Marc-Henri Arfeux, L’homme Fil, entretien avec Christine Durif-Bruckert

Au rythme des poèmes de ce magnifique recueil, Marc-Henri Arfeux nous convie à une longue marche initiatique depuis la terre jusqu’au « ciel veiné d’étoiles ». Il s’agit d’une marche intime, qui trace les seuils, les élans et les chants d’une poésie méditative et qui sonde les intériorités de l’être.

Dans l’avant-propos de son recueil, il nous donne quelques éclairages afin que nous puissions l’accompagner et partager avec lui le cheminement d’un désir poétique qui murit depuis fort longtemps : « depuis ma jeunesse, le fil du sens poétique, sensible et spirituel n’a cessé à mon insu de guider et d’unir ma vie à l’énigme essentielle ».

 

Improvisation on three synthesizers : Virus TI, Minimoog Voyager Electric Blue and Little Phatty, by Marc-Henri Arfeux, 2009.

Marc-Henri, tu as écrit L’homme fil qui fut édité en juin 2023 chez Unicité, un très beau livre, d’une profonde densité et nécessité.
Dans ce recueil, l’homme déploie son fil sensible, poétique et spirituel d’une partie à l’autre, de « La terre te donne asile » à  « Jusqu’aux étoiles ». Dans l’un des poèmes (p 77), tu écris : « L’homme fil relie l’humus/Et le jardin lunaire/Beau souffle de pollen/Sur la main de l’envol./Bleu est le bleu du bleu.//Plus haut que tout rocher/Est le sentiment de l’âme ».
Pourrais-tu nous aider à approfondir le rythme et l’espace, en quelque sorte le paysage de ce recueil ?
Le rythme et l’espace en ce recueil sont un. Ils vont, comme les titres des deux parties du livre l’indiquent, de l’asile terrestre aux étoiles. La terre est en effet le lieu de notre naissance, de cette incarnation qui permet l’éclosion d’une conscience en ce monde. Elle nous accueille, le temps d’une ligne de vie. Mais simultanément, elle nous initie à l’inévitable finitude impliquée par ce séjour. Aussi l’asile est-il celui qu’elle offrira à notre corps lorsque nous viendrons à mourir. L’espace qu’explore L’homme fil est aussi ce socle essentiel, puisque notre substance se dépouillera alors de ses attributs organiques, redeviendra l’os primordial jeté dans l’océan élémentaire. Mais déjà, à ce stade du processus de métamorphose du vivant, c’est une autre direction d’espace qui se révèle, comme le suggèrent plusieurs poèmes de la première partie.
La traversée de la frontière organique est une floraison, une offrande d’encens nocturne et de santal inaugural, si bien que, par avance, le futur défunt doit suivre ce conseil : « Écoute la flûte mouillée du crépuscule/ Te rappeler que ta fraîcheur/ Devra monter de ta dépouille. » Dès lors, l’espace est déjà celui d’une remontée verticale que confirmera la seconde partie du livre : Jusqu’aux étoiles. Le rythme est ici scansion, à la fois de souffle, de chant, de psalmodie intérieure et de marche ascensionnelle comme on le découvre dans les derniers poèmes. L’espace du bleu peut alors apparaître pleinement, celui du ciel physique ouvrant à l’infini et servant de médium entre l’âme du voyageur et le bleu absolu des nuits, comme le bleu spirituel dans lequel il entre peu à peu. L’espace s’agrandit, s’allège et se déploie en pur élan au fur et à mesure que progresse le chemin des poèmes.

Marc-Henri Arfeux, L'Homme fil, éditions unicité, 2023, 90 pages, 13 €.

Tu pratiques le yoga depuis de longues années. Tu peux nous en parler ?  Et dans ce recueil tu abordes le yoga dans sa correspondance avec la poésie. Dans l’avant-propos tu écris « la réintégration yogique est inséparable d’une poétique en acte dont les formulations sont autant d’étapes jalonnant, comme des lampes, l’itinéraire d’un même voyage ». Pourrais-tu approfondir ce qui sous-tend cette inséparabilité ?
Le yoga est aujourd’hui l’objet d’un grand engouement en occident, souvent sur la base d’un malentendu. On lui accorde des vertus apaisantes qui permettraient de réparer les fonctions physiques et psychiques malmenées par la vie contemporaine afin de redonner aux individus l’énergie dont ils ont besoin dans la vie sociale. On voit aussi souvent en lui une forme d’activité de pure performance où la complexité des postures et leur enchaînement dynamique sont des moyens d’atteindre une forme d’excellence purement mécanique, non dépourvue de complaisance narcissique. Mais le véritable yoga n’est pas là : loin de l’esprit athlétique qu’on lui associe parfois, il se déploie dans une aventure intérieure, qu’on la vive de façon pleinement spirituelle, selon son essence, ou sur le seul plan d’une maturation existentielle et psychologique, ce qui est déjà beaucoup. L’un des fondateurs de l’Ashtanga moderne, (une forme justement dynamique de yoga, qui pourrait sembler à tort purement physique), Pattabhi Jois, dit que le véritable but de l’Ashtanga est de pouvoir rester une heure en pleine méditation dans une posture de Yin Yoga (forme de yoga postural au sol fondé sur le principe de la concentration dans des postures tenues dans la durée). Le fait est que le Yin est un yoga d’intériorité qui m’est particulièrement cher.
C’est dire ce qu’est l’axe majeur du yoga que chacun d’entre nous vit bien sûr à sa manière, selon le terreau culturel qui est le sien, pourvu que la conscience de cette floraison de l’âme par le corps et du corps par l’âme soit présente à l’esprit. En fait, les postures sont des instruments de prise de conscience, d’ouverture du souffle et de la présence, d’entrée en contact avec une dimension d’être plus vaste qui rend à l’individu sa place souvent perdue du fait de la clôture dans les étroites limites du moi, je ne dis rien là que de très banal du point de vue de cette discipline, mais ce sont pourtant des éléments essentiels. Là commence l’aventure de cette réintégration qui, dans mon cas, participe d’une quête intérieure et pas seulement d’une succession d’exercices plus ou moins profitables sur le plan physique et émotionnel. La poésie y trouve sa pleine nécessité car elle vient souligner, formuler, imager de symboles tout ce cheminement en chacune de ses étapes. « L’homme fil » est ainsi un être relié dont l’existence même est le fil qui l’unit à plus grand que lui, à commencer par le monde et même, selon la belle réponse du mystique indien Swami Ramdas à un policier qui lui demandait où il habitait : « Tout l’univers ! » En ce qui me concerne, la poésie a presque aussitôt commencé d’accompagner la pratique comme un chant, permettant de rassembler dans la luminosité du verbe l’essence de cette expérience à chacune de ses étapes. Elle est attestation, approfondissement réciproque de ce qui a lieu dans la pratique, l’une des dimensions de cette aventure globale, et de ce point de vue, elle aussi est yoga.
Ce livre n’est que l’une des étapes de l’expérience intérieure, de l’état de contemplation qui jalonne cette marche « liée ». Précèdent deux livres qui ont été publiés aux Éditions Alcyone, en 2023 Raga d’irisation, et encore avant Exercices du seul paru en 2019. Est-ce que l’on peut parler d’une continuité, d’une sorte de trilogie ?
Oui, entre ces trois livres se tisse un lien, encore un fil, un même chemin, qui est celui d’une prise de conscience progressive depuis les approches d’ Exercices du seul qui déjà évoquait un voyage de l’âme dans les paysages de sa métamorphose, avec, souvent, tout au long de l’écriture, la présence d’une image fondamentale : celle d’un voyageur errant de l’ancienne Chine et de l’ancien Japon, cheminant, tantôt à pied, tantôt à cheval, dans des montagnes où il s’élève peu à peu, minuscule fourmi humaine, et vit une succession d’expériences révélatrices, comme par exemple dans cet extrait de poème : « Montant au gouffre/ À pas de scarabée,/ Tu cueilles une herbe mauve/ Au bord du rien,/ Sous le rire arc-en-ciel de l’air mouillé ».
Avec Raga d’irisation, l’expérience se déplace du nomadisme d’un pèlerinage dans un vaste paysage, à l’espace physique et mental d’un appartement où un méditant affronte et traverse, d’un soir à un autre soir, les périls et les dons d’une initiation immobile. Chaque poème est de ce point de vue une étape et un chant à la manière dont la musique indienne de raga déploie ses infinies variations selon les différentes heures du jour et de la nuit et les expériences qu’elles induisent, l’ensemble constituant la trame d’un seul et même raga en ses diverses modulations, jusqu’à la plénitude aérienne et comme immatérielle du second soir. J’en donne ici un extrait pour qu’on s’en fasse une idée plus précise : « La fin de cet azur / Très haut / Verse le fil horizontal / En infini.// L’encens de la voix seule / Vient le rejoindre / Au point d’immatériel / Où les larmes et l’amour / Sont un oiseau nomade.// Et toi, dans la maison du souffle / Et du regard ouvert, / Tu es jardin d’apesanteur / Souriant au chagrin. »
Ces quelques éléments au sujet de ces deux livres permettront, je l’espère, de mieux comprendre leur relation avec L’Homme fil du fait de l’alliance de la pérégrination et de l’acte de pure contemplation assise. Mais chacun de ces livres qui s’écrivent au fur et à mesure n’est qu’une des étapes d’un devenir ouvert. On peut donc considérer que les trois ouvrages constituent et ne constituent pas une totalité close. L’idée de triptyque signifierait ne effet celle d’un tout parfaitement complet. Or, si le cheminement spirituel du yoga et de la poésie m’ont appris quelque chose, c’est justement que nous sommes en perpétuel état d’incomplétude, tout en avançant et progressant le mieux qu’il nous est possible sur ce sentier d’énigme.
Ta poésie est épurée. Elle cherche à rejoindre le dépouillement en même temps que la quête d’absolu. Elle s’approche de l’énigme pour mieux l’intégrer à la nécessité de l’absence.  Elle semble effleurer le monde presque silencieusement, et pourtant elle y est profondément engagée. Comment tu nous parlerais-tu de ton rapport à la poésie ? peut-être même comment tu la définirais ?
Oui, plus j’avance, plus j’espère entrer dans une poésie de l’épure, ce qui n’exclut pas le lyrisme, bien sûr, mais suppose une volonté de chant à la fois plus intime et plus ouvert, dépossédé autant que cela se peut des tentations d’y faire vibrer un moi, afin de mieux permettre à ce que les spiritualités d’Asie ou la psychologie des profondeurs appellent le Soi de s’épanouir et de rayonner, comme la flamme d’une bougie qui s’ouvre et se place autour de la mèche, dans une assise de luminosité liquide, calme, fidèle et patiente, face au jour qui se lève. Cette image est très profondément enracinée en moi, elle vient souvent spontanément à ma conscience m’éclairer de sa paisible apesanteur. Aussi, ce que je désire le plus en poésie est de donner forme par une telle simplicité, car qu’y-a-t-il de plus pur et de plus simple qu’une telle flamme veillant à la fenêtre et continuant, même palie par la venue du jour, de remplir son silencieux office ? C’est là qu’est justement le chant.
Je cherche de plus en plus à rejoindre une expression presque blanche et presque vide, où la parole et le silence sont le soutien discret l’un de l’autre. Tu parles de poésie épurée et de dépouillement et je crois que ce sont en effet ces qualités et ces états d’être auxquels j’aspire profondément. La poésie est pour moi un chemin, encore une fois je parlerai des étapes que ce chemin comprend et qui, chacune, tente de mieux éclairer, de mieux apercevoir et rejoindre son objet, quitte à reprendre en variations de mêmes avancées pour mieux en circonscrire l’essence. En fait, l’enjeu est chaque fois celui d’un exercice spirituel, d’une meilleure compréhension, d’un meilleur accomplissement, si possible, de cette même quête en ses diverses, voire infinies modulations et inflexions. Depuis l’automne 2023, je me suis avancé encore davantage qu’auparavant dans ce presque silence qui est pour moi l’indispensable trame de la parole, plus souvent chuchotée, murmurée, chantonnée, que proférée. Un modèle musical possible de ce que je veux dire ainsi serait une œuvre vocale pour six solistes de Karlheinz Stockhausen, intitulée Stimmung. Ce mot allemand signifie tout simplement : « les voix ». Stockhausen n’a pas composé cette pièce, comme on pourrait s’y attendre, par la seule notation abstraite fondée sur une écriture mentale de la musique, mais a fait naître sa substance d’une forme d’improvisation continue, en en chantant les mélodies et en les reprenant sans cesse jusqu’à former l’étoffe entière de cette œuvre fascinante, animée d’un bout à l’autre d’un impalpable flottement sonore. Il attendait pour se mettre au travail que ses enfants encore en bas âge soient endormis et psalmodiait alors les différentes parties de l’œuvre, en les murmurant à peine et les transcrivait au fur et à mesure sur la partition. Il vivait à cette époque avec sa famille dans une petite maison du Connecticut, et dehors tout était gel et neige. Cette extraordinaire situation de composition, tout comme l’œuvre merveilleusement intime à laquelle elle a donné naissance, correspondent de façon magique à l’écriture qui m’a accompagné au cours de cet hiver 2023-2024, dans cette expérience du silence murmurant. Si tu le permets, j’en donne un exemple par ce poème inédit : « Ton nom n’est que silence,/ Lueur et chant.// Tu es la cire où loge le feu,/ La goutte unie de ton abeille.// Tu es// L’arceau des mains/ Qui se rejoignent // Au myosotis du cœur. 
Un poème, p 25 de ton recueil, est l’un de ceux qui « m’arrête », plus que les autres. Il est comme une interruption, et en même temps, je reviens souvent vers lui dans le mouvement de la lecture de ton recueil. Je te remercie de nous parler de ce poème, de la place qu’il occupe dans l’ensemble du recueil ?
Ce poème est en effet un moment significatif du livre, car il affirme à la fois le sentiment, l’acceptation de la finitude et le seuil spirituel que celle-ci constitue. C’est un poème d’espérance et de foi. Ce qui se joue ici, est ce qu’on pourrait appeler « le grand yoga », selon une expression de Pierre Baronian, disciple de Pattabhi Jois, qui a créé l’École de Yoga de Mysore où je pratique, à savoir le moment de la mort où corps et âme divergent, la seconde se défaisant du premier comme on retire un vêtement devenu inutile. Dans les derniers vers de ce poème, il est question de « la jambe s’offrant au voile qui la résorbera/ Dans son irisation ». Ce pas mystérieux est, dans toutes les cultures, celui de la translation spirituelle ultime. L’irisation désigne quant à elle la transformation absolue de l’être selon son essence qui soudain irradie. J’aurais presque envie de dire qu’il en est forcément ainsi, d’une façon ou d’une autre, que l’âme retourne seulement au tout universel et reprenne place dans le grand jeu du vide, ou qu’elle atteigne la pleine dimension de son apesanteur lumineuse, comme j’incline à le croire. Il faut en tous les cas s’y exercer par la pratique méditative, comme le suggère un distique également écrit cet hiver : « Veille le lait des formes,/ Qu’il révèle une aura. »

Présentation de l’auteur

Marc-Henri Arfeux

Marc-Henri Arfeux est né à Lyon le 24 février 1962. Docteur en lettres modernes, il enseigne la philosophie à Lyon. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de la poésie, du récit et de l’essai. Il collabore régulièrement avec les revues Terre à Ciel et Rumeurs. Il est également peintre et compositeur de musique électroacoustique.

 

Bibliographie

Approche de Manhattan, roman, Éditions Blanc Silex, Moëlan sur Mer, 2001

Lueur par le silence, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2009

Patience de l'horizon, poèmes, Prix Karl Bréheret, Editions Souffles, Montpellier, 2010

Suspens du visiteur, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2012

Corps de logis, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2013

Ölöhn, récit, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2013

L’Ambassadeur, récit Prix Gaston Baissette, récit Editions Souffles, Montpellier, 2014

L’Éloignement, Récit, Editions du Littéraire, Paris, 2014

Velours de l’horizon, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2016

Exercices du Seul, poèmes, avec des encres de Silvaine Arabo, Editions Alcyone, Saintes, Juin 2019

Lumière sur nuit, poèmes, Editions Rafael de Surtis, Cordes sur ciel, Juin 2019

Suite Toscane, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2020

Verger du cercle dévoré, poèmes Editions Alcyone, Saintes, 2021

Raga d’irisation, poèmes, Éditions Alcyone, Saintes, 2023

L’Homme fil, poèmes, Éditions Unicité, Saint-Chéron, 2023 

Autres lectures

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Verger du cercle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cercle maternel, laissant l’enfant dévoré par le vide.   Le poète Marc-Henri Arfeux [...]




Marc-Henri Arfeux, Initiation d’amande

Seule est la maison seule
Environnée de neige
Et de distance épanouie,
Hurlant le blanc de son silence ;
Et seule offerte illimitée comme un désert 
Est l’étendue des vents premiers.
La nuit implore la nuit,
Le temps s’est entièrement vidé de ses viscères
Que le haut gel a résorbés.
Tu es dans la maison natale des nombres purs
Assis parmi le cercle en un,
Devant les fins esprits du feu 
Ouvrant au centre 
Un jardin spiralé.

Puis les paupières ébènes
Inversement,
Te conduisant 
Au lent couloir d’abolition.
Les voix se lèvent
Ainsi que des lueurs
Aussitôt résorbées,
Frôlant tes joues
Tandis que tu respires 
Dans l’abandon,
Laissant répandre tes lambeaux 
Parmi les ombres oublieuses ;
Et seuls frôlant la nuit
Les rameaux chuchotés,
Comme un brouillard marchant à pas de léopard.

Puis les appels froissés,
Le chant des talismans
Faisant trembler le vide entier
Qui te remplit,
Comme si tu n’étais rien qu’une simple flamme
Sur l’eau nocturne de l’absence,
Et les ténèbres autour de toi s’étendent à l’unisson,
Prenant ta forme écartelée.
Il n’est d’espoir au pli du rien
Que ce noyau d’exil,
Tel un visage demeurant clos.

Alors, en cercles de furies,
Les songes et les clameurs,
Les talons rouges battant le marbre du néant,
Et les lanières de lune ensorcelant tes souterrains.
Tu es renard, hibou, écorces amères,
Imploration d’étoiles trouées dans le grand gel,
Bourrasques de l’immense 
Annulant ton image.
Le thé bouillant du fer prend maintenant ta place.

Il te faudra franchir par abstention,
Livrer bataille sans un mouvement,
Offrir la poudre d’os de ta douleur
À la dureté du labyrinthe 
Murant l’amande
Où tu persistes
En un pétale.

Voici l’esprit de l’aigle.
Il boit en toi la cendre
Et les éclats coupants,
Le gravier funéraire de tes membres épars
Et les anneaux d’épines
Entrelacés d’organes ;
Il brûle
En un grand cri qui se propage
Ton lièvre de blessures,
Rendant leurs seuils
Aux larmes dénouées.

Voici la mousse,
L’humus humidifié de ses constellations,
La fine enfance de l’herbe nue,
Et les cavernes des racines ensemençant 
Les souvenirs d’outre-nuage,
Et les masques d’ancêtres 
Soufflant l’ardeur dans les forêts du bronze,

Voici la nuit,
La haute nuit de la lumière
En sa vie ramifiée,
L’encens des résonances
Touchant les tempes,
Et le feuillage multiplié des doigts
Recomposant ta tête ainsi qu’un vase
Où sont versées les huiles de tes reflets 
Transfigurés
Et réunis
En une seule aube.

Elle a, tandis que tu éclos,
L’apesanteur des gouttes
À la surface d’une obsidienne.
Devant toi sont les lampes,
Aussi légères que les fontaines ressuscitées
De ton cœur jaillissant.

Présentation de l’auteur

Marc-Henri Arfeux

Marc-Henri Arfeux est né à Lyon le 24 février 1962. Docteur en lettres modernes, il enseigne la philosophie à Lyon. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de la poésie, du récit et de l’essai. Il collabore régulièrement avec les revues Terre à Ciel et Rumeurs. Il est également peintre et compositeur de musique électroacoustique.

 

Bibliographie

Approche de Manhattan, roman, Éditions Blanc Silex, Moëlan sur Mer, 2001

Lueur par le silence, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2009

Patience de l'horizon, poèmes, Prix Karl Bréheret, Editions Souffles, Montpellier, 2010

Suspens du visiteur, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2012

Corps de logis, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2013

Ölöhn, récit, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2013

L’Ambassadeur, récit Prix Gaston Baissette, récit Editions Souffles, Montpellier, 2014

L’Éloignement, Récit, Editions du Littéraire, Paris, 2014

Velours de l’horizon, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2016

Exercices du Seul, poèmes, avec des encres de Silvaine Arabo, Editions Alcyone, Saintes, Juin 2019

Lumière sur nuit, poèmes, Editions Rafael de Surtis, Cordes sur ciel, Juin 2019

Suite Toscane, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2020

Verger du cercle dévoré, poèmes Editions Alcyone, Saintes, 2021

Raga d’irisation, poèmes, Éditions Alcyone, Saintes, 2023

L’Homme fil, poèmes, Éditions Unicité, Saint-Chéron, 2023 

Autres lectures

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Verger du cercle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cercle maternel, laissant l’enfant dévoré par le vide.   Le poète Marc-Henri Arfeux [...]




Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Verger du cercle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cercle maternel, laissant l’enfant dévoré par le vide.  

Le poète Marc-Henri Arfeux suit les pas d’une présence qui s’estompe jusqu’à disparaître, puis s’éclaire de l’absence, « à la chaleur de l’invisible ». 




En une longue et sublime promenade poétique, il revisite chacun des endroits du « jamais plus ».  L’être aimée est en toute chose, pourtant nulle part accessible : « tes pas ne rencontrant que cendre/Au lieu qui fut baiser sous les talons/De la douceur » (p.7). Les poèmes du verger disent la cruauté des lieux lorsqu’ils sont désertés par celle qui seule « détenait la clé de l’amandier (p.8). 

Tout, désormais, dira ce vide. « Celle qui portait colombes/Et beau lilas d’enfance/Est maintenant la transparente/ Au grand azur cerné. » (p.7)

C’est l’hiver en ce verger. Il fait si noir au centre du jour et autour de la disparue, un noir qui œuvre à la disparition lente de l’enfance dans le passage des ombres, la lumière ne s’offrant qu’avec pudeur. Lumière inerte, spectrale qui, dans la pâleur obligée « referme le jardin sur la brûlure de l’amandier » (p. 27). 

La nuit est un cyprès
Qui tremble de silence,
Veillant poussière et nuit.

Seule une poupée lunaire
S‘adosse à son attente,
Les yeux tournés vers les étoiles. (p 8)


Marc-Henri Arfeux,Verger du cercle dévoré, éditions Alcyone, 2021, 40 pages, 14,00 €.




Il faut alors endurer le retour douloureux des matins coupants. Et le froid, plus vif que de coutume. Mais encore traverser l’écho de plus en plus fragile des rires, croiser les regards dérobés par le vent glacial, défigurés par une trop grande douleur qui consume le cœur, dévore l’esprit entre amour et colère, le livrant, sans retenue, à l'étreinte du silence. 

Où chercher, où se tourner pour conserver le visage de la mère, le dessiner dans les formes végétales, à la hauteur du chèvrefeuille et du rosier, l’entendre au vol des oiseaux.  « Sans fin tu cherches autour de l’arbre/Dont l’écorce est un seuil. » (p.8).

Marc Henri Arfeux nous conduit dans ce labyrinthe de l’absence, où s’éloignent lentement les traits du vivant, les champs de couleur et l’innocence de l’éternité : « Le vide est ce visage/Par acte de lointain,/Chemin de seuil se souvenant/Que la question se nomme absence » (p. 18)

Son écriture, fluide, presque évanescente dans la première partie du recueil, laisse s’écouler l’impalpable. Une écriture de givre, de neige qui pose un masque de brume sur la terre du verger et recouvre les cieux à la manière d’un linceul. Un inéluctable aveuglement « Au blanc naissant de l’ébloui » (p.17) brouille et déréalise le regard : « Blancheur des nuits/Infiniment sableuses/A dénombrer les nombres,/Tandis que sur la chaise,/La robe évanouie. » (p.5). 

Mais au cœur même de ce profond silence le temps poursuit son œuvre secrète. La nuit noire qui ouvre « les puits à la folie » (p.6) lève progressivement ses ombres, dévoile ses espaces infinies, ses présences irréelles. Et voici que l’âme de la défunte vient en visite dans le verger. De l’absence intolérable, « aveugle vide ouvert » naît la vision d’une mère magnifiée qui « manie les étoiles »  et fait chanter l’énigme du temps

Elle a les yeux d’abîme
Où naissent de grand oiseaux,
Les rougeoyants de l’ombre,
Avec leuts becs tenant l’épine ;

Et de sa bouche abonde incessamment
Le lait de cendre prophétique
Tandis que de ses doigts bagués d’oubli, 
Elle manie les étoiles. (p. 21)

A son flanc, « le long poignard d’étoile/Continue de chanter pour l’arbre mince,/L’enfance/Et les chemins d’attente,/ (p.32), de proférer quelques paroles comme des murmures lointains enfouis dans la sève des végétations. De cette magnificence, elle absorbe le trop grand désespoir, libère les éléments de tant de perceptions sèches et dénoue les tissages serrés du chagrin pour mieux le dépasser, peut-être même le consoler. A la source même de la perte, la vie revient en toute douceur tandis que la nuit dévoile ses espaces : « La nuit t’a dit : / Regarde ce noyau/Dans le désert d’un fruit. » (p.11)

Dans cette lente déambulation au cœur d’un réel abrupt, « Le jardin rouvre les seuils » (p. 35). Les lourds rideaux de pourpre se lèvent très lentement, donnant à la lumière du verger une tout autre tonalité, de nouvelles perspectives d’intimité. La matière poétique incarne avec profondeur ces mouvements de déplacements et de transfiguration entre l’insoutenable écrasement de l’impalpable et le rapprochement des objets, entre le dehors nu des matins d’hiver, brutaux, et la maison du soir dont la chaleur sensible recompose, entre les pierres du cercle maternel dévoré, un chemin de clarté. Jusqu’à définir les contours fragiles d’un espace qu’il devient possible d’habiter : « La nuit, tendue de cloisons fines,/Se fait maison de la clarté/Tremblante et nue/Dans la maison. » (p.36)

Nous le suivons ce long chemin frayé par les mots du poète, à la fois mouvement grandiose de ce qui revient et peuple la mémoire « de vastes chambres », et conscience d’une insurmontable perte : « Tu restes avec la pierre, /Buvant le vin funèbre/que tu partages/ Avec l’absinthe et le serpent. » (p. 27). 

De cette dernière demeure dont la profondeur est saisissante remontent encore quelques échos de voix, « un sourire d’indéfini » et des éclats de corps. L’aimée fait retour au cœur même de son absence, puis s’éloigne toujours plus apaisée, plus lumineuse, et, « dans sa robe ombrée de jeune hiver », elle « fait naître un pur avril » (p.33)

Marc-Henri Arfeux déplie en une lenteur poétique lumineuse autant qu’initiatique ce cheminement du deuil, dans la complicité du « très haut silence » et des recoins muets de la maison. Il en médite l’irréversible blessure, le met en musique et en espace, et ainsi le revêt d’images sensibles, intenses qui scandent la traversée de l’épreuve et lui donnent substance : Le deuil est ce chant de l’oiseau « Vibrant vivant d’un arc/Où le jardin du cœur./ (p.37), l’éclosion de l’amandier qui « refleurit dans le lointain/ Du presque adieu,/ (p.38). Et plus encore, il est l’ouverture de l’amande, « Et le verger devient/Ce double fruit d’espace » (p.39) dont l’absence est le noyau. 

Dehors n’est pas, 
Dehors n’est plus,
La seule a retrouvé présence
A la chaleur de l’invisible
Offert aux yeux par une absence. (p.36)




Présentation de l’auteur

Marc-Henri Arfeux

Marc-Henri Arfeux est né à Lyon le 24 février 1962. Docteur en lettres modernes, il enseigne la philosophie à Lyon. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de la poésie, du récit et de l’essai. Il collabore régulièrement avec les revues Terre à Ciel et Rumeurs. Il est également peintre et compositeur de musique électroacoustique.

 

Bibliographie

Approche de Manhattan, roman, Éditions Blanc Silex, Moëlan sur Mer, 2001

Lueur par le silence, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2009

Patience de l'horizon, poèmes, Prix Karl Bréheret, Editions Souffles, Montpellier, 2010

Suspens du visiteur, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2012

Corps de logis, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2013

Ölöhn, récit, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2013

L’Ambassadeur, récit Prix Gaston Baissette, récit Editions Souffles, Montpellier, 2014

L’Éloignement, Récit, Editions du Littéraire, Paris, 2014

Velours de l’horizon, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2016

Exercices du Seul, poèmes, avec des encres de Silvaine Arabo, Editions Alcyone, Saintes, Juin 2019

Lumière sur nuit, poèmes, Editions Rafael de Surtis, Cordes sur ciel, Juin 2019

Suite Toscane, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2020

Verger du cercle dévoré, poèmes Editions Alcyone, Saintes, 2021

Raga d’irisation, poèmes, Éditions Alcyone, Saintes, 2023

L’Homme fil, poèmes, Éditions Unicité, Saint-Chéron, 2023 

Autres lectures

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Verger du cercle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cercle maternel, laissant l’enfant dévoré par le vide.   Le poète Marc-Henri Arfeux [...]