La grâce éparse ou le poète Aragon

« À peine un feu s’éteint qu’un feu s’embrase »

Louis Aragon[1]

C’est du poète Aragon que je tiens à parler, et d’abord du premier Aragon. De celui qui publie Feu de joie, en 1920, un recueil initial qui passa presque inaperçu, à celui qui par antiphrase et dérision écrit et publie La Grande gaîté, avant d’ouvrir sa deuxième période avec Le Crève-cœur et de retrouver une autre gaîté, amère quoique véritable en dépit des noires circonstances de la Deuxième Guerre mondiale. La période s’étend donc de 1920 à 1940. Il est bien, avec des traits constants que je dirais de nature, deux poètes distincts, les exégètes le marquent de manière souvent implicite. Par ailleurs, ce qui pour l’instant m’empêche d’entrer dans la poésie du second Aragon (peut-être du troisième, etc., et il faudrait pour ce faire rechercher sa poésie, ou le poétique aragonien, partout dans l’œuvre, y compris dans la prose et les romans) c’est, confrontée à la brièveté d’un article, l’immensité océanique de l’œuvre elle-même qui, à cet égard, pourrait s’apparenter à celle de Hugo.

Qui plus est, je n’ai rien d’un critique littéraire et n’y prétends pas. Rien ne me conduit que le désir d’admirer et de trouver quelques raisons à mon admiration. Il n’en manque pas avec Aragon. Cependant, avant de me livrer à mon exercice de prédilection, allons à ce qui a gêné, à ce qui gêne encore, à ce qui, un temps, diminua « l’émerveillement » d’un André Gide [2] par exemple… Il ne faut rien vouloir ignorer.

« Je n’irai pas cracher sur sa tombe. », annonce Jean Pérol. Moi non plus. Et Jean Pérol d’ajouter : « …m’importent seuls les vers de ses poèmes à fissurer le cristal de l’âme, à fissurer l’éternité. M’importent seuls ces mercis d’amour que lui envoie la langue française.[3] » J’applaudis, mais la restriction m’interroge. Non, ces mercis d’amour ne peuvent « seuls » m’importer. Nous le savons, Aragon n’est pas à sa place dans le paysage de notre littérature, trop de controverses, de sous-entendus, de dits et de non-dits, de mensonges, de vérités et demi-vérités, de haines ouvertes ou cachées, empêchent qu’on lise le poète notamment, mais aussi le romancier, sans qu’une interrogation ici, un doute là, un désaccord ailleurs suspende la pensée. J’ai voulu en avoir le cœur net, et pour ce faire suis entré dans sa poésie par la porte la plus ouverte, non celle des automaticités poétiques et des décalcomanies des temps du surréalisme, mais par celle, concomitante, de l’adhésion aux thèses du communisme, de l’affiliation au Parti (en 1927) et du désir jamais démenti chez Aragon de se lier, en tant qu’homme et poète, à la défense des intérêts si malmenés des classes populaires, et surtout d’ancrer sa poésie dans le monde réel, dans le camp de la justice et du « progrès » social. Quels qu’aient été les enthousiasmes, illusions, succès et échecs ultérieurs de cette voie de combat, il est à noter qu’Aragon, en dépit des critiques et anathèmes, n’a jamais joué sa fidélité à ce choix décisif contre quelque intérêt personnel. Il s’est furieusement défendu, souvent, et il s’est aussi désespéré de n’être pas compris dans ce choix définitoire. La fidélité est l’une des marques de l’homme et du poète, et aussi son honneur. Sa conduite durant la Deuxième Guerre mondiale est irréprochable et fidèle : pas d’exil confortable ou inconfortable sur les rives de l’Hudson ou dans les bras de la Métro-Goldwin-Mayer… Ce trait de tempérament et de personnalité suscitera toujours le respect. Il suscita pourtant les sarcasmes des exilés volontaires et anciens amis, Breton et Péret notamment.

C’est pourquoi je croirai respecter encore Aragon en le lisant dans son entière dimension poétique, dont il ne nous a rien dissimulé par ailleurs des moments les plus contestables[4]. Allons autant qu’il nous est possible au fond des choses, quoique sans nous appesantir outre mesure.

Ainsi, le recueil Persécuté persécuteur (1931)[5], dans Front rouge notamment, en contrepoint d’un éloge unidimensionnel de l’U.R.S.S. lié à une condamnation à mort sans appel de la répugnante bourgeoisie, condamnation ironique et parodique sans doute, mais à mort, comporte-t-il des vers qui ne sont que des slogans – « Mettez votre talon sur ces vipères qui se réveillent / Secouez ces maisons […] / Qu’il est doux qu’il est doux le gémissement qui sort des ruines » –, et, de la même eau sale, l’éloge du meurtre politiquement justifié : – « L’éclat des fusillades ajoute au paysage une gaîté jusqu’alors inconnue / Ce sont des ingénieurs  des médecins qu’on exécute […] / À vous Jeunesses communistes / balayez les débris humains où s’attarde / l’araignée incantatoire du signe de croix […] Dressez-vous contre vos mères… ». Dieu sait si j’exècre certaine bourgeoisie, son égoïsme, sa cupidité, la connaissant assez d’en être issu, et Dieu sait si peu me chaut Dieu et non moins sa ridicule et si souvent malfaisante Église, mais tout de même, ce dont Aragon, même jeune encore, même souhaitant donner des gages, même animé par l’élan ébloui du néophyte, eût dû avoir l’intuition, la prémonition, c’est bien ce que, de Moscou à Phnom-Penh, nous révélèrent les années qui suivirent. Certes, je ne fais que deviner l’énorme pression que le P.C.F. pouvait exercer sur les esprits, mais encore une fois, le poète quel qu’il soit, quelle que soit la conviction qui l’emporte, peut-il donner dans cette faiblesse de l’esprit qui ne conduit qu’à changer de religion et à s’affilier à la mort[6]… Et tout cela pour que Front rouge, à la fin, sombre dans les ridicules de la propagande, dans des images d’Épinal aux couleurs soviétiques : « Le mai socialiste est annoncé par mille hirondelles / Dans les champs une grande lutte est ouverte […] Les coquelicots sont devenus des drapeaux rouges et des monstres nouveaux mâchonnent les épis ». Les moyens se justifiant par la fin n’ont jamais été de ma philosophie : « En marche soldats de Boudienny / Vous êtes la conscience en marche du Prolétariat / Vous savez en portant la mort à quelle vie admirable vous faites une route… » Non, décidément, je ne puis ! Mon cœur se soulève, Louis ! Ton cœur est bien faible, mon ami…, m’aurait-il, à l’époque, rétorqué. Et toi, ton esprit ? lui aurais-je demandé.

Ferai-je un pas de plus sur la pente où nous descendons ? Oui, un seul. Il est d’autres « beautés » de ce style. Même les kangourous surréalistes boxent mal dans cette confuse nécessité : – « …des lèvres artificielles d’une chanteuse pour la première fois a pris son vol comme un canard le kangourou langoureux de cette mélodie… » (in Je ne sais pas jouer au golf) ;  et il est d’autres horreurs[7] (de celles que le poète reniera et dont Maurice Thorez lui-même lui fera grief), entre autres cette allusion qui figure dans Vains regrets d’un temps disparu (in Hourra l’Oural) nous rappelant le massacre d’Ekaterinbourg, le sous-sol de la Maison Ipatiev : « C’est là qu’ils ont fait dans une cave / fait un cadavre avec un tzar / et la tzarine et ses petits… » Cela ne « passe » pas en dépit qu’il n’y ait mention que d’un cadavre unique, celui d’un empire. Comme avec Louis XVI on mit au panier le cadavre de la royauté. Voilà, rien de tout cela, et surtout pas les « petits », n’entre dans ma conscience admirative. Mais parce qu’Aragon n’a pas dissimulé, parce qu’il est au fond d’une nature plus profonde et élevée (certaines images rabaissent l’humain, ne croyez-vous pas ?), parce que de la disgrâce peut naître l’irrésistible grâce et que plus tard le poète confessera que l’ «On ne fait pas un poème avec / De la boue[8] », eh bien, relevons, plus loin, ces émergences allitératives se résolvant en visions de beauté jusque dans l’exécration anti-coloniale, telles ces : «Palmes pâles matins sur les Îles Heureuses / palmes pâles paumes des femmes de couleur / Palmes huiles qui calmiez les mers…»[9], ou cette simple image, peut-être prémonitoire : « Je traîne à mes pas le manteau fantomatique des arrière-pensées »[10]. Relevons encore cette déchirure d’un ciel d’orage, rayons nés de l’ultraviolence de la juste colère, crevant les nuées de leur arc-en-ciel révolutionnaire dans « Prélude au temps des cerises » où l’on voit et entend les fusées s’éjectant des rampes de lancement de la Terreur et même d’une sorte d’hymne au Guépéou – « J’appelle la Terreur du fond de mes poumons… »,[11] –, fusées tirées contre ce monde bourgeois à vomir de l’avant-guerre et son inconsciente bonne conscience : « Mesdames et Messieurs La valse / a trois temps / l’argent l’oubli l’art / le triple menton / l’art l’argent l’oubli… » « Vos tableaux vivants soulèvent le cœur / par leur bêtise atroce et la bassesse incroyable de vos désirs / Ta gueule ô Lakmé / Vous êtes la honte des miroirs »[12]. Cela est de l’ordre des grâces terribles, et il ne faudra pas creuser longtemps  – cherchez donc ! – pour en dénicher d’autres dans Hourra l’Oural, entre quelque éloge de Staline et l’exaltation des prouesses stakhanovistes prolétariennes… Certes, Aragon s’ennuya-t-il à ce point dans cette fête du muscle travailleur ? Y crut-il, ou y perdit-il jusqu’à cette ironie qu’il mania ailleurs comme rapière mortelle ? Je ne sais, je suis d’un autre temps égaré dans de si étranges vulgarités que je le vomis chaque soir et chaque matin. D’Aragon, ses exégètes ne savent pas tout, ni moi non plus. Mais ces octosyllabes en distiques, avec leurs Démons et leur Dame Démence, n’ouvrent-ils pas le passage à un génie tout autre ? Ne trouvent-ils pas l’air dans un autre air, fût-il ancien, pareil à une chanson, et pour cela quelque peu suspect… je veux dire à l’époque, et même à toute époque…  :

L’orchestre reprend la romance
qui grisait le monde aboli
Dans mes bras Madame Ô Démence
Démon que vous êtes joli
Au cœur même de la cadence
Qu’est-ce qui bat comme un tambour
C’est cependant la même danse
mais ce n’est plus le même amour [13]

Le génie ne peut se dissimuler sous aucune sorte d’oripeau. Il éclate, et déjà sur tant de pages… Venons-y. C’est, dans Feu de joie, la rimbaldienne ouverture souvent relevée : « Rues, campagnes, où courais-je ? Les glaces me chassaient vers d’autres mares. / Les boulevards verts ! Jadis, j’admirais sans baisser les paupières, mais le soleil n’est plus un hortensia. » (O.P.C., I, p. 4.) Déjà, selon moi, dans ce « soleil », qui est fleur des jardins née au pays du soleil levant et ici ne l’est plus, s’éveille, discret, l’art de la « déviation » aragonienne,  bifurcation douce, brutale, inattendue, comme si les routes du poétique ne pouvaient mener aux ports attendus. Comme si, au jour, surgissaient d’emblée les questions : « Le jour me pénètre. Que me veulent les miroirs blancs et ces femmes croisées ? Mensonge ou jeu ? Mon sang n’a pas cette couleur. » Rimbaud, oui, mais aussi Apollinaire, Baudelaire parfois, ailleurs Villon, Saint-Amant (moins aperçu, celui de La Crevaille… etc.), Chénier, d’autres encore… affleurent et sont en quelque sorte « cités » par Aragon, jalons de son admiration des classiques, appuis de mémoire, aliments, routes à suivre, à poursuivre autrement. L’errance perpétuelle (il en imagina le « mouvement », je crois !) est son signe : errance non seulement topographique, mais liée aux sources et aux souffles intérieurs qu’il dévie, détourne sans cesse : « Dans l’État de Michigan / justement quatre-vingt-trois jours / après la mort de quelqu’un / trois joyeux garçons de velours / dansèrent entre eux un quadrille / avec le défunt… »… « À l’Hôtel de l’Univers et de l’Aveyron / le Métropolitain passe par la fenêtre / La fille aux-yeux-de-sol m’y rejoindra peut-être/ Mon cœur / que lui dirons-nous quand nous la verrons »(O.P.C., I, p. 5.) Le cœur, chez Aragon, est la basse continue, la porte à franchir vers les débordements illimités. Non pour des sentimentalités, mais pour des émotions qui vont de l’effleurement lumineux aux creusements profonds. Aragon, nous l’éprouvons dès ses premiers poèmes, ne s’interdira rien dans le domaine de « sa » liberté d’être au monde, ou, si l’on veut, il nous dira tout ce qu’il pourra en dire, y compris, formule frappante et vraie, claire et mystérieuse, que « Le jour est gorge-de-pigeon ». Il va, non sans une fière assurance, sur tous les chemins qui se présentent à lui[14] : « Plus léger que l’argent de l’air où je me love / Je file au ras des rets et m’évade du rêve //  La Nature se plie et sait ce que je vaux ». (O.P.C., I, p. 9.) Il ne s’agit pas ici de construire par artifice un poème dans le poème, ou le poème du poème – risque d’un article –, mais de dire cette élégance très singulière qui frappe l’œil et l’oreille aux vers (comme aux proses) d’Aragon. André Gide, nous l’avons dit, en fut « enchanté ». Il n’est question que de cet enchantement. Fraîcheur des kaléidoscopies, sauts d’images et de sens, naturelles discontinuités d’une poésie joyeuse, effervescente, avec, prête à sourdre ou jaillir, l’insolente volonté de contester de ce qui est, la volonté d’embraser les choses (le titre de ce premier recueil en fait foi) : « Que la vie est étroite / Tout de même j’en ai assez / Sortira-t-on / Je suis à bout / Casser cet univers sur le genou ployé / Bois sec dont on ferait des flammes singulières ». (O.P.C., I, p. 19.)

Je ne m’arrêterai pas à ces textes « épars » qu’Aragon produisit entre 1917 et 1922 (O.P.C., I, pp. 31-78.). Ils apportent peu d’audaces personnelles, livrés qu’ils sont à l’aléatoire d’éphémères expérimentations dadaïstes. Ils précèdent le long passage du poète sur le territoire surréaliste. On saisit bien cela dans les pages de Une vague de rêves (publiées en 1924 et précédant de peu le premier Manifeste de Breton), pages qui reflètent les déchirements internes du mouvement, les débats sur les places distinctes, voire opposées, qui doivent être celles de la poésie et de la littérature selon Breton, pour qui il y va de l’honneur personnel, de celui du mouvement et de sa cohérence. Aragon s’y montre spécialement déchiré qui commençait alors simultanément la rédaction d’un roman – La Défense de l’infini – et celle de la prose multiple du Paysan de Paris. Or le mouvement condamne le roman. Aragon résistera. Reprenons cet avis de Marie-Thérèse Eychart : « Ce qui n’est pour Breton qu’une confusion des genres devient pour Aragon une méthode de travail embrassant tous les possibles et échappant par un mouvement dialectique qui lui est cher aux contradictions stérilisantes. » (O.P.C., I, p. 1220.) Reconnaissons donc la nature proprement aragonienne dans cette échappée vers l’extension, les syncrétismes, plutôt que vers la réduction des possibles, et aussi ses choix à venir, ce goût des vertiges, des chutes irrémédiables qu’il évoque dans l’image de Phaéton… tout cela saisi parmi ses formulations libres et belles : « … je saisis en moi l’occasionnel, je saisis tout à coup comment je me dépasse : l’occasionnel c’est moi, et cette proposition formée je ris à la mémoire de toute l’activité humaine. » « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini. ». (O.P.C., I, pp. 83 et 97.)

Le recueil Le Mouvement perpétuel, publié en 1926, nous propose le surréalisme à l’essai (je veux dire ne pouvoir me convaincre ici d’un sérieux profond et définitif) dans le laboratoire d’Aragon. (O.P.C., I, pp. 100 à 142.) On s’y plaira à des images souhaitées surprenantes et tirant peu à conséquence : « Sacrifions les bœufs sur les arbres / Les corps des femmes dans les champs / Sont de jolis pommiers touchants… » On s’y amusera de manière plutôt convenue : « Mercredi me fait un signe de croix / Mercredi menteur veux-tu que je croie… » Et dans la section Les Destinées de la poésie je cueille quelque tendre et trompeuse Villanelle  - « Au bord des fontaines // Sous les clairs ormeaux… » -, repos du guerrier, étape aux rivages du classicisme que le poète ne répudiera jamais, ou encore, d’une même eau, sans façons, cette éclatante respiration dans les paysages de quelque mythologie, Atalante ou la Dame à la Licorne feraient l’affaire, ou mieux encore le regard d’Ulysse s’ouvrant sur Nausicaa :

« Elle s’arrête au bord des ruisseaux. Elle chante / Elle court / Elle pousse un long cri vers le ciel / Sa robe est ouverte sur le paradis / Elle est tout à fait charmante / Elle agite un feuillard au-dessus des vaguelettes / Elle passe avec lenteur sa main blanche sur son front pur / Entre ses pieds fuient les belettes / Dans son chapeau s’assied l’azur ». (O.P.C., I, p. 133.)

Excusez du peu ! Exercices ? Pauses ? Qu’importe, Aragon s’essaye à tout et nous offre les parfums du charme et de grâces éparses bien que profuses, traces déjà visibles d’un génie poétique qui ne demande qu’à s’échapper de toutes les bouteilles imaginables. Cette « perte du sens », en marge du Mouvement perpétuel, n’en témoigne-t-elle pas aussi, qui pourtant ne satisfaisait pas Aragon :

« Défis à l’amour dans des maisons de fil de fer / Nous aimons les filles de sel / Lents baisers des démons couleur de la mer / Oiseaux-femmes beaux oiseaux déments / La valence la voulez-vous la valence / C’est le désir qu’il est léger dans la balance… ». (O.P.C., I, p. 141.)

Le Paysan de Paris (1926) est à lui seul tout un monde poétique et spéculatif, un chef-d’œuvre reconnu et célébré, dont nous devrions traiter simultanément avec d’autres livres plus anciens – avec quelque Télémaque, voire quelques déambulations parisiennes de Restif, et, dans tous les cas, la Nadja d’André Breton. Nous ne pouvons à l’évidence nous y lancer dans ce cadre limité[15]. Selon la vision de Daniel Bougnoux, « La poésie surgit ici du concassage des formes, qui répriment l’essor ou le développement du roman… […] La poésie ne relève pas d’une forme métrique (qui fige le genre), mais d’une forme de vie… » (O.P.C., I, p. 1254.) : inversons le regard, et sans doute nous pourrons juger que dans Le Paysan s’articule de flagrante façon le romanesque sur le poétique ou le poétique sur le romanesque avec, pour ressort décisif, pour socle constant de tout écrit d’Aragon, la vie, sa vie, intérieur-extérieur, extérieur-intérieur en perpétuelle osmose.

Il pourrait sembler regrettable de clore ces quelques lignes par un regard trop rapide sur les poèmes de La Grande Gaîté, écrits en 1927 et 1928, publiés une seule fois en 1929. Le recueil – qui n’a pas vraiment bonne presse – croise l’histoire difficile du surréalisme, celle très complexe des relations entre le communisme français et le mouvement, sans oublier le grand virage que va prendre l’existence d’Aragon sur tous ces plans, y compris celui du franchissement décisif des amours de Nancy Cunard à celles d’Elsa Triolet. Or, nous verrons qu’en l’occurrence il n’est rien à regretter nulle part. La Grande Gaîté (O.P.C., I, pp. 401-451), certes, est un livre méconnu ; c’est un Aragon déchiré qui l’écrivit, pire encore, un Aragon désabusé, voire « mutilé de toute élégance, de la virtuosité, de l’aisance qui le caractérisent généralement », selon Olivier Barbarant. (O.P.C., I, p. 1335). Un Aragon qui sans aucun doute se trouve pour un temps déstabilisé en raison des insatisfactions engendrées par ses relations avec le groupe surréaliste, les limites qu’il perçoit très bien de la recherche poétique menée par le groupe, les inquiétudes de son entrée en politique jointes à celles de ses évolutions amoureuses… Heures difficiles auxquelles il répond soudain par une sorte de rage destructrice de l’instrument poétique classique comme du sien propre, une autre mise à mort en somme. Le recueil n’a rien d’accueillant à dire vrai, sa poésie bouchère découpée au feuillard, décapée jusqu’à l’os, faisant irrésistiblement penser à la table rase sur laquelle peut-être on reconstruira, ouvrira d’autres horizons, d’autres musiques, d’autres rythmes, avec ceux d’abord que lui inspirera le militantisme. N’oublions pas que parallèlement Aragon travaille à son œuvre romanesque contestée par Breton au point qu’il en détruira la presque totalité des prémices (affaire de La Défense de l’infini). Une berceuse scatologique est la quatrième pièce de La Grande Gaîté, avec, un peu plus loin, une nasarde à soi-même en « ancien combattant » du Mouvement Dada, une pensée au « sale con » que l’on pourrait être, et bien des thèmes à l’avenant qui nous disent que le fond de l’impasse est atteint avec un écœurement mêlé du désir de trouver d’autres voies, de partir ailleurs. L’envie de poursuivre la lecture aura dû quitter bien des lecteurs. On les comprend. Cependant, ultimes grâces en décomposition ou affleurements malgré tout de nouvelles promesses, je les cherche encore ces grâces, et les trouve au-delà ou hors de la substance même du recueil. Ce qui ne se conçoit que difficilement peut-il s’énoncer de claire façon ? C’est, ici, l’ironie anti-valéryenne d’un portrait dérisoire, la griffe rapide et blessante du chat : « […] Pour l’apéritif lu La Jeune Parque […] Je suis M. Faralicq le commissaire bien connu », et là, un « Tango folie » qui ne manque pas de l’instinct des fatales oppositions : « Toutes toutes toutes / S’il en reste encore / Toutes toutes toutes / Je n’ai pourtant rien compris à ce qu’elles nommaient l’amour ». Dans le sentiment d’humiliation masculine extrême de « Tel que », je lis, grâce encore, mais essentielle chez Aragon, celle du dire intègre : « Quand je vois des femmes comme ça […] Ce n’est pas leur faute mais / La mienne / Je ne me sens pas un homme / Je me sens / Un pauvre déchet pas très propre… »,  etc. Les cinq vers de « Poids » sonnent à mon oreille comme du plus fantaisiste Desnos, et telle « Fillette », hors sa crudité, a des nuances valéryennes : « Je voudrais lécher ton masque ô statue / Saphir blanc / […] Ô sacré nom de Dieu de rouge aux lèvres / Murmure / Exquise enfant bleu pâle… ». Raclant l’abject dans « Angélus », Aragon détecte d’étranges beautés qui ne sont qu’à lui et à Paris : « La boue avec ses vieux tickets de métro […] La boue / Avec ses numéros d’autobus / Ses vieux débris ses déchets de l’instant … », cela allant à l’indicible, à l’affolement du discours avec ces « vieillards » qui pelotent et reluquent ce à quoi ils veulent prétendre encore : « Regardez dans leurs doigts les putains qu’ils manient / Leurs yeux comme des loteries / Leurs yeux immenses où sautent à la corde / Un cygne noir devenu fou / Il va chanter… ». Dans l’anti-chant sont enfouis des gemmes admirables. Qu’on les cherche, on les trouvera. Aragon l’enchanté-l’enchanteur ne peut se nier longtemps, fût-il plongé au plus loin dans les désaveux, côtoyant les « monstres négatifs » de sa « Lettre au commissaire ». Le verbe alors s’exaspère et renoue avec d’autres violences qui sont encore de ces grâces noires que l’on traque aussitôt : « Les gens voyez-vous ont un idéal / Mourir dans leur lit Drôle d’avantage / Mourir tranquillement dans l’urine et le papier d’Arménie / Mourir comme un robinet dans un tiroir / Comme une crécelle dans la moutarde… ». Dérision du dérisoire, parfois au bord de l’anéantissement, de l’insensé  - Excès ! Côtoiement des frontières de l’audible ! -  tellement que se lèvent des beautés neuves, de celles qui affleurent et ouvrent au futur : « Les femmes soudain dans cette neige se levèrent… […] Puis dans la robe de la ville / Roulèrent leurs corps comme des larmes / Comme les diamants tombés d’un diadème… » (in Transfiguration de Paris).

N’oublions pas : – « Faites entrer l’infini ! » Un ordre qui ne pourra longtemps sonner dans le vide.

La Grande Gaîté, si elle n’offre pas une entrée facile dans son corps dur et sec, ne mérite pas les jugements le plus souvent négatifs qui lui ont été réservés, ni la méconnaissance relative qui l’entoure. C’est un recueil qui ouvre plus qu’il ne ferme, une étape. Aragon chante encore après avoir voulu dé-chanter, et propose une poésie antiparticulaire au sens de la seule physique poétique qui me soit à portée, s’annihilant pour « libérer de l’énergie sous forme de photons ». Il faudrait aller ensuite à l’Aragon poète renouvelé, à celui qui poursuivit son voyage, ouvrit la prose au poétique, et l’inverse. Il faudrait pouvoir dire : à suivre.

texte paru dans la revue Faites entrer l’Infini, n° 54, décembre 2012disponible auprès de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 58 rue d'Hauteville, 75010 Paris, 14 euros.


[1] In En marge du roman inachevé, Petit morceau pour… (Aragon, Œuvres Poétiques Complètes, O.P.C., vol. II, p. 272, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.)

[2] « Aragon dont les premiers écrits nous émerveillèrent, dont les suivants et les avant-derniers nous plurent moins ou pas du tout, et même certains nous consternèrent… ». (A. Gide, avant de parler en bien du recueil Le Crève-cœur. Cité par Olivier Barbarant, op. cit. vol. I, p. 1435, note 1.)

[3] In Le siècle d’Aragon, Textes publiés sous l’égide du Conseil Général de la Seine-Saint-Denis, 1997, pp. 38-39.

[4] La récente édition de ses Œuvres Poétiques complètes, préfacée par Jean Ristat, dirigée et annotée par Olivier Barbarant, (Gallimard, Pléiade, 2 vol., 2007) démontre que le poète ne fut pas homme à dissimuler, en les écartant de la publication, des poèmes qu’il regretta explicitement d’avoir écrits, et dont il eut honte. Dans la langue de notre temps, cela s’appelle « assumer » et « s’assumer ». Ainsi, selon O. Barbarant, Aragon ne se pardonnait-il pas « ce ton de cruauté » de son recueil Persécuté persécuteur », de 1931 ; ce qu’il dira, certes tardivement, en termes presque identiques de certains passages de Hourra l’Oural. (Cf. O.P.C., vol. I, pp. 1368 et 1386.) On en trouve une preuve supplémentaire dans les commentaires sur ces recueils et sur d’autres de ses textes et articles, qu’Aragon a écrits en 1974 pour la première édition en 15 volumes, chez Messidor, de ce qu’il intitule alors son Œuvre poétique. (Ces commentaires n’ont pas été repris dans l’édition de la Pléiade.)

[5] À juste titre, François Eychart me rappelle ici que la facture poétique du recueil Persécuté persécuteur est presque entièrement issue de l’esthétique surréaliste d’Aragon alors que politiquement il est en train de quitter le surréalisme, la rupture publique intervenant quelques mois plus tard, au début de 1932. 

[6] Durant la guerre d’Espagne, Miguel de Unamuno, à Salamanque, dénonça la répugnante devise du général fasciste Millán Astray : « Vive la mort ! »  Comment la tolérer chez les anti-fascistes ?

[7] Ou de splendides niaiseries comme seule la foi, quelle qu’elle soit, sait en inspirer. Ainsi ces vers : « Vous ne souillerez pas les marches de la collectivisation / Vous mourrez au seuil brûlant de la dialectique ». In Persécuté persécuteur, O.P.C., vol. I, p. 500.

[8] Le Treizième apôtre, in Les Adieux, O.P.C., II, p. 1199.

[9] Mars à Vincennes, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 516.

[10] Lycanthropie contemporaine, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 525.

[11] Prélude au temps des cerises, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, pp. 534 à 538.

[12]  Ibid.

[13] In Hourra l’Oural, Le Capital volant, IV : Valse du Tcheliabtraktrostroï, O.P.C., I, p. 555.

[14] Quelque chose de quichottesque, sans doute…

[15] J’aurai encore laissé s’échapper des textes « automatiques » publiés entre 1920 et 1927 (O.P.C., I, pp. 303-374) qui démontrent que la trace surréaliste fut plus marquée chez Aragon que je n’ai pu l’imaginer ; et l’hommage que rendit Aragon à Lewis Carroll dans une « traduction » qu’en 1928 il fit de La Chasse au Snark, avec pour sous-titre Une agonie en huit crises. (O.P.C., I, pp. 375-397.) 

 

Présentation de l’auteur

Louis Aragon

Textes

Louis Aragon est un poète, romancier et journaliste français, né probablement le 3 octobre 1897 à Paris et mort le 24 décembre 1982 dans cette même ville. Avec André Breton, Tristan Tzara, Paul Éluard, Philippe Soupault, il fut l'un des animateurs du dadaïsme parisien et du surréalisme.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures




Le rôle de la documentation dans Les Communistes de Louis Aragon

Bernard Leuilliot remarque à propos de la documentation utilisée pour la rédaction des Communistes, dans le tome IV des Communistes : « Il s’entoura enfin d’une si vaste documentation qu’Elsa s’en épouvanta. On en retrouve la trace dans la bibliothèque d’Aragon, au Moulin de Saint-Arnoult-en-Yvelines ». Suit alors une liste qui va de Paul Allard pour son ouvrage, L’énigme de la Meuse, publié en 1941, jusqu’à Paul Reynaud pour un tome de ses Mémoires, La France a sauvé l’Europe, publié en 1947 1.

A cette documentation livresque, il faut ajouter la question qu’Aragon posa à Jean Roire : « Où étiez-vous et qu’avez-vous fait le 10 mai 1940 et ensuite ? » Bernard Leuilliot ajoute (p 1361) : « Jean Roire se souvenait  d’y avoir répondu au cours d’un entretien  avec Aragon, son voisin d’immeuble, rue de la Sourdière, à Paris ». Bernard Leuilliot commence son paragraphe, à la même page, par ces mots : « Aragon, en pleine rédaction de ce roman, posait à qui voulait l’entendre  la question »  qu’il posa à Jean Roire.

A quoi, il faut encore ajouter les nombreux voyages que fit Aragon en 1946, 1947 et 1950 dans le Nord de la France  et dans les Ardennes, en janvier 1951, « sur les lieux d’une débâcle qu’il n’avait pas connue directement, celle de la 9ème armée, un voyage de dix jours, enquêtant simultanément auprès des témoins de l’évènement  et aux archives départementales » (B Leuilliot, p 1361, tome IV d’Aragon, Œuvres romanesques complètes)  2.

Aragon, dans son troisième entretien avec Dominique Arban 3, note : «  Qu’en 1966 j’aie entrepris de remanier, pour la prose comme pour le contenu romanesque, ce long roman, ne signifie aucunement de ma part une condamnation de la première version, mais seulement le souci d’apporter à un livre qui joue sur les graves événements de l’histoire de 1939-1940 la lumière que je pouvais difficilement en avoir dix ans plus tôt… ».

Luis Aragon, Les Communistes, Première époque, Novembre 1939 - Mars 1940, La bibliothèque française, 1950.

Voilà qui dit clairement les choses : tant sur les raisons de ce remaniement (on aurait tort d’en chercher d’autres, par exemple un éventuel désaccord) que sur le rôle de l’enquête aussi bien à travers les livres que sur le terrain…

Les voyages d’Aragon de 1946, 1949 et 1950 dans le Nord.

Aragon est à Lille en avril 1946, il est à Lorette (près de Lens) en juillet 1949 et plus tard il est dans le bassin minier. A partir d’une lecture des Mémoires de Léon Delfosse qu’Aragon a sans doute rencontré (alors qu’il était à Lorette pour la journée) et en 1950 alors qu’il se documentait, entre autres,  pour la rédaction de Mai-Juin 1940, je me livre à une comparaison entre ces mémoires et ce qu’il a dû raconter à Aragon qui l’interrogeait alors pour écrire Les Communistes. On me pardonnera cette longue auto-citation mais elle est nécessaire pour bien comprendre comment travaillait Aragon : « Mieux, dans le détail, la comparaison  attentive entre le récit de Léon Delfosse (et je le répète, son texte des années 1983-1986 est à considérer comme la trace écrite du récit qu’il a dû faire à Aragon) montre comment Aragon distribue ce qu’il a recueilli d’un homme (le témoignage) sur ses personnages. Ainsi, à propos de Léon Delfosse, on relève trois utilisations du témoignage : Léon Delfosse devient, sous son propre nom, un personnage (certes secondaire, un figurant pourrait-on dire) du roman (Léon Delfosse dans le stade d’Hénin-Liétard), Léon Delfosse est le pilotis de ce mineur du 3 qu’Aragon décrit comme « un jeune coq  frisé, maigre de visage » et enfin  les informations qu’Aragon tire du témoignage de Delfosse sont attribuées à d’autres personnages du roman (à Gaspard Boquette, par exemple) ou à des points de vue narratifs anonymes ou collectifs (ce que voient les hommes de la colonne en marche  vers Hénin-Liétard…) 4.

Le voyage d’Aragon dans les Ardennes en janvier 1951.

Après avoir rappelé les éléments de la biographie d’Aragon et les débuts de la seconde guerre mondiale, je m’intéresse aux textes relatifs au périple que fit Aragon dans les Ardennes tant françaises que belges. On me pardonnera (bis) cette longue citation : « Le séjour d’Aragon dans les Ardennes en 1951 est donc intéressant à plus d’un titre. Il attire bien sûr l’attention sur un écrivain relativement oublié aujourd’hui, Jean Rogissart. Mais une étude minutieuse de ce séjour montre aussi combien  le recueil d’informations par Aragon sur le terrain, au plus près de la réalité qu’il décrit, influe sur la rédaction du roman, même lorsque celle-ci a déjà été étayée par des sources livresques. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple : c’est en lisant aux Archives départementales  des Ardennes  la relation d’un officier qu’il corrigea l’erreur faite dans le premier état du  manuscrit de la version originale des Communistes quant à l’absence de portes métalliques dans les fortins : « Dans les blocs, les fantassins  sont à leur merci (des attaquants allemands) : pas de volets métalliques, pas de portes arrière, ou s’il y en a, l’obligation de la laisser ouverte pour permettre aux gaz que dégage le tir des armes automatiques, et les assaillants tournent les blocs, les prennent à revers, lancent des grenades, à l’intérieur ou par les embrasures fermées avec des sacs de sable, facilement déplacés » 5.

Il est vrai qu’Aragon avait écrit : « Il n’y avait qu’une chose à quoi on n’avait pas pensé : que des éléments avaient pu s’infiltrer en arrière par une sente, et tandis que les quatre hommes surveillaient en avant par les fentes du blockhaus, un Allemand a jeté par une des embrasures arrière une grenade à l’intérieur de la maison forte. Tout a sauté, les hommes sont morts… » 6. Ah, cette obligation de laisser la porte ouverte !

Le remaniement…

On peut s’interroger, outre les raisons que donne Aragon, sur celles de ce remaniement. Il est évident que l’œuvre d’Aragon est en mouvement… Lui-même remarque : « … je considère Les Communistes sous leur forme dernière, comme le parachèvement du Monde réel » 7. Et ce n’est pas seulement parce qu’on retrouve dans Les Communistes certains des personnages du Monde réel de ses ouvrages précédents !

Faisons rapidement un sort à la critique littéraire. Aragon écrit : « Il me semble que la critique n’a pas regard avec le sérieux désirable l’aventure de ce roman récrit, laquelle ne répond, à ma connaissance, à aucun précédent » 8. Après être revenu au déroulement de la soirée de la Grange-aux-Belles (le 17 juin 1949), Aragon entre dans le vif du sujet en abordant les modalités de la récriture des Communistes : « Je me bornerai à dire quelques mots de certaines modifications qu’il supposait et qu’on peut classer sous trois chefs : le style, les personnages, l’esprit de responsabilité » 9.

Passons rapidement sur le style : la modification essentielle de cette Fin du monde réel consiste en le remplacement du passé par le présent défini (d’autres changements de temps vont avec ce remplacement, pour des questions de concordance). Cela crée un contraste entre passé et présent (qu’Aragon caractérise par ces mots : « Cécile quittée, Jean est ramené au petit écran, au train-train de l’imparfait », les souvenirs et l’actualité… A cela, l’auteur ajoute qu’il « allait falloir débarrasser la nouvelle version ce qui lui était désormais inutile, et me décidai à une série d’opérations chirurgicales» 10. Ce qui montre qu’Aragon a  pris la décision d’arrêter son roman à juin 1940… Par contre, l’esprit de responsabilité mérite plus d’explications (d’ailleurs, Aragon consacre à ce thème environ 4 pages ou 8, à peu de choses près, (réservées au réalisme car Aragon a bien l’idée d’écrire un roman réaliste) sur les 27 que compte La Fin du monde réel, soit un peu plus du tiers de l’édition de la Pléiade.  Je ne peux résister  à raconter l’histoire que narre Aragon dans Mai-Juin 1940, à savoir celle de Jean de Moncey et de Raoul Blanchard parlant de L’Histoire du Parti communiste (bolchevique) de l’URSS (dûe à Staline), Aragon se contentant d’ajouter à la version primitive ces termes : « C’est beau la confiance » 11. A quoi il faudrait ajouter l’affrontement verbal entre le communiste Prache et le socialiste Dansette (p 633), les interventions de Blanchard, etc… Ce ne sont pas les exemples qui manquent !

Notes

1.  Aragon, Les Communistes, tome IV de la collection La Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 2008, pp 1361-1362.

2. Lucien Wasselin, à lire dans Les Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet n° 9 (2007), pp 235-249, Aragon, Léon Delfosse et mai-juin 1940 (sous-titré Une contribution à l’archive des Communistes), dans la même revue n° 10, Aragon et Rogissart en janvier 1951, (2008), pp 134-145 (enrichi d’une carte montrant les localités visitées par Aragon tant dans les Ardennes françaises que belges) et dans le n° 59 de Faites Entrer L’Infini, la revue semestrielle de la Société des Amis de Louis Aragon & Elsa Triolet, La Maison forte, un prétexte romanesque, (juin 2015), pp 24-29, les deux études précédentes. 

3. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur, Paris,1968, p 153.

4. Les Annales de la SALAET, n° 9, p 248.

5. Les Annales de la SALAET n° 10, pp 142-143.

6. Aragon, Les Communistes (version originale), éditions Stock,  Paris, 1998, p 740.

7. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur, Paris, 1968, p 154.

8. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur,  Paris, 1968, p 153.

9. Aragon, Les Communistes, tome IV de la collection La Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 2008, p 627.

10. Id, p 630.

11. Id, p 633.

Présentation de l’auteur

Louis Aragon

Textes

Louis Aragon est un poète, romancier et journaliste français, né probablement le 3 octobre 1897 à Paris et mort le 24 décembre 1982 dans cette même ville. Avec André Breton, Tristan Tzara, Paul Éluard, Philippe Soupault, il fut l'un des animateurs du dadaïsme parisien et du surréalisme.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures




Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout ne finit pas par des chansons

Oser solliciter en lecture  le recueil d’Aragon La grande Gaîté,  c’est se heurter à un mythe. Celui d’Aragon, ce monstre culturo-politique tantôt adulé, tantôt décrié ; tantôt accusé de tous les maux politico-artistiques,  tantôt réduit à son amour fulgurant pour Elsa.

Un auteur préfabriqué donc, déformé peut-être, transformé sans doute. Comment secouer tous les commentaires/éloges accrochés à l’auteur comme des tiques redoutables ? Comment lire une célébrité en toute innocence et  avec un minimum d’objectivité?

 Un défi de plus avec cette foutue « gaîté » (avec un accent circonflexe) qui est aussi – pour moi - une station de métro et un théâtre lyrique ! Qui est donc ce joyeux drille Aragon?  Dans ce recueil composite, il n’est ni l’Aragon compassé fabricant d’alexandrins, ni le suppôt d’idéologie. Non. Sa soi-disant « grande gaîté » lui vient d’ailleurs… Tentons de la cerner ou de la démantibuler. Avant toute ébauche de réflexion, l’auteur en personne nous sape l’herbe sous le pied critique en s’auto-jugeant…

Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout
ne finit pas par des chansons
, préface de

Marie-Thérèse Eychart, Poésie Gallimard

… En effet, il estime avoir carrément fait preuve de « violence blasphématoire » (1) ! Aye !  La lectrice a  l’impression d’assister à un règlement de compte d’Aragon contre lui-même.  Alors cette « gaîté » annoncée est-elle une vérité très vraie ou une antiphrase très provo ? On ne le contredira pas tout de suite, même s’il se vautre immédiatement avec une jouissance fanfaronne dans l’excrémentiel, le sexuel et l’obscène. Lance-t-il un défi désespéré à son propre désespoir ?

En ce recueil si scatologique, l’inspiration commence  nettement en dessous de la ceinture - et même très au-dessous - dans une ambiance pipi-caca  très classe maternelle. Commençons donc par le pire créatif ! Sa « berceuse » est d’abord un hymne au mot : « chie chie chie chie donc chie ». Par cette diarrhée verbale sans virgule, elle évoque la « voix » maternelle : « Petit enfant chie/Comme les  grands de la terre » (aussi bien le maréchal Pershing que l’écrivaine Lagerlöf) ». Au demeurant, l’éducation des sphincters de baby Loulou Aragon se partage entre diverses dames : «Pour me faire faire pipi/pisspiss disait ma nourrice (…) Pour me faire faire caca/Kakkak disait l’infirmière».  Malgré ces interventions féminines, le bambin s’estime « réfractaire » ! Quant à l’enfant, il se laisse aussi aller à un « petit suintement de pipi hors des langes ».

Ce popo-poète persévère et consacre jusqu’au lieu où les excréments s’évacuent.  Ainsi les toilettes sont tantôt des « cabinets d’aisance », tantôt des « chalets de nécessité ». Qui circule là, si ce n’est le «  flaireur de bidet » ou les « gens qui pètent » ?

Interview de Louis Aragon, 17 décembre 1958 (UEC de Lille).

Dans ce bas du corps si inspirant, git  en outre son instrument charnel à érection : tantôt exalté négativement en « lamentable quéquette », tantôt objet d’appropriation «  Ma zizi » (pour parler d’une amante), tantôt qualifié de « bite » de façon traditionnelle (en conversation plus qu’en poésie !). Au fil de sa vie, ce peau-poète distingue « ceux qui bandent » et ceux qui ne bandent pas » (dont lui). Certains ont même « une bouche ruisselante de foutre »,  Au demeurant, le marmot (lui ?) jugé  comme une «chiure abominable », se « branle » déjà l’œil dans le  vague. Ailleurs, les visiteurs  (dont un mystérieux fiancé et/ou « assassin »)  se « branlotent » devant une « vierge morte ». Lequel assassin est caricaturé - ni plus ni moins -  en « godemiché » de familles « appartenant à la bonne bourgeoisie » !  Comparaison qui est sans doute un vestige des amitiés ou rancœurs surréalistes !

Les activités possibles de ce bas ventre privilégié sont communément nommées « les choses du sexe ». Avec une certaine pudibonderie (affectée ?), l’auteur prétend : « Je m’attendais à tout/mais aucunement à ces mots-là ». Il n’empêche qu’il en fait quand même un poème, certes assez court ! De surcroît, parmi tout ce qu’un « garçon » (sans doute de bistrot)  ne refuse pas de servir se trouvent les cure-dents et les coups de torchon,  auxquels s’ajoute « Une capote anglaise/ C’est pour l’armée française » ! Encore un pied de nez assez bas placé !

Dans sa panoplie des êtres humains, se trouvent  des « cons », parfois qualifiés de «  sale con »,  voire de « con à moustache ». Ce dernier con spécifique bénéficie d’une description humoristique virile : « Il y aurait à dire des moustaches/ Qu’elles sont à l’honneur d’une nation qui n’en a pas d’autres/ Le superbe baldaquin comme il surmonte élégamment/ L’égout des lèvres et le petit fessier du menton ». Pas besoin d’insister pour qu’on imagine ce bourge là!

Sur le plan de la forme, Aragon a des audaces orthographiques, façon détournée de jouer avec le son et le sens. Il  modifie l’orthographe de l’adjectif : « hindigné ». A lire ce mot, on hausse le ton sur la première syllabe marquant l’attitude du prétentieux ou du con-bourge… empesé. Ailleurs il évoquera ma « pauche » (cad poche), faisant entendre à la lectrice un accent provincial ou british.

Interview d'Elsa Triolet et de Louis Aragon, le 28 octobre 1954 (UEC Lille)

 Il a des audaces grammaticales dans les répétitions d’un mot plutôt cru (ex : chie….). Voila qui suggère éventuellement la lente attente des fèces. Ailleurs la répétition du mot main - certes plus ordinaire - a une autre fonction possible : « La main qui dessine/ La main qui étreint » s’écrit en vers pentasyllabiques. Le décasyllabe qui suit fait tout simplement la somme des deux activités. (décliner, étreindre). L’interversion en hémistiche croise ensuite les deux actions manuelles, annonçant que ce qui « domine » ni plus ni moins ce texte est sa propriété intrinsèque : « Ma  main ». Bref,  il s’agit de la main du poète, la ou les siennes qu’il voit remuer dans la glace. Ce poème-miroir n’est certes pas génial, mais il a probablement distrait quelques minutes le poète aux abois amoureux.

 Aragon inscrit ensuite dans les mots le rythme du tango-folie : à deux temps,  mais avec trois redites : « toutes toutes toutes » ! Dans son  Art poétique esquissé (si toutefois c’est un art), il coupe carrément les mots en allant à la ligne : « C’est pour une raison/ Véritablement indigne/ D’être cou/ Chée par écrit ».  Une coupe grammaticale au tranchet… Cet « art » se fait moqueur en réponse à une question idiote posée par tous les imbéciles ou les admirateurs : Pourquoi allez-vous à la ligne ? Or l’annonce de cette question (de si  médiocre intérêt ?) est justement présentée en allant à la ligne : « Pourquoi de temps en temps je vais à/ la ligne » ! Reste à glisser une faute d’orthographe, dont on se demande si elle est volontaire dans sa Partie fine : « C’est mal foutu paraît-il/ En temps que poème ». Nul ne saura si c’est une coquille de l’éditeur ou si cela prouve justement par l’exemple que le poème est vraiment mal foutu. Bref, on  préfère Aragon quand il évoque « la clique des têtes à claques », en cette même partie si «  fine » qu’il advient un prodige : une femme très belle et très nue, etc. Ce qui n’a pas l’heur de lui déplaire.

Au terme de notre parcours en terre aragonesque, la grande gaieté n’est pas si « grande », ni si « gaîté » que cela. Elle ne semble pas purement ludique, mais relève plutôt d’une espèce de défouloir un tantinet agressif.  Aragon veut paraître pire qu’il n’est, se vautrer dans la fange poétique en l’exhibant.  Pour apaiser son colère ou son dépit ? Il n’est pas impossible - et c’est peut-être même sûr - que cet ensemble soit l’effet de sa mésaventure et de sa rupture avec la richissime Nancy Cunard. Lui, le ludion poète n’était pas à la hauteur des frais imposés par la fréquentation de cette femme éprise des bavardages des riches glandeurs et des aventuriers de par le grand monde. Pour tenir le coup financièrement, il vend son  tableau de Braque à Noll, malgré le mécénat persistant de J. Doucet. Il fera en outre une tentative de suicide.

Aragon  ne sait d’ailleurs pas où  ni quand il a écrit  ses propres textes (1927-1928). Sa volonté secrète de récapituler lieux et dates (sans y parvenir) témoigne plus d’une ébauche d’anamnèse que d’un remplissage d’agenda. Sait-il donc ce qu’il a écrit ou ce que l’inconscient a écrit pour lui ? Son Poème à crier dans les ruines  donne une clé de l’énigme : « Crachons tous deux/Sur ce que nous avons aimé ensemble ». Bref, sur l’amour et surtout la mémoire de l’amour. Oui, mais ce phtisique du sentiment se nomme Aragon et bégaie des « Aima c’est au passé/ Aima aima aima aima aima».  Des  toussotements  réitérés? Son amour défunt (ou en train de défaillir !) s’inscrit déjà en des yeux, une bouche (2) de femme.  Néanmoins son crachat de dépit ne peut s’empêcher d’être esthétique dans  Gobi 28 : « Plus rien  ne m’est cher pas même l’amour/Et quand je dis l’amour ce mot comme une mer/ Etoiles étoiles qu’êtes/ Vous/ Devenues/ Vous ne niez pas l’existence du vent/ Pourquoi s’interroger sur son existence à soi-même/ Et si je nie l’existence du vent ».  Ainsi ce Gobi symbolique du titre reste bien le fameux désert mongol, en cette année 1928 ! Qu’importe,  le poème emporte l’âme. Ouf !

Pour en finir, moquons-nous – bêtement, je l’accorde – de cette entrée subreptice et subjective des chiffres et dates en poésie. Aragon a alors 31 ans, comme il le signale dans le titre d’un autre poème 1897-1928 ! 1897 est sa date de naissance, inutile de le préciser. Occasion rêvée pour qu’il se mette sur son « trente-et-un » (3) pour …écrire ses poèmes de crise affective.  Il se fait narquois ou lucide : puisque les « petits cochons »  ne l’ont pas encore mangé, les « grands cochons » ultérieurs le mangeront. Ce que les ogresses-truies-lectrices n’hésiteront pas à faire.

Notes

(1)  Dans sa récapitulation Tout ne finit pas par des chansons.

(2)  Les yeux de l’aimée défaillante Nancy-Nane sont déjà des « étoiles », alors que ceux d’Elsa se mueront carrément en « soleils ». Chez Nancy, les dents occupaient, elles, la place du soleil ! Bref, les dames incitent ce poète à consulter les astres.

(3)  Autrement qu’il enfile de beaux vêtements poétiques.

 

Présentation de l’auteur

Louis Aragon

Textes

Louis Aragon est un poète, romancier et journaliste français, né probablement le 3 octobre 1897 à Paris et mort le 24 décembre 1982 dans cette même ville. Avec André Breton, Tristan Tzara, Paul Éluard, Philippe Soupault, il fut l'un des animateurs du dadaïsme parisien et du surréalisme.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures




Aragon, La Grande Gaieté, suivi de Tout ne finit pas par des chansons, Michel Dunand, Au fil du labyrinthe ensoleillé

Aragon, La Grande Gaieté, suivi de Tout ne finit pas par des chansons

La figure du poète Aragon, si sa place dans la littérature est bien établie, demeure complexe, multiple, parfois contestée, comme son œuvre qu’on pourrait dire variable et parsemée d’écrits inattendus. C’est que le lecteur, confronté à chacun d’eux,  s’y trouve dans un moment « de l’histoire d’une vie ».

Car, selon Aragon, tout poème est de circonstance, et sur cette affirmation, au demeurant évidente, l’on a passablement glosé. Or, si la circonstance est le déclencheur, ainsi que la teneur vitale, de l’affaire poétique, de la prise de parole qui devient le dire du poème, deux éléments en modifient la nature : d’une part le texte est écrits, de l’autre le langage pour l’écrire est hors-temps ; je m’explique : malgré des blancs de page en page, des silences, des interruptions apparentes, on peut considérer que « depuis l’humanité » le langage en ses déclinaisons et colorations en langues, continue, et qu’il a toujours continué. Nous naissons au sein d’une langue maternelle reçue. Simplement, un peu comme le monstre du Loch Ness dont les anneaux de loin en loin affleurant à la surface donnent l’impression qu’il est plusieurs, le dire du poète, à cause du vécu révélateur, dû à un tempérament excessif qui force le langage à émerger de loin en loin à la surface de la page, donne un sentiment de diversité et pluralité, bref d’une hétérogénéité circonstancielle. Une fois recueillis en livre cependant, la discontinuité des textes poétiques par la lecture imaginative reforme une unité, rend sa continuité logique, émotive et sentimentale, à un parcours dont les poèmes ne sont en quelque sorte que les bornes.

Louis Aragon, La Grande Gaieté, suivi
deTout ne finit pas par des chansons, 
Editions Gallimard, collection NRF Poésie.

C’est le cas de ce recueil d’Aragon dont le titre, d’une ironie déchirante, annonce la suite des poèmes qui sont la conséquence d’amours finissantes : il s’agit de la liaison passionnée, (exacerbée par l’intensité d’un premier amour, disons, « sérieux ») avec Nancy Cunard – héritière à la fortune incommensurable -, et de la façon dont cette liaison s’est délitée, du fait que l’amoureux surréaliste « avant-gardiste » s’est découvert des ressorts psychologiques d’humain ordinaire, c’est-à-dire jaloux de la manière de vivre, des relations d’une femme sans entraves, avec laquelle de toutes façon l’arrière-plan était la pratique (pour Aragon relativement théorique après les idylles fugaces de l’effervescence surréaliste) d’une libre sexualité. Cette évolution vers une jalousie lancinante et destructrice n’est pas en soi tellement neuve, certes. En revanche, le témoignage poétique des réactions d’Aragon à cette liaison qui peu à peu le mine et l’attire vers l’autodestruction, prend le tour d’un langage où la maîtrise fait jeu égal avec sa vérité.  Le faux-semblant ici est violemment banni. La réalité matérielle des choses s’y montre sans cesser d’être poème,  - « furie / qui dépasse le but et ne l’atteint pas » dit le poète, en un exact et remarquable paradoxe. Dans ses paroxysmes, tout est laminé, néantisé : le recueil est puissamment évocateur d’une expérience que la langue poétique d’Aragon lui a permis de chevaucher, jusqu’à peut-être constituer l’inconsciente soupape de sécurité qui l’aura finalement empêché de réussir « à quitter cette vie », en dépassant fortement la dose de toxique qui eût été mortelle (comme il l’indique dans le commentaire postérieur intitulé Tout ne finit pas par des chansons » )… Le bilan en est que l’on ressort de cette suite de poèmes, à l’humour grinçant et sous-tendus par une vitalité débordante, avec le superbe « Poème à crier dans les ruines », suivi du long et conclusif « Rien ne va plus », cependant que pour la poésie, on peut dire que « tout va toujours ». Le paradoxe est une fois encore que cette audace, à la fois verbalement crue et pourtant digne, cet emportement rageur dans la ruine et la dépression laisse le lecteur – moi-même en tout cas - sur une expérience qui ragaillardit : l’expérience revigorante d’une quasi-noyade sous-tendue par l’implicite perspective (pour nous lecteurs) qu’un coup de talon salvateur contre le fond ramène à la surface. Ce qui se réalisera avec le retour à l’oxygène que sera pour Louis la rencontre, quelques temps plus tard, de la fameuse Elsa, inspiratrice des célèbres poèmes d’amour que l’on sait. En somme après le temps de Nane-Lilith, fièvre et vaccin, viendra l’Ève-Elsa baume d’une vie - qui ne tournera pas pour autant à la relation d’amour sereine et sans nuages, l’un comme l’autre étant restés malgré tout partisans d’une sexualité ambiguë. (Mais ceci, comme on dit, sera une autre histoire.)

 

Michel Dunand, Au fil du labyrinthe ensoleillé

Avec ce mince recueil au très beau titre, on fait la rencontre d’un poète discret, pétri de songeries profondes, laconique et soucieux de l’essentiel. Une heureuse influence de la pensée du Zen, que l’on sent authentique et non effet de mode plus ou moins frelaté, imprègne le fil de ces pages, qui est manifestement d’Ariane, mais dans un labyrinthe de vie à ciel ouvert, « ouvert à tout, à tous ».

Dans ces courts textes poétique - parmi lesquels je souligne que tel ou tel d’entre eux fait apparaître Ramuz, romancier poétique de la terre valaisanne au style puissant, ou Joe Bousquet, l’un des plus grands poètes (peu connus) du XXème siècle – se laisse découvrir une richesse et une diversité qui veulent être ramifications vers un vivre en joie, non en une joie exubérante et irréfléchie, mais en une sorte de fin « état de joie » pareil à celui du moine oriental quand il travaille son jardin. C’est le côté terraqué de ces notations poétiques, entremêlant géographie, culture aussi bien orientale qu’occidentale, dans une sorte de sagesse du discours qui prend dans son champ la corrélation avec la peinture (Zao Wou Ki, Gauguin, notamment), les paysages de Chine, divers auteurs, diverses époques… Ce sont des traits fugaces, des allusions d’un mot, d’initié parfois (mais aujourd’hui l’Internet renseigne sur tout ! ), toujours chargés d’un arrière-plan éthique, mais qui ne cherche pas à s’imposer.

Michel Dunand, Au fil du labyrinthe ensoleillé, 
Jacques André Editeur, collection Poesie XXI.

Michel Dunand y cueille l’instant sans arrière-pensée mais dirais-je, avec une « arrière-réflexion » qui lui fait trier, conserver les seuls et rares mots suffisants pour ancrer l’instant tout en lançant des lignes vers des « ailleurs », tableaux, paysages, poèmes anciens, noms fameux qui sont un monde à eux seuls, lignes qui pour chacun hameçonneront la part de rêve « ensoleillé » qui lui correspond, approfondiront chez le lecteur réceptif sa conscience de l’Instant éternel, si l’on me pardonne cette expression un peu grandiloquente... J’ajouterai que l’ensemble du livre est dédié à la mémoire de Jean-Vincent Verdonnet, poète considérable du lien avec les choses et la nature, décédé en 2013, qui habite les courts textes d’une présence intensément amicale. Le recueil de Michel Dunand me touche aussi par cette fidélité à un proche ; et si le volume en soi paraît mince et léger, il est d’une densité de joie et de « sentiment de la vie » qui est une belle, et réconfortante, leçon ? - non, pas leçon : disons plutôt humble et juste plaidoyer pour la face ensoleillée, secrètement émerveillée, de l’existence, laquelle en notre temps est souvent en proie à l’ombre de gros nuages orageux…