Luca Ariano, Demeure de Mémoires (extraits inédits)
Voici une poésie que j’ai plaisir à traduire et à présenter parce que la nostalgie y est une force active : il ne s’agit pas en effet, dans l’univers poétique de Luca Ariano, de cette attitude passive de déploration d’un passé supposé meilleur, mais d'une infinie tendresse pour les souffrances passées, les misères tues, les violences cachées, que l’Histoire balaie, ne gardant que le souvenir des Grands Evénements, bons ou mauvais, négligeant la petite histoire des humbles qui pourtant la constitue.
Luca Ariano, depuis ses premiers recueils, rend leurs voix aux oubliés, ainsi que le titre son dernier ouvrage, La Memoria dei Senza nome – s'y meuvent tous ces anonymes dont il incarne la parole, pour lesquels il trace ces silhouettes de paysans, de citadins, d’ouvriers des rizières, de jeunesse déclassée aux vaines espérances, de filles violentées autant par le capitalisme que le patriarcat…
Ses souvenirs d’enfance teintés de mélancolie – odeurs, musiques, gestes du quotidien, fêtes de famille, lits défaits après l'amour – se mêlent à des bribes de souvenirs tels que nous en avons tous, qui nous traversent plus qu'ils ne nous appartiennent, et ainsi nous unissent – tel air de musique marquant une époque, qui parfois nous revient, un drame dont on a parlé à la télé, la trame d'événements liés aux lieux où l'on vit... tout le kaléidoscope de la mémoire où tout se mêle, images et mots, faisant écho à la douleur actuelle d’un monde impitoyable à l’humain.
Luca Ariano parle depuis un lieu précis, la région située près du Pô, les alentours de Milan, de Parme, de Bologne - mais il parle de temps lointains qui sans cesse irriguent le présent : la région qu'il évoque est marquée depuis l'antiquité par des invasions, des guerres de conquête, des luttes politiques .évoquées au fil des poèmes .où se devine une identité de résistance et d'accueil à l'autre - cet autre toujours présent dans un jeu mobile de pronoms qui empêche l'identification de devenir identitaire, créant un réseau de communication, comme un rhizome ... et je ne peux m'empêcher de penser que cette implantation des textes dans une zone rizicole a quelque chose de prédestiné - le riz dit "sauvage" est en effet un bon patronage pour cette poésie humaine, de culture, et de lutte.
introduction et traduction : Marilyne Bertoncini
Quelle mattine – a casa da scuola
con la febbre, profumavano di latte
e miele, di terra d’orto portata
in casa con le ciabatte.
Rumore di vapore e ferro da stiro
tra vecchi film senza colori
e poi biciclettate in campagna
con l’odore di animali prima della pioggia.
Ancora non le conoscevi le nuove stagioni,
il fumo delle ciminiere bucare l’aria
e rotoli d’asfalto lucidi di afa.
Teresa seduta su una panchina piange
per quel gioiello rubato, i suoi piccoli
segreti violati ma domani – a San Giorgio,
passeggiando per le bancarelle il sole
asciugherà gli occhi e tra le mani
il profumo di una rosa da regalare.
Per te quel giorno è sempre il rimbombo
di spari lontani dietro le colline
e il vecchio sul viale alla stessa ora,
ha il volto di Parri e claudicante
cerca un filo d’ombra dietro grandi occhiali.
Ces matins à la maison – pas d’école
avec la fièvre, ils sentaient le lait
et le miel, la terre du jardin rapportée
à la maison sous les pantoufles.
Bruit de vapeur et de fer
parmi les vieux films en noir et blanc
puis balades à vélo dans la campagne
avec l'odeur des animaux avant la pluie.
Tu ne connaissais pas encore les nouvelles saisons,
la fumée des cheminées qui perce l'air
et les rouleaux d'asphalte brillants de touffeur.
Teresa est assise sur un banc et pleure
pour son bijou volé, ses petits
secrets violés mais demain – à San Giorgio,
se promenant parmi les étals le soleil
séchera tes yeux et entre tes mains
le parfum d'une rose à offrir.
Pour toi, ce jour est toujours le grondement
de coups de feu lointains derrière les collines
et le vieux sur l'avenue au même moment,
a le visage de Pâris qui claudicant
cherche un fil d’ombre derrière ses grandes lunettes.
*
L’Ada, donna d’un altro secolo,
a quasi novant’anni è l’ultima arzdora
che ancora fa la pasta in casa.
Moglie d’un marito dal nome garibaldino
– antica tradizione romagnola,
emigrato per fare le scarpe prima della guerra;
se n’è andato una sera di geloni
con ancora il brodo fumante.
Ammira la vetrina di quel pasticcere
e ritorna bambina: babà, cannoli,
pastiera, sacher e sfogliatelle …
ma la glicemia va tenuta sotto controllo
tra scatole di pillole e ricette.
Il suo vicino pasteggiava a broccoli e carote,
pomodori – ben cotti, insalate, omega tre
e the verde: è sbiancato quando il dottore
gli ha dato pochi mesi per una leucemia fulminante.
Osservi quel sensuale passo di jeans
ma a guardarlo bene potrebbe essere tua figlia
e hai voglia ad aspettare quella telefonata
tra quei primi fiocchi d’un inverno rinsavito.
Ada, femme d'un autre siècle,
à presque quatre-vingt-dix ans, est la dernière arzdora*
qui fait encore les pâtes à la maison.
Épouse d'un mari au prénom garibaldien
– ancienne tradition romagnole,
émigré avant la guerre pour faire des chaussures;
il est parti un soir d’engelures
la soupe encore fumante.
Elle admire la vitrine de ce pâtissier
et redevient enfant : babà, cannoli,
pastiera, sacher et sfogliatella…
mais la glycémie doit être contrôlée
entre les piluliers et les ordonnances.
Son voisin mangeait brocoli et carottes,
tomates – bien cuites, salades, oméga trois
et thé vert : il s’est décomposé quand le médecin
lui a donné quelques mois pour leucémie fulminante.
Tu observes la sensualité de ces jeans qui passent
mais si tu regardes bien, ça pourrait être ta fille
et tu as envie d'attendre ce coup de fil
dans les premiers flocons d'un hiver renaissant.
*ménagère – dialecte romagnole
*
Certo che quando l'Emilio iniziò
a tradurre versioni dal latino e dal greco,
a memorizzarsi l'atlante storico
non immaginava certo di star lì a ciondolare
in attesa di una telefonata: si vedeva professore
in qualche Università a decifrare il mistero
della lingua etrusca, a scavare nel Peloponneso
alla ricerca di nuove civiltà.
S'è alzata la via Emilia e la tua casa affonda
nella polvere però val sempre la pena
di vedere cupole e torri struccarsi di rosso
per le luci della sera.
Alla prima ombra davanti al Tardini
quei vecchi se la contano
su come andrà quest'anno il nuovo Parma
e ogni domenica c'è qualche poltroncina vuota
per un colpo di tosse troppo forte.
Tu c'eri quando Don Leandro e Don Lorenzo
predicavano in un angolo, te li ricordi pregare
anche per te e non sai s'è rimasto almeno
un po' di marmo s'un muro per Fausto e Iaio.
Quest'anno non hai visto le risaie gonfiarsi
e stai ancora cercando nell'orto le tue farfalle,
le conti e le riconti ma i colori non tornano.
Evidemment, quand Emilio a commencé
à traduire du latin et du grec,
à mémoriser l'atlas historique
il n'imaginait sûrement pas qu'il traînerait là
en attente d'un coup de fil : il se voyait professeur
dans une université pour déchiffrer le mystère
de la langue étrusque, fouiller dans le Péloponnèse
à la recherche de nouvelles civilisations.
La Via Emilia a monté et ta maison s’enfonce
dans la poussière mais ça vaut toujours la peine
de voir des dômes et des tours se maquiller de rouge
aux lumières du soir.
Dès la première ombre devant le stade Tardini
les vieux se racontent
comment se déroulera le nouveau Parme cette année
et chaque dimanche une nouvelle place vide
à cause d’une toux trop violente.
Tu y étais quand Don Leandro et Don Lorenzo
prêchaient dans un coin, tu les revois en train de prier
aussi pour toi et tu ne sais pas s'il y a au moins encore
un peu de marbre sur un mur pour Fausto et Iaio*.
Cette année tu n'as pas vu se gonfler les rizières
et tu cherches toujours tes papillons dans le jardin,
tu les comptes et recomptes mais les couleurs n’y sont pas.
* Le 18 mars 1978, deux jours après l'enlèvement d'Aldo Moro, deux garçons de dix-huit ans sont tués à Milan, à quelques mètres du centre social Leoncavallo. Il s'agit de Fausto Tinelli et Lorenzo « Iaio » Iannucci, assassinés par trois tueurs à huit coups de feu.
*
A marzo nel chiostro di San Giovanni
lì dove studiò fra Teofilo, quel giorno
c'era una strana luce e Pilàr non sapeva
che i passi sarebbero stati frettolosi
come un bacio inatteso lontano dall'ombra.
Accanto al parco si vedono le mura,
crollate dopo l'Unità, antiche orme di battaglie,
di eserciti all'assedio a depredare tesori.
Vanni, uno di quei ragazzi del Trentasei,
partito per lottare nel POUM, da settant'anni
racconta di quel compagno scrittore, quello là famoso
della Fattoria e sua nipote s'è stancata d'ascoltarlo
e fresca di tatuaggio sulla schiena con un low cost
vola verso le Baleari profumata di cocco.
La ragazzina sa come farsi desiderare,
come strappare una sera in spiaggia d'ombrelloni chiusi
e bassa marea, e Gianni – a farsi la stagione per pagarsi
l'inverno – già agli amici pavoneggerà il suo sapore.
Lorena ha imparato presto che il suo nudo profilo
allo specchio vale oro e quei seni sono un girotondo;
passano rapidi i treni merci di notte in un unico sobbalzo
sul cuscino ma domani il tuo letto sarà d'un caldo silenzio.
En mars dans le cloître de San Giovanni
Là où étudiait frère Teophile, ce jour-là
il y avait une lumière étrange et Pilàr ne savait pas
que tout aurait été si vite
comme un baiser inattendu sorti de l'ombre.
À côté du parc, on peut voir les murs,
effondrés après l'Unification, trace d’anciennes batailles,
d'armées assiégeantes pour piller des trésors.
Vanni, l’un de ces garçons de 36
partis combattre avec le POUM*, parle depuis 70 ans
de ce célèbre compagnon-écrivain, celui
de la Ferme**, et sa petite-fille fatiguée de l'écouter
avec un nouveau tatouage sur le dos en vol low-cost
part vers les Baléares au parfum de noix de coco.
La jeune femme sait comment se faire désirer,
comment arracher une soirée sur la plage aux parasols fermés
à marée basse, et Gianni – qui “fait la saison” pour se payer
l’hiver – se fera gloire de ce qu’elle était bonne.
Lorena a vite appris que son profil nue
dans le miroir, vaut de l'or et que ses seins sont un manège ;
les trains de marchandises passent vite la nuit une seule secousse
sur l'oreiller mais demain ton lit sera silencieusement chaud
*Parti ouvrier d'unification marxiste qui a combattu durant la guerre d’Espagne contre le franquisme
**(Animals Farm – George Orwell)