De fait, nous rôderons dans la part poétique, « cachée » ou non, suivie de la postface de Jacques Darras (Mes visites à Vitez, juillet 2018). Cela signifie-t-il que l’autrice propose des compléments informatifs ? qu’Antoine Vitez avance masqué ? Masqué démasqué ? Dans ce livre-puzzle, Marie Etienne redonne une vie culturelle posthume au fascinant metteur en scène en transmettant les documents à sa disposition, comblant les failles de notre ignorance. Sa part de dévoilement commence par 1. L’ami grec, le poète Yannick Ritsos prisonnier des colonels grecs ; 2. Le temps d’apprendre à vivre et son périple théâtral à Marseille, Caen ; 3. La lecture au Récamier de « six poètes et une musique de maintenant ». Il est fait mention de l’intrigante question des « silences d’Antoine » ; 4. Les premières publications sur Aristophane, Claudel, Maïakovski et Sophocle ; 5. Les lectures de poésie à Chaillot en « diction blanche » (Jacques Roubaud) ou « claire » (Vitez) des contemporains : Claudel, Pasolini, Ritsos, Maïakovsky qu’il a traduit, Aragon qui lui est un interlocuteur. Pour Vitez, la situation première de cette lecture est l’acteur qui lit : « c’est toujours moi devant vous ». La voix est comme « un corps nu » dont elle est « la trace dans l’air ». 6. Le poète dramaturge, enfin. Pour Vitez, la poésie imbibe et domine en permanence ses pratiques théâtrales2. Sa mise en scène se heurte d’emblée « à l’impossible ». Comment ? « Je fais du théâtre comme on écrit », précise-t-il avec une « irresponsabilité » similaire. Est-ce une façon d’affirmer son entrée dans le jeu théâtral comme un néo-auteur (et peut-être un lecteur) en pleine construction romanesque ? Il réécrit un livre/un texte en le jouant, sans doute en fignolant les préparatifs de prononciation ou de geste. Comme si le texte choisi se re-parlait et re-vivait autrement, prouvant ainsi (version U. Eco, L’œuvre ouverte) qu’il est bien inachevé.
Quelle relation intime s’instaure entre le metteur en scène et l’auteur concerné ? Il ne peut s’agir d’un dialogue ordinaire. Vitez « n’adapte pas mais réécrit l’œuvre ». Il ne se soumet pas simplement au texte, mais en propose une nouvelle version. Selon Marie Etienne, « chez lui, tout cohabite, ce qui le rend si déroutant », car il unit « des éléments distincts et distants ». Ses mises en scène sont ni plus ni moins qu’« un récit de sa vie ». Pour la cerner et donc pour se cerner, Vitez procède « par effraction » : « A travers les œuvres des autres, « il décline son parcours de vivant » et son propre « portrait ». Mais comment se vit-il ? comment se définit-il ? Par « la non-conformité à la norme et la perfection ». N’affirmait-il pas à ses élèves mués en enseignant qu’ils devaient « apprendre aux autres ce qu’il ne savait pas faire » ? Une telle ré-écriture le renvoie à lui-même.
La mise en scène de Vitez est celle d’un être qui s’esquisse et se dessine lui-même à travers les œuvres des autres. Pour se penser lui-même, au « centre » de lui-même, il explore ces écrits qui lui sont « un gigantesque texte écrit par tout le monde » et englobant passé et présent.
Ainsi en est-il de Grisélidis de C. Perrault, mariage d’un marquis et d’une bergère. L’époux la contraint à d’effroyables « épreuves ». Imbriquant la toile de Saint Georges et le Dragon et le film L’empire des sens, Vitez est frappé par sa propre mise en scène et « la mise à mort de l’époux par l’épouse ». Ainsi explore-t-il à sa façon l’immense amour du poète Qays pour Layla, cette femme qui exalte son génie poétique. Elle n’est pas importante en tant que femme, mais en tant que muse. Le poète devient fou (Majnun) et meurt dans le désert.
Il se peut que la méconnaissance de la famille de son père Paul Vitez, le « secret » de cet ancêtre abandonné par sa mère Jeanne, l’ai poussé vers les autres. Sa vie commence au croisement de diverses douleurs : avec la perte d’un enfant de ses amis, avec le poème de Ritsos Forme de l’absence, puis avec la découverte d’un chien « crevé, salé, ensablé » en Grèce en 1978. Mort sur la plage, il lui rappelle à la fois Pasolini et le chien de son enfance. Une scène qui préfigure la lutte de Vitez contre toutes les oppressions.
Au fond, l’autrice Marie Etienne donne aussi par ses écrits successifs une « forme » à l’absence du metteur en scène si estimé, une absence dont elle explore tous les recoins. Revivant ainsi à sa façon cette poésie de Vitez qui transcende sa mise en scène.