Jüri Talvet, Poèmes

1953     

Je suis allé au fond du jardin où, sur le toit de l’abri
qu’avait bâti leur grand-père, nos enfants s’étaient 
installés, faisant des grimaces devant ma caméra.

Soudain, je me suis retrouvé dans une autre ville,
sur le seuil de la maison de mon enfance. Une bougie
éclairait faiblement la cuisine. Il s’y trouvait

deux personnes âgées à qui j’ai dit : « Nous sommes
venus vivre ici. Moi, ma femme, nos deux aînés 
et la petite dans la poussette. » Je ne me souviens

que de cela. Mon père et ma mère étaient assis
sur un sofa, j’ai grimpé sur leurs genoux, et en riant,
nous nous sommes mis d’accord pour appeler l’anglais 

«eng-eng » et le français « franc-franc ». En 1949, 
nous avions timidement essayé la même porte de 
cuisine chez nous, au 16 de la rue Aia. Quelqu’un

avait été déporté, la nuit, de la maison au jardin.
Alors nous avons recouvert les murs des chambres de
papier peint, collant d’abord des journaux. Je me

rappelle avoir fiché un couteau entre les yeux
d’un homme portant la moustache, qui est mort, 
vraiment mort, en 1953, laissant 

les femmes russes fondre en larmes dans les rues.

(Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

Comment finir un siècle avec dignité   

Ah, comme les lettres dansent et vibrent
sur les pages fraîches comme de la neige,
comme les draps nets et propres qui préparent, 
le dimanche, un lit plein de chaleur pour les amants ! 
Des puces sur le fil invisible d’un dresseur, non, des 
femmes enceintes de significations encore à naître ! 
(Où, si ce n’est sur les rivages de la Terre de Feu ?)
Ce que je ne collectionne pas, s’accumule.
Sur de lourdes étagères, sans espace d’air,
sans couloir pour poser son coude, sans un recoin
où la petite vrillette puisse installer son enclume.
Salve, entraîne la mémoire ! Attends l’explosion. 
(Sache, sache, sache – pour  une fois que tu es père.)
Toi, ma petite, attends, je glisse de page en page,
en bas, attends, je glisse malgré la blancheur,
j’ai trébuché sur une lettre, une courbe aiguisée fait
saigner la paume de ma main. Attends. Je mords 
à mon tour - une feuille qui a, maintenant, le goût 
d’une herbe ordinaire dans la bouche 
d’une vache sans nom au milieu d’un pâturage, 
le Jour de la Saint-Georges.

(Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

Vilnius sous les eaux   

C’est bien que l'herbe soit encore verte ici
et les traits des visages ne soient pas
tirés au point de cacher leur désarroi
Une bestiole sous sa carapace dure
galope avec une bravoure soudaine vers
le locuteur à travers le parquet qui devient
un désert Contre des phonèmes aussi anciens
que Σ ou Ω taillés dans l'ambre épais
provenant de cette contrée inexistante
de l’Occident toi lemuel tu te sens
embarrassé l’idiome de la puta sur ta langue
fait soudain comme des nœuds
à ton insu Tu devras lever la tête
et regarder au-dessus du niveau de l’herbe
pour voir comment une montagne
˗l’ombre rapide de gregor˗
se glisse sur toi dans cette cité engloutie

 (Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

À un chat sans nom

Il était une fois un dimanche matin d’été
et brillait le soleil (c’est ainsi que commencerait
un conte pour enfant). Durant les vacances, 
                                                    pas de classes.
Un petit chat traversait la rue.
Il n’a pas eu le temps de penser ni de faire
penser à d’autres au puits de sagesse
enfouis dans l’ombre de ses iris encore vertes.
Le soleil resplendissait, de plus en plus haut.
Le ciel bleu était porteur de liberté.
Pauvre petit tas de poils sanglants. Petit chat.
À peine un tas d’os. Le point qui signale
l’endroit. Tu mérites qu’on fasse ériger pour toi
un monument. Hurt. Kreuzwald.
Peterson. Tuglas. Tõnisson. Un couple
de Wildes. Kalevipoeg. Le petit chat !
En toute honnêteté. Au moins ça.

(Trad. Françoise Roy)

 

Le brouillard flotte sur la terre

Ce n’est que maintenant que tu commences
à comprendre que le Skagerrak et le Kattegat,
dont la sonorité semblait si belle à l’oreille
dans les classes de géographie à l’école
-comme les éternels conjoints Eschyle et Charybde-
existent bel et bien. La météo à la radio de Kiel
annonce du brouillard persistant. Les allemands
vivent dans le brouillard de leurs chambres ;
en tout cas on ne les voit pas derrière
leurs fenêtres, on ne les voit pas dans la rue.

Il est probable qu’ils aient tout mis en ordnung
la nuit, qu’ils aient même fait chanter des grives
à voix haute dans le feuillage touffu des arbres
et des arbustes qui entourent leurs maisons.
Tu forces la vue pour les voir, mais aujourd’hui
le brouillard venant du Skagerrak et du Kattegat
est si dense qu’il t’est complètement impossible
de te voir toi-même, de voir l’Estonie.

(Trad. Françoise Roy)

 

Présentation de l’auteur

Jüri Talvet

JÜRI TALVET was born in 1945 in Pärnu (Estonia). A graduate of the University of Tartu (1972) and a PhD by Leningrad (St. Petersburg) University (1981), he chaired from 1992 to 2020 World / Comparative Literature program at Tartu University, where he also founded Spanish Studies. Today he is Professor Emeritus. In 2016 he was elected member of Academia Europaea. He has published in Estonian twenty books of poetry and essay. As translated into other languages, his books of poetry and essay have appeared in English, Spanish, French, Italian, Russian, Romanian, Serbian, Japanese, Catalan and Greek. In French translation, his books are: De la neige, des rêves. Unest, lumest. (Trad. A. Vantchev de Thracy. Paris: Editions Institut Culturel Solenzara, 2011) and Élégie estonienne et autres poèmes. (Trad. F. Roy, A. Vantchev de Thracy). Paris: L'Harmattan, 2016). Since 1996 he has acted as the main editor of Interlitteraria, international journal for comparative literature. He has been awarded Estonian Annual Prize of Literature for essay (1986), Juhan Liiv Prize of Poetry (1997), Ivar Ivask Memorial Prize (2002) Naji Naaman International Literature Honor Prize (for complete works, 2020) and Estonian National Science Prize for Lifework (2021).  For more data, see http://talvet.edicypages.com/enhttps://sisu.ut.ee/ewod/t/talvet 

JÜRI TALVET est né en 1945 à Pärnu (Estonie). Diplômé de l'Université de Tartu (1972) et docteur de l'Université de Leningrad (Saint-Pétersbourg) (1981), il a présidé de 1992 à 2020 le programme de littérature comparée de l'Université de Tartu, où il a également fondé les centre d'études espagnoles. Il est aujourd'hui professeur émérite. En 2016, il a été élu membre de l'Academia Europaea. Il a publié en estonien vingt livres de poésie et des essais traduits en anglais, espagnol, français, italien, russe, roumain, serbe, japonais, catalan et grec. pour les recueils traduits en français,  De la neige, des rêves. Unest, lumest. (Trad. A. Vantchev de Thracy. Paris : Editions Institut Culturel Solenzara, 2011) et Élégie estonienne et autres poèmes. (Trad. F. Roy, A. Vantchev de Thracy). Paris : L'Harmattan, 2016). Depuis 1996, il est le rédacteur principal d'Interlitteraria, revue internationale de littérature comparée. Il a été récompensé par le Prix annuel estonien de littérature (1986), le Prix Juhan Liiv de poésie (1997), le Prix commémoratif Ivar Ivask (2002) le Prix d'honneur international de littérature Naji Naaman (pour les œuvres complètes, 2020) et le Prix national estonien des sciences pour l'œuvre de vie (2021).

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