Patmos au temps du Covid 19

méditation sur la perception de la catastrophe,  en lisant l'œuvre de Lorand Gaspar

Printemps 2020 – Les martinets rasent le balcon où s’épanche le parfum des violettes. Le ciel d’un bleu pur ourle la fronde du platane d’un vert phosphorescent. Tout est calme – serein – mais je suis confinée. Comme tout un pays, comme le monde entier – recluse. La planète frappée d’un Léviathan microscopique dont la venue messianique était annoncée depuis des décennies… Covid 19 – le Corona virus…

Encore que nul n’y crût vraiment – après nous le déluge, malgré de nombreuses alertes - l’annonce de l’épidémie, devenue pandémie, remonte à janvier – j’écris ceci aux alentours de Pâques. Pendant des jours, des nuits, un sentiment archaïque a hanté mes pensées, en sourdine, une sorte de peur, – et pourtant ce n’était pas cela, le mot précis me manque… Une sidération, plutôt : la paralysante incrédulité face à un événement qui dépasse le quotidien dans lequel je suis plongée et dont je ne vois rien ; annoncée par les médias, l’attente du prochain coup, frappé comme par la queue d’un invisible dragon qui se débat et fauche sans discrimination. Juste, en ouvrant la radio, la confirmation autant crainte que prévue du nombre des victimes toujours plus impressionnant à travers le monde stupéfait, et désarmé.

Oui, sidération, voilà le mot précis, face à cette menace subtile, cette faucheuse qui plane dans l’air ; je suis – j'étais - dans la stupéfaction de cet interminable présent qui vous pétrifie, comme la femme de Loth devenue bloc de sel, face à l’avenir même le plus proche qu’on peine à imaginer et dont on comprend, atterré, que nul ne sait encore comment le gérer…

C’est dans ces circonstances que j’ai repris le Carnet de Patmos  de Lorand Gaspar, livre sorti de ma bibliothèque à l'annonce de la disparition du poète, le 9 octobre 2019, et qui m'attendait dans un pile où je viens de le saisir, pour le lire dans la tiédeur de ce matin de safre et de jacinthe.

Médecin ET poète - humaniste engagé dans la recherche (en neurosciences notamment) comme sur le terrain (il était en effet chirurgien à l’hôpital français de Jérusalem puis au CHU de Tunis) : comment Lorand Gaspar aurait-il réagi, s’il avait vécu la crise qui nous accable et nous amènera peut-être à revoir nos modes de vie convulsifs, et prédateurs pour la planète ? Menacé de déportation du travail dans son pays au cours de la 2ème Guerre mondiale, et réfugié en France, Lorand Gaspar était aussi un historien, photographe et traducteur français. Médecin, toujours : j’imagine que dans les circonstances actuelles, il ne se serait pas retiré dans une thébaïde, fût-elle l’île de Patmos qu’évoque ses carnets, mais qu’il aurait affronté - avec des mots autant qu’avec des actions - l’adversaire insidieux qui nous cloître, tandis que je lis chaque jour des nouvelles effarantes et que je pense à ceux que j’ai connus et qui risquent de disparaître, frappés par cet ennemi infinitésimal et infiniment terrible.

Temps d’inquiétude et de méditation… voici venu le temps où j’ouvre Le carnet de Patmos ((64 pages, aux éditions Le Temps qu’il fait, 1991)) …

Carnet de Patmos, Textes & Photographies de Lorand Gaspar, aux éditions Le Temps qu'il fait, 1991

C’est un exemplaire usé que je tiens en main : tatoué par une bibliothèque qui l’a voué au pilon, ainsi que l’indique une annotation en page de garde – avant d’annuler sa décision et de le proposer à quelque bouquiniste… Je l’ai trouvé « en ligne », attirée par le titre (j’aime autant les récits de voyage que les îles grecques – d’ailleurs, j’y avais imaginé Phidias ((La Dernière Oeuvre de Phidias, Jacques André éditeur, 2017)), créant sa dernière œuvre,) – et sans doute aussi par les photos en noir et blanc qui le composent. Et comment, au moment où j’écris ceci, ne pas me rappeler que Patmos est le lieu où vécut en exil, dans une grotte désormais transformée en chapelle, le prophète de l’Apocalypse, Jean de Patmos, dont la parole figure en épigraphe d’un autre texte relié à cette île et que je reçois comme un message personnel : ((le « Journal de Patmos » Poésie-Gallimard, p. 86)) :

 Va, prends le livre ouvert dans la main de l’ange debout sur la mer et sur la terre… Prends-le et mange-le, il sera amer à ton ventre, mais dans ta bouche il sera comme du miel. , (Apocalypse, X -8)

Oui, je ferai mon miel de ce texte que je lis dans des circonstances que j'imagine similaires à celles qui inspirèrent le voyant - le poète n'a-t-il pas mission de lire les oracles ?

Et je me sens bien proche du poète pour lequel  toute la Méditerranée – Mare Nostrum, creuset de nos cultures - est le substrat d’où naissent ses écrits. Patmos revient à trois reprises dans le titre des livres dont je dispose dans mon confinement : outre ces carnets, deux volumes de ses œuvres, dans la petite collection « Poésie-Gallimard » : Patmos et autres poèmes, ainsi que Egée, Judée, dont la première partie contient un « Journal de Patmos ». Repris, retravaillés, réécrits, les textes sur cette île se répondent d’un livre à l’autre. Un passionnant article de Véronique Montémont , accessible en ligne ((Lorand Gaspar : genèse des Carnets de Patmos –  http://www.item.ens.fr/articles-en-ligne/lorand-gaspar-genese-des-carnets-de-patmos/ )) m’apprend toutefois que la recherche génétique ne me permettra pas – comme j’en avais eu l’espoir – de remonter d’un texte à l’autre  vers le « degré zéro » de « Patmos » comme on remonte à la source de l'inspiration, pour suivre le cours d'une pensée, des notes préliminaires dans des carnets bien tenus au fil des séjours dans l'île, vers le poème final qui serait comme la quintessence imaginale et lexicale du projet…

En réalité,  les notes sont prises sur des papiers divers - cahiers, feuillets et pages arrachées à différents moments de différents supports aléatoires (témoignant par cette dispersion de la situation de l’écrivain/écrivant au cours d’une vie où il se sera rarement posé au bureau pour écrire, mais plutôt profitant des moindres interstices de sa vie professionnelle pour noter sur ce dont il disposait) : tout contribue à rendre confuse la genèse des textes et leur chronologie .

 

Comment, sans avoir la foi millénariste qui l'a sans doute inspiré, comprendre l'allégorie de l’Apocalypse ? Comment faire usage du mythe pour comprendre – et agir. Il s'agit d'un suspens – un ins-tant, celui de la « Révélation » de la fin des temps dans ce texte religieux. Le suspens entre la vie échue du monde et le Jugement dernier, juste avant que tout bascule – de l'inachevé de nos œuvres et vies à l'achèvement final et son apothéose. J’en retiens pour ma part l’instant de sidération où tout s’arrête dans l’attente du spectacle qui va se dérouler et qu'on n'attendait pas mais qui nous fait vivre suspendus aux lèvres du prophète qui développe l'attente – attente des visions qui apparaissent aux yeux enfin dessillés, attente des informations assénées par les médias, attente dans un temps immobilisé qui m’amène, par analogie aux images fixées dans la chambre noire du photographe, apparaissant sous l’effet du révélateur chimique, dans les bacs où se fixent les sels d’argent… Il s'agit de la même fascination du spectateur – comme figé sous l’effet du regard d'une moderne Gorgone – et son regard aveugle fixe la lumière qui va tout balayer mais semble encore immobile dans l’instant menaçant. L’Apocalypse est ce temps de lumière – emprisonnée comme un éclair hors de la durée - dont l’explosion aveuglante révèle le gouffre inversé (ra)menant vers un possible nouveau monde, de nouveaux cieux, une « nouvelle Jérusalem » (21-22 – 55) ou un changement radical de paradigme civilisationnel…

Les dactylogrammes mêmes témoignent d'une incessante reprise syntaxique ou lexicale, difficile à organiser temporellement . A ce problème s’ajoutent les publications anticipées de diverses « pièces » de ces œuvres dans des revues, à différentes dates. Ainsi les Carnets de Patmos qui inspirent ma quête font l'objet d'un groupement déjà publié dans la revue SUD, en 1986 : mais il s'agit du premier chapitre – « Allegro ma non troppo » –avec le surtitre « Patmos, 1960-1985 » . On trouve à la NRF, en décembre 1988, sous le titre « Journal de Patmos » le 3ème chapitre uniquement, finalement intitulé « J’attends l’aube ». Ces textes alors publiés sans photos, sont repris sans modification ultérieure pour leur insertion dans le livre des éditions Le Temps qu’il fait – comme s'il s'agissait de parcours parallèles, des mots et du regard. Pourtant, la chercheuse souligne le soin (et le mot a toute son importance pour Lorand Gaspar – poète-chirurgien (dont le « Clinique » inclus dans Egée, Judée me stupéfie en le découvrant dans la période d’épidémie où je le lis) apporté par le poète au « corps » de son texte, ce « matériau vivant qu’il faut sans cesse travailler, élaguer, émonder, pour le mener à maturité » ((ibid.)) Et combien ceci me semble évident à la lecture des textes que j'ai sous les yeux ! Véronique Montémont souligne enfin l’importance et le nombre des ratures, ajouts, retraits… marquant les dactylogrammes qu’elle étudie, comme si, écrit-elle, « reprenant les termes de Freud, (on pouvait) dire que l’écriture gasparienne opère principalement par « condensation et déplacement » ((ibid)) .

C’est cette piste du déplacement que je décide de suivre autour du thème qui résonne pour moi, dans la situation actuelle,  dans l'ilôt clos de l'appartement où je suis confinée, comme au sein sacré de l'île – à l’aveugle de ce qui se passe réellement dehors, et dont témoignent d’infidèles écrans où se pressent les images. Je suis à peine remise de la sidération qui m’avait saisie au début de la catastrophe, à tel point qu'écrire même me semblait impossible. Et le mot catastrophe prend tous son sens philosophique (qui est également son sens formel en mathématiques) de radicale discontinuité : καταστροφή, katastrophế , l'ambigu renversement qui est autant clôture que configuration nouvelle – comme d'un jeu de cartes jetées à terre, d'où peuvent surgir de neuves combinaisons (( Comme le souligne Krzysztof Pomian, « la catastrophe est ce changement négatif qui provoque ou risque de provoquer une solution de continuité. La catastrophe brise le temps humain, ouvre un gouffre entre le passé et le futur, menace de rompre le lien entre les générations »  in Quenet Grégory, « La catastrophe, un objet historique ? », Hypothèses, 2000/1 (3), p. 11-20. DOI : 10.3917/hyp.991.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2000-1-page-11.htm )) – cet ins-table/ins-tant brisé où le réel, retourné, change de direction, et dont la version ultime et sublimée pourrait être la révélation eschatologique de l’Apocalypse.... dont nous parle Jean de Patmos.

Le mince volume que je tiens en main ne parle pourtant pas d’Apocalypse… Le carnet est divisé en deux « chapitres » : « allegro ma non troppo » et « la Gorgone » - le premier évoque les mutations subies par « l’île splendide de la fille de Leto » depuis le premier séjour qu’y fit Lorand Gaspar : il y évoque l’arrivée du monde moderne, et « l’Hydre de la bousculade, de la fébrilité et du vacarme » qui en troublent désormais la paix. Il décrit ses voisins, et leurs activités de « gens paisibles, pêcheurs, maçons et un cordonnier boiteux » - sans oublier toutefois – dans un chapitre séparé - La Gorgone. Et ce nom me ramène aux impressions premières éprouvées dans ce paysage solaire/sous-marin aux dimensions des tragédies d’Eschyle, tel qu’il apparaît dans l'oeuvre du poète, aussi bien dans les textes de Patmos - dont l'incipit conjure les silhouettes noires d'un « choeur antique » qui évoque le Erinyes - que dans « Iles » où s'entrevoient

Récifs de villages, épaves, gorgones,

la lueur de sang dans l’embrasure –

un très vieil homme translucide dans les pierres –

Il n’est point de remède à ma parole.

L’auteur rapporte des légendes recueillies auprès des pêcheurs – ainsi celle de Théoktistos, « maçonné par dieu » – avec un intérêt d’ethnographe, tout comme il raconte en historien le passé de l’île. Et le récit se peuple d’êtres vivants, auquel il donne la parole, dans le texte qui se faufile dans les interstices des images muettes, en contrepoint. Les considérations sur Patmos ne se limitent pas à l'île mais ouvrent aussi sur les frères Karamazov ou Wang Fu et sa peinture... culture orientale d'une « Chine de l'âme inoubliée » qu'on retrouve dans le poème Patmos : l’humanisme de Lorand Gaspar dépasse les rivages égéens, son œuvre brasse les cultures dans un vaste mouvement de synthèse géo-décentrée. ((géosophique, ainsi que l'analyse Sarra Ladjimi Malouche, « « Géosophie et lieux poétiques dans l'oeuvre de Lorand Gaspar, Nunc, 17, novembre 2008, pp. 84-91)) . Son regard scientifique aussi transparaît dans les considérations (que je cite in extenso pour une double raison ) sur les liens ici entre appétit et culture, dans la mésaventure de l'odeur innommable que seul le gardien du cimetière pourra chasser ((p.41-42)) :

Nous avons tendance à croire – comme ce serait simple – que nos goûts reposent sur une construction solide, à la fois biologique et intellectuelle, sur la connaissance plus ou moins approchée de nous-mêmes, de notre composition. Or  même nos appétits les plus platement liés à notre fonctionnement biologique sont facilement déformés, déviés, inversés par la séduction qu'exerce sur notre imagination le « plat » du voisin . Il faut dire que dans ce perpétuel massage d'images qui veulent nous persuader qu'elles savent mieux que nous mêmes quels sont nos vrais désirs, nos vrais besoins, nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Et dire que les rats de laboratoire qui se précipitent sur la pédale dont les effets les gratifient sur le champ nous font rire.» ((ibid.))

Il me plaît d'une part de trouver évoqué dans ce passage le processus de transformation par déplacement/déformation caractéristique du travail sur les textes de Lorand Gaspar relevé par Montaimont dans l'article cité ((supra)) - preuve que cette activité mentale n'était pas inconsciente loin de là – et de retrouver d'autre part beaucoup d'échos de la situation actuelle dans cette critique de l'aveuglement qui pousse nos contemporains à se croire maîtres de leurs affects et réactions et à souverainement prétendre imposer leur système de vie et de pensée à courte-vue à l'ensemble de l'humanité...

La fusion du poète et du praticien est encore perceptible dans un autre passage concernant les changements du paysage et de l'activité humaine observés au cours de vingt années de fréquentation de Patmos, qu'on peut étendre au monde entier, en dépit des avis éclairés que ceux-ci pourraient apporter, grâce à leurs observations et leur imagination  :

La prolifération anarchique des cellules de l’architecture et de la mécanisation la plus bruyante ne semblant pas être une menace immédiate pour la vie, on ne sollicite guère l’avis, ni les interventions des chirurgiens ou des médecins, pour ne rien dire des poètes, que l’on exclut avec la meilleure conscience du monde de notre vécu quotidien. (…) ((p.48))

Nulle trace apparente d'Apocalypse avec ce qu'elle contient de la catastrophe ultime de ce monde, dans ces textes du carnet… Encore que je m’interroge sur l'autre parcours vers lequel le recueil nous invite à nous déplacer… Le livre ouvre en vérité sur une énigmatique et « silencieuse » photo pleine page, en frontispice : des surfaces blanches trouées de rectangles d'un noir dense dans lesquelles on lit des façades de maison, qui toutefois semblent flotter dans l’espace, dessinant un cheminement en perspective - invitation à entrer dans le livre - vers une ouverture sur un fond de gris et blancs qu’on interprète comme un ciel nuageux. Il s'agit d'une image ab-straite – géométrique et immobile – presque tirée hors du réel. Et une phrase de l’Apocalypse semble parfaitement répondre en écho à cette image… -

Après cela, je regardai, et voici, une porte était ouverte dans le ciel  (4 4.1)

En couverture déjà, un pan de mur dans des nuances de gris emplit tout le cadre hormis une mince ligne d'un blanc crayeux, surmontée de rectangles plus clairs troués de noir. On dirait presque une nature morte de Giorgio Morandi – toute en à-plats et en grisailles. Une longue ligne courbe et sombre ( le pense au plissé immense d'un linge – qu'on imagine peut-être rouge  dans la réalité? - comme ceux qu’on tend dans les églises les jours de fête) traverse la surface comme une calligraphie… sans ombre – dans la pleine lumière du midi. Midi, heure fatidique évoquée aussi dans le JdP (90 -91), dans une notation où s'oppose, en cet instant, ombre et lumière, ciel et gouffre, dans un mouvement amorcé/figé qui n'est pas sans rappeler la circulation du yin et du yang :

Comme elle nous soulève la lumière ! Flamme blanche tout en haut dans la rouille des falaises : une chapelle ou une mouette. Midi. En bas la mer, étincelante et sombre à force de lumière. Gouffre patient. 

Je me dis que, sans doute, un poète-photographe peut penser au dévoilement surnaturel de l’Apocalypse lorsqu’il développe ses photos dans l’obscurité du laboratoire. Ici, douze photos en tout – quatre seulement « animées » d’une présence humaine qui n'est guère plus à chaque fois qu’une silhouette  : un enfant de profil, dans l’encadrement noir du seuil d'une porte, tandis qu'un autre s’adosse – en triangle - sur l'écran de craie d’un mur au second plan (aucun des deux ne nous regarde mais tous deux semblent attendre un événement hors-champ) ; tournée vers l'arrière-plan, une silhouette noire à la barbe blanche dans l’angle gauche d’une image où la blancheur abstraite et verticale des murs et du chemin s’accole à une paroi de roches rugueuses et grisâtres ; tournée vers l'objectif, une vieille femme en noir, assise dans la pénombre d'un auvent, brandit fermement, d'un geste menaçant de pythie, une canne de sa main droite ; un pope, visage vers le ciel, se dresse tout en haut d'un escalier où l'ombre d'une rampe dessine un mystérieux oracle en caractères soufiques…  Tous sont immobiles, bien au-delà de la photo qui fixe un instant depuis la « chambre noire » ((citée par l’auteur p. 37)) : ils semblent épinglés - hors du mouvement du temps.

photo tirée de Carnet de Patmos, (frontispice)

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Giorgio Morandi - Nature Morte, 1947 - Rendez-vous.

Et voici aussi le paysage minéral tel que le décrit l’auteur dans le texte dont je perçois des bribes tandis que je feuillette en quête des images  :

 A soixante-dix mètres au-dessus de la baie, Khora, le haut village, d’une blancheur neigeuse et cubiste, d’où le monastère émerge tel un bloc de granit dénudé par les vents »((p.19)) .

C’est un paysage d’ascèse, pesant de cette « matièreté » de la matière, de ce blanc qui avait attiré mon regard – comme un poids de lumière pétrifiant le temps, à la façon dont procéderait une Gorgone cosmique – et la subtile délicatesse des gris quand la lumière décline ou que s’annonce l’aube :

l’éveil d’une ruche immense, la cohérence veloutée s’effrite, les ailes frissonnent. Sentiment que la clarté qui point est dans cet ébrouement de choses minuscules, dans le déploiement en elles de l’espace. (( p. 37))

Less citations de l’Apocalypse paraissent à plusieurs reprises dans les textes évoquant Patmos  : en épigraphe des poèmes de « Chœurs » d'abord, puis, et en italiques, dans le cours du texte même d’ « Iles » - qui reprend les mots inscrits ici dans la présentation de Patmos :

 Mais c’est le matin, un soleil très rouge fend les eaux – “et le tiers de la mer devint du sang”   

On reléverait encore dans le poème « Patmos », au fil des images, toutes les évocations de démesure, ou bien, écho du texte biblique

la lumière des étoiles déjà mortes. Quelqu'un te prend la bouche pour parler 

ou encore, suivant une image de la Genèse - « le souffle de Dieu sur les eaux », cette strophe proprement apocalyptique :

Les yeux de nuit un instant grand ouverts

regardent chaque son ou battement brûler

d'un insoutenable qu'il faut soutenir ((souligné par moi))

 

Présence récurrente, et donc bien prégnante, malgré tout le positivisme de Lorand Gaspar, médecin et chercheur, malgré la confiance mainte fois exprimée et lisible dans l'absolue immanence dans laquelle il veut baigner, cette Apocalypse dont j’aurais aimé suivre le développement... et qui m' apparaît dans toute sa splendeur finalement sereine – la catastrophe maîtrisée par les mots, rendue à sa puissance de métamorphose du réel, à travers cette image du poète face à la mer, comme confronté à l'imminence d'une « révélation »  - prêt à transcrire sa vision dans le dessin des mots – révélation que seule peut permettre l'écoute attentive et patiente de ce qui bruit en soi et que l'on va étendre, comme le linge, liminaire du carnet, signe noir sur la blancheur du mur comme une page :

Assis sans rien faire au bord d’une mer immobile. Je retiens ma respiration pour essayer de percevoir la sienne. Il y a ce pli mince, transparent, infiniment souple et fragile, avançant et reculant sur le sable ; un débris de coquillage suffit à le rompre, mais non, à la respiration suivante il est là, intact dans sa mobilité lumineuse, prêt à être modifié une fois de plus par le prochain caillou ou souffle d’air, sans perdre le fil du mouvement profond, encore et encore redéplié dans la clarté.

On peut rêver ainsi d’un trait de dessin ou d’un poème qui serait le déroulement de l’acte continu de sa source, sans cesse rompu, toujours ressurgissant, ténacité claire, claire même dans la nuit à l’oreille.

Etrange manie d’assembler des mots, de les serrer, essorer et étendre comme un linge tiré de son corps bruissant dans le noir. » ((pp.48-49))

 

Marilyne Bertoncini - avril 2020

Présentation de l’auteur

Lorand Gaspar

Loránd Gáspár, né à Târgu Mureș en Transylvanie orientale le 28 février 1925 et mort le 9 octobre 2019, est un poète, médecin, historien, photographe et traducteur français d’origine hongroise.

Poèmes choisis

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Découvert dans une anthologie de poésie, alors que j’étais étudiante, puis approfondi dans ses recueils de poèmes Égée Judée et Sol absolu, Carnets de Jérusalem, Feuilles d’observation, Patmos et autres poèmes et Arabie heureuse, ainsi que dans la biographie que Jean-Yves Debreuille lui a consacrée, dans la collection Poètes d’aujourd’hui, aux éditions Seghers. Lorand Gaspar, ancien chirurgien de l’Hôpital français de Bethléem et de Jérusalem, puis du CHU de Tunis, avec qui j’ai eu le privilège de correspondre, suite au courrier que je lui avais adressé. Qui me répond : « C’est ainsi que le poème, parfois, peut se mettre à vivre en dehors de son auteur, par la force et l’expérience vivantes de quelques lecteurs ».

Lorand Gaspar à Isabelle Larpent-Chadeyron,
le 13/07/ 1995.

Confronté très tôt à la mort, déporté durant la Seconde Guerre mondiale, Lorand Gaspar choisit de vivre en France où il entreprend des études de médecine à Paris. Polyglotte (à l’âge de dix ans, il parle couramment le hongrois, le roumain, l’allemand et le français), il est naturalisé français avant de partir exercer dans les hôpitaux de Jérusalem et de Bethléem. Il séjournera seize ans en Israël, étudiant la Bible, l’histoire, la géologie, la faune et la flore du Proche-Orient, participant même aux fouilles archéologiques de Qumran (Le peu que j’ai réussi à lire et à écrire je le dois à ces matins de Jérusalem, à ces aubes de Judée qui commencent à poindre dès quatre heures en été1). Il traverse Beyrouth, Patmos, sillonne la mer Égée et les déserts de Transjordanie, apprend l’anglais, le grec et l’arabe. Rencontre Georges Schehadé, Yves Bonnefoy, Georges Perros, Jean Grosjean et Henri Michaux. Se lie d’amitié avec Georges Séféris. Après la guerre des Six Jours, il quitte Jérusalem pour un poste de chirurgien à Tunis, qu’il occupera de 1970 à 1995. Homme discret habitant plus tard Sidi Bou Saïd, en Tunisie, là où nous nous rendîmes à plusieurs reprises, ce village blanc, baigné de soleil, tout de portes bleues, et où je cherchai désespérément son nom, sur les boîtes aux lettres : Un village vrai, avec quelques boutiques vraies, un très vieux café adossé à la mosquée, perché en haut d’un escalier flanqué de deux balcons d’où l’on domine une partie du village et la mer. […] Des orangers amers, des jasmins, des agaves, et des bougainvillées. Une vieille maison au bout du village, adossée à la colline, une pièce lézardée, penchée comme un balcon sur le large2Ce poète cher à mon cœur, amoureux du Proche-Orient (Les grands souks du Proche-Orient restent pour moi plus magiques que tous les théâtres du monde3), qui a voyagé également dans toute l’Europe, ainsi qu’au Kazakhstan, aux États-Unis, au Yémen, en Égypte et en Jordanie, refuse de séparer le corps et l’esprit, étroitement liés dans sa vie personnelle. Si certains l’appréhendent uniquement sous l’angle de l’écrivain, du traducteur, du médecin, du chercheur en neurosciences ou du photographe, il demeure incontestablement et principalement le poète du désert, de la lumière et de la pierre. Un poète humble, d’une humilité qui ne s’abaisse pas, mais qui reconnaît sa petitesse face à l’immensité d’une connaissance qui le dépasse : Non, ce n’est pas le savoir qui corrompt, mais ce tout petit bout de savoir, sujet à révision, pris pour le tout. L’idée que le savoir peut être un tout clôture4. Ses textes sont empreints de discrétion, de renoncement. S’il pouvait laisser la parole aux pierres et aux déserts, il le ferait. Son abnégation irait jusqu’à se retirer devant ce qui est plus grand que lui, plus étendu. Son écriture a été marquée par ses déménagements successifs, par les conflits israélo-palestiniens, par son expérience du désert, lieu de source et de ressourcement. Par l’acte médical, indissociable de l’acte d’écriture. Avec lui s’établit une correspondance entre science et poésie : de la chirurgie naît l’importance des mains qui cousent et recousent autant qu’elles écrivent. Il consigne sur des petits bouts de papier, sur des carnets, des notes prises à l’hôpital (feuilles d’observations), des réflexions qui lui serviront à mettre en ordre ses pensées, à rédiger plus tard ses Feuilles d’hôpital. Il parle de ce silence nécessaire à l’écriture, de la nature qui l’entoure, de ce cadre de vie imprimé de chaleur et de lumière, que l’on retrouve tout au long de ses textes et qui s’inscrit dans son espace-temps.

 

Nous ne savons plus les fils qui nous lient
ces vents de résurrection
aux fonds inhabités.
Et d’où tenons-nous ces deux traits de feu
qui un instant nous clouèrent
une si claire douleur dans l’épaisseur des reins ? 
[…] Transparence
qui n’explique rien5.

 

 

Moez Majed, Lorand Gaspar.

J’ai lu et relu les textes de Lorand Gaspar, quelque vingt ans plus tard, ce poète dont les lignes furent pour moi une rencontre, une certitude. Ses allusions à la musique de Bach, çà et là, m’ont portée. Quelle joie j’éprouve encore chaque fois que j’ouvre un de ses livres ! Dans ses pages : la pierre, la roche, le calcaire, le marbre, le granit et l’argile, mais aussi la mer, les îles, les barques, les olives et le pain. Patmos, Delphes, Qumran, la Judée et la Transjordanie, Jérusalem et Jéricho, les orangers en fleurs, le jasmin, le Jourdain, les nomades et le lait de chamelle. La lumière. La poésie et la chirurgie. La lumière que je n’ai trouvée nulle part ailleurs : les lueurs, la clarté, l’aube, le matin, la porosité du jour sur la peau6, la pulpe du soleil, la luminosité, le rayonnement, le feu, la flamme, la transparence du désert, mais aussi la douceur des ocres, la chaleur des pierres, les terrasses blanchies, les murs de torchis, les couches du jour et tous ces termes qui éclairent, qui sont sources, mais également reflets. Qui absorbent la lumière ou qui la réfléchissent. Entre le rocher de Patmos et les pierres de Jérusalem, il y avait un dénominateur commun : la lumière7. Les déserts qu’il traverse sont lieux de l’ocre et du beige, du grège et du grès, déserts de sable ou de pierres, lieux de contemplation, de silence et de méditation. Lieux de l’ascétisme. C’est la roche, l’écru et le bistre. L’érosion. Les couches de sédiments. Le vide qui n’est pas rien. Vide empli d’immensité, de vie souterraine, brûlante et hospitalière. Celui magnifiquement décrit dans son recueil Égée Judée : « Là, arrête-toi. Ce lieu sec, ce désert… » Là sont les portes8. Ce désert fascinant, lieu de renoncement : Renoncer à tout ce qui peut lier, entraver la marche, alourdir la charge du chameau9. Ces plaines infinies, réduites à l’essentiel. Les nomades, les caravanes de Bédouins, de Touaregs, au loin. La sécheresse, les dattiers, les agaves. La faune : insectes et reptiles. Toutes ces images qu’il garde en lui, précieusement – l’épiphanie d’une transparence inexpliquée des épaisseurs de la terre10 Le désert, thébaïde, lieu de chaleur et de réponses. Lieu de répit et de changement de souffle. D’introspection et de recueillement. De méditation. 

Le désert qui ouvre potentiellement aux rencontres : son amitié pour Georges Séféris, à qui il dédiera l’un de ses ouvrages. Ses similitudes d’écriture avec Yves Bonnefoy, que j’apprécie aussi beaucoup. Ses photos en noir et blanc, présentes dans Mouvementé de mots et de couleurs, sur lesquelles s’appuieront les textes de James Sacré. Des photos d’Afrique du Nord, de pierres et de sable, de Bédouins en marche, clichés baignés de lumière.

 

Il y a eu ces échanges si simples
entre un silence en nous et quelques bruits
ces brèves rafales de l’esprit
couleurs et cris dans les choses
il a suffi de voir, d’écouter
l’olivier grandir et la mer
recoudre ses filets dans la nuit11.

 

 

Collectif Sons of Nietzsche, Lorand Gaspar, Corps corrosifs, extrait de la représentation  du 11 juillet au Centre Européen de Poésie d'Avignon dans le cadre du Festival d'Avignon 2016. Avec Matthieu Dessertine (voix), François Fuchs (contrebasse), Matthieu Jérôme (clavier) et Ianik Tallet (batterie, percussions). Direction artistique : Géraud Bénech

Oui, Lorand Gaspar, qui nous a quittés le 9 octobre 2019, restera pour moi incontestablement lié à une forme d’humanisme ancrée au désert. Ses poèmes ont été éclairés par la lumière qu’il savait capter, qu’il laissait entrer par les fentes de ses fenêtres, qu’il laissait pénétrer en lui pour qu’elle inonde ses mots. Pourrais-je aujourd’hui parler de la lumière de l’invisible ?

Rien n’a été ajouté venant d’ailleurs, la vie qui passe un instant de nuit à lumière est en marche depuis toujours12.

 

 

Notes

[1] Lorand GASPAR, Essai autobiographique, Sidi Bou Saïd, 28 février 1982, in Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [2] Lorand GASPAR, Arabie heureuse, DEYROLLE Éditeur, 1997. [3] Lorand GASPAR, Feuilles d’hôpital, REVUE EUROPE n° 918, octobre 2005. [4] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, éditions GALLIMARD, 1986. [5] Lorand GASPAR, Égée Judée (Îles),  éditions GALLIMARD, 1993. [6] Lorand GASPAR, Égée Judée,  éditions GALLIMARD, 1993. [7] Lorand GASPAR, Essai autobiographique, Sidi Bou Saïd, 28 février 1982, in Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [8] Lorand GASPAR, Égée Judée (Pierre), éditions GALLIMARD, 1993. [9] Lorand GASPAR, Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [10] Lorand GASPAR, Carnets de Jérusalem, éditions LE TEMPS QU’IL FAIT, 1997 [11] Lorand GASPAR, La maison près de la mer, in Égée Judée, éditions GALLIMARD, 1993. [12] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, éditions GALLIMARD, 1986.

Présentation de l’auteur

Lorand Gaspar

Loránd Gáspár, né à Târgu Mureș en Transylvanie orientale le 28 février 1925 et mort le 9 octobre 2019, est un poète, médecin, historien, photographe et traducteur français d’origine hongroise.

Poèmes choisis

Autres lectures

Deux entretiens avec Lorand gaspar

Ce premier entretien fut accordé par Lorand Gaspar à Alain Freixe. Il est paru dans l'Humanité du 2 décembre 2004.    Lorand Gaspar, « un immense désir de lumière partageable »   [...]

Gaspar (Lorand)

Découvert dans une anthologie de poésie, alors que j’étais étudiante, puis approfondi dans ses recueils de poèmes Égée Judée et Sol absolu, Carnets de Jérusalem, Feuilles d’observation, Patmos et autres poèmes et Arabie [...]

Patmos au temps du Covid 19

méditation sur la perception de la catastrophe,  en lisant l'œuvre de Lorand Gaspar Printemps 2020 – Les martinets rasent le balcon où s’épanche le parfum des violettes. Le ciel d’un bleu pur [...]




Deux entretiens avec Lorand gaspar

Ce premier entretien fut accordé par Lorand Gaspar à Alain Freixe. Il est paru dans l'Humanité du 2 décembre 2004. 

 

Lorand Gaspar, « un immense désir de lumière partageable »

 

Il ne me déplaît pas de parier pour la relève : retour arrière et ouverture au futur mêlés.

C’était en mars 2004. Autour de la Semaine du Printemps des poètes. Deux livres importants voyaient le jour. Deux livres de Lorand Gaspar : Approche de la parole suivi de Apprentissage avec deux inédits  chez Gallimard dans la collection blanche et Patmos et autres poèmes dans la collection Poésie/Gallimard. L’un relevant plutôt de l’essai, l’autre du poème. 

Dans le premier, on voit le médecin, l’homme de sciences qu’est toujours Lorand Gaspar dialoguer avec le poète autour des fondements de ce qu’il en est de vivre et du rôle que la poésie, la lecture active de sa parole – vulnérable, fragile, mortelle certes mais vivante ! – continue à y jouer : « brèche (…) lumière (…) obscurité qui permettent de voir là où on ne faisait que regarder. De respirer là où on ne faisait que discourir ».

Louis Couperin, Pavane en fa dièse
mineure par Blandine Verlet et un
poème de Lorand Gaspar.

Dans le second, on retrouve le poète de l’expérience méditerranéenne, cette traversée risquée entre les  îles de la mer Egée, les rivages de Judée, ceux de Tunisie, lieux de vie, lieux aimés où le chirurgien qui s’acharnait à recoudre ce que la folie des hommes s’attache toujours à déchirer, savait aussi donner la main à celui qui aime écouter « sans relâche / l’inaudible battement dans les choses. » Action, d’une part , contemplation de l’autre, Lorand Gaspar est cet homme de terrain qui réussit à se tenir « ferme dans l’entrebaîllement des mots », fort de savoir que seul  le regard sauve.

Il est urgent de lire Lorand Gaspar ! Ses livres nous apprennent à regarder : « Regarder. Respirer. Avoir tout son temps pour accueillir ce qui vient. » Et dire oui au monde. À sa beauté, malgré tout : « Oui  - comme une lampe au soir -»

Alain Freixe

Entretien Lorand Gaspar – Alain Freixe

Alain Freixe: Si mars est devenu le mois  de la semaine du Printemps des poètes, mars était aussi le mois des grandes dionysies de la Grèce. J'aime à penser que de même que Dionysos - ce nomade - faisait retour pour troubler l'ordre établi, de même vos deux livres, cher Lorand Gaspar, viennent heureusement "tuer l'aisance", selon les mots d'Henri Michaux que vous citez : celle qui consiste à faire de l'opposition entre vivre et écrire un lieu commun jamais remis en question, à opposer systématiquement l'art et les sciences, à ne plus poser la question de la beauté... Comment  les voyez-vous jouer ensemble ?
Lorand Gaspar : Notre désir et notre capacité de comprendre la "nature", les "mondes" qui nous entourent, dont nous faisons partie, comprendre l'homme, la complexité prodigieuse de son cerveau construit par des modestes mutations successives depuis au moins deux millions d'années, si l'on pense devoir commencer notre carrière avec l'Homo habilis, le premier "casseur" de silex (il ne s'agit pas des silex admirablement taillés de nos ancêtres de l'âge du Renne, qui sont les premiers de la lignée baptisée Homo sapiens, c'était hier, il y a à peine 30.000 ans). Capacité sans limites dans son ouverture, mais limitée par notre finitude, par la durée de chacun de nous comme par celle de l'humanité, de la planète, de notre système solaire. Spinoza avait émis l'hypothèse de l'existence d'une "pensée infinie", parmi une infinité d'autres attributs, par nous ignorés, de la "substance infiniment infinie". A l'état de nos connaissances actuelles, cette hypothèse n'a pas pu être confirmée...
Alain Freixe: Me suivriez-vous si je vous proposais de cette partie de la philosophie qu'on nomme depuis Aristote "métaphysique" l'approche suivante : étude de ces structures sur lesquelles nous sommes sans pouvoir et qui pourtant définissent nos pouvoirs, comme le temps par exemple. Me suivriez-vous toujours si je vous disais qu'il y a dans votre oeuvre la recherche d'une métaphysique de la lumière, la quête d'une "lueur" - le mot revient souvent sous votre plume - d'une "clarté", celle qu'offrirait enfin ouverte "une fenêtre dans l'insaisissable et l'impensable"?
Lorand Gaspar : Je suis plus proche du peu que nos connaissons de l'enseignement de Socrate que de celui d'Aristote. Socrate savait que fondamentalement il ne savait rien. Pour ma modeste part, en tant que scientifique, poète et philosophe à mes heures, je sais que fondamentalement toutes mes connaissances sont relatives à mes sens  et à mon cerveau. Je pense, sans prétendre à en être certain, que la Réalité est infiniment infinie (comme disait Spinoza en parlant de la Nature ou de Dieu-Nature pour moins choquer ses contemporains) ; que dans cette Nature infinie les informations que mes cinq sens et la panoplie, il est vrai considérable, de nos instruments de détection de toute sorte apportent comme informations à mon cerveau est  peu de chose comparé à l'infini. Non seulement peu, mais même concernant ce peu, je sais que je ne peux avoir aucune certitude absolue. Cela ne nous empêche pas en tant qu'humains d'en tirer amplement  profit dans notre vie quotidienne, même si nous avons tendance à oublier notre chère Planète où la vie a pu apparaître et évoluer grâce à certaines conditions précises, conditions que nous pouvons, hélas, détruire par nos pollutions diverses, mais cela c'est un autre problème. Voilà une poignée de clarté, entre autres, que me proposent deux poignées de neurones (cela doit faire quand même autour d'une bonne dizaine de milliards de neurones) situés dans mon cerveau antérieur. Que me disent encore ces neurones ? Qu'il faut apprendre à être "infiniment" ouvert, souple et fluide, rester toujours conscient de la complexité infinie du monde qui nous entoure de près et de loin, garder vivante aussi longtemps que possible son désir d'explorer plus loin ce qui nous est accessible de cet infini, de toujours mieux comprendre les choses du monde et nous mêmes, tout en sachant la relativité de notre compréhension finie. C'est cela ma "fenêtre" d'aujourd'hui. La poésie et tout art contribuent à me maintenir dans cette ouverture.
Alain Freixe : Après Sol absolu, Corps corrosifs et autres textes (Poésie/Gallimard, 1986) et (Egée, Judée suivi d'extraits de Feuilles d'observation et La maison près de la mer (Poésie Gallimard, 1993), Patmos et autres poèmes continue à interroger l'élémentaire, "la force tranquille d'être là des choses", les pierres quelconques "si intenses d'être là sur un chemin de hasard" et qui "nous éclairent", "une feuille au sommet de l'été", "un grand vent accouplé à la mer", "la présence sans mots de la rose", l'irruption d'un vol de martinets..." le festin joyeux" des choses naturelles quand elles s'offrent à la rencontre...
Lorand Gaspar : Oui, dans tout ce que je rencontre sur mon chemin je perçois toujours quelque chose de nouveau, de plus, de différemment éclairé par l'environnement, par la mémoire de mon cerveau. Quelque chose qui me parle tant que je reste ouvert, attentif, curieux, heureux de pouvoir accueillir une nouvelle connaissance (aux deux sens de l'expression), de l'explorer, de l'interroger. Rien n'est inintéressant tant qu'on garde les yeux de son cerveau ouverts. Certes, mais comme toute chose, toute rencontre deviennent plus intéressantes en les approfondissant, il faut aussi apprendre à choisir. Il est vrai que si je trouve tout intéressant dans la Nature qui nous entoure et dont nous faisons partie, c'est l'homme qui m'intéresse le plus. J'ai compris cela, quand je me suis vu émerger vivant des horreurs vues de près de la dernière guerre.
Alain Freixe : Si on devine toujours dans vos poèmes cette "joie" (...) simple au bout du chemin obscur", si elle est leur ligne de flottaison, on sent aussi dans votre oeuvre comme une sourde mélancolie, celle "d'un espoir insensé qu'un jour dans une phrase s'enfle irrémédiablement le chant - le silence qui ne repose sur rien", écrivez-vous. Me permettrez-vous d'ajouter sur rien que sur lui-même, comme "cette écriture ample" des martinets sur le ciel. Mélancolie de ne pouvoir passer la frontière, de rester de ce côté-ci du langage où l'articulation trahit toujours l'effusion. Mélancolie de ne pouvoir "faire entendre les sons / si justes et si amples" de la rumeur des eaux...
Lorand Gaspar : J'accepte sans ambiguïté, l'existence dans ma poésie de cette part de mélancolie. La cause de cette tristesse m'apparaît plus clairement  aujourd'hui. La poésie et d'autres arts continuent à m'apporter  au tournant d'un chemin des instants de rencontres d'une clairière. Ces fenêtres de clarté  (qui peuvent surgir aussi bien de la souffrance) qui s'ouvrent en moi-mêmes ou dans ce qui m'entoure, correspondent depuis mon adolescence à des intuitions d'appartenir à une "réalité"  ou "nature" ouvertes.  Aujourd'hui, sans en avoir la certitude parfaite que semblait avoir donné à Spinoza sa "science intuitive" je sais qu'il s'agit d'intuitions d'un infini auquel rien ne peut être extérieur.
Ce qui me guérit, je pense, peu à peu de ces moments de mélancolie ne peut être que la compréhension grâce à l'accès à ces structures de mon cerveau antérieur (qui reçoivent toutes les informations captés par mes sens et élaborées dans diverses aires corticales), c'est que la seule certitude qu'une intelligence humaine finie puisse avoir c'est que toute certitude est vaine.
Alain Freixe : : Sourde mélancolie, disais-je - nulle tristesse, bien sûr - parce que vous énoncez toujours très clairement le surgissement d'un impossible. Toujours un torrent surgit et "les eaux emportent / les mots que je cherche"- écrivez-vous. Et vos poèmes font voir et le geste pour saisir l'insaisissable et le retrait de ce même geste. Mais se retirant, les eaux laissent en alluvions heureuses "l'ardeur d'aller / encore et toujours plus loin dans l'ouvert". Si on ne peut clôturer la poésie, s'il nous faut à chaque fois "rapprendre à parler", qu'aurons-nous eu, cher Lorand Gaspar, en fin de compte ?
Lorand Gaspar : La capacité chaque jour accrue d'accepter (qui est le contraire de se résigner) , d'aller aussi loin que le permet notre "intelligere", dans la connaissance même relative de la vie, de l'homme, des lois de la nature sur terre (s'il y a bien des lois immuables) et l'aptitude de nous adapter de s'adapter activement dans les limites de notre biologie et de notre intelligence humaine. Nous avons tout ce qu'il faut dans notre cerveau pour vivre le plus possible dans la clarté, pour essayer de comprendre l'autre et nous ouvrir à lui s'il renonce à son propre enfermement dans toutes sortes de convictions, de valeurs , de connaissances dogmatiques, qui peuvent être aussi bien scientifiques, philosophiques, politiques, religieuses, etc...
Alain Freixe : Michel Butor défendait ici-même - c'était en février dernier - l'idée d'une "utilité de la poésie ". Le suivriez-vous sur cette voie ? Et dans quelles conditions ?
Lorand Gaspar : Il y a des choses dont je sais, à l'état actuel de nos connaissances qu'elles sont ou seraient utiles à tous les humains, mettons le respect de nos instincts de vie et de survie. Je pense aussi - toujours à l'état actuel de nos connaissances - qu'il serait extrêmement utile à tous les humains d'apprendre à mieux connaître le fonctionnement du cerveau humain en général et du sien propre en particulier. Spinoza avait raison en pensant que la plupart de nos misères venaient de ce qu'on appelait au XVIIe siècle nos "passions" et qu'aujourd'hui j'appellerai une méconnaissance, un manque d'intérêt  pour la connaissance que nous pouvons avoir de l'homme, du fonctionnement du cerveau humain en général et de notre propre cerveau en particulier. Je pense que toute culture ouverte est bonne et utile. Nos maladies graves mises à part, l'immense majorité de nos misères individuelles, interindividuelles, sociales, interethniques, sans parler des croyances religieuses ou autres fermées à triple tour, semblent bien liées  à des dysfonctionnements au niveau de nos structures cérébrales.
Tout ce qui nous aide à mieux nous connaître, à mieux nous comprendre, à mieux comprendre les autres, la nature qui nous entoure (relativement, bien entendu, à nos sens et cerveau), bref, tout ce qui nous permet de mieux vivre, nous est utile. Même la souffrance. Je dirai, par exemple, qu'apprendre à se nourrir intelligemment (chose rarissime), serait utile à tout être humain. Ce n'est pas le cas de la poésie, ni d'aucun des arts. Néanmoins je sais que indépendamment  des contacts enrichissants que certains lecteurs m'ont apporté, l'écriture poétique m'a beaucoup appris sur moi-même, mes problèmes, mes difficultés.
Mais la sagesse, la connaissance du fonctionnement de son cerveau, seraient plus utiles encore à tous. Pourtant très très peu de gens éprouvent le désir de mieux se connaître, de comprendre comment ils "fonctionnent", comment nous pouvons accéder à une intelligence plus souple, plus fluide, plus nuancée, plus relativiste, plus ouverte.
Mais la poésie "qui nous parle" est un plaisir, une joie. (Spinoza dit dans son Ethique : "La joie est le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection."  
Alain Freixe : Comment dès lors prendre soin de la poésie ? La lire certes, partager cette parole qui se risque, comment cela est-il possible ? qu'est-ce que lire, selon vous, et tout particulièrement de la poésie ? Qu'attendez-vous de votre lecteur ?
Lorand Gaspar : Je commence par la dernière question, en pensant que ma réponse peut  s'étendre, éclairer les trois autres....
J'essaie d'accepter les autres tels qu'ils sont. Bien sûr, s'ils souffrent et viennent demander conseil au médecin que je reste au fond de moi-même, autant que poète, je leur livrerai les quelques connaissances que j'ai et que je continue à développer, à élargir selon mes moyens.
J'ignore s'il existe une poésie universelle. Il me semble que la plupart des artistes expriment leur propre structuration, plus ou moins composée, complexe de "personnalité", leur "expérience de vivant", leur "culture", voire leur propre psychopathologie.
Je pense que toute poésie née d'une expérience de vie trouve un jour  ses lecteurs.
 

Lorand Gaspar, Entretien du jour au lendemain, 1993. 

 

Ce second entretien que  Lorand Gaspé avait accordé à Alain Freixe est paru en 2006 dans la revue Friches.

Entretien Alain Freixe – Lorand Gaspar ou l’art de semer des questions - 2006

Alain Freixe : J’irais pour commencer, si vous le permettez, cher Lorand Gaspar, au plus simple, même si je sais qu’on a dû souvent vous poser cette question : comment êtes-vous arrivé à concilier votre pratique de chirurgien et les exigences de l’écriture poétique ? Comment voyez-vous plus généralement les relations qu’entretiennent ou devraient entretenir science et poésie ? Pensez-vous comme Saint-John Perse qu’il faille « tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique » (allocution au banquet Nobel, 10 décembre 1960) ?
Lorand Gaspar : Depuis l’âge de 12-13 ans je savais intimement et le disais clairement à mon père que je désirais mener parallèlement une activité dans les domaines scientifique et littéraire.
L’écriture, dès cette époque, m’apparaissait (en ce qui me concernait), être une activité qui m’aidait à vivre, à mieux me connaître, à m’équilibrer. Mon intérêt pour les sciences (centré sur les sciences naturelles et la physique et depuis 7 ans tout particulièrement sur ce que  peuvent nous apprendre nos connaissances actuelles de notre cerveau concernant notre développement personnel et la vie avec les autres), me semblait être tout aussi fondamental et je ne comprenais guère pour quelle raison la plupart des adultes autour de moi y voyaient une contradiction. De longues années plus tard, engagé dans l’étude des neurosciences et participant modestement au sein d’une équipe à la recherche et à la mise au point d’une nouvelle approche de notre psychologie grâce à nos connaissances actuelles du cerveau humain et de son fonctionnement que je peux constater que la créativité dans les domaines que nous appelons artistiques et scientifiques, se déroule dans la même structure cérébrale, que nous appelons le « préfrontal ». Le grand neuroscientifique américain d’origine russe Elkhonon Goldberg (élève, à Moscou, d’un des fondateurs des approches neuroscientifiques de notre psychologie, Alexandr Romanovich Luria) a publié en 2001 un livre dont le titre est « The executive brain » et le sous titre « Frontal Lobes and the Civilized Mind ». Bref, je crois pouvoir aller aujourd’hui aux sources biologiques de la déclaration de Saint John Perse, autorisé par les connaissances que nous avons aujourd’hui de notre cerveau, pour dire que les créativités artistique et scientifique prennent leur source dans le fonctionnement des mêmes structures cérébrales.
Alain Freixe : Tous vos livres sont des livres d’expérience, donc de voyages, de traversées risquées que ce soit à propos du désert ou de la mer avec ses îles – Passer y est toujours difficile ! – ou de la mort affrontée au plus près dans les hôpitaux… ou de l’amour. Le monde cela se traverse. On y côtoie les ténèbres, on y frôle le désespoir. Pourtant toujours revient « cette chose que le matin déplie », cette part de la lumière que rien ne saurait ni ternir, ni effacer. Faire passer cela, source de toute joie, est-ce là la tâche du poète ?
Lorand Gaspar : Oui, le monde, notre petit monde sur cette planète minuscule j’aime m’y déplacer, découvrir des paysages, des sociétés, des cultures différentes   Oui, cette vie en général - issue de la matière dont nous savons qu’elle n’est pas « inerte » comme on le croyait naguère - celle des êtres unicellulaires aussi bien que celle des corps-cerveaux singuliers complexes de l’homo sapiens sapiens – me passionne, mais le chemin que je pense avoir parcouru et continue encore à parcourir (tant que me le permettront les lois éternelles de la Nature, comme dirait Spinoza), n’est pas seulement celui de la nature sans bornes connues et des cultures de notre globe, mais aussi celui de l’expérience de l’individu humain singulier (à ne pas confondre « individualisme » et « individualité ») que je crois être, mais aussi celui de la réflexion et de nos connaissances humaines relatives, biens sûr, à nos sens  et à nos cerveaux..
J’ajoute que ce cheminement s’accompagne pour moi de la recherche d’une meilleure connaissance de moi-même et d’un travail de développement personnel  en vue d’une plus grande ouverture d’esprit, d’une fluidité, d’une souplesse faites d’une capacité d’adaptation à ce que je ne peux pas changer, d’une perception de la complexité et des nuances infinies de ce que je peux approcher, percevoir de la nature infinie ; la perception du fait que ma connaissance de la  Réalité  restera toujours relative à mes sens et à mon  cerveau ;  d’un désir de distinguer les causes des effets et de les comprendre, de l’ambition d’assumer le fait d’être seul face à mon propre destin, même s’il est lié biologiquement et sociologiquement à celui de de ma famille, de mes amis, de mon pays, de ma culture, de l’Europe… et de l’humanité  sur la terre.…..
La poésie, telle qu’elle s’est déployée dans mon expérience : une sorte d’écoute en moi, dans ma vie, dans mes rencontres de ce qui échappe aux investigations de ma raison, de ce qui la déborde…. Y entrent pourtant aussi mes connaissances, mes rencontres, mon travail, mon expérience de la vie.
Alain Freixe : Cette rencontre, il vous est arrivé quelque fois de chercher à la rendre au moyen de photographies. En témoignent plusieurs livres. Dans le dernier Mouvementé de mots et de couleurs, publié par Le temps qu’il fait, en 2003, c’est James Sacré qui les accompagne de ses mots. Qu’attend un poète telque vous de l’acte photographique ?
Lorand Gaspar : Je  conçois la photographie comme une autre façon d’approcher ce que je cherche à exprimer en poésie. Dans un « paysage » que perçoit mon œil cerveau, l’œil du poète-photographe perçoit un mouvement, une lumière, une construction instantanée que je cherche à capter sur un support, dont je propose un « tirage » qui me parle à la manière d’un poème… Parlera-t-elle à d’autres ? C’est la même question que l’on se pose, que je me pose, en tout cas à propos  d’un poème que je viens d’écrire… Proposera-t-elle à d’autres une ouverture ? Une occasion de se poser des questions ? De mieux s’explorer, de se connaître, d’aller à la recherche de…
Alain Freixe : Poursuivons si vous le voulez bien sur ce thème. « La photo voudrait quoi garder ? Elle n’est qu’un souvenir, sans doute qu’on finira par l’oublier. » écrit James Sacré. Que voudrait donc garder la photographie ? Que peut-elle garder ? Qu’est-ce qui se perd en elle ?
Lorand Gaspar : A mon sens, dans ma façon de « voir », de « comprendre »,  l’image, la vision que propose ma photo, ne veut surtout rien « garder », seulement proposer un sentiment de découverte, d’approfondissement soudain, de perception de ce que j’appelle ouverture, de clarté qu’on pourrait dire intuitive.
Alain Freixe : Est-ce la même chose que ce qui se perd dans le poème ? Poème du côté des vestiges, des traces voire même des traces de traces puisqu’en effet vous confiez à Madeleine Renouard dans l’entretien que vous lui avez accordé pour le beau numéro de la revue Europe d’octobre 2005 l’importance que revêt pour vous, dans le procès de l’écriture, les notes prises à la diable sur des carnets. À quelle occasion les revisitez-vous ? Quand décidez-vous d’entrer dans cette resserre des carnets, feuilles volantes, bouts de papier...? Qu’est-ce qui vous y pousse ?
Lorand Gaspar : Oui, poème du côté des vestiges, des  traces et des traces des traces, comme vous le suggérez si bien.  Précieuses sont pour moi ces notes prises, un peu comme des photos instantanées, prises sur le vif… Dans la photo instantanée, souvent, il y a quelque chose comme une note. Et cela devient une photo que je peux proposer à la vision des autres, de quelques autres, quand j’ai eu la chance de toucher juste (juste par rapport à ma singularité et non pas, au grand jamais, dans « l’absolu » ; juste de mon point de vue singulier, plus ou moins partageable).
Alain Freixe : Comment passez-vous des notes au poème ? Comment l’ordre s’impose-t-il au désordre initial ? Comment la forme arrive-t-elle ? Arrive-t-elle toute prête ou évolue-t-elle au fur et à mesure de l’avancée du poème ? Comment finit-elle par s’imposer ?
Lorand Gaspar : Comment je passe des notes au poèmes ? Un peu de la même façon qu’un grain qui contient les informations sur la structure, la biologie intime d’une plante se met à pousser quand les circonstances deviennent propices à son déploiement…. Je note que pour moi les notes, même jetées à la hâte sur un bout de papier ne représentent pas un désordre, mais des points d’appui, les graines d’un futur poème (parfois d’une pensée), qui bénéficiera ou pas des conditions nécessaires à son déploiement.
Alain Freixe : Dans les entretiens que j’ai eu l’occasion de mener dans cette revue avec Yves Bonnefoy, Michel Butor, Marc Alyn, Jean-Vincent Verdonnet ou Salah Stétié, j’ai pris pour habitude d’en terminer avec des questions tournant autour des mêmes préoccupations. La première concerne l’appréciation que vous porteriez sur la poésie française de ce temps, sa situation générale dans le champ littéraire, ses débats, ses modes de diffusion… La seconde, la manière dont vous envisagez les lectures publiques au cours desquelles un poète se risque dans sa parole et enfin l’idée que vous vous faites des interventions des poètes dans les établissements scolaires et, plus généralement, des rapports entre la poésie et l’école.

Lorand Gaspar : La poésie française contemporaine me semble bien vivante, autant qu’il me soit permis d’en avoir une opinion d’après les textes que je connais des poètes de ma génération et de celle qui la suit. J’avoue  trop peu connaître la production de ceux qui ont 25-30 ans aujourd’hui pour en former une opinion.

Quant  aux lectures publiques, je les trouve intéressantes quand c’est le poète lui-même qui lit sa poésie….

Enfin, j’ai personnellement une expérience très encourageante concernant mes propres lectures en milieu scolaire. J’ai eu même l’occasion de communiquer, établir un dialogue  autour de la poésie dans les deux premières classes primaires… J’ai également rencontré avec plaisir des collégiens, des lycéens et des étudiants.

Alain Freixe : Y a-t-il chez vous la nostalgie d’un langage des choses. Mieux peut-être  d’une écriture . Ainsi des martinets « ces traits qui volent » vous dites qu’il sont une « écriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan ». Ailleurs, vous parlez d’une « pensée lisible un instant sans mot et sans trace » qui serait comme écrite dans le monde…
« Ecrire pour dissiper l’écrit », avez-vous écrit, n’est-ce pas viser un chant si pur qu’il serait pur silence ?

Étonnants Voyageurs 1992. Café littéraire
avec : Jean-Pierre CAGNAT, Tony CARTANO,
Lorand GASPAR, John Saul, Alain Thomas.

Lorand Gaspar : Pour moi, biologiste et intéressé depuis mon adolescence à la physique et à toutes les sciences de la nature, il est clair qu’il y a dans la composition de la matière et bien plus dans celle d’une cellule vivante sans parler des organismes vivants  – au niveau cellulaire, au niveau des tissus, de la fibre musculaire aux  structures neuronales -, des « langages », dans la mesure où il y a « communication entre cellules, tissus, organes… J’ai pas mal réfléchi scientifiquement comme poétiquement sur ce sujet dans un livre comme Approche de la Parole, réédité par Gallimard en 2004, couplé avec une réédition d’Appentissage, publié auparavant par Deyrolle.
L’écrit demande à être sans cesse dépassé. Je reviens toujours au même mouvement extérieur et intérieur : s’ouvrir. Rester ouvert à l’inconnu, explorer activement, aller, faire, accueillir, cueillir, participer, aider quand on peut, le peu qu’on peut……

 

Présentation de l’auteur

Lorand Gaspar

Loránd Gáspár, né à Târgu Mureș en Transylvanie orientale le 28 février 1925 et mort le 9 octobre 2019, est un poète, médecin, historien, photographe et traducteur français d’origine hongroise.

Poèmes choisis

Autres lectures

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