Laurent Faugeras, Les Joues mordues
Les Joues mordues de Laurent Faugeras se présente comme un ouvrage élégant, illustré par des monotypes d'André-Pierre Arnal, qui accompagnent agréablement la lecture.
Le titre choisi pour le recueil peut surprendre, et surprend en effet. Il trouve assez rapidement une élucidation partielle : « Les fruits encavés se mordent les joues / quand les oies passent sans dévier » (p.16). On pense alors à ces pommes blettes que l’hiver rétracte et racornit, comme l’âge, terriblement, peut rétracter les visages humains. Le poète se montre donc sensible au passage du temps, des saisons, peut-être à leur pouvoir destructeur, alors même qu’il relie par une verticale les pommes « encavé[e]s » aux oies volant dans le ciel, « sans dévier ».
Un peu plus loin « La plongée des chemins pourrait se prendre entre les mains, / tenir au creux des joues, s’en aller vers des gloires » (p.22). L’image a un fort caractère idiosyncrasique : il y a là, indéniablement, une part de mystère, que nous n’interrogerons pas davantage.
Laurent Faugeras, Les Joues mordues,
L’herbe qui tremble, 2019.
De fait, de prime abord (mais cette impression est trompeuse) la poésie de Nicolas Faugeras n’est pas de celles qui cèdent aux séductions faciles du rythme, de l’image ou de la prosodie. Elle peut même paraître austère comme les lieux qu’elle évoque et construit peu à peu : terres hautes, que l’on se plaît à croire limousines, climats rudes, éléments hostiles, présence de la pluie, du vent, des frimas. Une dernière séquence, non signalée dans un recueil qui se présente comme une suite de courts poèmes dépassant rarement la dizaine de vers, évoque l’océan.
Les saisons semblent omniprésentes : on commence par l’hiver, « Après la parole facile, une vie pour se défaire de l’écho. Voici janvier » (p.15), avant que n’apparaisse avril, le printemps, « La prairie d’avril s’apparente à la joie, / et les abeilles trépassent / dans cette pornographie du réel » (p.18). Plus loin, les chaleurs de l’été, l’ardeur du soleil enflamment et dessèchent le monde : « Le plein été tonne depuis juillet, / c’est le midi de l’année […] Le soleil rend des sentences / on ne pense pas au-delà d’un peu d’ombre / et la sueur nous traverse à gué. » (p.58). Les arbres annoncent l’automne : « Ciel parfait, les arbres invoquent l’automne. / Par eux viendra la première mélancolie du soleil » (p.63).
Cette poésie est en prise avec un réel que l’on imagine à l’écart. Peut-être s’agit-il d’inventorier des stations, comme on dit en botanique, où la poésie continuerait à s’épanouir : terre haute, éloignement, neige, villages perdus. Le poète nous semble désireux de « gagner le large de toute chose » (p.95).
Poésie patiente, songeuse, méditative, presque « ruminante », en donnant à ce dernier terme la noblesse que conférait Nietzsche à la « rumination ». Là où d’autres auraient choisi la ligne droite, peut-être par impatience, Nicolas Faugeras pratique l’art du détour, non pas afin de chantourner, d’enjoliver, de controuver l’objet de son discours, mais afin de mieux le cerner dans un réseau de mots bien choisis : « Entre les maisons grince un puits de sang, / un linéament de lierre déchire l’enneigement, / des rêves s’effondrent des toits. / Entre nos cils et la glace, dure l’été d’un récit / que les mots cherchent à prouver » (p.14). La parole ne dit pas, mais suggère : propre d’une authentique poésie ? Et de ce discours, que l’on trouvait austère, commence à s’élever un chant, qui est chant des profondeurs : « La mer en allant et venant / obéit au balancement d’une herbe sèche / le vent ouvre les portes même fermées à clé, / il traverse les vitres sans les briser / l’écriture s’enfonce dans la page qui l’engloutit / parfois quelques mots tiennent à la surface. / Le poème pèse trois grammes / et comme tous les chemins, / il dispute son signe à l’effacement » (p.93).
L’écriture de Nicolas Faugeras nous semble en outre caractérisée par une tentative continue d’allier le concret à l’abstrait, ce qui ne va pas toujours sans distorsions : « Contre l’arbre alors, / pose la main et le revers de la force » (p.18) ; « Un linéament de lierre déchire l’enneigement » (p.14) ; ou encore : « Deux oiseaux ont coupé l’unité, / et les pans d’éternité ont baissé leurs bras » (p.20). L’image peut ainsi tendre, parfois, à l’ingéniosité. Peut-être touche-t-on là à la limite du poétique ?
Ceci étant dit, on s’attache à ce recueil, lu et relu continûment, comme on doit lire de la poésie. Finit alors par s’imposer un paysage de montagne distribuant son ordre sur le reste du monde : « Hautes terres, / comme l’oubli le vent s’efface en passant, / l’eau naît de toute chose, / l’altitude écrit ses fleurs » (p. 32). Le poète apparaît comme l’interprète de cet espace : « La montagne se lit, / il n’y a pas d’autre issue que l’écrire / peu importe de la gravir, / elle transcrit la plaine et la mer, / elle met en scène le monde. / Celui qui demeure ici verra toute chose ; / Ô montagne, même si souffrir contre tes pages / ressemble au gel sur les fleurs, / au sel sur les blés ; au miel sous la pluie… / Je me risque à toi »(p.36).
Le poète se décrit souvent en « marcheur obstiné » (p.43), voire en randonneur : « Les pas déchiffrent le chemin, / mais après des heures les signes se brouillent, / on saisit au fond du sac, / les dernières figues et le chant du monde » (p.41). Le marcheur est un interprète, un lecteur de signes, un poète en somme, célébrant l’effort et la récompense : les figues et le chant du monde.
On déplore toutefois la présence de quelques coquilles : une espace manquante après une virgule (p.16), un accord pluriel après une énumération gouvernée par « chaque » (p.23), un emploi parfois erratique de la virgule et du point-virgule. On s’interroge sur « le fonds du ciel » (p.23) et sur « prêt de la roche » (p.92).
Il ne s’agit-là que de quelques détails, qui, en fin de compte, n’altèrent en rien le plaisir pris à la lecture de l’ouvrage. Pour finir : « Tu écoutes la musique, / tu dis c’est le tambour la viole ou le cor. / Tu regardes la montagne, / il serait bon de dire : c’est le matin. / Cette jeunesse qui tient les hauteurs, / ces ombres de loup, / ce feutré de lumière qui triomphe, / ce silence éclatant et vif, / n’est-ce pas avant toute chose : / le matin ? » (p.47).