Autour des éditions L’Herbe qui Tremble : Philippe Mathy, Derrière les maisons, Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Philippe Mathy, Derrière les maisons

 Ce livre est composé de six parties, chacune précédée d'une citation en exergue — toutes sont très belles. La première, à mon sens, éclaire toute l'ambition du livre :

(…) : combien une humble chose
peut donner de plaisir, combien peu
suffit, en ce monde si dur,
pour satisfaire l'esprit
et lui apporter le repos.

                                      Wendell Berry

Voilà qui est clair, simplement énoncé. Et le propos de l'auteur est bien, de son Printemps jardinier, titre de la première partie, jusqu'à ces Quelques soirs, la partie finale, de vouloir partager des instants de peu, d'insignifiance pourrait-on dire et de représenter l'esprit contemplatif qui leur restitue leur véritable importance, en les magnifiant par le poème. Pour ce faire, Philippe Mathy, demeure dans la simplicité de l'expression et du vocabulaire, ce qui semble le meilleur parti pris — on songe à la beauté du haïku qui, dans la modestie de ses dix-sept syllabes, peut nous émerveiller par son pouvoir d'évocation.

Quelques moments du livre atteignent cette perfection :

semer
devenir source
en offrant l'eau de l'arrosoir
se mettre à genoux
comme un retour à l'enfance
les prières au pied du lit

Philippe Mathy, Derrière les maisons, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 128 pages, 16 €.

 

 

 Parfois, ce sont deux vers très courts, proches du zen, qui retiennent l'attention :

Ton présent
tient debout

Ou bien une strophe (personnellement, j'aurais clos le poème là, la suite me paraît un gentil bavardage) :

Un peu de linge sur le fil
La route avance très sûre d'elle
Vol noir d'un oiseau sur le ciel bleu

On a bien compris que l'auteur aime Se concentrer / dans la joie singulière / d'être simplement là // hors de soi / dans un monde immobile / figé par sa propre beauté. La difficulté est de transmettre par les mots cette joie singulière; ce sont sans aucun doute les poèmes les plus ardus à réussir, ceux qui disent la joie et les éléments qui la génèrent. Le danger est grand d'être tartignole. Désolé de classer dans cette dernière catégorie une strophe comme celle-ci : Sentier pour quitter le village / loin des jolies roses / trop encloses dans nos jardins

Je m'autorise un autre reproche à Philippe Mathy : employer des images éculées (la rouille de l'automne) voire dignes de figurer sur le classeur d'un adolescent : Les étoiles sont si belles / qu'elles ressemblent à des larmes

Et quand l'auteur place en exergue d'une partie de son livre (Pêcheur immobile) la citation suivante, de François Jacquin : Lorsque la sagesse se rapproche de l'ordinaire, on respire aussi bien au large d'un caillou que devant l'océan. On peut s'arrêter partout, et se sentir au bord du lointain. Je ne peux qu'acquiescer. Pour autant, un poème d'une fausse profondeur est-il nécessaire ?

Au poisson qui travaille
à rester immobile
dans le courant
je demande

Qui voyage ?
Est-ce toi ?
Est-ce l'eau
qui fuit sur tes flancs ?

Toute lecture est subjective, on devine que je n'ai pas été parfaitement comblé par celle-là. Néanmoins, je souhaite le meilleur à Philippe Mathy dans sa quête quotidienne de la beauté et de la joie. Car :

Si transparent
le passage du vent

J'y entre en ignorant
les murs de la raison

Je cherche
la couleur d'une voix

Une musique accordée
à l'intime du silence

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Ce livre s'est vu décerner le Prix international de poésie francophone Yvan-Goll 2023. Quatre peintures, dont celle de couverture, sont dues à Caroline François-Rubino, dont l’œuvre s'attache avec délicatesse à une vision intime de l'espace et de la lumière qui correspond parfaitement à l'atmosphère éthérée du recueil de Judith Chavanne.

Le livre est composé de cinq parties : LES ÉPHÉMÈRES, TOUT L'INASSOUVI, TROUBLE DU TEMPS, QUELQUE CHOSE DE FERVENT, ACCORDS ET SAISONS. La troisième partie aurait d'ailleurs pu donner son titre à l'ensemble, tant il s'agit en effet de temps : celui du passé (mémoire, nostalgie) et celui irrémédiable qui nous emporte loin de ce qui fut, nous vieillit, nous laisse dans la présence de fantômes.

Comme nous qui nous mirons en nos jours,
en nos vies, la lumière fléchit :
la nuit qui vient, humide,
est-elle d'un autre soir ou d'aujourd'hui ?

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 84 pages, 15 €.

Constat tout en finesse de l'impermanence :

On voit s'ouvrir dans la chaleur
les iris fragiles,
les éphémères véritables
du règne floral. 

[…]

On les voit dans l'éclosion
qui épanouissent
déjà leur adieu.

Le jardin, avec ses arbres et ses fleurs est constamment évoqué, mais aussi l'enfance, la sienne propre sans doute à travers celle, dans le tendre souvenir inquiet, de sa propre  progéniture, grandie, en allée.

L'enfant ne me prend plus par la main,
elle m'a laissée au bord du temps
et du souvenir recueilli
au hasard du monde, dans un fruit.

Trois des cinq parties du livre se concluent par un long poème en italiques, comme pour souligner l'évanescence. À chaque fois, apparaît la figure de la rose, ce symbole de la beauté, de la naissance autant que de la fragilité et de la disparition. On songe à la chanson : On est bien peu de chose / Et mon amie la rose / Me l'a dit ce matin / À l'aurore je suis née / Baptisée de rosée / Je me suis épanouie / Heureuse et amoureuse / Aux rayons du soleil / Me suis fermée la nuit / Me suis réveillée vieille. Référence à Ronsard bien sûr.

Rose. D'une si grande élégance, dont les pétales se colorent subtilement, du jaune au blanc à l'incarnat. Qui attire le regard — et la convoitise.

[…]

Un matin pourtant il n'y a rien ; on le sait sans l'avoir encore vu.  
Quand le regard ne se pose plus sur rien, qu'est-ce qui nous est ôté ? Quand il n'y a qu'un vide au-dessus de la tige déchirée ?

 Mais aussi :

D'où vient parfois notre seule espérance ?
Un petit pied de rosier et sa fleur rouge intense.

 Et encore :

La rose unique et neuve sur le rosier, au-dessus des sépales desséchés : elle rafraîchit la vue, et toute la vie, en cet instant sur elle s'est posé.

L'ensemble du livre est empreint de mélancolie, Tant de voix se sont tues ! quand bien même point çà et là une petite célébration : L'oiseau honore de son passage / le carré de ciel devant la fenêtre / qui me compose un jardin aérien ; // un doux sourire / (malgré décembre éteint, immobile), / de reconnaissance […]

C'est une écriture qui dit principalement la perte, la solitude, mais une solitude méditative qui s'essaie à une présence au monde, voire à la joie et à l'apaisement qui en découlent.

L'amie sans doute ne pense pas à moi,
peut-être n'y pense plus,
l'enfant, qui n'est plus un enfant, et vit
au rythme frémissant de ses désirs
rejoint rarement
le temps un peu dénudé où je me tiens.

L'instant pourtant respire,
mon cœur se nourrit
des pensées que je destine,
il a l'ampleur et l'étoffe un peu rebondie
des petits corps colorés d'oiseaux
— piverts, geais et mésanges — qui,
le temps d'une halte, émaillent les jardins.

 Le silence n'est pas creux.

Et, cette note ô combien salvatrice, sur laquelle j'aimerais terminer :

Au fond de soi aussi, qui vibre,
comme le double de l'oiseau dans sa verte nasse,
quelque chose de fervent.

Présentation de l’auteur

Judith Chavanne

Judith Chavanne est née dans l’Isère mais vit actuellement en Ile-de France. Elle est membre du jury du premier recueil.

Œuvre poétique

Entre le silence et l'arbre, Gallimard, 1997 (Prix de la vocation et prix Louise Labé)
La douce Aumône,  Empreintes, Suisse, 2002
Le don de solitude, L’Arrière-pays, 2003.
Un seul bruissement, Le bois d’Orion, 2009
A ciel ouvert, L’Arrière-pays, 2011
Elle chantait, Éditions Henry, 2017
A l’équilibre, Le bois d’Orion, 2018

Œuvre critique

Philippe Jaccottet, une poétique de l’ouverture, éditions Seli Arslan, 2003.
Préface à la réédition de trois volumes de Pierre Voélin aux éditions Empreintes (Suisse), 1999
Préface à Dans les pièces obscures, dans les claires de Bo Carpelan, Atelier La Feugraie, 2003
Coordination du numéro 45 de la revue Nu(e) consacrée à Pierre Dhainaut, novembre 2010.
Différents articles et notes de lectures parus en revue.

Poèmes choisis

Autres lectures

Chronique du veilleur (34) : Judith Chavanne

 Le vrai poète sait « se nourrir de lumière ». Judith Chavanne, à l’évidence, le sait, et sait le transmettre par son écriture poétique. Elle citait, dans le remarquable essai qu’elle avait consacré à Philippe [...]

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (34) : Judith Chavanne

 Le vrai poète sait « se nourrir de lumière ». Judith Chavanne, à l’évidence, le sait, et sait le transmettre par son écriture poétique. Elle citait, dans le remarquable essai qu’elle avait consacré à Philippe Jaccottet : Philippe Jaccottet, une poétique de l’ouverture (Seli Arslan, 2003), la phrase de Simone Weil : « Il n’y a qu’une faute : ne pas avoir la capacité de se nourrir de lumière. » Son dernier recueil, A l’équilibre, rassemble cinq suites de poèmes, et la dernière, « l’attention, la neige », se termine précisément par le mot lumière. 

Chercher la lumière, c’est murmurer à l’oreille de l’autre, se pencher vers lui, par bonté, tendresse, sollicitude. Judith Chavanne ne conçoit pas la poésie autrement.

Judith Chavanne, A l’équilibre, Editions
Le Bois d’Orion, 15 euros.

Un poème de la suite « Ce qui nous appelle » définit, à mon sens, son propre langage poétique : c’est une façon « de verser des paroles à peine », d’user d’un « langage amenuisé », « le souffle, l’haleine tout juste articulés »

 

                       de doucement fouiller

                      comme dans le sous-bois un rayon de soleil,

                      dans tout le corps depuis l’oreille

                     jusqu’à l’âme, jusqu’à la débusquer.

 

L’enfance, « la rose secrète entre les feuilles », un effleurement, le « frôlement des mots », une « blanche pluie, très douce » des pétales qui se défont, tout est grâce pour le poète qui « tisse dans la lecture des heures lentes. » Ce rythme lent est souvent celui du bonheur simple, il est aussi celui d’une intériorité qui s’approfondit, « se recrée ». La fragilité, parfois extrême, que l’on devine dans l’âme du poète, s’accorde si bien avec le paysage, le jardin où l’enfant est là, l’instant qui s’arrête presque, tant alors « l’équilibre » apparaît comme une grâce divine accordée.

 

L’enfant au jardin cueille une pâquerette

à la tige trop courte, mais elle dira ainsi son amour.

Une femme au soir se pare avec pudeur,

elle suspend les heures.

Parfois, comme en sous mains les livres

aux époques terribles, on échange

dans un dialogue un peu de sens, des bribes.

On n’est prémuni contre rien

mais l’instant vibre, à jamais, dans l’évidence.

 

L’équilibre des poèmes de Judith Chavanne provoque en nous une émotion rare, celle que la beauté et la vérité réservent à ceux qui captent les moindres « gouttes de vie » avec attention, humilité, presque dans le dénuement.  Nous lui sommes reconnaissants de nous offrir, en ce magnifique recueil, « l’étreinte, la lumière, et le dessaisissement. »