Marie Alloy, La ligne d’ombre

L’ouvrage, après une brève introduction qui nous renseigne sur les sens possibles de son titre, se compose de quatre parties. Chacune, introduite par une aquarelle de l’autrice en pleine page, comporte une vingtaine de poèmes : En regard, En silence, En souvenir, En partance. L’usage insistant du gérondif souligne la simultanéité de plusieurs actions et le sens d’une démarche sans cesse en devenir.

Dans son Liminaire aux Reposoirs de la Procession, Saint-Pol-Roux écrit :

Sur la terre gérondive, nous allons enfin réaliser en pleine clarté toutes les images naïves qui, depuis l’origine, se sont fixées sur les infiniment petits murs sombres de cette caverne : le cerveau de l’homme.

Un même regard, une même main, un même élan trace peintures et poèmes. En partage, une mince ligne d’ombre les accorde. Comme à l’horizon le ciel rejoint la terre.

Les poèmes de longueurs variables n’excèdent pas une vingtaine de vers et tiennent sur une page,

à l’exception d’une longue suite de distiques (p 66 à 69) où les vers comme des touches d’ombres parlent de lumière et dessinent sous nos paupières un tableau invisible.

« Écrire avec la voix du regard », écrit justement Marie Alloy. Des regards soufflent sur la braise des couleurs et la main gratte le charbon des mots où sont enclos les souvenirs de l’arbre. L’ombre et la cendre parlent de la lumière et du feu. Synesthésie. L’œil écoute, l’oreille regarde. Scrute le rapport au temps, à la mémoire, à l’enfance et aux souvenirs des aimés disparus. Et cela nous touche, car le sujet dans le poème est un nous impersonnel.

La Ligne d’ombre est aussi ligne de vie et de lumière

Marie Alloy, La ligne d’ombre, Al Manar, 2024, 116 pages, 20 €.

 

∗∗∗

Extraits 

Le regard
prélude au poème
à la toile

Le poème

prélude au fruit qui s’élève
se détache se délivre
tombe

s’ouvre en deux corps
deux solitudes
l’une d’ombre

            l’autre de chair

*

La question est à présent
sur nos lèvres dans nos yeux

  • avons-nous jamais cru au paradis ?

le petit bois des souvenirs s’enflamme
avec les images du vieux chêne
la volière aux perruches les dahlias
les haies noires de cassis
les montagnes de paille après la moisson
et l’odeur du poulailler

  • qui les réveillera d’entre les morts ?

Nos rêves sondent ce qu’ils brûlent
dans l’onde froide des peurs

Où l’ombre s’incline
reste une voix sans personne
avec un peu de chaleur
veloutée

*

Nous avons voué nos mains
au silence de la toile
au bruissement des couleurs
à la lumière natale qui ne saurait se perdre

Nous avons voué notre chant nos mains
nos voix nos paroles à ces moments
où nous étions petite rivière

Parfois le temps s’allège
nous n’y sommes pour rien
s’allège et puis revient
jusqu’au vertige
et prépare sa chute
dans la lumière

*

Tremblantes feuilles roulées au sol
le temps d’une ondée de givre
le temps de ravauder le tissu des signes
nous entrons sous les feuillages glacés
glissons sur la surface du papier

et la grisaille du fusain
retombe sur nos cœurs

Présentation de l’auteur

Marie Alloy

Marie Alloy, née à Hénin-Beaumont le 2 juillet 1951, est peintre, graveur et éditeur. Elle est également l'auteur de plusieurs ouvrages ainsi que de textes publiés dans des revues.

Iris Cushing




Marie Alloy, Ciel de pierre

Le poème/ n’est pas un récit/ mais le temps d’un passage

que le poème de l’aube t’apporte ma dédicace

En cette antithèse du titre, la légèreté de l’espérance et la pesanteur du chagrin.

Cinq parties composent ce recueil : Approche du corps, ciel de pierre qui a donné son titre au recueil, cécité de la lumière, l’ossature de la vie, la durée du silence.

Dès le premier poème est évoqué le moment de la séparation, quand approche la mort. La poète est sœur et accompagne son frère, elle perçoit ce qui se joue au plus intime alors que « le corps n’a plus ni faim, ni soif/ seulement faim d’amour à l’heure de l’acceptation/ où tu consens à perdre sans recevoir »

Se tenir là, dans le silence, à l’écoute pour traduire ce moment de douleur mais aussi d’espérance, car celui qui part n’est-il pas en train de naître, de renaître ?

frère ton désert n’est peut-être/  qu’un commencement/ tu es né le premier

Se tenir en cette fraternité, à côté de ce frère  que nous regardons et qui nous regarde. Marie Alloy est poète et elle est aussi peintre, elle sait que la peinture nous regarde aussi sûrement que nous la regardons et que  les couleurs délivrent comme les mots.

Voici la couleur/ qui blanchit dans l’absence/ se terre dans la mort/ explose dans l’amour/ délivre/ le frère 

Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€.

Le temps de la mort est un temps sacré, un temps béni, un temps de mystère et cet oxymore pour le traduire : «  tu es entré dans une nuit de lumière. »

Le recueil est construit sur l’antithèse, figure de style qui illustre parfaitement ce paradoxe, vie-mort, présence-absence. Mourir, c’est entrer en «  une nuit de lumière », la prière même ne pouvant élucider cette énigme, mais l’espérance pour l’accompagner.

 La poète témoigne que la vie et l’amour sont plus forts que la mort, là où a été l’amour tout se prolonge.

Nous ne lèverons pas le secret/ mais nous lui donnerons à boire/ la mort serait une arche où nous recueillir/ un lieu de pardon et de résurrection. 

 Alors qu’un être aimé disparaît, la poète interroge sur ce qu’est la création, cette source de vie qui permet peut-être à l’artiste «  d’exaucer ce qui n’a pu devenir. » L’œuvre  est souvent habitée de manque, d’absence ? « Nous voilà/ au bord de toi/ la vie en nous/ pour habiter ton absence. » Au sein même de la douleur, la consolation, celle la création littéraire et artistique quand elle naît de la contemplation, il arrive que parfois la lumière de l’instant ouvre le ciel, alors la mort est délivrance :

Souvenez-vous/ quand il est sorti de lui-même/ du fond de son désespoir/il a retrouvé la quiétude. 

Pour la poète aussi la quiétude, ses poèmes sont de lumineuses méditations sur la vie et la mort quand tout se mesure à l’aune du cœur.

Les mots et les couleurs sur la page blanche du linceul. Les mots pour se souvenir de la joie partagée, se souvenir de l’émerveillement et du temps de l’enfance et de la fraternité.

En ce recueil, l’ombre de la mort et la lumière de la fraternité ; entre fraternité et solitude, entre absence et présence, la vie à partager, la vie pour aimer jusqu’au bout,  pour accepter et pouvoir à l’ultime moment tout donner et se donner soi-même : «  tu as fini par lâcher prise/ pour tout donner. »

La vie se donne jusqu’à l’ultime moment, désarmés que nous sommes devant ce mystère, il nous reste la prière et la bénédiction et les poèmes pour panser la blessure des mots retenus.  

Marie Alloy nous offre une poésie lumineuse et apaisante, à la lumière de l’Espérance dans «  la bonté d’un sourire ».

La lignée se poursuit
La voix toujours se tient droite
Le temps redevient musicien
L’enfoui refleurit

……………….

Ce que tu éprouves tu l’écris
sur la toile avec les couleurs intarissables
de ce qui résiste à l’immuable perte
et tu sais combien la lumière même

est fraternelle.

Présentation de l’auteur

Marie Alloy

Marie Alloy, née à Hénin-Beaumont le 2 juillet 1951, est peintre, graveur et éditeur. Elle est également l'auteur de plusieurs ouvrages ainsi que de textes publiés dans des revues.

Iris Cushing




Marie Alloy, Ciel de pierre

Marie Alloy est par nature discrète. Pudique, même, n’ayons pas peur des mots. Plus connue pour son travail de peintre et de graveur, elle gagne vraiment à être lue avec la plus extrême attention. Le présent recueil en est encore une preuve. Ici, nous touchons au plus sensible, au plus profond. À l’essentiel de l’expérience humaine. Il est question en effet d’un témoignage, exceptionnel sur le fond et la forme, sur la séparation et l’absence, rien de moins.

Certes, beaucoup de poètes ont évoqué, évoquent et évoqueront toujours ces thèmes, si indissociables de notre condition qu’ils ont acquis de facto une valeur universelle. Mais rares sont celles et ceux qui peuvent prétendre à une telle justesse d’expression et une telle sincérité. L’exercice est par nature périlleux, selon qu’on l’aborde comme tel ou si, comme Marie Alloy, on est capable de s’arrêter, juste avant ou juste après l’émotion. De lui faire face, avant d’écrire à la faveur de cette brèche intérieure. Les mots que ce recueil met au jour sont choisis avec un soin extrême, pesés à l’aune d’un esprit qui parvient à s’ouvrir à l’acceptation du deuil et à entreprendre un dialogue avec l’absence. Ainsi chaque poème est une étape dans une progression apaisée vers une lumière, qualifiée de fraternelle. Nous sommes entraînés, de page en page, dans un parcours intime et profondément participatif. Oui, il s’agit bien d’habiter l’absence, de laisser reposer la ténèbre et de rendre poétiquement compte d’une expérience intime et déchirante. Si la perte est irrémédiable par définition, elle n’en nourrit pas moins une forme d’espérance lovée dans la sauvagerie des nuages, entre les arbres en haillons ici ou là / partis avec le fleuve. Voilà bien sans doute le cœur de la poésie de Marie Alloy, cette force enracinée dans le présent et la nature évanescente de toute chose.

Marie Alloy, Ciel de pierre, éditions Les Lieux-Dits, 2022, 96p, 15€.

La mort, ce passage / vers une autre rive / que nous ignorons tous, prend le visage d’une réalité sans début ni fin. Un au-delà de notre vie précaire, qui sera révélé quand le soleil aura brûlé / l’espace et le temps. Nous sommes en présence de l’essence du verbe et de la poésie, dont les mots de Marie Alloy rendent témoignage, ici et maintenant, pour épuiser la tristesse lorsque la mort croise notre chemin. Peu importe, en définitive car nous ne craignons plus la nuit qui s’attarde, dans la mesure où nous avons rendez-vous à chaque instant avec la lumière déjà qui s’impatiente derrière la porte.

Présentation de l’auteur

Marie Alloy

Marie Alloy, née à Hénin-Beaumont le 2 juillet 1951, est peintre, graveur et éditeur. Elle est également l'auteur de plusieurs ouvrages ainsi que de textes publiés dans des revues.

Iris Cushing




Max Alhau, Marie Alloy, En cours de route

Tu es monté plus haut
que la cime des arbres :
ce n'était pas le ciel
mais un espace sans nom
qui te renvoyait
vers des visages enfouis
au creux de leur absence.

Prélude sans aucun doute
à quelque orage en germe
et qui mettrait le feu
à une traversée
aussi brève qu'illusoire.

Max Alhau, En cours de route, Peinture de Marie Alloy, L’herbe qui tremble 2018, 120 pages 14 €

 

Avec des mots simples que ne cherchent ni la rime ni l’espoir, l’homme Max Alhau pose son regard de l’autre côté. Le théâtre est désert. Les couleurs, formes et perspectives du rêve éveillé s’effacent. Les images s’éparpillent.

Ce qu’il reste, un mot laissé en blanc qui n’attend plus rien après.

Même l’avenir devient légende. 

Porté par l’intelligence d’une vie, celle des années lumière, Max Alhau nous offre là de belles pages blanches. Celles d’une  éternité qui commence à la source, avec le vent, avec ton visage, qui se poursuit avec le silence qui te nomme. Une éternité que tu habites, parait-il,  qui pourrait s’achever, éclair dispersé dans le ciel.

Pour ressentir ce qui se cache derrière l’absence (thème cher au poète), nous traversons des paysages, de vie et de papier, espaces sans nom, prémices de terres inconnues, admirablement représentés par Marie Alloy. Nous voilà happés par cette résonance entre la peintre et le poète. Nous sommes prêts pour la disparition des mondes.

Pour que l’écho aussi redevienne parole, pour qu’avant l’arc-en-ciel la pluie devance la lumière
Pour que toi aux confins du cosmos tu ne perdes jamais le goût de l’éternité.
Pour que tu sois, invisible, celle qui donne à l’aube le droit d’écarter à jamais la nuit.

Ce recueil est  celui d’un veilleur. Il sculpte nos interrogations et ses jeux d’ombre et de lumière éclairent l’exilé en nous, passagers absents de ce voyage. 

Quand les choses 
et les visages s’éloignent
il n’y a que les mots
pour barrer la route
à l’absence, à l’oubli
pour ouvrir la voie
à des terres fabuleuses
où les choses, visages
confondent la douleur

Pris par le mouvement de l’en-cours, chemin faisant sur les hauteurs de l’être, loin de nous la danse flamboyante des éphémères, si proche le vent et la lumière, les racines de la mémoire… nous approchons du réel.

Les forêts, les ruisseaux, les vallées, tout ce qui se nomme réalité, tout cela n’est plus qu’image traversant le regard intérieur, mirage approché de trop près.

C’est un autre paysage / qui s’impose transparent / comme à l’écart.

En cours de route fait vivre en nous l’enfant du silence. Il nous encourage à récolter l’invisible. l’auteur descend, grave, dans les profondeurs de la parole, sans jamais quitter les horizons. Ainsi nait une autre histoire. Celle qui se voile pour que l’autre se dise, joyeuse et libre, par la grâce solaire de la présence.




Quelques questions à Marie Alloy

Deux livres de correspondance : Marie Alloy, Dominique Sampiero, Vers la terre(1995), L’Ombre emboîtée(1997), aux Editions Le Silence qui roule.

Chère Marie,

j’ai passé de longues heures à lire, à regarder Vers la terre, et L’Ombre emboîtéei. J’ai essayé de m’en imprégner. Je découvrais complètement Sampiero, dont seul le nom m’était connu. Je connaissais un peu plus ton travail.

manuscrits de Dominique Sampietro, droits réservés

Quoique très différents l’un de l’autre, ces deux livres m’ont tout de suite captivé ; la lumière naturelle m’y aidait d’ailleurs car la salle de lecture était offerte à un ciel chargé de mille nuances, de mille strates d’épaisseurs, nues et azur se disputant souvent la partie à toute vitesse. Un peu comme des sentiments, du reste. C’était un climat parfait pour me laisser prendre par la masse des papiers et la matérialité du livre (Vélin d’Arches pour L’Ombre, BFK de Rives pour Vers la terre). L’Ombrem’étonnait par l’association de ses deux corps de texte (Clearface 34 et 17), par son organisation « en couple » ; l’autre, monumental, narratif, par le poids des aquatintes et des textes colorés, tourbés, tangibles.

J’ai pris beaucoup de notes. Le mystère cependant persistait : plus je tournais les pages, plus me traversait une réalité versatile. Je n’arrivais pas à la pénétrer. 

Je suis retourné plusieurs fois à la bibliothèque, j’ai évidemment lu l’article que t’a consacré Arts&Métiers du livreiii, puis ton article sur Dominique Sampiero, Le Sens profond de la terre, paru dans Nord’iv. Plus tard, je t’ai adressé l’espèce de questionnaire que voici : tu m’as fait l’amitié d’y répondre. Je te remercie vivement, chère Marie, pour cet échange. Aujourd’hui, nous le partageons avec tous les lecteurs de Recours au poème. Ainsi quelque chose circule.

 

gravures de Marie Alloy, droits réservés

Thomas Demoulin - Comment as-tu pressenti que Dominique Sampiero et toi partagiez certaines intuitions ? Pourquoi lui as-tu écrit ?

Marie Alloy - Je l’ai contacté après avoir lu avec émotion ses premiers ouvrages en prose poétique et comme je commençais depuis seulement quelques années (1993) à créer des livres d’artiste, et, sans rien programmer, j’ai pris contact avec lui via son éditeur (Cheyne à l époque, si je ne me trompe pas). J’avais déjà réalisé des livres avec d’autres poètes, comme Antoine Emaz, mais ici l’expérience avec D.S. fut différente, davantage basée sur l’échange vivant (poèmes / gravures) qu’avec Antoine Emaz pour qui laisser « totale carte blanche à l’artiste » est sa façon, non de se désengager mais de faire confiance et d’accepter l’imprévisible – le dialogue venant après, ou pendant, mais sans ingérence dans le mouvement singulier de l’artiste. En fait Dominique Sampiero à qui j’avais envoyé une recherche en cours, un petit agenouilléréalisé en aquatinte au sucre et tiré en encre noire, s’est senti interpellé par cette estampe. Il a commencé à écrire à partir d’un envoi de petits personnages, assez primitifs, terreux, repliés sur eux-mêmes, dans un rapport à la terre à la fois organique, minéral et relié à la prière, par le fait de s’incliner, avec humilité, (un peu comme dans la posture d’un paysan de Jean-François Millet par exemple). Au fil des échanges qui se sont étalés sur plusieurs mois, ce fut tantôt l’écriture qui donnait forme aux figures gravées, tantôt celles-ci qui suscitaient l’écriture. Il y eu un mouvement d’échange très dynamique, une motivation réciproque, une stimulation créative mutuelle.

 

TD - Apparemment, c’est toi qui, la première, a envoyé quelques chose (était-ce l’aquatinte en frontispice ?), puis Sampiero et toi vous avez correspondu, vous êtes vraiment entrés dans cette démarche d’échange dont parle Pierre Dhainaut à propos des livres d’artiste : c’est toujours risqué, ce premier pas vers l’autre, non ? Le dialogue peut ne pas prendre ?

MA - Non ce n’était pas l’aquatinte en frontispice le point de départ ; celle-ci est venue bien après, au contact des mots, surgie d’un monde inconscient à la croisée de l’anal et de l’animal, comme quelque chose qui naîtrait de l’humus même de la terre et du dialogue.

Livre d’échange bien sûr, mais c’est aussi à un niveau de profondeur qu’il n’y a pas lieu d’analyser. Nous nous sommes rencontrés plus tard, mais l’échange essentiel dans le travail de création s’est fait par courrier.

 

Il n’y a pas de risque à entrer en contact, chercher un dialogue ; poésie et peinture, ou gravure, ont toujours été étroitement liées. Le seul risque est que le travail dans le livre soit mal engagé, voire fabriqué, non authentique – dans ce cas, il faut refaire, recommencer (pour certains livres qui m’ont résisté, j’ai dû faire de nombreuses maquettes avant de trouver une justesse). J’ai toujours cherché un accord entre les figures gravées et le poème, ses rythmes, son monde, en refusant l’illustration comme l’abstraction. Privilégier l’émotion, la voie sensible, une sorte d’imperfection qui donne la vibration humaine, son toucher et sa voix

TD - Des corps agenouillés… Un rapport avec la sculpture ?

MA - Non je n’ai pas pensé à la sculpture mais seulement à la projection de mon propre corps sur le sol de l’atelier, puisque j’ai réalisé ses plaques en aquatinte au sucre, agenouillée moi-même par terre, pour les peindre, puis les faire mordre par l’acide. Mon atelier d’alors était une vieille étable…

TD - En 1995, pour Vers la terre, tu possèdes ta propre presse taille-douce depuis peu. Est-ce que ça a été une évidence pour toi de l’utiliser pour ce premier livre avec Dominique Sampiero ?

MA - Non, pas une évidence. Il n’y a d’évidence en rien. C’est un cheminement, un enchaînement des actes et des gestes – comme pour le roulement des cylindres de la presse. La plaque gravée est entraînée, roulée sur le papier, imprimée et l’empreinte en devient révélation. J’ai fait une cinquantaine de personnages pour ce livre, vingt-cinq seulement ont été retenus, pour leur force énigmatique, charnelle, presque primaire. Il y avait aussi en jeu pour ce livre un rapport à la sexualité et à la mort qui a secoué mon travail de graveur (une façon de labourer le corps de la plaque et du langage).

TD - Sampiero a un rapport vivant et nourri à l’image, quelle expérience avait-il alors du livre, du livre d’artiste ?

MA - Il a fait de nombreux livres d’artiste, bien avant ce livre avec moi, et bien aprèsv. Je ne connaissais pas cet aspect de son travail, je lisais seulement les poèmes dans des éditions courantes, à l’affût d’échos intérieurs. Plus tard, après ce livre, j’ai compris que ce qui m’avait touché dans cette écriture de D.S., c’était le nord de mes origines, le nord rural, une certaine pauvreté d’être et de nudité intérieure mais comme emportée dans un maelstrom de sensations confuses, un trop d’images, un flux inapaisable et contradictoire de beauté et de maux.

TD - Dans le même ordre d’idée, c’est un poète qui ne redoute pas d’embarquer dans une narration. Est-ce que toi tu as eu cette impression ?

MA - Non, la narration échappe au texte ici. C’est de la poésie, une voix qui s’étrangle à dire le corps dans l’amour et à rejeter l’enfouissement ultime ; ce qui en résulte est une haute lutte avec la terre et avec soi-même. Mes gravures accompagnent, elles ne décrivent pas. On peut lire sans les regarder, ou ensemble, prose et estampe, il se produit une autre alchimie, d’autres forces. En fait, il n’y a rien de raconté. Juste un dépôt de vie dans l’humus des figures agenouillées.

TD - Et la typo ? C’est intéressant, la couleur change au fil des pages : ton idée, une proposition de Sampiero ?

MA - Mon idée, une nécessité. J’imprimais en sérigraphie, donc pas de contrainte technique comme avec la typo. Je trouve que le fait d’apporter une autre couleur au texte, était comme une façon de lui donner une nourriture différente, ou un timbre qui en modifie légèrement la réception. Palette automnale annonçant la saison des pourritures à venir et qui bouge de chapitre en chapitre.

TD - A partir de cette connivence entre vous sur la question du « devenir de la terre, de nos racines »(je te cite), en quoi votre échange a-t-il éventuellement approfondi ou infléchi ta propre quête ?

MA - Je ne sais pas. La terre est notre racine commune. Toute ma peinture est liée à la terre et la gravure, principalement au végétal, aux éléments, surtout l’eau et la terre. Je me suis retrouvée dans les pages de Bachelard à ce propos. Mais je n’aime pas dire « je », cela concerne chacun. Tout cela s’approfondit sans doute au fil du temps presque naturellement. Je n’emploie plus le mot « quête ».

TD - Vers la terre : est-ce que tu dirais que, dans ce livre, une sorte d’impureté, d’austérité, de violence aussi, confine à la grâce d’une création perpétuellement continuée ?

MA - La persévérance et une éthique intérieure exigeante orientent le travail dans l’atelier sans le séparer du monde humain, social.  La grâce reste secrète, énigme. Ce n’est pas austérité, c’est peut-être ascèse, rudesse, mais aussi lumière. Elle émane de la terre et de la chair du poème.

 

TD - Comment s’est passé l’enchaînement de ce premier livre au projet de L’Ombre emboîtée ? Quelles ont été les modalités de votre échange pour ce deuxième livre ?

MA - Le poème fut premier sur les lithographies. J’apprenais à cette époque la lithographie à l’atelier de Jörge de Sousavià Paris et j’ai eu le désir de l’associer dans un livre assez grand. Il n’y a pas de lien direct entre ces deux livres, sinon un besoin de fidélité à un auteur pour approfondir les circulations entre nos deux modes d’expression.

TD - Là, tu utilises quatre lithographies sur un papier que tu viens « contrecoller » (c’est ça ?) sur ta feuille en Vélin d’Arches. Qu’est-ce qui t’a inspiré cette idée ?

MA - Oui la litho est plus fine dans ses détails lorsqu’elle est tirée sur un papier japon ou chine, et cela lui donne une teinte crémeuse qui se différencie de l’Arches blanc naturel. Les graveurs utilisent fréquemment ce procédé qui valorise l’impression en lui donnant un épiderme.

TD - Pour la typo, il y a 2 corps de texte (il y a 2 poèmes). Tu t’en es chargée ? C’est difficile à composer, un tel alignement ? Tu peux raconter ?

MA - Oui j’ai imaginé et construit seule cette mise en page du texte initial qui en favorisait ainsi une double lecture, voire de multiples lectures ; j’ai trouvé cette idée dynamisante pour le texte qui devenait de cette façon poème et une sorte de chant.

TD - Je trouve que le sens de lecture est questionné par ce procédé, que l’on peut « tisser » les deux textes de différentes manières : j’ai raté quelque chose ou bien c’est cette réouverture que vous vouliez ?

MA - C’est bien sûr ce que j’ai volontairement recherché.

 

TD - J’espère rencontrer Sampiero parce que ce livre semble avoir des échos très forts avec une espèce d’image originelle à la source de sa création poétique. « Grand-mère est assise à la fenêtre et regarde. Elle m’offre une première leçon d’amour. De silence, de contemplation. Mon premier poème ».Il t’a parlé de cela ? Et tes silhouettes, encadrées, ont-elles un rapport avec la quête impossible de cette image-souvenir ?

MA - Chacun porte en soi de tels souvenirs, que nous soyons, comme avec Dominique S. d’une même génération, ou d’une autre. Le rapport affectif à la mère ou aux grands parents sont l’une des sources de nos émotions, pensées, écritures (en mots ou gravées). J’ai évoqué cela dans un livre paru aux éditions Invénit où, à partir d’un tableau de Corot, j’ai retrouvé « Un chemin d’enfance »  en contemplant deux silhouettes de paysans faisant corps et âme avec le paysage.

Je ne vois pas les silhouettes de « Vers la terre » comme encadrées mais ouvertes.  Le souvenir n’est pas fixé mais mouvant, il circule d’un plan à l’autre de la mémoire, effaçant ou renforçant certains détails. Garder au plus secret de soi ce qui sourd d’essentiel.

TD - Si tu as des histoires ou des anecdotes à propos de ces livres, de leur réception… Je prends !

MA - Non, pardon ; le livre suffit. Il ouvre, dit et montre. A chacun d’en faire son miel ou son histoire. Certains en aiment la densité obscure comme on aime s’enfoncer dans une forêt, d’autres rejettent certaines pages, se sentant dérangés ou offensés par la crudité allusive des images et des phrases. Cela ne nous appartient pas.