Lauence Bouvet, Le quai et autres poèmes

Il est des regards que nul destin n'atteste
Nous étions belles de plus loin que
De nous-mêmes      libres
Penchées sur l'instant
Au versoir de la nuit métallique

Deux passerelles entrelacées
Ondulaient légères avec la Seine
Dans nos yeux d’arondes
Bordures du ciel à découper
Selon les pointillés... Aux heures
Béantes du soir nous dansions

Un pêcheur d'étoiles à nos pieds

L’heure du thé

Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Que vos doigts en faisceau
Dérobent au regard

Souvenez-vous
Il s’agissait du premier pas
Vers plus d’infini
Le suivant devait être le bon

Mais ce que la main écarte l’esprit
Le retient sur la plus haute marche
Gerbe d’écume ou de flammes
Venue de l’enfance à franchir

Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Et si de l’eau seul
L’envers était au ciel

Vous n’en pourriez saisir que le souvenir
Et sa traîne de miroirs obligés

Le témoin

Si Dieu était une femme
Les oiseaux de leurs ailes à revers
Baiseraient au front les hommes
En habits noir et les enfants précoces

Le silence ne dirait rien de ses bords
De l’intuition sous la lampe
Où le réel se raffermit du péril
Sous l’escorte d’une présence-sablier

in « Traversée obligatoire », l’Harmattan, Poètes des cinq continents

En allant se coucher 

Belle mort beau visage

N’a pas souffert on dit     bien reposée

Comme on dirait

Comme si dormir

Comme si c’était possiblement comme

Ta mèreest     morteta     mèreest morte

Façon serviette enfant trop sage

Belle tenue beau pliage

En rêve sur le fond d’un ciel gris elle

Se demande elle la morte

Si elle l’est vraiment car

Rien ne prouve qu’elle le soit

On le dit mais on nous ment tellement

Dans quelle ville ?

Dans quelle rue ?

De quel jour s’est-elle défaite

Mon endormie s’est-elle dissoute ?

Pourtant j’étais riche

Rondeurs des bras rondeurs des seins des hanches

Rondeurs des joues

J’avais une mère

Rondes heures de mon enfance

Ce qui de l’épaule sur sa peau fraîche

Ce qui de l’expression insistant

Dans mes veines sang de son sang

Fière du rouge à ses lèvres

Fière de sa beauté zyeux verts

C’est-à-dire que ton rire rit en moi 

Que ton sourire sourit en moi

Que ta voix est ma voix

Ce mal je m’y pique d’un seul mot cette démarche

Être ce sablier cette fissure je m’y glisse

C’est-à-dire que tu es ce par quoi du sel

Sur la plaie

Du désordre de la vitesse

Sur les éléments épars de ma nature particulière

De l’affolement

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que tes pleurs pleurent en moi

Qu’il a plu d’un ciel sans nuage

Des lambeaux insoupçonnés

Que ton pas ô rythme de mes pas sur cette neige

Ôtant au décor et l’époque et son âge

Les pleins et les creux courant sur ton visage

L’oiseau noir mesure matin borgne

Le dernier de tes soupirs

Mais la terre délicate

Te prolonge de ses encres déliées

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que ta mort mord en moi

Qu’il est des moments où je voudrais t’imiter

Mais à moins de mourir chacune à mon tour

Celui-ci n’est pas joué

Déjà ton air roulant sur ma peau d’herbe et de vitre

Ton reflet s’y accorderait

Si les lunes pleines des légendes

Et pour vivre ce que vivent les fantômes

Quand se taisent les loups

Cet arbre je m’y colle      

Puis j’avance augmentée du silence végétal

Où les solitudes ne sont pas de celles

Qu’il suffit d’effeuiller

Cette marche je m’y tiens

Non pour l’épreuve mais pour les traces

J’avance courant d’air mais le vent doit m’y pousser

 

in « Comme si dormir », éditions Bruno Doucey

Je rêve que je désire écrire

Une petite table en un lieu inconnu. Peut-être une maison. Assise à cette table nue, tête 
penchée, j’attends. L’attente semble être ce pays de la peine. Je suis donc penchée dans la 
posture du saule muet livrant à la rivière les pleurs qu’elle connaît.

Dans la perplexité de l’instant, mes pensées vont aux circonstances de la mort de Mère.
Une rumination sourde dessine une moue sur mon visage.
Mère passe près de moi. Elle est vivante. Elle est jeune. Elle passe ou plutôt elle glisse.
Elle glisse c’est-à-dire qu’elle fend l’air rendu plus lourd de sa présence énigmatique.
Elle a mon âge, là, au moment même du temps où je la perds.
Elle passe. On la voit être dans un petit couloir.

Rien ne s’écrit dans l’espace du rêve, sur la table traçant une frontière entre Mère morte 
déambulant et l’endormie qui interroge.

C’est l’ivresse des retrouvailles avec l’enfance. L’ivresse des possessions jalouses. Sans 
partage. Ce vertige du retour à la source, qui demeure un parfum, une paume, une épaule pour 
la douceur.

L’espace que j’emprunte est ce que je nomme interstice   

L’écran blanc du rêve est le monde.

La mémoire peut chasser l’habitant et garder la maison. 

Il suffit à Mère de m’être présence. Une traversée libre de la grammaire du temps.

in « On ne sait pas que les mères meurent », éditions unicité

Vous faites comme si

nous ne savions rien de la peur

 

de cette lumière sur l’étagère

de ce frémissement d’herbe à nos tempes

rien du vertige à l’échancrure soudé

rien de ce martèlement contre les murs

quand les rires ont cessé

  ∗

Discrets et dénoncés

à nos joues les contours

 

nos nudités ne savent plus

quoi de la langue ou du visage

choisir la courbe

le retrait ou l’avancée

l’augure ou l’outrage

le corps étranger trop près

étrangle loin

la prochaine gare est un silence

Partons tels que nous sommes arrivés

scande l’écho au bout du couloir             

∗                               

J’ai du avoir quinze ans 

dans ce présent de sève et de feu

être pauvre de cette pauvreté d’ânesse

sur un chemin de montagne

à fleur de sol du sel sous la semelle

et d’eaux profuses

qui ruissellent à flanc de nos os :

rêver d’être le chemin

d’être la montagne

l’Edelweiss sur la rocaille

et d’être poète

sans avoir à pleurer

Des jardins arrondis très bas 

cueillent notre surprise

c’est dire que le désir est bleu

comme ne peut l’être un ciel d’été

La distance entre nos cuisses

est la distance d’entre nos cuisses

première et dilatée

la nuance un aveu      l’aveu un constat

ce fruit divisé

dans la moiteur de nos paumes

Flocon pour sa douceur

 morsure pour son sang

 

le premier baiser pendu

au cou de la fenêtre coule

sur les parois de falaises

fortes et faibles

comme nous

qui sommes faibles et forts à onze heures

sur notre visage de silex et de craie

in A hauteur du trouble, éditions unicité

Femme sans écriture sans mémoire

Vous penchez ce qu’il faut de nerfs

Vers les voleurs de souvenirs et versez

Aux jours filants vos heures cathédrales.

Sous cet air de marbre blanc votre cri

Est une clé dans un trousseau     cri-douleur

Cri à la criée votre cri d’orfraie brisant

Vos os de dépouille en sursis votre cri

Comme une craie usée contre un tableau noir.

Vous dites :

Tous les matins sont morts

Rien de ce qui est inhumain ne

M’est tout à fait étranger

Ne rien désirer

Pas même le silence

Le trottoir se dérobe sous vos pas

Avant que la chute ne précise sa pente

« J’ai tout perdu, rien ne me manque ! »

Criera le mensonge du fond de son impasse

Votre charme c’était votre solitude     et votre style

La preuve de l’existence de Dieu

La forme finale non spécifiée

in « Unité 14 », L’Harmattan

Lèvres qui tremblez

Je n’irai plus par vos quatre chemins

La guerre n’est à personne elle m’appartient

Les voyages n’y feront rien

Les regards bleus non plus

Qui insistent quand je m’échappe

Comme la mer échappe au point final

De la phrase toujours échouée

A se casser un talon sur les pavés disjoints

De la vérité qui insiste

A demi-mot même la grâce

N’y peut rien

Enchâssée dans le leurre du verbe

La coupe est pleine au seuil

Qu’il faut boire

Sous le réverbère

Peu importe d’où vient la nuit

Le soleil n’attend pas

De connaître le nombre des étoiles

Pour briller

L’univers se déploie

Mieux que tes mains caressant

Une boule de cristal

J’ai vu pour preuve

Une âme en toute chose

Comme l’aura d’une flamme

Que l’on fixe

Sans pouvoir l’approcher

in Dans le tremblement du seuil, éditions unicité

Adagio

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a suspendu son souffle au front des étoiles

On dirait qu’elle attend

Bouche bée

Que le jour décline

Les rumeurs, les lumières, les éclats de voix

Affluent en fragments épars

La ville s’est arrêtée de respirer

De grandes artères étirées comme des rayures

Convulsent  jusqu’à l’heure de l’aube

Débarrassée de la pesanteur du tracé

L’absinthe dans les veines

Du rêveur sans sommeil

Quand l’infiniment petit rejoint l’infiniment grand

A l’instant précis du passage

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a suspendu son souffle à la tempe du dormeur

Et répand la nouvelle :

La ville s’est arrêtée de respirer

Depuis le martèlement de ses atomes

Sur ma poitrine

Elle n’a jamais retrouvé le battement du monde

in Melancholia si, Hélices, collection Poètes ensemble

Laurence Bouvet, poèmes, lecture par l'auteure.

Présentation de l’auteur

Laurence Bouvet

Laurence Bouvet est née à Saint-Mandé dans le Val-de-Marne en 1966, mais c'est bien plutôt Charenton, où elle vécut vingt-six ans, qui reste pour elle ce temps précieux de l'enfance et celui de la naissance de l'écriture. Poète, psychologue clinicienne et psychanalyste (membre de la Société psychanalytique de Paris), elle a publié dans des revues poétiques comme les Cahiers du SensComme en poésieVivre en poésieLe Capital des Mots, Europe

Elle reçoit en 2005 le Prix Arthur Rimbaud de la Société des poètes français pour son premier recueil Melancholia si paru aux Editions Hélices poésie. En 2009, elle publie Traversée obligatoire et en 2010 Unité 14 aux Editions L'Harmattan. En 2013, elle rejoint les auteurs des Éditions Bruno Doucey avec Comme si dormir livre de poèmes sur le deuil et l'enfance.

Elle est Présidente du Jury du Prix Poésie en Liberté 2016.

Elle dirige la collection de poésie Le Vrai Lieu aux éditions unicité.

Bibliographie

Œuvres

  • Melancholia Si, Hélices poésie, Collection Poètes ensemble (2007)
  • Traversée obligatoire, Éditions L'Harmattan (2009)
  • Unité 14, Éditions L'Harmattan (2010)
  • Comme si dormir, Éditions Bruno Doucey (2013)
  • Ce vers quoi, Éditions de la Margerideavec des dessins de Robert Lobet (2014 ; livre d’artiste)
  • On ne sait pas que les mères meurent, Éditions unicité (2018 ; Récit poétique)
  • Les miroirs ne disent pas tout, Éditions unicité (2020 ; Roman)
  • A hauteur du trouble, Éditions unicité.
  • Dans le tremblement du seuil, éditions unicité, (2023)

Présente dans les anthologies :

  • Poésie sur Marne !Hélices poésie (2007)
  • L'année poétiqueÉditions Seghers (2008)
  • L'Athanor des poètes. Anthologie 1991-2011, Éditions Le Nouvel Athanor (2011)
  • Regards de poètesÉditions Bruno Doucey (2012)
  • Les voix du poèmeÉditions Bruno Doucey (2013)
  • La poésie au cœur des artsÉditions Bruno Doucey (2014)
  • L'almanach insoliteÉditions Mines de rien (2014)
  • L'insurrection poétique. Manifeste pour vivre ici, Éditions Bruno Doucey (2015)
  • Les mains fertiles. 50 poètes en langue des signes, Éditions Bruno Doucey (2015)
  • Le courage, anthologie du printemps des poètes, Éditions Bruno Doucey(2020)

Direction d’anthologies :

. Anthologie du rêve, en collaboration avec Jean-Louis Guitard, Éditions unicité (2018)

. Anthologie de l’intime, en collaboration avec Jean-Louis Guitard, Éditions unicité (2019)

Liens externes

Autres lectures