Un bouquet de mots pour Judith Rodriguez

Le 16 février 2019 a lieu, à Melbourne, en Australie, un hommage à Judith Rodriguez, poète dont l'influence se mesure déjà au nombre des jeunes poètes qu'elle a soutenus et accompagnés, et qui y témoigneront leur attachement à cette figure de proue qu'elle était à sa façon, toujours en première ligne de tous les combats (elle a représenté pendant de très longues années le Penclub international d'Australie, par exemple) : militant pour la culture populaire, la défense de la culture aborigène, les droits des femmes,  la défense des immigrés et de ces clandestins arrivés par mer et rejetés dont elle parle dans Boat Voices...  L'ampleur de sa culture, internationale, l'originalité de sa vision de la poésie, méritent qu'elle soit connue aussi en France, ce à quoi nous nous appliquerons, en commençant par ce florilège composé de poèmes de Dominique HECQ((https://www.recoursaupoeme.fr/auteurs/dominique-hecq/)) (qui a colligé et traduit les textes australiens), Nathan CURNOW 

Judith Rodriguez au musée Chagall de Nice, 2016 ©photo mbp

 

Les Etoiles d'Utelle

Marilyne Bertoncini

pour Judith Rodriguez

 

Hier je l’ignorais encore
mais c’est dans tes yeux que j’ai vu
pour la première fois
les étoiles d’Utelle((* Dans les Alpes Maritimes, la chapelle de la Madonne d’Utelle, fondée vers l’an 850 par des pêcheurs espagnols, sauvés du naufrage par une étoile, aperçue dans la nuit et la tempête au sommet de la montagne, est un sanctuaire et lieu de pélerinage. On y trouve des fossiles de crinoïdes, en forme de minuscules étoiles à 5 branches, que la tradition considère comme des dons nocturnes de la Vierge.))

En les cherchant dans la poussière
Je l’ignorais encore
Mais c’était toi que je cherchais
Comme autrefois mes Antipodes

Frêles fossiles au creux des mains
Ces étoiles minuscules
sont ta main d’ombre que je tiens
Par-delà toutes les distances

C’est ta voix d’ombre dans le vent
Qui balaie le plateau d’Utelle
Et la chevelure des pins
Et la mer aperçue au loin

Je pense aux naufragés du Palapa((Judith Rodriguez est l’auteure d’une série de poèmes – Boat voices (en cours de traduction – publiés dans l’édition originale de The Feather Boy, éd. Puncher & Wattmann ) : elle y évoque le drame des réfugiés, refoulés des côtes australiennes – qui fait écho à bien d’autres drames, passés et présents.))

the shoal shining, eyes
beyond the margin’s predictable lives

Auxquels tu as donné ta voix
Comme à tant d’autres autour de toi

 

Ici c’est un naufrage aussi
Qui bâtit la chapelle
Où la Madone rendit sa voix
A la Demoiselle de Sospel

Et ces étoiles du fond des mers
Et des milliers de millénaires
Retrouvent ici dans la lumière
Leurs sœurs célestes qui pétillent

Dans le velours des nuits où brille
le souvenir de tes yeux noirs.

 

 

 

The Stars of Utelle

for Judith Rodriguez

 

I didn't know it at that time
but that's in your eyes I had seen
for the very first time
the stars of Utelle((in Utelle, in the south of France, tiny fossils are found near a chapel, built after mariners had survived a shipwreck,  and thought for centuries to be miraculous gifts from the Virgin.))

Searching for them in the dust
I still didn't know it
but it was you I was searching for
as I did once my Antipodes

Frail fossils in my hands
these tiny stars
are your shadow hand in mine
beyond any distance

And your shadow voice's in the wind
sweeping the highs of Utelle
the hairy pines
and the sea in the distance

I remember the shipwrecked of the Palapa

 

the shoal shining, eyes

beyond the margin’s predictable lives

 

to whom you had given your voice
as you did to many around you

Here a shipwreck similarly
built this chapel
where the Virgin gave her voice back
to the Damigel of Sospel

And these stars from the deepest sea
and from thousands of thousand years
meet back here in the light
their celestial glittering sisters

in the velvety nights where shines also
the memory of your black eyes.

©photo mbp

 

A Voice

Dominique Hecq

For Judith

 

Says nothing and everything where silence originates

Moonlight catches your shadow
walking closer to streams of dark
rivulets of light about to gel, broken winglets
ankle your shape

I ease my way into the night
all ears, grief a dummy stopping my mouth

And what do you write, you ask in another time

Apricots hang from your friend's tree
we argue about things poetical, political, heretical, fall
in a heap of white wine giggles

Apricots are little moons at dawn
we argue about the shape of words and sounds
most of all their libidinal, even illicit power

You chide me for using jargon

Thirty years later, I make apricot jam
poeming as I inhale the fruit’s aroma

I laugh at my affectation, a nod
in your direction
say nothing
everything, caught in echoes of your voice

 

 

Une voix

Pour Judith

 

Ne dit rien et dit tout au point d’origine du silence

Le clair de lune attrape ton ombre
qui se rapproche du ruissellement d’ombres
sources de lumière sur le point de gélifier, des ailettes cassées
assaillent ta silhouette aux chevilles

Je m’installe dans la nuit
oreilles pointées, le chagrin une tétine me clouant la bouche

Des abricots pendillent de l’arbre chez ton amie
nous débattons de choses poétiques, politiques, hérétiques, éclatons
d’un rire arrosé de vin blanc

Les abricots sont des petites lunes à l’aube
nous débattons de la forme des mots, de leurs sonorités
surtout de leur pouvoir libidinal, si pas illicite

Tu me reproches l’emploi de jargon

Trente ans plus tard, je fais de la confiture d’abricots
poèmant tout en respirant l’arôme des fruits

Je ris de mon affectation, un hochement de tête
vers toi
ne dis rien
dis tout, prise dans les échos de ta voix

 

*

Now

Nathan Curnow((Nathan Curnow is a lifeguard, poet and spoken word performer. His previous books include The Ghost Poetry Project, RADAR and The Apocalypse Awards. His first collection No Other Life But This was published in 2006 with the help of Judith Rodriguez’s keen eye and invaluable guidance.))  

I know you’re gone
but even now
the dumb surprise of grief

sometimes in a blackout
by candlelight
I’ll enter a room
and catch myself
turning the light switch on

©Judith Rodriguez, Carrying-a-candle-1978

Maintenant

 

Je sais que tu es partie
mais même maintenant
la sidération du chagrin
comme lors d'une panne d'électricité

avec une chandelle
entrer dans une pièce
et se surprendre
à vouloir allumer une lampe allumée

*

 

Poets

Amanda Anastasi((Amanda Anastasi is an Australian poet whose work has been published as locally as Melbourne’s Artist Lane walls to The Massachusetts Review. Her collections are ‘2012 and other poems’ and ‘The Silences' with Robbie Coburn (Eaglemont Press, 2016). She is a 2018 recipient of the Wheeler Centre Hot Desk Fellowship.))

We run our fingers
over the shell of humanity
feeling for the pulse of its mettle,
the rhythms of its prejudices,
the beat of its concord;
drunk on the beautiful, redefining
its boundaries - its height, its breadth,
its colours; worshipping a horizon’s
sweep and the vein of a leaf,
the collected light of a city
and the glisten in an eye;
capturing a moment
in the universe
and the universe
in a moment.

Poètes

 

Nous passons le doigt
sur la coque de l’humanité
prenant le pouls de son courage,
les rythmes de ses préjugés,
la mesure de son harmonie;
saoulés de beauté – sa grandeur, sa largesse,
ses couleurs; adorant l’arc
d’un horizon et la veine d’une feuille,
la lumière réfractée d’une ville
et l’éclat d’un regard;
capturant un instant
dans l’univers
et l’univers
dans un instant.

*

 

Crossing

Alex Skovron((Alex Skovron is the author of six poetry collections, a prose novella and a book of short stories, The Man who Took to his Bed (2017). His latest volume of poetry, Towards the Equator: New & Selected Poems (2014), was shortlisted in the Prime Minister’s Literary Awards. He lives in Melbourne.))

for Judith Rodriguez

 

They are tramping past my house,
I can see them out the corner of my eye,
the one I keep open when the sunlight dazzles.

They barely glance in my direction
as they follow at a steady, deliberate pace,
crossing the street while impatient traffic idles.

I’ve seen them many times, many places,
yet always they appear the same: weary, guarded
or discomposed, striding on regardless.

What do they harbour in those backpacks,
those cardboard suitcases, their corners battered,
faded labels half-torn or peeling?

Where do they trudge to, their knuckles clasped
around bony handles, or clutching
the lapels of shabby overcoats?

If one of them should uplift a weathered brow
and turn to glimpse the window I inhabit,
she swiftly looks away, in reprimand.

This morning, squinting against the sun,
I ventured out, thinking I might confront them:
they walked right past, as if I wasn’t there.

I ran inside to hide among mirrors and folders,
waiting for their footsteps to recede,
unsettled by the certainty of their return.

 

Traverse

 

pour Judith Rodriguez

 

Ils dépassent ma maison d’un pas lourd,
je les vois tous et toutes du coin de l’oeil,
celui que je garde ouvert contre le soleil éblouissant.

C’est à peine s’ils m’adressent un regard
lorsque d’un pas mesuré et délibéré ils
traversent la rue, le trafic impatient au ralenti.

Je les ai souvent vus, un peu partout,
toujours semblables à eux-mêmes: las, furtifs
ou décomposés, allant de l’avant, imperturbables.

Mais que recèlent-ils donc dans ces sacs à dos,
ces valises de carton aux coins cabossés,
étiquettes estompées, mi-déchirées ou pelées?

Mais où se traînent-ils donc, phalanges serrées
sur de maigres poignets, ou agrippées
aux revers de manteaux râpés?

Si l’une d'entre eux lève son front ridé
balayant des yeux la fenêtre où j’habite,
elle s’empresse de détourner le regard.

Ce matin, les yeux plissés contre le soleil,
je suis sorti, avec l’intention de les aborder:
ils ont poursuivi leur chemin, comme si je n’existais pas.

J’ai filé me cacher dans mes miroirs et mes classeurs,
attendant que leurs pas s’amenuisent,
ébranlé par la certitude de leur retour.

 

*

©photo mbp

Sur le balcon que tu aimais

Marilyne Bertoncini

pour Judith

Sur le balcon que tu aimais

nous tenons allumée une petite flamme, afin qu’elle t’accompagne dans le froid de ton
long voyage infiniment nocturne
vers les étoiles. 

Le jour, c’est un petit clou trouant la pénombre presque phosphorescente de la fougère arborescente.
Le soir, sa couleur chaude irradie d’or et de turquoise le front assombri de la plante de Tasmanie.

Ce midi, une fauvette est venue visiter les feuilles dentelées de la fougère des antipodes –
peut-être ne l’aurions-nous pas vue si, voletant autour de la flamme, son ombre dansante n’avait attiré notre regard.
Elle a sauté de feuille en feuille, jusqu’à la crosse la plus jeune,
puis a disparu dans l’azur,
de l’autre côté du balcon,
dans l’infini de l’outre-monde.

On the balcony you loved

traduction de l'autrice

for Judith

 

On the balcony you loved
we lit the flame of a candle, to keep you company in the cold of your long and dark endless voyage
towards the stars.

By day, it’s just a nail piercing the phosporescent shadow of the tree fern.
By evening, its warm color radiates gold and turquoise on the darker forehead of the Tasmanian plant.

 

At midday, a warbler visited the indented leaves of the fern from the Antipodes –
we might not have seen it if, fluttering around the flame, its dancing shadow hadn’t caught our attention.
It sprung from leaf to leaf, up to  the youngest fiddlehead green,
then disappeared in the deep blue,
the other side of the balcony,
in the infinity of the outer-world.

 

*

 

A Tribute to Judith Rodriguez

By Amanda Anastasi

 

It is with much sadness, fondness and celebration that we recognise the passing of our poet and friend, Judith Rodriguez. She leaves behind a legacy of prolific and memorable poems. Her poetry collections include (among many others) Water Life, Shadow on Glass, Mudcrab at Gambaro’s, Witch Heart, The Hanging of Minnie Thwaits and (shortly before her death) The Feather Boy and other poems. She was the poetry editor of Meanjin for a time and also for Penguin Australia, and a recipient of the OAM for services to literature, in addition to many other honours. As well as her extensive literary achievements, she was a social justice campaigner and advocate and was involved with PEN International across three decades, fighting for freedom of expression and promoting intellectual cooperation between writers globally.

As a teacher, Judith taught writing at the CAE and previously at Latrobe University and also at Deakin University for 14 years. This was where I came in contact with her, as a first-year Professional Writing and Editing student. I still recall her insistence that all students keep a writing journal to jot down our daily thoughts, ideas and musings. I remember entering Judith’s office as a nervous 18-year-old for the end-of-semester journal showing, which she said would be a brief check to see that we were maintaining our daily writings. Upon handing my notebook to her, she proceeded to intensely read it from cover to cover over a period of 15 minutes while I stood there watching. I remembered thinking “why does she – why would she - find my thoughts and notations of interest?” It was my first glimpse of the lady’s curious mind and deep interest in other people’s thoughts and ideas. Many, many years later I encountered her again on the Melbourne poetry scene. Upon asking her to look over my first poetry collection ‘2012 and other poems’ (expecting a polite no), she gladly and readily obliged and her written testimonial graces the back cover of both editions.

Judith was not merely a teacher, she was a mentor and a supporter of emerging poets throughout her life. She saw the potential in everyone, no matter their writing style or level of ability. This poetry caper was never just about her. Rather, it was concerned with a larger, collective practice of poetry, artistic expression and craftmanship. She was a person who was confident in her abilities and doggedly focused, though without the egotism. Her natural, deep interest in the world around her preserved that humility, hands-on helpfulness and down-to-earth humour that was so very particular to her. Judith was a listener and a creative enabler. She fully utilised her time onstage and the various platforms she had been given, but viewed the platform as a thing to be shared.

Judith’s poetic output was above and beyond any label that one could possibly place on it. One wouldn’t even think of calling her “a female poet” but, rather, an “Australian poet” or “a poet”. She was simply one of our greatest wordsmiths and teachers of poetry, and a respected academic and vocal human rights activist. Her mastery of words and stoical objective to preserve free speech and diverse voices made her universally respected. What she left behind in the poems and the poets she taught means that she will be always with us. Myself and so many others who came into contact with Judith will hold the memory of her in our hearts always, as a great example of what and how we could someday be.

 

Hommage à Judith Rodriguez

 

C’est avec beaucoup de tristesse, d’amitié et de révérence que nous assumons le décès de Judith Rodriguez, chère poète et amie. Elle nous lègue un héritage de poèmes à la fois prolifique et mémorable. Parmi ses nombreux receuils de poésie, nous retenons Water Life, Shadow on Glass, Mudcrab at Gambaro’s, Witch Heart, The Hanging of Minnie Thwaits et (peu avant sa mort) The Feather Boy and other poems. Elle fut éditeur chez Meanjin et aussi, brièvement, chez Penguin Australia. Elle fut aussi récipiendaire de la médaille d’honeur de l’Ordre d’Australie pour services rendus à la literature. En plus de ses accomplissements littéraires, elle milita avec ardeur pour la justice sociale dans le cadre de PEN International durant trois décennies, défendant férocement la liberté d’expression et encourageant la coopération intellectuelle entre écrivains à l’échelle globale.

En tant qu’enseignante, Judith exerça au Conseil d’éducation pour adultes (CAE) ainsi qu’à La Trobe University et Deakin University, où elle enseigna pendant quatorze ans. C’est là que je l’ai rencontrée quand j’étais étudiante en première année dans la section Ecriture Professionnelle et Edition. Je me souviens encore combine elle exigeait que nous prenions note de nos menues pensées, idées et réflexions quotidiennement dans un journal. Je me souviens lui avoir montré mon journal en fin de semestre cette année là pour qu’elle vérifie que j’avais respecté la consigne. J’avais dix-huit ans et j’étais nerveuse. Elle a pris mon journal et elle s’et immédiatement plongée dedans. Il lui a fallu quinze minutes pour couvrir le tout. Je la regardais et je me souviens m’être demandé pourquoi trouve-t-elle –pourquoi trouverait-elle –mes pensées et mes annotations intéressantes. C’était la première fois que je voyais à l’oeuvre l’esprit bizarre de la femme et l’intérêt qu’elle portait à autrui. Bien plus tard, je l’ai revue sur la scène de poésie à Melbourne. Lorsque je lui ai demandé si elle voulait bien lire mon premier receuil, 2012 et autre poèmes (m’attendant à une réponse negative), elle s’est empressée d’accepter. Elle a même rédigé une note de lecture pour la quatrième de couverture.

Judith n’était pas seulement une enseignante, elle prenait son rôle de mentor auprès de jeunes poètes très au sérieux, et cela tout au long de sa vie. Elle percevait un potentiel chez chacun de nous indépendemment du style et de la qualité de l’écriture. Ces cabrioles poétiques ne concernaient pas seulement sa personne. Elles témoignaient plutôt d’un désir de faire de la poésie une activité collective dont la raison première et fondamentale était l’intégrité artistique. Elle était quelqu’un qui avait confiance en ses capacités et elle avait une grande faculté de concentration; certes, sans l’égotisme. Une profonde curiosité envers le monde qui l’entourait préserva son humilité, serviabilité et son humour pragmatique si particulier. Judith avait le don d’écouter et d’encourager la créativité. Elle utilisait pleinement le temps qui lui était octroyé sur scène, mais elle considérait la scène comme une plate-forme à partager.

L’oeuvre poétique de Judith est imperméable à toute etiquette dont on voudrait l’affubler. Il serait même impensable de l’appeler ‘une femme poète’, mais bien au contraire, ‘un poète Australien’ ou ‘un poète’. Elle était tout simplement l’un de nos meilleurs wordsmiths, professeurs de poésie, universitaires respectés et activistes pour les droits de l’homme. Sa maîtrise de la langue et son objectif stoique de préserver la liberté d’expression lui ont valu un respect universel. Ce qu’elle a transmis dans ses poèmes et aux poétes qu’elle a formés signifie qu’elle restera toujours parmi nous. Comme tant d’autres poètes qui ont connu Judith, je garderai son souvenir dans mon Coeur en guise d’exemple de ce que nour pourrions un jour devenir.

 

*




Judith Rodriguez, Extases /Ecstasies (extrait)

traduction de Marilyne Bertoncini

reflection

 

A glass so clean it shines.

The base hives light.

Glassily, there I am

half out of water, half in,

sodden short-tails bellying

and ribs rimmed with wet.

 

©Judith Rodriguez, The-cup-at-David's-1977

 

réflexion

 

Un verre si pur qu'il brille.

Le pied diffuse la lumière.

Vitreusement je suis là

moitié hors de l'eau, moitié dedans,

les basques trempées toute renflées

un ourlé  humide sur les côtes.

 

 bird life

 

In another life

I shall return as a bird

in a part of the wood so deep

I shall see no human

except when a girl

wanders there forlorn

and lost till I sing her home

to her little sister.

 

Vie d'oiseau

 

Dans une autre vie

je reviendrai en oiseau

dans un bois si profond

que je ne verrai pas d'humains

sauf quand une jeune fille

s'y enfoncera  délaissée

et perdue et mon chant l’accompagnera

vers sa demeure et sa petite soeur

 

 

 I am held up

 

I am held up in the arms

of all my friends, held up

by the Indian taxi-drivers’

tales of family and home,

by the smiling sellers of food,

by bright eyes suddenly remet

at encounters. Held up, I am held.

©Judith Rodriguez, Hand Circle, 1978

 

Je suis soutenue

 

Je suis retenue par les bras

de tous mes amis, retenue

par les histoires de famille

et de maison des taxis indiens,

par les souriants vendeurs de nourriture

par des yeux brillants soudain revus

à des rencontres. Retenue, je suis tenue.

 

dog alive

 

And I marvel at the dog Ashur,

his coursing the lawns and his rolling

crashing through ferns, his flattening,

his hasty way past mounds,

his paws on my shoulders.

 

chien vivant

 

Et je m'émerveille du chien Ashur,

ses courses sur les pelouses ses rouler-

bouler à travers les fougères, sa façon de

s'aplatir, d'accélérer devant un tertre,

ses pattes sur mes épaules

 

wind-change

 

Under the young sky

poplars glitter

the pond’s jets waver

shaken in morning airs

and fling out silver.

An oak pours wind.

 

Till round the walk

eddying from their game

up a beach of lawn

come three with racquets

headed for deck-chairs

and the still end of day.

©Judith Rodriguez, Old-playground,-El-Bosque,-Armenia-1975

 

le vent change

 

Sous le jeune ciel

les peupliers scintillent

les jets de la mare tremblotent

secoués dans l'air matinal

et font jaillir l'argent.

Un chêne verse du vent.

 

Jusqu'à ce qu'au détour de l'allée

sorties en trombe de leur jeu

sur un coin de pelouse

arrivent ces trois avec leurs raquettes

qui se dirigent vers les transats

et la douce fin du jour.




The Reproach & autres poèmes

traductions par Marilyne Bertoncini

The Reproach

 

“I’ve never changed.” Your problem, friend,
though I can’t say I’m not pained.
Regret ? That nudges up to blame.

Constancy. What’s the use, what price
lies decades old – that curse
we needn’t carry on. What worlds

we’ve lived since our uncertain dallying.
Your hand on my arm, pressed oddly ;
both of us led with ploys we couldn’t follow,

the closeness jarred. Still we write cards,
replay the mistaken sharing
of times when we so truly cared.

 

 

Le Reproche

“Je n’ai pas changé.” C’est ton problème, mon ami,
même si je ne peux pas dire que je n’ai pas de peine.
Du regret ? ça encourage au blâme.

La constance. A quoi ça sert, quel prix
depuis des décennies – cette malédiction
que nous ne devrions pas porter. Quels mondes

avons-nous vécus depuis notre hésitant badinage.
Ta main sur mon bras, pressée étrangement :
chacun de nous menait des plans que nous ne pouvions suivre,

l’intimité faisait mal. Pourtant nous écrivons des cartes,
rejouons les partages erronés
des temps où nous nous aimions tant.

 

*

Street Reader

 

At Swanston and Collins he dominates the pavement
with a fixture’s humility, sidelined to the kerb
between his knee-high speakers, a small encampment.
Constantly, rapidly, in a soft-shoe version of voice
rising in the midst of each indistinguishable
sentence to descend, endless aural shuffle
laid down to inattentive passers-by, he delivers
who knows what revered text, now and then a number
marking the place without intervention of mind.
Is he bolstered in his self-obliterating grey
by a theory of the efficacy of rehearsal ? Or helped
through pensioned weeks and months by the oscillation
of hapless words, the unheeded prophets, the unhearing
conveyor-belt herd of people with appointments ?

 

 

Prédicateur de rue

A Swanston et Collins il domine le pavé
avec l'humilité d'un objet, aligné au bord du trottoir
entre ses haut-parleurs à hauteur de genoux, un petit campement.
Vite, sans cesse, d'une voix type chaussure de gomme
montant au milieu de chaque phrase indistincte
pour descendre, traînement de pieds incessant et bien audible
qui s'impose aux passants inattentifs, il prononce qui sait
quel texte révéré, un chiffre de temps à autre
indiquant un passage sans qu'il doive y penser.
Est-il soutenu dans l'effacement gris qu'il s'impose
par une théorie de l'efficacité de la répétition? Ou aidé
depuis des semaines et des mois rémunérés par
les oscillations des mots sans succès, des prophètes ignorés,
la sourde courroie de transmission du troupeau salarié ?

 

*

Bear Dream

I slept and dreamed worms big as logs
that turned on men and tossed the dogs

I slept again and dreamed of bears
that shone and wriggled in their lairs

and dug them down into the mould
and followed rain up to the world

of worms like bears and fish like clouds
I hear you mutter ‘Why not birds ?’

And oh, the bears at nesting-time,
hemming the nests and chirping rhyme !

 

 

Rêve d'ours

En dormant je rêvais de vers gros comme des bûches
qui agressaient les hommes et renversaient les chiens

Je dormis de nouveau et rêvai d'ours
qui brillaient et se tortillant dans leur tanière

et s'enfouissaient dans la moisissure
et pourchassaient la pluie jusqu'au monde

des vers comme des ours et des poissons-nuages
Vous murmurez "Pourquoi pas des oiseaux ?"

Ah, oui, les ours au moment des amours,
ourlant les nids, sifflant des airs !

 

*

Fourteen Times Saying Rain For Tom

After heat, and the hills damply nudging,
rain falls on timely sleep.

The high darkness of Taringa under inkwash sky
is groves for dancers;

wide-eyed streetlamps scatter
and crossings pose blinking, canted among ridges, St Lucia.

Your plants stand open as bowls and alert as retrievers
on the back verandah,

blest spirits revive,
around us the River courses heaven and earth.

The lovers switch on a jiggety radio, low,
switch it off for rain-sounds –

great murmur of rain spreading over suburbs and into the hills
- splashes on a path –

sluicing down the gutter-spout – runnels and drips by the louvres –
splatter, a broad leaf.

By a swimming-pool light
the elephant-beetle gleams and fronts up, shirring and threatening
and cane-toad flop in the wet,
hands of creation feeling coolness, feeling grass-runners,

or flattened lie pale to the blackness of rained-on bitumen
or silt down in dirt roads.

There is not loneliness – your room all round me
drinks sounds of life,

the aluminium plant ailing outside
lifts, unfolds, remakes language,

the mid-air silvery darkness easily, easily
prints thought like touch.

 

 

Quatorze façons de nommer la pluie pour Tom 

 

Après la chaleur et  l'écrasement moite des collines,
la pluie tombe sur le sommeil opportun.

En haut l'obscurité  de Taringa sous le ciel d'encre
est un  bosquet pour des danseurs,

des réverbères aux yeux écarquillés s'éparpillent
et des passages cloutés clignent  en penchant parmi les stries, St Lucia.

Vos plantes se tiennent ouvertes comme des bols et vigilantes comme chiens à l'arrêt
sur la véranda de derrière,

des esprits bénis revivent,
tout autour la Rivière entraîne terre et ciel.

Les amoureux allument une radio frétillante, tout bas,
l'éteignent pour la pluie – les sons -

un long murmure de pluie s'épand sur les faubourgs et dans  les collines
- plouf dans un chemin –

lessive les gouttières – s'écoule et goutte le long des  persiennes -
éclabousse, une large feuille.

Dans une lumière de piscine,
le scarabée-éléphant luit et fait front, crissant de menaces
et les crapauds-buffles s'affalent dans le mouillé,
mains de la création sentant la fraîcheur, les racines rampant  
dans l'herbe,

ou s'écrasent, étendus pâles sur la noirceur du bitume détrempé,
ou s'envasent dans la boue des chemins.

Il n'y a pas de solitude – votre chambre autour de moi
boit les sons de la vie,

la plante d'aluminium qui souffre dehors
soulève, déploie, refait le langage,

l'obscurité argentée de l'air, bien facilement
imprime la pensée de sa touche.

 

 

*

Knife In Head

In the heads of millions it is found -
knife in head.
The barb of injustice nests there.
It turns and festers.

This man has queued
for days at the check-point.
His family needs food and medicine.
On the other side is work.
More buildings for a rich nation.
On his side, foreigners
snatch land and build.
Foreign troops in tanks
plough up streets, homes,
livelihood, memories.
In the wrecked market
anger enters at the eyes
invades the brain
seats the blade
drives the point home :

nothing can staunch his shame
but the dead he’ll claim, the body-count.
Knife in head.
This girl is a student.
In her angry city
her brothers are out throwing stones
at the tanks of the occupying forces -
for them, no chance
of safety, good years, travel.
Her people have stopped listening
for those rumours of a sound-track
from a receding planet.
Her cousin one year older
became a dead hero.
People in her street have been killed.
She straps the explosive packets under her breasts.
For her, no wedding, but a name
in the lengthening list of martyrs.
Every day will heap dust on her sacrifice.
The bus pulls up
full of the justified -
people with high fences,
people who can travel everywhere.
She moves up the aisle and sits
next to a woman with a child.
Knife in head.

 

 

Couteau en tête

Dans la tête de millions de gens on le trouve -
couteau en tête.
Les dards de l'injustice font leur nid ici.
S'enroulent et  couvent.

Cet homme a fait la queue
pendant des jours au poste de contrôle.
Sa famille a besoin de nourriture et de médicaments.
De l'autre côté se trouve le travail.
Encore des constructions pour une nation riche.
De son côté, des étrangers
volent la terre et construisent.
Des troupes étrangères dans des blindés
ratissent les rues, les maisons,
les moyens de vivre, les mémoires.
Sur le marché dévasté
la colère entre par les yeux
envahit le cerveau
fait le lit de la lame
enfonce le clou :

rien ne peut étancher sa honte
sinon les morts qu'il réclame, le compte des morts.
Couteau en tête.

Cette jeune fille est étudiante.
Dans sa cité en colère
ses frères dehors jettent des pierres
aux blindés des forces d'occupation -
aucune chance pour eux
de sécurité, d'années heureuses, de voyage.
Son peuple a cessé de guetter
les bruits d'une bande sonore
venant d'une planète en fuite.
Son cousin d'un an plus vieux qu'elle
est devenu un héros mort.
Des gens dans les rues ont été tués.
Elle attache les explosifs sous sa poitrine.
Pour elle, nul mariage, mais un nom
dans la liste toujours plus longue des martyrs.
Chaque jour couvrira de poussière son sacrifice.
Le bus s'arrête
empli des justes -
gens à hautes clôtures
qui peuvent voyager n'importe où.
Elle remonte l'aile et s'assied
à côté d'une femme et de son enfant.
Couteau en tête.

 

*

In Flight Note

Kitten, writes the mousy boy in his neat
fawn casuals sitting beside me on the flight,
neatly, I can’t give up everything just like that.
Everything, how much was it? And just like what ?
Did she cool it or walk out? Loosen her hand from his tight
white-knuckled hand, or not meet him, just as he thought
You mean far too much to me. I can’t forget
the four months we’ve known each other.  No, he won’t eat,
finally he pays – pale, careful, distraught –
for a beer, turns over the pad on the page he wrote
and sleeps a bit. Or dreams of his Sydney cat.
The pad cost one dollar twenty. He wakes to write
It’s naïve to think we could be just good friends.
Pages and pages. And so the whole world ends.

 

 

Note de vol

Minouche, écrit le jeune homme effacé dans sa tenue kaki
tirée à quatre épingles assis à côté de moi dans l'avion,
soigneusement, Je ne peux pas tout abandonner juste comme ça.
Tout, ça faisait combien? Et juste comme quoi ?
L'a-t-elle refroidi, est-elle partie? a dégagé sa main de sa blême
main serrée , ne l'a pas  rencontré, à l'instant où il pensait
Tu signifies bien trop pour moi. Je ne peux pas oublier
les quatre mois passés ensemble. Non, il ne mangera pas,
finalement il paie – pâle, attentif, désespéré -
une bière, retourne à la page du bloc-notes où il écrivait
et dort un peu. Ou rêve de son minou de Sydney
Le bloc-notes a coûté un dollar vingt. Il s'éveille pour écrire
c'est naïf de penser qu'on pouvait n'être que des amis.
Des pages et des pages. Ainsi finit le monde.

 

*

Some Politicians

To have preached even for a moment
that money matters
more than the good it buys ;
to have proclaimed the end of caring ;
to have unmothered the State
and left orphans to the wind;

to have waged phony battle
on the homeless and fugitive,
the needy come to our door ;
to have danced on a tally of the drowned
to have pursued the desperate
for electoral triumph;

these are your names
on the sea-bed at our shore gate
behind razor wire
among the fatherless
the trapped and the destitute
and among the separated families.

 

 

Quelques politiciens

Avoir prêché même pour un moment
que l'argent compte
davantage que le bien qu'il acquiert ;
avoir proclamé la fin du social :
avoir désengagé  l'Etat
et abandonné ses orphelins au vent :

avoir mené d'hypocrites batailles
sur les sans-abris et les fugitifs,
les indigents frappant à notre porte ;
avoir dansé sur le compte des noyés
avoir poursuivi les désespérés
en vue d'un triomphe électoral ;

voici vos noms
sur la plage de nos côtes frontières
derrière les barbelés
parmi les orphelins
les piégés et les misérables
et parmi les familles séparées.

 

*

At The End Of The Garden

There’s light under the limes,
Marvellian gloom –
compost of people not going there
visited perhaps by dogs
whose shit we’re told
to dig in where they ‘doze the ferns.

Leafdrift there deepens and sinks
and backs up.
The bird a cat hurt
and finally hauled off
dries to a tatter, light
as spider’s loot.

Where the back meets the side fence
throw in neglect.
The sprinkler drilling the leaves
falls short – possums nick across, unhampered
by house-happenings.

Corraled in no album
this is place
invulnerable –
awake, uneyed. No labels
sort out where and with whom
you came to the end of the garden.

 

 

Au fond du jardin

De la lumière sous les tilleuls,
Ombre verte et secrète  -
compost de gens qui n'y viennent pas
visité peut-être par des chiens
dans la crotte desquels il faut
bêcher là où ils chambardent les fougères.

L'amas des feuilles s'y épaissit et s'affaisse
et recule.
L'oiseau qu'un chat a blessé
et finalement traîné là
devient guenille sèche, léger
comme proie d'araignée.

Le coin où se rejoignent les clôtures
ajoute à l’abandon
Le tourniquet forant les feuilles
manque son but  -

les opossums coupent à travers,
indifférents
aux  événements domestiques.

Enclos en nul album
espace
invulnérable -
éveillé, inobservé. Nulle étiquette
n'indique où ni avec qui
vous êtes venu au fond du jardin.

 

*




Judith Rodriguez : l’aluminium de la poésie

S’il me fallait définir d’une image la poésie de Judith Rodriguez,  je choisirais « la plante d’aluminium qui souffre dehors/(et) soulève, déploie, refait le langage » - dans « Quatorze façons de nommer la pluie  pour Tom»((dans la série "The Reproach" traduite et publiée sur nos pages)) …

Quoi de plus insignifiant que ce métal à tout faire, dont la présence peut surprendre dans un univers poétique ? Métal « pauvre » - puisqu’abondant ,  mais blanc, brillant, malléable, il est associé à  notre environnement le plus quotidien : Il fait, comme le langage, partie de notre vie, et comme lui, est entré dans le domaine des évidences  – on l’utilise sans y penser dans les tâches les plus ordinaires, ignorant que ce métal  fut (lors de sa découverte au XIXème siècle), réservé à la joaillerie en raison de sa préciosité et de sa rareté.  Eh bien, la poésie de Judith Rodriguez  travaille  l’aluminium du langage pour  rendre à ce dernier sa dignité initiale, sa vertu poétique, au sens premier du terme, sa vertu de création.

Judith Rodriguez, Autoportrait - linogravure, 1974

Pas d’ors inutiles, pas d’oripeaux, mais des mots- coups de poing, des mots et des images à la découpe franche, comme ces linogravures dont notre auteur  illustre certains de ses ouvrages, et dont elle déclare « Je les fais comme mes poèmes ; elles ne sont pas une illustration, elles sont une impression. » Une impression forte faite sur le lecteur.

C’est ainsi,  qu’une « voix type chaussure de gomme »,  des « réverbères aux yeux écarquillés » ou une « radio frétillante »  jalonnent, tout comme cette plante, un univers où le réel  le plus prosaïque redonne au langage un éclat inattendu – loin des clichés, des images faciles.

Judith Rodriguez, Backyard, 1978

Toute l’œuvre de Judith Rodriguez surprend autant par  la simplicité du langage que l’apparente banalité des propos, à  l’image de ce jardin d’arrière-cour (« At the end of the garden ») où s’ébrouent les chiens dans l’entassement du compost ,  et que traversent les opossums impassibles. Il n’y a pas de petits sujets dans cette œuvre en partie dédiée à l’observation des « événements minuscules » du quotidien, des rencontres et  des liens et  lieux familiaux : dans une interview publiée sur le web, le poète déclare « I suppose homes and families would be one side of my work (the scene of our most important decisions, the craddle of our abilities. » Effectivement, maisons et familles sont à l’origine d’une poésie du quotidien, fortement ancrée dans la réalité géographique locale – qui peut sembler exotique à notre regard européen – où chaque détail, chargé d’une sensualité tendre et nostalgique, délivre une leçon épicurienne,  comme le suggèrent ces vers : « Il n’y a pas de solitude – votre chambre autour de moi /boit les sons de la vie (…) »

La plante souffreteuse de l’image initiale permet aussi d’illustrer tout le pan de cette œuvre  tourné vers les problèmes de la vie politique et sociale australienne :  écrivain engagée dans la cause des femmes, des aborigènes…  elle évoque dans les poèmes ici présentés les problèmes de l’injustice, à travers  l’immigration clandestine (la série de Boat Voices dans ce même numéro) le  terrorisme (« Poems of Terror ») , les rapports dans  le couple ou la société (« Note de Vol » ,  « Le Reproche ») - thèmes majeurs de son œuvre  non seulement poétique,  mais touchant l’ensemble d’une production tournée vers l’opéra (Poor Johanna de Robin Archer, 1994 et Lindy, de Maya Henderson, 2003) aussi bien que le  récit (The Hanging of Minnie Waites).

Œuvre très diversifiée dans sa forme et son  inspiration : « a bit like a ragbag  -  un fourre-tout» selon l’expression même de l’auteur – on y  lit en filigrane la sensibilité ironique et l’humour qui dévoilent  l’arrière-plan de toute situation. 

Dans ces poèmes - minuscules scènes en apparence superficielles - la chute, pathétique et dérisoire, soumet le lecteur à un questionnement impitoyable de nos croyances, de nos illusions, des mauvais plis de notre société. Cet humour décapant se déploie pleinement dans  certains poèmes dont le surréaliste et très pragmatique « Rêve d’ours ».

La poésie de Judith Rodriguez se compose en quelque sorte d’observations volées,  comme cette « Note de vol » où elle saisit, comme un instantané,  l’attitude d’un voisin de voyage plongé dans l’écriture, et  inventant le contenu du journal intime, désamorce le romantisme d’une relation amoureuse imaginée.

Judith Rodriguez, Sweetheart, 1978

Ce refus du pathos,  ce déboulonnage du merveilleux, généralement  associé à la poésie, créent la tension particulière qui caractérise cette œuvre, dans laquelle les images les plus fortes et les plus étranges naissent de la trivialité revendiquée : ainsi, dans « Palapa », inspiré d’un fait-divers, la très grande beauté du sauvetage de l’enfant  naufragé par des « mains/visibles de partout,/ mains de la mer », relaté par le sauveteur comme étant « exactement comme la pêche ». De même l’extrême délicatesse des restes (« guenille sèche ») dans le jardin de l’oubli, nouvel Eden inversé, « Enclos en nul album ».

Originale, en ce qu’elle s’attache au plus infime, au plus essentiel  quoique  plus méprisé de nos vies, cette poétique humaniste qui se veut sans apprêt touche profondément, longuement, à l’instar de « l’obscurité argentée de l’air (qui) bien facilement / imprime la pensée de sa touche ».