Lou Raoul, les labourables

Le livre s’ouvre avec cette indication : « un devez arad, cinquante ares », soit un demi-hectare, c’est-à-dire 5000 mètres carrés : « une mesure d’arpentage » nous dit Lou Raoul, ou encore  « une journée de charruage » (d’où le titre les labourables). Dans le contexte du confinement cela fait une sortie de un kilomètre de long sur une bande de 5 mètres de large, étant donnée la contrainte de ne pas s’éloigner d’un périmètre de un kilomètre autour de son domicile.

Peut-être la distance parcourue en faisant « sept tours de verger » le 3 novembre 2020 alors qu’une fois à l’intérieur et à la fenêtre on rêve de prendre un train pour Brest. Le désir de mouvement provoque un renversement dans l’esprit. Si l’espace n’est plus offert à nos pas, alors faire en sorte que le temps lui se déplace. Lou Raoul nous propose un compte rendu subjectif sous forme de journal (son charruage, son labour quotidien), de la période comprise entre 3 novembre et 30 décembre 2020. Deux mois d’enfermement, de couvre-feu et d’observations : objets et lieux, états d’âme, rêveries, questionnement sur l’écriture et les gestes ordinaires de la vie de tous les jours que bien souvent on ne remarque pas sauf circonstances particulières. Le ressenti de se retrouver animal encagé s’exprime avec des mots appropriés à la domestication animale : paille, barbelés… mais n’est-ce pas ce que les humains sont effectivement devenus,  et concrètement dans l’esprit des puissants et des dirigeants : un troupeau à contrôler, à enfermer, à éliminer s’il n’est plus considéré comme utile car sa force de travail ne pourrait plus être exploitée. La solitude à combler, l’inquiétude à calmer, le désœuvrement à transformer en travail d’écriture. Il y a aussi les conversations entendues dans le lointain et les rires d’enfants qui jouent, des signes de vie auxquels s’accrocher quand l’absurde de la situation envahit la conscience et que les nouvelles colportées par les média ne peuvent ni rassurer ni apporter de réponses. Alors la désobéissance pour faire sens et garder sa raison. On ose, on décide d’aller plus loin qu’autorisé, on baisse le masque, on risque l’amende, mais on soigne sa santé mentale car on a besoin du contact avec plantes, arbres, prairies, étangs, se sentir partie du paysage plutôt qu’en prison dans des appartements en ville… plutôt imaginer construire une yourte. 

Lou Raoul, les labourables, Bruno Guattari éditeur, collection [appareil], avec les photographies de Frédéric Billet, 60 pages, 12 euros

Les rues sont quasi vides, mais les CRS patrouillent, contrôlent, tandis que les trafics illicites continuent comme d’habitude. L’infantilisation de la population qu’on cherche à culpabiliser accentue le déni des décideurs à ne pas regarder les dégâts psychologiques auxquels il faudra pourtant bien faire face après. Cobayes et sacrifiés, c’est ce qu’auront été les humains alors tentés par la fuite dans l’alcool… et bien évidemment, cette « crise », cette pandémie n’empêche pas, ne diminue pas le nombre des SDF, des sans-abris qui se confinent dès 18h dans des « semblants d’habitats » quand la ville de Rennes poursuit des chantiers de constructions où ces exclus n’iront jamais vivre, et si ce n’est pas calcul délibéré alors c’est un aveu d’impuissance global des gens déresponsabilisés qui ne s’engagent pas, qui ne s’emparent plus de vie politique que par des votes épisodiques, j’allais dire pathétiques.

 

Les mots ne sont pas là pour ton malaise
celui-ci n’est pas à dire est inutile 

                                ∗

accepter n’est pas se satisfaire par défaut 

S’amorce comme un mouvement de rébellion car l’appel du gouvernement à la résilience, à l’obéissance, implique le sacrifice de valeurs humaines élémentaires, implique de fermer les yeux sur :

 

le délitement organisé
les violences policières
les pseudo-conseils infantilisants 

Alors oui, quoi craindre le plus : le virus ou les décisions des gouvernants ? Le virus ou le climat de peur, de suspicion, instauré ? Et quand l’heure de la manifestation sonne, la répression est prête à cogner. Heureusement il y a l’écriture : écrire pour rester debout, humain digne de sa position verticale entre ciel et terre.  Et décembre arrive qui s’achemine vers « les fêtes » et la fin d’une année étrange pendant laquelle écrire un « journal de terre » permet de garder les pieds au sol et de se projeter vers l’été. L’air de rien, sans faire d’éclats, tout simplement et sans effets particuliers, à partir de son expérience et de son intimité, Lou Raoul et son labour d’écriture sème de vraies questions, invite à regarder le fonctionnement de la société, à comprendre nos mécanismes intérieurs pour faire face ou pour fuir, pour lutter ou pour supporter. 

Les photos de Frédéric Billet, qui sait capturer les couleurs jusqu’à nous restituer l’odeur des campagnes et des rues, nous donnent l’envie d’un ailleurs où le regard s’évade grâce aux lignes de fuite, tout en nous offrant des images d’où se dégagent la sensation d’intimité à l’unisson du texte poétique de Lou Raoul. Un duo fort réussi.

Présentation de l’auteur

Lou Raoul

Lou Raoul vit en Bretagne où elle est née en 1964. Depuis 2008, elle publie dans diverses revues (Verso, Décharge, N4728, Liqueur 44…). Outre les cinq recueils publiés aux éditions, sont parus Sven (éditions Gros Textes) et Else comme absentée (éditions Henry), tous deux en 2011, ainsi que Exsangue (pré#carré éditeur, 2012) et, en 2014, Kim m’apprivoise aux éditions Approches. Son travail d’écriture, qui oscille entre prose narrative et poésie, se retrouve dans les chantiers qu’elle mène en spectacle vivant et en arts plastiques. Son dernier livre, Most, a été publié par les éditions La Dragonne en juillet 2016

Bibliographie

  • Otok, Éditions Isabelle Sauvage, 2017.
  • Most, Éditions La Dragonne, 2016.
  • Kim m’apprivoise, Approches Éditions, 2015.
  • Traverses, Éditions Isabelle Sauvage, 2014.
  • Exsangue, Éditions Pré # Carré, 2012.
  • Else avec elle, Éditions Isabelle Sauvage, 2012. (prix PoésYvelines 2013)
  • Else comme absentée, Éditions Henry, 2011.
  • Les jours où Else, Éditions Isabelle Sauvage, 2011.
  • Sven, Éditions Gros Textes, 2011.
  • Ouvert l’album, 2011.
  • Roche Jagu / Roc’h Ugu, Éditions Encres Vives, 2010.

Poèmes choisis

Autres lectures

Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt)

Ne pas s’y laisser prendre : il n’est pas question que de jardin(s) dans ce livre. Lou Raoul on le sait, aime, par le biais de personnages, interroger les identités, donc pose la question [...]

Lou Raoul, les labourables

Le livre s’ouvre avec cette indication : « un devez arad, cinquante ares », soit un demi-hectare, c’est-à-dire 5000 mètres carrés : « une mesure d’arpentage » nous dit Lou Raoul, ou encore  « une journée de charruage » (d’où le [...]




Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt)

Ne pas s’y laisser prendre : il n’est pas question que de jardin(s) dans ce livre. Lou Raoul on le sait, aime, par le biais de personnages, interroger les identités, donc pose la question de l’altérité. Elle le fait d’autant mieux qu’elle se place comme au carrefour des langues. Dans ce livre, on suit Beris (qui à l’envers se lit sireb et déjà on entend presque Serbie !). Trois langues nous parlent dans ce recueil : Français, serbo-croate et un peu d’anglais.

Beris est un personnage que Lou Raoul a déjà fait exister dans Most, paru aux éditions de la dragonne en 2016. Faut-il aussi rappeler qu’en 2013 Lou Raoul est partie, pour une résidence, séjourner à Split (Croatie, côte Dalmate), séjour qu’elle évoque dans Otok (qui signifie île, lui aussi paru aux éditions Isabelle Sauvage), journal d’une résidence un peu particulier, qui ne suit pas la chronologie et dont le narrateur est Kim.  Lou Raoul ajoute à ses textes la musique d’une langue slave, rend présente la réalité de la guerre, guerre des balkans qui résonne hélas lugubrement avec celle qui se déroule actuellement en Ukraine, pays où l’on parle aussi une langue slave, pays ayant appartenu à l’ensemble des états de l’est européen situés un temps derrière le rideau de fer. 

Le livre, dont le titre suggère une deuxième chance accordée, comme un second paradis à trouver, s’ouvre sur une citation d’Armand Gatti, extrait de URSS, pays qui n’existe pas, paru chez Verdier en 1999. D’emblée cela nous apporte un éclairage et nous met, en tant que lecteur(trice), dans une forme d’étonnement curieux, avec un « comment ça ? » sur le bout de la langue.

Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt), éditions Isabelle Sauvage 2022 (collection présent (im)parfait) , 90 pages, 15 euros.

Comme pour nous habituer à douter. Mais nous sommes prévenu-e-s : ce texte est postérieur à un voyage déjà effectué, il tente « l’aventure de la réplique ». Il serait comme le prolongement du journal précédemment paru, pas forcément qu’il se révèle incomplet, mais parce que certaines choses digérées et que d’autres hantent encore et s’invitent dans l’après. 

Le premier texte intitulé brat i sestra, qui se traduit par frère et sœur au singulier, (brat n’étant peut-être pas le morveux, le sale gosse que l’anglais signifie, quoique … ! ), semble commencer par présenter deux personnages : une sœur dont le frère aîné est parti loin (« si loin d’ici » répété comme un refrain pendant les premières pages) … Hongrie, Tchécoslovaquie … Frère et sœur au singulier mais on entend le pluriel, frères et sœurs humains, ce que nous sommes tous sur cette terre et pourtant, bien trop souvent ennemis, y compris quand nous partageons culture et langue. Une sœur que l’on rencontre à six ans … puis la Yougoslavie explose et les conflits se durcissent … la sœur devient Beris. 

Le deuxième texte accompagne Beris dans sa vie quotidienne, vie de femme effectuant les diverses tâches ménagères, jusqu’au jardin où son rapport à la terre est métaphore du rapport à l’écriture. L’injonction à la patience, la tension de l’attente est palpable grâce au rythme donné au texte :  

 

aucune lèvre à bouger mais le sang
à faire des tours de son sang 

 

Puis on suit Beris dans ses déplacements, elle prend le train, rencontre Seka, elle croise une femme maigre de noir vêtue … Cependant Beris est aussi dans un train à Morlaix, en Bretagne… un an a passé… mais l’empreinte de la Croatie est profonde, mais les souvenirs l’y ramènent avec ses anecdotes. 

Et est-ce que ce sont bien des souvenirs ? 

Le livre de Lou Raoul est un livre du déplacement, qu’il soit géographique ou qu’il soit à l’intérieur de soi (« je deviens et je m’étonne »). Il est fait de phrases sans ponctuation, souvent laissées en suspens que le lecteur a le loisir de terminer selon sa sensibilité et sa compréhension des éléments observés, décrits. Dans ce « récit » l’ordre des mots est comme bousculé, soit à cause de l’émotion, soit à cause du heurt inévitable entre réalité et fiction, soit encore pour obéir aux règles d’une autre langue dont il faut faire entendre la logique grammaticale. 

Livre des réminiscences où certains fuient la guerre, quittent leurs villages, leurs maisons, y reviennent en rêves, en pensées ou physiquement. Livre comme un film documentaire qui essaierait de tenir et montrer ensemble divers lieux, mais aussi le passé et le présent. Les temps ont été tellement bousculés dans la psyché des humains qu’ils en gardent un sentiment de vertige. Livre dans lequel l’étrangeté travaille au sein de la familiarité grâce à la façon remarquable dont Lou Raoul nous présente les choses vues, les faits rapportés. Nous avons entre les mains le livre des « si », livre des conditions et de l’affirmation. Avec ces « si » le lecteur(trice) ne peut que se poser la question de la véracité du témoignage, des témoignages en général. Quand les faits sont trop horribles pour l’imagination, pour leur sensibilité, les humains ont tendance à penser qu’on abuse de leur crédulité. Et pourtant on le sait, certaines actions humaines défient l’entendement. Devant le « si », il est possible d’entendre, bien souvent, un « et » … et si… ? » Et si les choses ne se passaient pas, ne s’étaient pas passées comme elles sont proposées par écrit… la question de la manipulation de l’information chatouille alors nos consciences, bien éprouvées à notre époque! Comment faire la différence entre les fake news, le révisionnisme, les exagérations, les dédales où s’égare la mémoire, sa restitution des faits toujours partielle sinon partiale, comment appréhender la vérité nue ? 

« Si » … un oui, un je vous assure, mais comme dans un rêve. Beris va, rencontre, observe, et aurait besoin qu’on la pince pour être certaine qu’elle vit bien ce qu’elle voit. Ce si, cette incertitude, ce conditionnel en forme d’affirmation nous confond bien un peu, mais si l’auteure hésite quelques temps, elle conclue sur :  

 

il y a des témoins des témoignages des traces
à ça s’est bien passé je réponds oui 

 

La guerre en ex-Yougoslavie renvoie à la seconde guerre mondiale côté sol français, quand posséder et cultiver un jardin, on y revient, pouvait être gage de survie. 

Et si ! Beris écrit, un avatar de Lou Raoul sans doute, et si, elle revient de Croatie :

elle peut sourire et marcher vers la maison dont les murs bientôt seront rouges au soleil du 
matin
si elle sait sa main
sur un visage
poser

et si elle sait encore aimer 

 

Dans la dernière partie du livre la langue serbo-croate n’apparaît plus. Partie intitulée Beris Timber comme pour signifier le bois dont on est fait. Timber comme charpente. « je suis Beris Timber » en est le leitmotiv. Beris à la campagne, aimant, communiant avec la nature, mais aussi Beris au milieu de ronces, menacée de déchirements, où démêler, désintriquer est difficile… une situation métaphore de l’auteure, captive de deux pays, de deux langues ou plus, captive des histoires, des drames, des souvenirs, il faudrait s’en désencombrer (« jeter ceci à la fosse ») comme le cauchemar du petit frère qui par son apparition permet de relier début du livre et sa fin, frère et sœur de nouveau convoqués, pas les mêmes mais qu’importe. 

Le nom de Beris Timber fait écho aux nombreux noms d’emprunt qu’un militaire franco-serbe a dû utiliser pour échapper aux poursuites du tribunal international, tour à tour condamné, puis acquitté… Alors en effet, il est bien question de « comme si », de « et si », « comme vous comme pour moi » ajoute Lou Raoul qui pour la première fois s’adresse à son lecteur(trice). Un mot de la fin qui laisse sur sa faim, qui encourage chacun à fouiller en soi les nombreux autres qu’il (elle) peut, qu’il(elle) sait également être. 

Second jardin est donc un livre qui encourage à en savoir plus sur l’humain, ses meilleurs et ses pires, ailleurs ou ici, là-bas ou tout près. Notre esprit est capable de souplesse, capable de ces grands écarts. Et si l’on y gagnait une forme de santé. Ou bien si la lucidité, en était la récompense ? … certes blessure (la plus rapprochée du soleil disait René Char). À vous de voir, à vous de lire, à vous de vous laisser désorienter entre France et Croatie, pour mieux comprendre qui vous êtes !

Présentation de l’auteur

Lou Raoul

Lou Raoul vit en Bretagne où elle est née en 1964. Depuis 2008, elle publie dans diverses revues (Verso, Décharge, N4728, Liqueur 44…). Outre les cinq recueils publiés aux éditions, sont parus Sven (éditions Gros Textes) et Else comme absentée (éditions Henry), tous deux en 2011, ainsi que Exsangue (pré#carré éditeur, 2012) et, en 2014, Kim m’apprivoise aux éditions Approches. Son travail d’écriture, qui oscille entre prose narrative et poésie, se retrouve dans les chantiers qu’elle mène en spectacle vivant et en arts plastiques. Son dernier livre, Most, a été publié par les éditions La Dragonne en juillet 2016

Bibliographie

  • Otok, Éditions Isabelle Sauvage, 2017.
  • Most, Éditions La Dragonne, 2016.
  • Kim m’apprivoise, Approches Éditions, 2015.
  • Traverses, Éditions Isabelle Sauvage, 2014.
  • Exsangue, Éditions Pré # Carré, 2012.
  • Else avec elle, Éditions Isabelle Sauvage, 2012. (prix PoésYvelines 2013)
  • Else comme absentée, Éditions Henry, 2011.
  • Les jours où Else, Éditions Isabelle Sauvage, 2011.
  • Sven, Éditions Gros Textes, 2011.
  • Ouvert l’album, 2011.
  • Roche Jagu / Roc’h Ugu, Éditions Encres Vives, 2010.

Poèmes choisis

Autres lectures

Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt)

Ne pas s’y laisser prendre : il n’est pas question que de jardin(s) dans ce livre. Lou Raoul on le sait, aime, par le biais de personnages, interroger les identités, donc pose la question [...]

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