant de sa forme ou son environnement. Celui qui est « lourd » et « rustre » est « une révolte/des solitudes désirantes ». Quelquefois ses « pattes velues s’allongent/supplient encore le vent ». Celui qui est frêle, « aux aguets de l’aube » (...) « pleure à l’unisson des âmes endeuillées/de la nature abimée ». Il n’est parfois « pas plus épais qu’un souffle ». Celui dont les « branches se courbent vers le passant/lui font la révérence/le touchent jusqu’à la racine des poèmes/jusqu’au tangage des âmes ».

Certains arbres, ancrés au bord des rivières, « s’embourbent dans d’énormes vasques/sortes de béances imaginaires qui absorbent les gémissements du vent ». Ils se reflètent parfois dans l’onde et « un tremblé de rainures affronte les profondeurs de l’eau ». Leurs racines entrelacées s’égarent « dans les profondeurs obscures », faites de « substances indéchiffrables/de pierres/de restes de bois/ se désaltèrent à la source de la nuit ».

 Ils forment parfois un couple aux « troncs enlacés », offrant leur « destin d’éternité au milieu de plaines traquées/ravagées par les vents ». Ce « tronc noué, alambiqué » est « trace des conflits ». Il advient aussi que l’arbre soit mourant : « son agonie/fait sourciller le cœur du vent. (…) Il marche vers une éternité sans retour ».

Ainsi en est-il de l’« esprit des arbres », très humain somme toute. Cet ouvrage est hanté par le silence, la lumière, le vent, le destin, l’éternité... Le silence y est « troublé par la lumière ». Un « vent de fièvre » casse les écorces.  « Entêté/déboussolé/désaccordé » et « nu », il « fait pénétrer les soleils couchants dans l’éclat de ses rêves ». Autant d’états exprimant ce « temps qui pénètre lentement/l’écorce des mots ».

Ces ressentis romantiques élèvent la pensée vers le religieux. La poétesse évoque une « cathédrale de bois », la « perte d’innocence », la « parabole divine », « l’éternité des prières » ou le « ciel » qui « attend » l’arbre en croissance. Et puis, hors de tous ces instants d’arbres, une lune « cherche sa place/Ebouriffée par le désir/elle boit goulûment le déplacement du temps/de branche en branche/écrit le réel. »  Elle renvoie à notre propre réalité habitée par les vents, les silences, et bien sûr les arbres.

 

Joseph Thermac, Du sublime moderne

Il se peut que Joseph Thermac soit un poète de  la dérive,  happé par cette zone où le réel cesse subrepticement de l’être. Ses dix nouvelles sublimement « moderne » ou modernement « sublime » se déclinent sous l’égide d’un  Kafka désolé du bonheur de sa sœur    si banal – après mariage !  Le frangin Kafka  en perd  jusqu’à « la sensation des muscles »  de ses bras, du moins dans son Journal... Une question  sur la perte ou le bonheur que l’on retourne à l’auteur de l’ouvrage et même à soi-même, lecteur? 

Joseph Thermac, Du sublime moderne, Illustrations Chantal Prévost, La fabrique du pré, 2018, 16€

Que trouvons-nous dans ces écrits où l’ordinaire vacille sans en avoir l’air,  entre en décalage et se mue subrepticement en a-ordinaire((Néologisme pour dire l’ébauche d’insolite))?  Dans une première nouvelle, le  héros Vsevolod  s’aventure  en un « établissement » qui appelle ses membres de sections par ordre alphabétique. La  « femme » (mi-chef.e, mi prof) questionne sur l’avenir de chacun, oui mais  la réponse est  « facultative ».  Cette  Madame Corneille exige - ni plus ni moins - du « un peu plus, un peu moins facultatif » ! Pas évident.  Indiquer la profession des parents ne sert à rien… Que  faire ? Comment quitter cette drôle de salle de classe, dont la sonnerie n’autorise pas  à « bouger » en fin de cours !

La leçon suivante aura lieu au même endroit. Tout est ainsi inattendu, « sans queue ni tête », ni tête à queue !  De quoi muer ce facultatif en « énigme »  introduisant  un univers où rien n’est à comprendre ! Pourquoi alors ne pas prendre la « liberté de souffler sur le causse » ? Dans une autre nouvelle, chercher  le tableau L’origine du monde se mue en parcours géographique dans le musée d’Orsay, masquant - de fait - un souci  plus métaphysique. Vouloir aller quelque part est écarté au profit d’un « voyage dans le temps » plus philosophique. A remarquer la peinture de Luc-Henri Lefort,  oeuvre d’une promenade véritable… en un  puissant paysage d’amour((Intitulée comme le célèbre tableau de Courbet et peint sous le même angle.)). Dans une troisième nouvelle de facture plus classique, le major Spengler  détaille  par strates superposées et pertinentes son « carnet » à souvenirs.  Occasion de réfléchir sur la « quête » des hommes en… observant des faiseurs de trous sur la plage (ces « bêcheurs » tomberont dedans) qui côtoient un rameur (dont la barque chavirera).  Que penser de la « sagacité » humaine ? Samuel,  le petit fils du major,  a ouvert pour nous  le journal de l’ancêtre d’où est extrait le présent récit. Au fond, telle est la marque de la liberté – de l’auteur ? du narrateur ?  du lecteur ? - qui tente de répondre aux questions qui nous « taraudent ». 

Dans l’univers thermacien, ce n’est pas la terre  qui est bleue comme une orange surréaliste (dixit Eluard), mais bien le ciel dont le bleu n’est pas aussi bleu que chacun le croie ou le voie. Pour illustration, le « sublime moderne » de la dernière nouvelle est la marche d’un élève vers le domicile de son directeur de thèse, découpée en étapes (du primo au septimo) révélant que nous ne sommes guère  que des « illusions ». Pour preuve, ce commentaire de lectrice qui paraphrase l’auteur et rappelle notre présence en ce monde dans lequel nous sommes « absents à nous-mêmes »,  absence à soi qui est néanmoins une « prégnante présence » au monde. De quoi se perdre dans ce ruban de Moebius mental.