Marie-Josée Christien, Choix de textes
Affolement du sang (extraits)
Je voudrais dire la vie
et je dis la douleur
Quelque chose en moi
s’est éteint.
*
Chaque fois au bord
de me taire
dans la nausée des heures
le vide ouvert
sous les mots
où tout se pétrifie
il n’y a rien
à attendre
que l’attente.
*
A Claire Fourier
(en écho à son roman Les silences de la guerre)
Se taire
n’est pas convoquer
le silence
c’est l’usurper.
*
La vie incertaine
noue nos illusions
à nos ombres
Tout ce qui fut
n’est que sable
qui fuit
du creux de nos mains.
*
Sans bruit sans trace
chaque mot pèse
de son poids de vie
lancine
ruisselle
dans le corps
comme fou
dans la chaleur
du sang en cru.
*
Ce n’est qu’un chemin
pris par mon sang
un long évanouissement
le peu qu’il me reste
quand les mots se font rudes
je n’ai plus
pour me réchauffer
que le vertige
des points de suspension
accaparés par l’attente.
Extraits de Affolement du sang (Al Manar, 2019)
∗∗∗
Les extraits du temps
La fenêtre s’ouvre
un écran immense où se tord la nuit
des lambeaux s’échappent
Le reflet du monde va s’éteindre
bien plus loin
La suite des jours est incertaine
l’air se met à vibrer
quand le sanglot de la nuit cesse
le temps est soudain clair
comme une goutte d’eau
Et le calme du ciel
épuise le courage
qui soulevait nos mains.
*
Les forces du chagrin
ont atteint leur limite
et mon désir glisse sur la ronde
du temps
mon cœur obscur
jeté aux crevasses du doute
l’œil inquiet qui regarde
de temps en temps
par-dessus l’épaule du soir
si rien ne vient
à la rencontre des regards détournés
Tout est tiède dans l’air
Tout est froid dans le cœur
c’est un mélange de mort et de lumières
où les pétales sans odeur
claquent contre les murs où somnole la fièvre.
*
Le froid resserre l’étau
des passions clandestines
dans les dentelles tamisées
je dirai le chagrin
qui tissait ma lumière
C’est l’ardeur de vivre
qui dirige
la peur de perdre
de jouer son sort
au moindre bruit
Je n’espère rien du néant
Je n’oublie pas le présent
auquel il me faut tenir tête.
In Les extraits du temps (Les Editions Sauvages), Prix des Bretons de Paris 2009
∗∗∗
Marais secrets
C’est ici
une vieille terre
aux noires écorchures
qui s’effacent dans la brume
un territoire de traces fossiles
d’une forêt immémoriale
le souffle acide
d’un pays caché.
*
L’œil rivé
à chaque pas
qui s’enfonce
dans la tourbe spongieuse
on marche
comme on prie
dans l’apesanteur des sèves
et l’escapade des genêts.
*
Le cœur bat
plus calmement
dans l’immobilité
des marais silencieux
toute pensée est plus lente.
*
Les roseaux
se mesurent à la patience
la vie insiste
persiste
silencieusement.
*
Têtes basses
les joncs battus
de vent glacé
sont les rescapés opiniâtres
d’un continent englouti
en dormition.
*
Des saules tortueux
dessinent
des idéogrammes
dont on aurait oublié
le sens.
*
Le marais
se fige
comme une immense flaque
dans le paysage sans couleur
résistant vaillamment
aux ruissellements.
*
C’est une eau immobile
que rien
ne distrait
la litanie de nos pas
n’atteint pas ses secrets.
Extraits de Marais secrets, Les Editions Sauvages, 2022
∗∗∗
A propos de poésie
Ce que je cherche dans la lecture d’un poème ? Le tremblement qui le traverse.
La poésie est ce qui fait sens avec nos sens, avec ferveur.
Le poème est à destination de l’œil et de l’oreille.
La poésie n’a pas pour but d’expliquer le monde mais de le vivre intensément, et par là espérer
le comprendre.
Le poème fait sens, mais n’a pas de message à délivrer.
La poésie ne demande pas d’être déchiffrée ni comprise, mais éprouvée.
La poésie réside en ce va-et-vient continu entre l’intériorité et l’extériorité. C’est pourquoi elle
mêle si bien en elle voix personnelle et voix collective.
La poésie affronte toutes les questions qui bousculent les certitudes. Elle porte ainsi en elle
l’essence de la vie.
Ceux qui associent la poésie à la rêverie et à l’imaginaire en sont bien éloignés. Que dire de
ceux qui en parlent comme d’une détente ou d’un loisir !
La poésie a pour domaine le réel et bien au-delà.
Si un poème ne tient que par quelques artifices, il n’a aucune raison d’être.
La poésie a une lecture polysémique, mais malgré tout, que de contresens quand le lecteur se
met à imaginer ce que l’auteur a voulu dire.
Un poème ne peut pas être lourd de sens. Sous sa gravité apparente, il y a au contraire tant de
directions à explorer qu’il ne peut être réduit à la certitude d’un seul sens.
Je n’aime pas le mot recueil pour désigner tout ouvrage de poésie. Il sous-entend que l’auteur
a recueilli ses poèmes dans l’ordre chronologique de leur écriture. Or, dans la plupart des ouvrages
poétiques authentiques, il n’en est rien : leur architecture est organisée, composée, structurée.
La malédiction de la poésie est d’avoir été enfermée dans la littérature, et avec elle, dans la
sphère culturelle.
La musique pour la voix du poème est un écrin qui la protège et la met en lumière.
N’est pas automatiquement poète celui ou celle qui a écrit quelques livres de poésie. C’est
avant tout aux lecteurs et aux critiques d’en juger.
La poésie n’a pas à divulguer. Au contraire, elle a à préserver, à garder secret pour ceux qui
sauront découvrir.
La langue n’est pas le sujet du poème. Elle est seulement le matériau qui le sublime.
La poésie n’est pas un supplément d’âme. Elle est l’âme même.
Ne pas confondre vivre en poésie et vivre de la poésie.
La poésie est un état de veille.
Le poème est ce qui résiste de plus humain de nous.
Un vrai poète se reconnaît à sa capacité de sortir de lui-même et de dépasser l’horizon de sa
propre parole, à son généreux désir de partage.
Les poètes belges me semblent d’une fantaisie pure, absolue. Celle des poètes bretons est plus
mélancolique, plus grave.
Une poésie qui ne s’adresse pas aux êtres humains, qui se complait dans l’incommunicabilité,
est inutile, infondée. Sinon, on pourrait se satisfaire de poèmes écrits par une intelligence artificielle.
J’aime les auteurs qui me parlent à l’oreille, qui me chuchotent d’âme à âme.
L’écriture d’un poème commence toujours par l’émotion et doit également se clore dans
l’émotion. Le long processus de sa genèse doit rester invisible et indétectable au lecteur.
Et si la poésie était la langue du silence ?
Extraits de Petites notes d’amertume (Les Editions Sauvages, 2014)
et de Eclats d’obscur et de lumière (Les Editions Sauvages, 2021)
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Généalogie de la matière
In memoriam Michel Baglin
« La vie, c’est la matière à son niveau le plus structuré.»
Hubert Reeves
Nous ne connaîtrons les réseaux
du cosmos
qu’en perçant les mystères
de notre corps
tous les itinéraires
tous les appels
nous mèneront alors
là où nous verrons
ce qu’avant nous
on ne voyait pas.
*
Au peintre Francis Rollet,
La blancheur des galaxies
passe par la lumière
des ténèbres
croise
les laminaires célestes
dans une enveloppe de silence.
*
A Jean-Pierre Luminet, astrophysicien et poète
La nuit en silence
ramène
l’éternité
à un trou noir
guettant la moindre lumière
où se profile
le souffle
d’une froide illumination stellaire.
*
L’œil magnétique
A Aurélien Barrau, astrophysicien et poète
Au photographe du ciel Laurent Laveder
Soutenu
par l’arche
des ganivelles
en silence
le regard
se projette
au cœur de la galaxie
magnétique
la pensée
voit
l’extrême mouvement
des astres.
Extraits de Généalogie de la matière, en cours d’écriture