Leilah Beani Yamine, J’aime le thé prolétaire et autres textes
J’aime le thé prolétaire
J’aime les pauvres gens
Qui n’ont rien
Qui n’ont même pas
D’histoire
Ni de quoi se payer un voyage
J’aime aussi ceux
Qui n’ont pas une épaule
Sur laquelle
Reposer leur tête le soir
J’aime les gens qui n’ont rien
Dans leurs poches
Souvent personne
Dans leurs lits
Et qui vous tendent un grand sourire
Comme un soleil
En plein hiver
J’aimerais vous parler de solitude
J’aimerais vous parler de solitude
De bras serrés autour des genoux
De tirs sur fond de musique
Celle que l’on se joue au dedans de soi
Dans un film les ruines s’ouvrent en images
J’aimerais vous décrire
Le jouet qu’un adulte
Rêvait d’offrir à son gamin
Un pays qui ressemble
A un ruisseau. Et une berge
Le bruit de l’eau qui coule
Dans un tintement de dents de lait
J’aimerais vous dessiner
Sur du papier doré
Un enfant qui dort dans les bras
De son enfance
J’aimerais vous raconter
Qu’il n’y a pas un chat
Qu’il n’y a pas âme qui vive
Et que la pierre a oublié
La voix humaine
Dans ma langue maternelle
Une rue vide est une rue
Qui siffle
Des ombres de voyous morts
Y circulent
On y est longuement seuls
Quand on vous saigne à blanc
Et que les capteurs de songes
Universels
Pourchassent
Jusqu’à vos souvenirs
J'habite une maison cachetée
J'habite une maison cachetée à la cire
Aux grilles fermées avec des chaînes d’acier
J’y vis seule en compagnie d’un sol
En terre battue qui ne s’en plaint pas
Conservant une odeur humide
D’avoir été si souvent lavée
A grande eau et balai de chanvre
Personne ne vient me rendre visite
En dehors des ombres traversantes
Vêtues de leurs habits de vent
Qui lorsque le soir grimpe comme un lierre
Rejoindre du ciel la soie noire
Volent les voix de personnes aimées
Pour me narrer des récits vains
Je ferme les yeux pour les entendre
Comme j’écoutais jadis Grand-mère
Leur répertoire est toujours le même
Faute d’avoir d’autre compagnie
Je laisse leur voix faire des entailles
A même ma peau, à même mon cœur
Elles me racontent par détails cruels
La mort d’êtres auxquelles me relient
Des mystères de chair et de sang
Elles me décrivent sans rien omettre
L’instant où celles-ci rendirent l’âme
A je ne sais qui que je ne connais pas
Ma vie est une planche à savon
Si le monde est petit il n’en est pas moins loin
Glissant et au bout du monde
Introuvable il est comme une aiguille
Perdue dans une meule de foin
Je désobéis souvent
Je désobéis souvent
A ma vie
En prenant les chemins
Les plus longs
Par étourderie
Les seuls jeux
Que je sache jouer
Sont celui de m’extasier
Devant une bulle de savon
D’y voir le bout d’un toit
D’une maison
D’un rayon de soleil
Timide à me faire rougir
De sa pudeur
De transparence
A une aile ;
De prendre du bout des doigts
Des gouttes de pluie
Dépaysées de s’être éloignées
D’un nuage
De croire un instant
Que mes mains tendues
Vers le ciel
Complètent
La ligne verticale
De l’eau
Quand il pleut.
Je désobéis souvent
Aux routes tracées
D’avance
Pas par goût de la fronde
Mais par absence
Au béton
A l’asphalte
Aux enseignes
Lumineuses
J’aimerais pourtant
Pouvoir devenir amie
Avec ceux qui tendent la main
Ou un journal
Dans la rue
Cette femme
Postée tous les jours
Devant le Monoprix
Avec des brochures
A recettes
Et des jeux
Que personne
N’achète
Je ressens
Une tendresse
Infinie pour
Son visage
De femme
Sans fard
Et sans regrets
Vaste et blanc
Postée sur ses deux pieds
Pendant des heures
Je me dis que
Je l’aime
Des fois je me dis aussi
Que je lui ressemble
Qu’elle est moi
Que je suis elle
Et cet homme
Que je ne connais pas
Ces personnes
Ces amis
Ces passants
Ce que j’aimerais
Leur dire
M’attendre à …
Que par désobéissance
Aux chemins battus
- Et pourquoi battre les chemins
Jusqu’à ce qu’ils en deviennent
Les proies de nos lassitudes
Et nos monotonies ?
J’aimerais que
Cet homme donc
Appelons-le ainsi
Ne me tende plus
Des morceaux de lui
Qui complèteraient
Le puzzle
De son visage
Le coin d’un œil
Par un rictus amer
Je désobéis souvent
Au monde
En osant croire
Encore
Qu’aimer est la réponse
Que ceux que j’aime
Cachent la partie
La plus belle de la lune
Même si
Dans une chambre
Sur un mur
Ou dans un miroir
Il m’arrive d’entrevoir
Mon visage
Le leur
Désormais
Méconnaissables
Dans une romance
Qui fut la leur
La mienne
Ailleurs
Au temps où
Les mots étaient beaux
Le prénom de la caissière
Le prénom de la caissière
Est rayé au feutre noir
Elle porte son badge
Epinglé à sa chemise
Ses cheveux noirs sont noués
Sa voix épouse l’air
Avec lenteur
La caissière
Cache son prénom
Montre un visage
Dont le seul accent
Est deux notes suaves
Sa collègue
-Charlotte qu’elle s’appelle-
N’a pas froid à son nom
Ni à ses taches de son
Dehors sur le parvis
En plein nuages et vent
Un homme m’interpelle
Il est si gracieux
Que je n’ose m’éloigner
De ses mots
Il tremble en racontant
Qu’il est sans toit
Qu’il n’a pas mangé
Depuis trois jours
Ni sa moustache grise
Ni l’étoffe soyeuse
De son manteau safran
Ne laissent transparaître
Les misères qu’il narre
Qui font pâlir de honte
Les pièces que je lui tends
Les immeubles sont hauts
Ils grattent le ciel
Les nuages traversent
Un hélicoptère
Bourdonne
Avec l’acharnement
D’une mouche
Des gardes stationnés
A chaque entrée
Demandent à voir
L’intérieur de nos sacs
Et nos vestes
Ils sont pour la plupart
Arabes ou noirs
Ceux portant une barbiche
Ont le profil parfait
Du terroriste des médias
Ils nous protègent
D’on ne sait qui ou quoi
Devant l’école de ma fille
Des soldats en faction fourmillent
Nous abaissons
Les paupières
De nos morts
De nos défaites
Et faisons notre chemin
De quoi demain sera-t-il fait ?
D’une jeune femme
Sans prénom
De jeunes écoliers
Avec des fusils
Au bout de leurs manuels
D’histoire
De sans abris
Errants sur le toit
D’un monde
Sans toit