Trois poèmes de Laurence Millereau

Je te dirai les absides bleues des nefs à l’orée du voyage je te dirai le silence des étoiles et la rumeur de la mer au bord des mots je te dirai le ressac des paroles nées du sommeil je te dirai les jungles ombrées sauvages où se perdent les rêves les champs de coquelicots rouges comme les larmes de l’ aurore je te dirai la lumière orpheline des réverbères et la voûte nimbée des forêts je te dirai les blessures blanches du matin et l’apaisement des crépuscules d’ été je te dirai les éclats de la mémoire la brisure des miroirs les coupures opaques et l’or des souvenirs retrouvés je te dirai la douleur du vent quand les arbres se tordent et l’aile de l’oiseau comme un soupir de l’air je te dirai que le bonheur peut survenir quand tout parait fini je te dirai le hautbois blanc de la lune et le violoncelle qui vibre en ce début d’automne je te dirai l’inclinaison des chevelures d’enfants et leurs rires en cascades claires je te dirai les fièvres de l’amour et la force insoumise du désir le parfum de tant de livres et tant de découvertes toujours plus vives je te dirai que l’amitié est ce jour grand ouvert sur les paupières de nos nuits je te dirai les voix qui jamais ne s’enfuiront jusqu’à mon dernier souffle je te dirai la joie plus forte que la peine je te le dirai mon ami, je te le dirai mon amie.

1 Octobre 2017

 

Dans le vent de Novembre j’entends venir tes pas comme jadis dans le vent de Novembre j’entends les bruits d’autrefois portes fenêtres claquant comme les voiles d’un navire j’entends la poulie du puits et les appels lancés à travers le jardin dans la blancheur du soleil les prénoms aimés comme l’été à la plage ou dans le jardin d’enfance ses pins immenses  qui se tordaient dans le vent de Novembre leur ombre se penchant sur nos vies étoilées dételées la tête dans les livres et dans le vent les courses folles de rois et de reines inventées ou de bandits de grand chemin à travers les taillis touffus et les ronces qui déchiraient les robes et les genoux dans le vent qui soulève ici les bambous aiguisés par l’or du couchant j’entends la houle de l’ombre monter sur les façades blanches et laisser retomber au sol quelques lances   ensoleillées « dans le vent sauvage de Novembre »  quelqu’un s’en est allé qui ne reviendra jamais dans le vent de Novembre il y a l’embrasement rose et bleu du ciel au levant, il y a les longues nuits d’hiver et le silence des oiseaux saisis par le froid, il y a les voix qui se sont tues et reviennent sous la véranda il y a bientôt dans le vent de Novembre mais on ne sait quand l’accalmie la fin de la violence la fin du vent décroissant lentement  dans le ciel qui vacille encore sous l’éclat paisible de la lune.

12 Novembre 2017.

 

Et puis la pluie, cet enfant de l’ombre, s’est enfin mise à tomber, les nuages avaient pris une couleur de cendre mauve, une lourdeur crépusculaire, étouffante, si ce n’est que le ciel crevait d’une rage qui se déversait sur tout le jardin, sur les bambous mouillés et soudain si misérables, sur le néflier aux feuilles pesantes et le citronnier qui s’arc-boutait comme un parapluie inutile tout vacillait sous cette force encore brune bientôt noyée d’encre noire sauf peut-être les flaques dans l’allée petits miroirs luisants encore et dans une dernière salve visible les épingles de pluie à tête de lumière métalliques ;sur la vitre le reflet de la lampe dessinait un oiseau de feu puis tout devint obscur et des larmes se mêlèrent à cette pluie comme une autre délivrance venu d’un lieu inconnu, d’un souvenir qui ne parvenait pas à la conscience ou était-ce ces instants si fugaces et si sensibles de l’enfant sur les genoux de son père qui lui chantait des chansons, lui disait ce que l’on appelait des récitations et la faisait entrer dans le monde grand-ouvert totalement neuf de la poésie sous l’abat-jour vert du vieil appartement, cette jubilation là de l’écart l’éclat du sens qui renversa sa vie, toujours présente, lui, en allé doucement, dans le silence d’une nuit de Février, la pluie redoublait puis tout à coup tout s’est embrasé de rose, la bruyère et les arbres jusqu’à la maison voisine, comme un ultime sursaut du jour bientôt disparu dans la nuit froide de Décembre, la pluie tombait toujours avec un bruit de tarentelle qui s’apaiserait une fois la porte fermée, les larmes avaient cessé depuis longtemps il ne restait plus qu’un petit filet de cascade cristalline qui bercerait 

13 décembre




Hommage à Laurence Millereau

REST IN WHITE & YELLOW

Laurence Millereau fut une beauté, une libraire et une poète, dans cet ordre (chronologique ou pas). Tout du long, aussi, une amoureuse. Et souffrante, dès l’âge de vingt-cinq ans – facette de son personnage qu’elle taisait farouchement mais qu’on ne peut gommer dans une évocation de sa vie dès lors que le mal a eu le dernier mot : en outre, donc, courageuse. L’une des dernières phrases qu’elle m’ait soufflées au milieu des tubes, le jour de son départ : « Je meurs en femme libre. »

Habitée par les passions, elle poursuivit de son indéfectible assiduité quelques lieux et quelques êtres. Paris, Mailly-le-Château, Toulon : ses lieux, toujours, furent avant tout le décor de carrousels humains, de palpitations des tréfonds. Tout a commencé dans le jardin paternel,

où le corps insatiable se plaît à vibrer longtemps aussi loin qu’à la nuit nouvelle dans ses odeurs de lavande et de chèvrefeuille .

Elle a terminé son existence dans un studio au fond d’un jardin méditerranéen, auxquels se réduisit de plus en plus son univers et où elle fit tourner solitairement son propre manège au rythme de ses respirateurs 

jusqu’aux lendemains où l’ombre est silence .

Elle faillit mourir deux ans avant sa mort et ne survécut ce temps-là qu’artificiellement, inhalant la vie à l’aide d’une puis de deux machines et aidée merveilleusement par sa sœur Sophie. Ce sursis, loin d’être une descente aux enfers, quoique d’une physicalité aussi terrible que « miraculeuse » (dirent ses derniers médecins), elle le mit à profit, après une phase d’amnésie et les affres d’un syndrome de la page blanche, pour écrire, écrire encore et toujours.

Et, par l’écriture, elle s’éleva. Elle s’éleva et nous éleva

jusqu’au réveil des joies premières et de l’éclat du soleil .

Plume solaire, écrire, elle l’avait toujours fait et les archives qu’elle laisse nous en imposent, autant que sa bibliothèque. Écrire, de plus en plus recluse, devint son activité unique, moteur et raison profonde de sa survie. Louise Brooks au casque noir, aux lèvres sang, au regard médusant, elle fut sur le tard Colette (elle admirait la vieille écrivaine posée sur un fauteuil dans les combles du Palais-Royal). Laurence dans son fauteuil, recevait ses rares amis artistes, rarement, et seulement après le passage de la coiffeuse, l’application du rouge ; le regard n’a jamais flanché, il est bien là et nous poursuit dans l’un de ses derniers portraits pris par Raoul Hébréard.

Avant d’être immobilisée (et refusant obstinément qu’on la dise telle), elle avait eu la force de produire deux textes en prose. La Clowne revient avec humour sur son arrivée dans les années 1970 à Paris, où, jeune provinciale éprise, elle apparaît comme une Rastignac aux ailes d’emblée rognées par l’amour puis brisées par la maladie de Crohn. Dans Les Génies de la librairie, elle conte, par le biais d’une série de vignettes volontiers acides mais souvent admiratives, les dessinateurs, écrivains et v.i.p.s qu’elle honora d’expositions et de cocktails dans sa librairie du Marais, Biffures : à la fin des années 1980, ce fut l’une des meilleures de la capitale, avant d’être coulée par la guerre du Golfe.

Laurence redescendit alors accablée à Toulon et c’est là que, de plus en plus rivée et bientôt clouée à son clavier mi par penchant mi par le sort, elle écrivit les deux précédents ouvrages (n.p) puis, progressivement, se consacra à sa passion première, la poésie. Poésie qui est comme le miroir inversé, versant sérénisé de la fougue vengeresse qu’elle mettait à vivre.

Lorsque je la vis ainsi cloîtrée, coupée du monde, sachant son goût pour les haïkus, je lui suggérai d’en écrire et de les publier sur Twitter, dont le format me semblait adapté. En quelques semaines, elle dépassa les mille abonnés mais, au bout de deux ou trois ans, ses tweets politiques, contrepoint de sa création poétique, lui valurent le genre d’échanges au vitriol qui semblent donner le la des réseaux sociaux. Elle arrêta de tweeter.

L’observant une fois de plus prostrée, malgré mes réserves par rapport au phénomène, je lui conseillai de se tourner vers Facebook – dont, de manière charmante, elle prononçait le « Face » à la française. Je lui en vantai la plus grande légèreté et la possibilité de jouer avec des visuels. Très vite, lorsqu’elle fut enfin convaincue, elle appartint à une large « communauté » qui suivit assidûment son abondante production. Hormis ses collaborations livresques avec des artistes telle que Sophie Menuet, c’est là qu’était son public et c’était désormais son seul lien avec la vie culturelle telle qu’elle l’avait connue et alimentée.

Elle se forgea alors, presque à son insu, un ultime personnage, son moi de Fb, que les internautes amateurs de poésie percevaient comme une femme active, énergique et engagée dans la société autant que talentueuse, sensible et fine arrangeuse de mots : les adjectifs ne manquaient pas pour louer cette contributrice qu’aucun.e « ami.e » de l’Internautie n’aurait pu se représenter figée face à un carré de jardin dont elle ne pouvait plus arpenter les deux allées disposées en croix, qu’elle a voulues à la fin bordées de fleurs blanches et jaunes.

Elle ne supportait de courant d’air que produit par sa main sur le clavier. Comme on envoie des baisers sur un quai de gare, par le biais des nouvelles technologies elle envoyait les mots voyager à sa place.