A propos de Contrebande, de Laurent Albarracin

Des sonnets que Laurent Albarracin a réunis dans Contrebande, on pourrait dire, comme le fait Pierre Vinclair dans sa préface à ce même livre, qu’ils sont sentimentaux aussi bien que naïfs, au sens de Schiller. Ces poèmes jouent en effet d’un ensemble d’échos et de distorsions qui, outre le plaisir qu’ils visent à procurer, nous ramènent à une autre sorte de naïveté, celle de l’enfance – qu’on aurait envie de prendre pour définition de l’attitude poétique.

Mais regardons de plus près. Fidèle à sa manière depuis longtemps, et ici à sa filiation revendiquée à Ponge, Albarracin joue avec les mots, pour mieux tenter de s’approcher des choses. Les jeux de la tautologie qu’il affectionne particulièrement sont certes encore présents, mais de moins en moins (semble-t-il), et les textes montrent les signes d’une ouverture à un panel élargi de techniques : paronomases, jeu sur les homonymes et homophones, etc. Car outre le langage qui nous permet de dire la chose, et qui nous y donne un accès biaisé, il y a tout ce bruit qui entoure la saisie de l’objet, images adventices, souvenirs, échos formels dans la perception, qu’Albarracin tisse en une sorte d’auréole de sens, par un jeu sur les aspects sensoriels et affectifs sous lesquels les choses se présentent à nous. Jeux de l’imagination visuelle (« L’art de bien se tromper », par exemple), contiguïtés et associations d’idées, antagonismes, odeurs (« La rue après la pluie ») sons (« La chamade »), etc. Je n’en citerai qu’un seul exemple (le livre en est plein), « La lune » : où l’on voit bien le poème passer de la lune au ballon par contiguïté formelle, puis au mouvement vertical (rebond du ballon / à quoi bon / bondit / àquoibondit), la lumière et la forme pour ainsi dire oculaire de la lune fournit les thèmes du deuxième quatrain (miroir, réflexion, dont le double sens permet des rêveries quant à nos actes sous son regard), la rondeur du cèpe fait écho à celle de la lune autant qu’à la crêpe et à la poêle où elle cuit, et la crêpe par homonymie fournit le crêpe couvrant la lune ;

 Laurent Albarracin, Contrebande, le corridor bleu, coll. S!NG, 2021, 96 pages, 12 €.

ce qui permet à son tour le jeu sur un voile/une voile ; la rime fournit comme à rebours le jeu avec phases/phrases, qui semble avoir suggéré, devant le caractère imperturbable des cycles lunaires (où la hauteur de l’astre devient son caractère « hautain »), l’avant-dernier vers.

 

La lune

La lune àquoibondit au moindre des sursauts.
L’indifférent ballon au taquet réagit
Et hausse son épaule à la splendeur d’un fruit
Ou bien lève un sourcil pour l’accrocher là-haut

Elle est comme un miroir, une glace sans tain, 
Depuis où observer à discrétion nos actes
Et ne nous renvoie rien dans un tacite pacte,
Juste nous réfléchit, nous couvre de dédain.

Mangée par son éclipse et ronde comme un cèpe,
Rien ne se tient longtemps dans cette foutue poêle.
La lune est une crêpe entamée par un voile

Et elle est une voile endeuillée par un crêpe. 
Devant l’astre hautain on peut tenter des phrases,
Il ne répondra pas : la lune fait ses phases.

                

Un autre trait de l’écriture albarracinienne joue ici à plein. Dans l’art du sonnet, la pointe finale doit venir donner une forme de morale, une formule élégante qui en un sens, par sa beauté, nous arrache un consentement que la froide logique ne donnerait pas. Mais dans ces poèmes, on dirait parfois que la machine à pointes est devenue folle, qu’elle darde ses traits à répétition, jusqu’à presque faire éclater la forme sonnet, en variant sans cesse les angles, pour atteindre au cœur de la cible : la chose elle-même ? Ou bien la formule qui, la disant avec apparemment le plus de cette nécessité construite par l’image et le jeu sur le langage dont je parlais plus haut, la créera autant qu’elle en décèlera la vérité ? Ainsi par exemple le « Blason de la cheville », et « Le café ».

De ces rapprochements parfaitement contingents, on ne devrait a priori pouvoir rien tirer de significatif, sinon un petit plaisir sans conséquence. Mais il y a bien chez Albarracin la tentation de rémunérer le défaut originel des langues par un travail de l’image qui, construisant dans l’espace du poème les conditions de son évidence, transforment cette contingence en nécessité : et l’image semble alors dire le vrai – rien de moins : « Il faut souvent bercer l’illusion qui nous berne » (p.38)… Albarracin construit en effet une sorte de phénoménologie folle – et pour cette raison plus vraie ? – où ce qui se donne à voir, ce sont les choses telles qu’elles sont pour nous, et d’autant plus qu’on se laisse un peu secouer par elles ; autrement dit, quand on rêvasse suffisamment longtemps pour les laisser pénétrer en nous, avec leur cortège d’idées associées, de souvenirs, de formes. C’est aussi pour cela que, même si « Le premier vers nous coûte alors qu’il est fortuit », le même « Art poétique » poursuit plus loin :

 

Le reste se poursuit sans obstacle majeur,
Il suffit de se faire un tantinet songeur.

Et la suite explique le processus, tout en l’illustrant par les résultats qu’il peut produire :

 

L’eau s’enchaîne en versant de l’eau à ses maillons.

Ainsi coule le fleuve en liquidant sa pâte
Dans le gaufreur de l’eau où se forge sans hâte
Le doux miel du soleil dans chacun des rayons.

 

Albarracin rêve ainsi constamment entre deux eaux, entre le langage et les formes sensibles, entre les mots arbitraires que la langue nous lègue pour dire les choses, et les formes phénoménales dans lesquelles elles se présentent à nous. C’est dans cet entre-deux que se joue sans doute notre rapport le plus juste à ce qui est.

Il me semble qu’ici s’éclaire le sens du titre. La contrebande, l’art du passage de l’autre côté, en toute discrétion, c’est un peu ce que fait Albarracin ici : en travaillant sur ces petits jeux de mots, sur ces choses sans importance (sur le plan des thèmes abordés), on peut s’approcher de l’autre côté, traverser la frontière du langage pour retrouver, sinon les choses mêmes, un peu de leur premier apparaître.

Ce premier apparaître des choses, il me semble qu’il a à voir, chez Albarracin, avec l’enfance. Si le poème joue sur les mots, avec les images et associations d’idées gratuites du rêveur (et l’enfant en est l’archétype), il peut reconfigurer, remonter, presque, le réel : ainsi des grues (p43), entre l’oiseau et l’engin de chantier, qui semblent presque montrer un réel entre destruction et reconstruction. C’est ainsi que l’on pourrait aller jusqu’à « parfaire les choses » (p. 60) en prenant exemple sur les mots. L’enfant, parce qu’il ne sépare pas la rêverie de la perception sensible, parce que pour lui l’imagination est aussi puissante dans les mots qu’elle l’est dans le regard et le jeu de tous les sens, parce que pour lui les choses sont pour la première fois, vit cet âge du surgissement dans lequel les choses sont plus claires, plus puissantes, cet âge où ne sont pas séparés les choses, les mots qui les disent, les sensations et les idées qu’elles évoquent – où ce qui est se donne dans sa plus grande vérité, qui est rythme, et musique. Dans la naïveté retrouvée des premières années, les sonnets d’Albarracin tentent de saisir la musique de cette enfance, celle qui bat la chamade dans le galop des chevaux, pour peu qu’on sache écouter (p.89) :

 

Chaque fois que j’entends le galop qui martèle,
L’enfance me revient au rythme qui m’appelle.

 

Présentation de l’auteur

Laurent Albarracin

Laurent Albarracin est un poète français, né le 13 août 1970 à Angers. Il a participé au Jardin ouvrier autour d'Ivar Ch'Vavar à la fin des années 1990. Aujourd'hui, il collabore au site Poezibao et tient une chronique de poésie sur le site de Pierre Campion.

© Crédits photos remue.net

Bibliographie

  • Les jardins nucléaires, L’Air de l’eau, 1998.
  • Le feu brûle, Atelier de l’Agneau, 2004.
  • De l’image, L’Attente, 2007.
  • Pierre Peuchmaurd, témoin élégant, Montréal, L'Oie de Cravan, 2007.
  • Cartes sur l’eau, Simili Sky, 2008.
  • Le Verre de l'eau et autres poèmes, le Corridor bleu, 2008.
  • Louis-François Delisse, Éditions des Vanneaux, 2009
  • Explication de la lumière, Dernier Télégramme, 2010
  • Pierre Peuchmaurd, présentation et choix des textes, Éditions des Vanneaux, coll. « Présence de la poésie », 2011
  • Le Secret secret, Flammarion, 2012.
  • Résolutions, L’Oie de Cravan, 2012.
  • Le Ruisseau, l'éclair, Rougerie, 2013.
  • Le Citron métabolique, Le Grand Os, 2013.
  • Les Oiseaux, photomontages de Maëlle de Coux, Éditions des Deux Corps, 2014.
  • Fabulaux, dessins de Diane de Bournazel, Éditions Al Manar, 2014.
  • Le Déluge ambigu, frontispice de Jean-Pierre Paraggio, Pierre Mainard éditeur, 2014
  • Herbe pour herbe, Dernier Télégramme, 2014
  • Mon étoile terreuse, dessins de Jean-Gilles Badaire, Circa 1924, 2014
  • Le Grand Chosier, le Corridor bleu, 2015.
  • Cela, Rougerie, 2016.
  • La Revanche des possibles, sur quatre dessins d'Emmanuel Boussuge, Recoins, 2016.
  • A, images de Jean-Pierre Paraggio, Le Réalgar, 2017.
  • Broussailles, peintures d'Aaron Clarke, L'Herbe qui tremble, 2017.
  • Plein vent (111 haïkus), Pierre Mainard éditeur [archive], 2017.
  • Res Rerum, Arfuyen, 2018.
  • Pourquoi ? suivi de Natation, PURH, 2020.
  • L’Herbier lunatique, Rougerie, 2020.
  • Lectures : 2004-2015, Lurlure, 2020.
  • Contrebande, préface de Pierre Vinclair, Le Corridor bleu, Collection S!NG, 2021.

Poèmes choisis

Autres lectures

Laurent ALBARRACIN : Explication de la lumière

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Laurent Albarracin, Cela

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A propos de Contrebande, de Laurent Albarracin

Des sonnets que Laurent Albarracin a réunis dans Contrebande, on pourrait dire, comme le fait Pierre Vinclair dans sa préface à ce même livre, qu’ils sont sentimentaux aussi bien que naïfs, au sens [...]




Laurent Albarracin, Cela

Enfin un recueil paru chez Rougerie imprimé au plomb : j'adore le foulage ! Ce recueil de Laurent Albarracin est composé de petits pavés de prose qui traquent le réel, qui essaient de le dire le plus précisément possible. Car le défi lancé à la poésie est là : comment dire cette réalité ? Et ce n'est pas un hasard si je rapproche le côté technique et le côté écriture poétique… C'est la même matérialité qui est en jeu.

Cela se situe dans le prolongement du Grand chosier qui évoquait Le Parti pris des choses de Francis Ponge, le chosier était un recueil de choses identifiées par le poème car Albarracin essayait de capter les choses par les moyens de la poésie c'est-à-dire par les moyens de cet objet fait de mots assemblés singulièrement qu'on nomme poème. Laurent Albarracin s'intéresse aussi bien à des notions plus ou moins abstraites qu'à des objets, encore que les deux soient des choses concrètes. Et le mot cela court d'un texte à l'autre, ce n'est pas rien car Laurent Albarracin veut capturer l'essence de ces notions ou de ces choses réduites à elles-mêmes. Cette évidence débouche sur ce que remarque Albarracin : "…si ce que cela désigne et montre est cela, n'est que cela, cela est autant caché  par cela que révélé" (p 11) : le poète peut philosopher ! Cela ne va pas sans jeu avec les mots (p 15), ou tautologie :

Laurent Albarracin, Cela, Editions Rougerie

Laurent Albarracin, Cela, Editions Rougerie

Ce qui se passe avec ce qui se passe, c'est  que ça tombe parfaitement, ça vient à propos, ça vient avec le constat que c'est bien ça… (p 13)

C'est que Laurent Albarracin est à la recherche de la coïncidence entre la description et l'objet décrit ; d'où le choix de la prose et la forme du poème.  Le son devient visuel :

ces cris de craie noire dans le soir du ciel (p 19)

Le réel est infranchissable, serait-il un obstacle au sens ? La fonction du poète est alors de  "se tenir sur le promontoire démoli, dans la frange mangée, dans l'entrave détruite de cela" (p 27) : de quoi trouver le réel, de le faire apparaître par les mots. Vers le milieu du livre, deux poèmes se contentent de décrire (la neige et les fleurs dans la cuisine) : ils dévoilent que Laurent Albarracin abandonne son approche linguistique (les mots cela et ça sont étrangement absents). Même s'il s'intéresse aux choses en elles-mêmes :

La lampe est cela, bien sûr. Elle est cela parce qu'elle est cela doublement. En effet elle est la lampe et elle est la lampe est (p 57)

Retour à la tautologie ? Pas si sûr car Albarracin se préoccupe de la réalité du réel…

Qu'on le veuille ou non, qu'on apprécie ou pas sa démarche, Laurent Albarracin se livre à une entreprise salutaire…




Fil de lecture : autour des Éditions L’Herbe qui Tremble

Trois lectures autour des éditions de L'herbe qui tremple, par Lucien Wasselin : Le vieil automne, de Christophe Mahy, Rousseau dort tranquille, de Jean-Luc Depax, et Broussailles, de Laurent Albarracin

Christophe MAHY, Le vieil automne

Christophe Mahy est ardennais et je vais régulièrement dans les Ardennes françaises pour des raisons personnelles. Et ce poète me semble être sensible à une atmosphère particulière à cette région en automne. Non seulement il décrit l'automne et ses pluies, mais (surtout) il dit son émotion à vivre cette saison, tout comme ses doutes et ses interrogations. S'il maîtrise l'art de la chute (un vers isolé par un blanc typographique à la fin du poème liminaire en est la preuve), cette maîtrise prend divers aspects… Il est vrai que j'ai lu les livres de Jean-Claude Pirotte (un voisin !), ceux de Jean Rogissart (poèmes et romans), ceux d'André Dhôtel (dont on ne parle plus guère), le Balcon en forêt de Julien Gracq… Et je retrouve dans le vieil automne une atmosphère assez voisine des auteurs qui viennent d'êtres nommés… Mais cet art de la chute que je signalais avec le poème Du vieil automne ne se trouve pas seulement que dans les mots, il se trouve également dans une sorte de rupture qui rend le réel totalement dual. J'y retrouve cette Ardenne  dont je ne me lasse jamais et qui me surprend toujours même si "les poètes / n'ont  rien de neuf à nous dire".

Christophe MAHY, le vieil automne, L'Herbe qui Tremble éditeur, 96 pages, 14 euros. Peintures d'Anne SLACIK, postface d'Eric PIETTE ;

Christophe MAHY, le vieil automne, L'Herbe qui Tremble éditeur, 96 pages, 14 euros. Peintures d'Anne SLACIK, postface d'Eric PIETTE ; 

Dès le début de la seconde partie, un hommage est rendu à Jean-Claude Pirotte sans qu'il ne soit jamais désigné clairement : seuls quelques-uns de ses nombreux titres sont nommés qui le font voisiner avec "Dhôtel, Follain et Thomas". Quoi de plus normal puisque "le vieil automne" de Christophe Mahy rappelle ce titre de Pirotte : "Un voyage en automne" (La Table ronde, 1996) ? Mais voilà, "le vieil automne" est composé de trois parties suivies d'une postface d'Éric Piette… dont le mérite principal est de n'être point une analyse savante autant que linguistique des poèmes, mais bien d'être une promenade à travers la poésie et, surtout, je relève ces mots : "… les poèmes délicats et discrets nous maintiennent dans ce lieu habitable comme nul autre. Où  est mon pays ? s'interroge Frénaud. Dans le poème. " Et Piette de continuer en soulignant que sa lecture lui a permis de relever un "apaisement  s'alliant à une inquiétude que conjure le poème" et  une "épreuve de la nuit" sans équivalent ...

Apaisement et inquiétude : l'art de Christophe Mahy est sans doute de conjuguer les deux… L'horloge a beau être arrêtée, la vie est sans doute éphémère et, surtout, Mahy n'a-t-il  pas "le moindre poème / à faire valoir", reste que le poète écrit pour le plaisir du lecteur ces brefs poèmes qui sont autant d'ouvertures sur "tout  ce qui nous fait  vivre et mourir". Car la vie est toujours plus forte que la mort.

Jean-Luc DESPAX, Rousseau dort tranquille

Tout le monde se souvient de cette ancienne chanson dont le refrain est "C'est la faute à Voltaire / C'est la faute à Rousseau" que chantait Gavroche dans Les Misérables de Victor Hugo jusqu'à ce qu'il décède sous le feu des soldats lors de l'insurrection des 5 et 6 juin 1832. Rousseau, justement !

Cinq parties composent ce recueil : Niger/Carnet de route, L'Usage des extincteurs, Rousseau dort tranquille, Un poème là-dessus et Drone théorie, agrémentées de dessins de Denis Pouppeville…  Dénonciation (p 12) et humour (p 13) : cette première partie est un bon carnet de voyage (choses vues ou vécues) réduit à l'essentiel. Le ton est apparemment facile mais plus difficile qu'il n'y paraît : c'est un ton proche de l'oralité qui ne dédaigne pas les références aux réseaux sociaux, à Google, aux smileys … Il ne s'agit pas de vendre son corps au Capital toute la semaine. Jean-Luc Despax joue sur l'homophonie des termes pour créer du sens qui permet de mieux décoder la société injuste qui nous est imposée :

Un peu d'encre pour s'ancrer / En somme (p 70).

 

Jean-Luc DESPAX, Rousseau dort tranquille, L'Herbe qui tremble éditeur ; dessins de Denis POUPPEVILLE, 144 pages, 15 euros ;

Jean-Luc DESPAX, Rousseau dort tranquille, L'Herbe qui tremble éditeur ; dessins de Denis POUPPEVILLE, 144 pages, 15 euros ; 

Le poète contemporain  qu'est Despax n'ignore pas ceux du passé (Apollinaire, Mallarmé, Rimbaud…) ; il en profite pour mieux mettre à contribution les auteurs des XIX ème et XX ème siècles, toujours dans l'objectif de ne pas s'en laisser conter par les discours du moment, il jongle également avec les rimes et les vers comptés… Sans doute sa façon de dénoncer le monde est-elle la plus en prise avec ce même monde : c'est qu'il importe de "…balancer quelques uppercuts / À tous les briseurs de rêve" : peut-on imaginer meilleure définition de la poésie ?  Ce qui n'empêche pas un  certain pessimisme de la part de Despax :

Le Lidl Maximo
Essaie juste
De remplir son frigo

Oui, il faut alors citer ces mots de Francis Combes :

Depuis toujours, je défends l'idée que la poésie, même si elle est une activité savante, n'est pas réservée par principe à un petit groupe de spécialistes. Elle naît de l'usage que les peuples font de leur langue. […] Elle est une façon d'être de plain pied dans le réel, sans s'accommoder de l'état des choses.

Ces termes de Francis Combes s'appliquent à merveille au recueil de Jean-Luc Despax, anglicismes mêlés au bon français.

Laurent ALBARRACIN,  Broussailles

Broussailles est à placer dans la lignée de Cela (Rougerie, 2016) et de Le grand chosier (Le Corridor bleu, 2015). Car je n'ai pas lu À publié en 2017 ! voilà qui rappelle que la poésie de Laurent Albarracin se situe dans la matière de la vie comme le dit la présentation de ce recueil sur le site de L'Herbe qui tremble (catalogue). Les peintures d’ Aaron Clarke évoquent des cartes routières, des réseaux graphiques en même temps que le réseau des chiendents qui poussent sans le secours de l'homme ; même la notion de pli apparaît avec le changement des couleurs… Laurent Albarracin s’intéresse à la fois aux broussailles en tant que forme végétale et en tant que terme spécifique.  C’est à une véritable exploration qu’il invite le lecteur et ce n’est pas un hasard sans doute s’il rapproche poitraille et broussaille qu’il met en fin de vers dans le deuxième poème. Et ça continue : les broussailles évoquent «tout un barbelé par brins», l’évasion n’est pas loin (au vers suivant !) Les poèmes des pages 13, 18, 24, etc… sont comme un écho à maints textes de Cela par le jeu sur les mots. On pense bien sûr au Parti pris des choses  de Francis Ponge : le parfait (p 17) n’est-il pas le symbole du poème ? «Les choses, elles, sont / des mots naturels» affirme Laurent Albarracin page 23.

Laurent ALBARRACIN, Broussailles, L’Herbe qui tremble éditeur, peintures d’Aaron CLARKE, 64 pages, 14 euros.

Laurent ALBARRACIN, Broussailles, L’Herbe qui tremble éditeur, peintures d’Aaron CLARKE, 64 pages, 14 euros.

C’est donc à une exploration du monde en tant que «brouillon général» (p 26) qu’incite Laurent Albarracin ; même le feu de broussailles est exploré : un poème, à la sonorité heurtée,  résume admirablement  la démarche du poète :

Depuis où
on regarde 
on sait

depuis où
c’est là
qu’on favorise le monde

c’est depuis où
qu’on regarde le monde
et qu’il nous regarde»
(p 33)

Laurent Albarracin rappelle que les choses et le savoir sont indissociablement liés :

c’est à  ne pas être claire
que la réalité prend 
réalité




Laurent ALBARRACIN : Explication de la lumière

Un poète déplie au-dehors la lumière, et cherche asymptotiquement à l’épuiser. Laurent Albarracin nous livre un livre comme un chant contemporain, annexe aux 33 Chants du Paradis d’Alighieri. Un chant annexe séculaire, exilé hors et loin du jardin, mais essayant de le remémorer à notre oreille, notre œil, d’exilés.

 

la lumière sort le monde du monde, la lumière éclaire et ramène, et désensable, balai de signes, eau d’élection, la lumière éclabousse, éclabousse sans rien éclabousser, sans salir, sans toucher ce qu’elle touche,

 

Le poème procède en paquets parolés de lumière, paquets de quelques lignes, parfois une, de longs vers plus ou moins amplifiés, des paquets de parole, qui déplient au dehors la lumière, un à un, des paquets de parole qui sont des photons de parole.

 

ce qu’on voit briller dans la lumière est un hachoir qui hache si fin la lumière et si finement qu’il hache jusqu’au hachoir dans la lumière et jusqu’au hachement dans le hachement qui n’est plus que lumière,

 

Entre chaque paquet, on inspire, et puis on y retourne – en voyage, dans le paquet qui suit, expiré d’un seul souffle.

 

la lumière chante, chante un chant où le chant chante la lumière, où le chant chante le chant et l’illumine,

 

 

la lumière est le roulement du dé et de ses faces, la septième et seule face une du dé lorsqu’il roule, une somme qui serait la rivière de cette somme

 

Explication de la lumière, c’est l’humble Paradis d’Albarracin, lequel est obligé à la diction d’insaisissables pour chanter l’insaisissable.

 

car la lumière ne donne que l’idée de la vraie lumière, la lumière n’est qu’une ombre devant ce que serait la lumière de la lumière, la lumière de la lumière étant une lumière tellement lumineuse que la lumière en serait l’ombre pâle et que seule la lumière pourrait figurer son contraire