Le bruit des mots : entretien avec Marie Étienne et Jacques Darras

Cette série d'entretien dont voici la première édition est organisé par Anne de Commines, Carole Mesrobian, Éric Sivry et Patrice Cazelles, en partenariat avec Recours au poème. Marie Étienne et Jacques Darras étaient venus tout spécialement pour évoquer respectivement Sommeil de l'ange et Le Cœur maritime de la Maye, face au public de l'Atelier Matreselva le 24 juin 2022. Ils ont répondu à quelques questions, entrecoupées de lectures, et, surtout, ce qui constitue la particularité de ces rencontres, ont dialogué avec le public auquel une grand place est réservée puisque ce qui importe c'est ce lien et ces échanges tissés grâce à  l'espace laissé autant par la topographie (ils étaient entourés par les auditeurs) que dans les échanges possibles auxquels une grande place est dédiée. 




Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie, La part cachée

Non, c’est juré. Ce n’était pas voulu. Ce livre là – Antoine Vitez et la poésie - s’est ouvert à l’envers. Il a simplement décidé d’être lu en commençant par la fin, comme si sa dernière page devait être ma première.

Et que moi, lectrice et intruse, devais reconstituer une histoire (celle du livre) pour établir un lien personnel. Car chaque ouvrage est une personne qui parle avec ses sourires ou ses larmes de papier, ses respirations typographiques parfois haletantes, sa couleur de peau blanche ou bis (jamais noire, pourquoi ?)…Arrêtons d’écumer les détails et relevons ce défi de lire autrement. Tant pis pour les platitudes, tant pis pour les redites. En se jetant à l’eau, on apprend à nager au risque de se noyer.

En parcourant l’ouvrage à rebrousse-poil, il  révèle un ensemble « Avant de se quitter » comportant les remerciements (aux filles d’A. Vitez),  une bibliographie sélective, la bibliographie et  biographie de Vitez, puis la liste de diverses lectures de poésie contemporaine « par l’auteur » confié  par Vitez à Marie Etienne1 qui croise les forces du théâtre et de la littérature, et enfin le traditionnel index. De cette remontée documentaire détaillée émane une attention aussi affectueuse que précise.

Antoine Vitez et la poésie, La part cachée, Marie Etienne, préface de Jacques Darras, Les passeurs d’Inuits, Ed. In’hui /Le Castor astral,  224 p, 12€.

De fait,  nous rôderons dans la part poétique, « cachée » ou non, suivie de la postface de Jacques Darras (Mes visites à Vitez, juillet 2018). Cela signifie-t-il que l’autrice propose des compléments informatifs ? qu’Antoine Vitez avance masqué ? Masqué démasqué ? Dans ce livre-puzzle, Marie Etienne redonne une vie culturelle posthume au fascinant metteur en scène en transmettant les documents à sa disposition, comblant les failles de notre ignorance. Sa part de dévoilement  commence par 1. L’ami grec, le poète Yannick Ritsos prisonnier des colonels grecs ; 2. Le temps d’apprendre à vivre et son périple théâtral à Marseille, Caen ; 3. La lecture au Récamier de « six poètes et une musique de maintenant ». Il est fait mention de l’intrigante question des « silences d’Antoine » ;  4. Les premières publications sur Aristophane, Claudel, Maïakovski et Sophocle ; 5. Les  lectures de poésie à Chaillot en « diction blanche » (Jacques Roubaud) ou « claire » (Vitez) des contemporains : Claudel,  Pasolini,  Ritsos, Maïakovsky qu’il a traduit,  Aragon qui lui est un interlocuteur. Pour  Vitez, la situation première de cette lecture est l’acteur qui lit : « c’est toujours moi devant vous ». La voix est comme « un corps nu » dont elle est « la trace dans l’air ». 6.  Le poète dramaturge, enfin. Pour Vitez, la poésie imbibe et domine en permanence ses pratiques théâtrales2. Sa mise en scène se heurte d’emblée « à l’impossible ». Comment ?  « Je fais du théâtre comme on écrit », précise-t-il avec une « irresponsabilité » similaire. Est-ce une façon d’affirmer son entrée dans le jeu théâtral comme un néo-auteur (et peut-être un lecteur) en pleine construction romanesque ? Il réécrit un livre/un texte en le jouant, sans doute en fignolant les préparatifs de prononciation ou de geste. Comme si le texte choisi se re-parlait et re-vivait autrement, prouvant ainsi (version U. Eco, L’œuvre ouverte) qu’il est bien inachevé.

Quelle relation intime s’instaure entre le metteur en scène et l’auteur concerné ? Il ne peut s’agir d’un dialogue ordinaire. Vitez « n’adapte pas mais réécrit l’œuvre ». Il ne se soumet pas simplement au texte, mais en propose une nouvelle version. Selon Marie Etienne, « chez lui, tout cohabite, ce qui le rend si déroutant », car il unit « des éléments distincts et distants ». Ses mises en scène sont  ni plus ni moins  qu’« un récit de sa vie ». Pour la cerner et donc pour se cerner, Vitez procède « par effraction » : « A travers les œuvres des autres, « il décline son parcours de vivant » et son propre « portrait ». Mais comment se vit-il ? comment se définit-il ? Par « la non-conformité à la norme et la perfection ». N’affirmait-il pas à ses élèves mués en enseignant qu’ils devaient « apprendre aux autres ce qu’il ne savait pas faire » ? Une telle ré-écriture le renvoie à lui-même.

La  mise en scène de Vitez est celle d’un être qui s’esquisse et se dessine lui-même à travers les œuvres des autres.  Pour se penser lui-même, au « centre » de lui-même, il explore ces écrits qui lui sont « un gigantesque texte écrit par tout le monde » et englobant passé et présent.

Ainsi en est-il de Grisélidis de C. Perrault, mariage d’un marquis et d’une bergère. L’époux la contraint à d’effroyables « épreuves ». Imbriquant la toile de Saint Georges et le Dragon et le film L’empire des sens, Vitez est frappé par sa propre mise en scène et « la mise à mort de l’époux par l’épouse ».  Ainsi explore-t-il à sa façon l’immense amour du poète Qays pour Layla, cette femme qui exalte son génie poétique. Elle n’est pas importante en tant que femme, mais en tant que muse. Le poète devient fou (Majnun) et meurt dans le désert.

Il se peut que la méconnaissance de la famille de son père Paul Vitez, le « secret » de cet ancêtre abandonné par sa mère Jeanne, l’ai poussé vers les autres. Sa vie commence au croisement de diverses douleurs : avec la perte d’un enfant de ses amis, avec le poème de Ritsos Forme de l’absence,  puis avec la découverte d’un chien « crevé, salé, ensablé » en Grèce en 1978. Mort sur la plage, il lui rappelle à la fois Pasolini et le chien de son enfance. Une scène qui préfigure la lutte de Vitez contre toutes les oppressions.

Au fond, l’autrice Marie Etienne  donne aussi par ses écrits successifs une « forme »  à l’absence du metteur en scène si estimé, une absence dont elle explore tous les recoins. Revivant ainsi à sa façon cette poésie de Vitez qui transcende sa mise en scène.

Notes

  1. Marie Etienne : Antoine Vitez, le roman du théâtre, 1978-1982, Balland, 2000 ; En compagnie d'Antoine Vitez, 1977-1984, Hermann, Vertige de la langue, 2017.
  2. Antoine Vitez, Poèmes, POL, 1997. Vitez, metteur en scène, administrateur de la Comédie Française en 1988, après  son mandat à la tête du Théâtre National de Chaillot.
  3. Dixit Yann-Joël Collin, Antoine Vitez, sa transmission,  théâtre  les Deschargeurs, 21 octobre 2018.

    Présentation de l’auteur

    Marie Etienne

    Après avoir passé son enfance et son adolescence en Asie du Sud-Est puis en Afriques noire, Marie Etienne s'est installée à Paris. EPoète, romancière et critique littéraire, elle fut la collaboratrice d’Antoine Vitez. pendant dix ans et participe à  "La Quinzaine littéraire" depuis 1985.

    Elle a reçu le prix Mallarmé en 1997 et le prix Paul Verlaine de l'Académie française en 2011.

    La Longe, Temps actuels, coll. « La Petite Sirène », 1981

    Lettres d'Idumée, précédées de Péage, Paris, Seghers, 1982

    Le Sang du guetteur, Arles, Actes Sud, 1985

    La Face et le lointain, Moulins, Ipomée, 1986

    Katana, dessins de Sandra Monciardini, Scandéditions, 1993 

    Anatolie, Flammarion, 1997, Prix Mallarmé

    Roi des cent cavaliers, Flammarion, 2002 

    Dormans, Flammarion, 2006

    Le Livre des recels, Flammarion, 2011, Prix Paul Verlaine de l’Académie française

    Poésie, prose

    Éloge de la rupture, pointe sèche de Christian Rosset

    Ulysse fin de siècle, Plombières-lès-Dijon, 1991

    Les Passants intérieurs, Virgile, Fontaine-lès-Dijon, 2004

    Les Soupirants, Virgile, 2005

    Haute Lice, Corti, 2011

    Cheval d’Octobre, Tarabuste, 2015

    Romans

    Clémence, Balland, 1999

    L'Inconnue de la Loire, La Table ronde, 2004

    Théâtre

    Antoine Vitez, le roman du théâtre, 1978-1982, Balland, 2000

    En compagnie d'Antoine Vitez, 1977-1984, Hermann, Vertige de la langue, 2017

    Antoine Vitez et la poésie, In’hui/Le Castor astral, « Les passeurs d’Inuits », 2019

    Histoire

    Sensò, la guerre, Balland, 2002

    L'Enfant et le Soldat, La Table ronde, 2006

    Cinéma

    Les Yeux fermés ou Les Variations Bergman, Corti, En lisant en écrivant, 2011

    Anthologies

    Dont elle est l’auteur 

    Poésies des lointains, Actes sud, Arles, 1995

    Cent ans passent comme un jour, 56 poètes pour Aragon, Dumerchez, Creil, 1997

    Dans lesquelles elle figure 

    Fabio Doplicher, Poesia della metamorfosi, Roma, Quaderni di Stilb, 1982

    Henri Deluy, L’Anthologie arbitraire d’une nouvelle poésie, 1960-1982, Flammarion, 1983

    Christian Descamps, Poésie du monde francophone, Le Castor astral/ Le Monde, 1986

    Robert Sabatier, La Poésie du vingtième siècle, Albin Michel, 1988

    Henri Deluy, Poésie en France 1983-1988, Une anthologie critique, Flammarion, 1989

    Eugen Helmlé, Résonances, Poètes français depuis 1960, Bavière, München Kirchheim, 1989

    Jorge Fondebrider, Poesìa francesa contemporenea 1940-1997, Buenos Aires, Libros de Tierra Firme, 1997

    Pascal Boulanger, Une « Action poétique » de 1950 à aujourd’hui, Flammarion, 1998

    Henri Deluy, Une anthologie de circonstance, Fourbis,1993

    Liliane Giraudon, Henri Deluy, Poésies en France depuis 1960. 29 femmes, Stock, 1994

    Michael Bishop, Contemporary French Women Poets, vol. II, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1995

    Anne Struve-Debeaux, Petite Anthologie de poésie française francophone, Tokyo, Shichôsha, 2001

    Hoàng Hung, Les Nouveaux Poètes français des trois dernières décennies, l’Association des écrivains, Hanoi, 2002

    Yamily Yunis, Poesìa francesa hoy, una antologìa, Lima, Pérou, Jaime Campodonico, 2002

    Mary Ann Caws, The Yale Anthology of Twentieth-Century French Poetry, New Heaven, London, Yale University Press, 2004

    Yves di Manno, 49 poètes, un collectif, Flammarion, 2004

    Mohammad Ali Sepanlou, La Poésie contemporaine française, 1950-2004, Téhéran, Saless, 2005

    Waine Miller, Kevin Prufer, New European Poets, Minnesota, Graywolf Press, 2008

    Marilyn Hacker, Unauthorized Voices, Essays on Poets and Poetry, 1987-2009, Michigan, The University of Michigan Press, 2010

    Marilyn Hacker, A Stranger’s Mirror, New and Selected Poems, 1994-2014, New-York, London, W.W. Norton &Company, 2015

    Gérard Cartier, En Vivo, Una antologìa de la poesìa francesa actual, Buenos Aires, Leviatàn, 2015

    Valentina Gosetti, Andrea Bedeschi et Adriano Marchetti, Donne. Poeti di Francia e Oltre. Dal Romanticismo a Oggi, Italie, Giuliano Ladolfi Editore, 2017.

    Yves di Manno & Isabelle Garron, Un Nouveau Monde, Poésies en France. 1960-2010, Flammarion, 2017

    Donne. Poeti di Francia e Oltre. Dal Romanticismo a Oggi. Sous la direction de Valentina Gosetti, Andrea Bedeschi et Adriano Marchetti, Giuliano Ladolfi Editore, 2017 (ISBN 978-88-6644-349-0)

    Marilyn Hacker, Blazons, New and Selected Poems, 2000-2018, Manchester, Carcanet, 2019

    Jean-Yves Reuzeau, Nous, avec le poème comme seul courage, Le Castor astral, 2020

    Essais (ouvrages collectifs)

    « Antoine Vitez, professeur au conservatoire », in Les Voies de la création théâtrale, CNRS, 1981

    Les Poètes et la Prose, in Formes poétiques contemporaines, Paris-Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2006

    L’Embrasure et le Monde, The Doorway and the World, Women in Contemporary French-Language Poetry, traduction Dawn Cornelio, Beyond Frenh Feminisms, Palgrave Macmilan, USA, 2003

    Livres d'artistes

    avec les peintres Gaston Planet, Boulay, Bertrand Bracaval, Jean-Michel Meurice, Jacques Clauzel, Michel Mousseau

    Émissions radiophoniques

    La Distraction, par Christian Rosset et Marie Étienne, France Culture, 1996.

    Hamlet, par Marie Étienne, Les Nuits magnétiques, 1994, avec des entretiens et des extraits du spectacle monté par Antoine Vitez en 1982.

    La Nuit rêvée de Marie Étienne, France Culture, novembre 2012.

    Poèmes choisis

    Autres lectures