Néhémy Pierre-Dahomey, RAPATRIES

 Rapatriés  désigne, métonymiquement, à la fois le quartier et ceux qui y résident. En donnant ce titre à son premier roman, Néhémy Pierre-Dahomey installe le lecteur dans ce lieu, symbolique de toutes les tentatives avortées pour gagner un ailleurs, qu'est un camp haïtien dédié à accueillir tous ceux qui, après avoir rêvé de partir, ont été contraints à un retour en arrière. L'héroïne de ce roman ne quittera pas son île et durant tout son parcours  de vie tumultueux, elle sera aux prises avec un destin qui s'acharnera à la ramener toujours à son point de départ. Là où elle a toute sa vie, dans un mouvement  concentrique fait de va-et-vient la retenant au cœur même de son île, Haïti

Néhémy Pierre-Dahomey, Rapatriés, Editions Seuil, 2017

tamponnée à la face du monde des années quatre-vingts comme le coin le plus pauvre, le plus crasseux et le plus misérable de l'Amérique entière.

Le roman s'ouvre sur une scène tragique qui nous ramène à notre terrible actualité où de nombreux migrants perdent leur vie en mer.  Toutefois, il installe, dès l'incipit : « Belli marchait, vaillante et décidée, sur ce sentier aussi simple qu'un calvaire », la figure d'un personnage féminin fort et volontaire, celui d'une mère haïtienne qui part, non pour répondre à un désir d'ailleurs, mais par défi amoureux.
Belliqueuse Louissaint au nom et au caractère déterminés, personnage central du texte, a pris la mer sur le canot à voiles du capitaine Frère Fanon, « plus  un petit caboteur qu'un grand capitaine des mers » qui « s 'était distingué en ayant touché plus d'une fois les terres de la Floride qu'il avait peuplées, en des temps moins difficiles, de quelques bonne dizaines de migrants ». Belliqueuse y perdra Nathan, contrainte lors du naufrage, à bout de forces, de lâcher son tout jeune corps dans les eaux turbulentes de la marée.
Son choix bien inconséquent toutefois et même irresponsable, révèle combien fragiles sont ces vies portées par la fatalité et le manque d'ancrage. Un personnage tout à la fois décidé  et passionné  mais perdu dans son désir de sortir de son destin, une femme qui aime et qui souffre. Des événements tragiques, résultat de choix hasardeux, la conduiront aux portes de la folie et de l'errance. Et cette errance sera à l'image de son seul désir, partir pour mieux rester auprès de celui qu'elle aime. Une tragédie universelle sans doute. Une tragédie comme il en existe ailleurs. Belli est une femme prête à tout, même à s'amputer d'une part d'elle-même, en renonçant à  ses enfants, pour accéder à une vie nouvelle. Mais si le désespoir de Belli transpire dans son errance, sa nature impulsive l'aveugle. Belliqueuse porte bien son nom.
Partie suite à une ultime infidélité de l'homme qu'elle aime, Sobner Saint-Juste alias Nènè, elle reviendra  « déterminée à aller mieux dans le meilleur des mondes avec l'homme de sa vie ».  Cet homme qu'elle avait « l'habitude de maltraiter », jusqu'à le battre, « surtout quand il était saoul, en huit-clos ou en public », celui-là même qui lui mettra une raclée mémorable pour avoir commis cet « infanticide ». Pourtant, Belli  « portait ce naufrage avorté dans le regard, en marchant comme elle seule sur la route étroite de Les-Miracles, quartier excentré de la cité ». Ce premier drame hélas sera suivi d'autres pertes, d'autres enfants que la mort ou le destin enlèvera à Belli. Il y aura Marline, une enfant de dix ans, fragile, tuberculeuse, puis ses deux autres petites, Belial et Luciole qu'elle choisira de « donner » à Pauline, une femme passionnément engagée dans la cause humanitaire qui « se disait révolutionnaire en son genre et travaillait à dégraisser ce système auquel elle avait accordé près de la moitié de son existence sur terre et toute sa vie professionnelle ». Combien d'enfants donnés à la mer ou à une autre mère ? C'est peut-être, en filigrane, une autre des intentions de ce livre qui pourtant ne s'étend pas sur des problématiques économiques ou sociales de l'île dont on sait qu'elle est soumise depuis longtemps à des conditions difficiles (climatiques, politiques, etc) mais qui montre combien le malheur peut marquer des êtres conduits par un destin implacable. C'est donc sans informer son infidèle mari (pour encore une fois se venger de lui) que Belli décidera de confier ses deux filles à l'adoption. Mais à quoi peut bien penser cette mère en avançant ainsi au devant de son destin de mater dolorosa ? On peut s'interroger sur le sens de la première épreuve qu'elle affronte comme une fatalité ; la perte de l'enfant de deux ans jeté à la mer, Nathan. Ce désespoir premier n'est-il pas fatalement annonciateur des autres catastrophes survenues ensuite ? Belli est-elle une mère indigne et abandonnique ou une femme soumise à son destin de femme  insuffisamment portée, aimée, entourée ? Elle ira jusqu'à chercher quelque refuge ultime dans la foi et la dévotion chrétienne pour retrouver son mari parti, mais dans son échec à rejoindre sa fille par voie légale, elle perdra pied complètement. Quant à Belial qui n'est que beauté lumineuse, intelligence et douceur et que sa mère a oublié de nommer, elle s'auto-nommera de ce nom diabolique : « Cette petite s'est donné le nom du mal personnifié, l'autre nom du diable mentionné dans le manuscrit de la mer Morte de la grotte de Qumran. ». Bélial, par ce prénom « tragique » incarnera le mal dont sa mère souffre et par son propre exil pour la France, l'exil intérieur et carcéral de sa mère. Belial connaîtra cependant un destin moins douloureux peut-être, en partant, mais son histoire restera marquée par celle de sa mère. Luciole au nom magique partira quant à elle du côté des Etats-Unis sans qu'on puisse jamais savoir précisément où.
Ses dernières filles parties, son fils aîné tombé dans la déchéance, elle regarde son passé et son histoire personnelle trouée, son arbre généalogique difficile à reconstituer du fait des manques et des absences à soi, jusqu'à l'ultime catastrophe du 12 janvier, encore dans la mémoire de tous.

 

Pascale Monnin.

Elle n'en pouvait plus de ce monde où elle était retenue. Elle ne savait aucune magie qui ferait  paraître devant elle, comme cela en urgence, la silhouette de ses enfants perdus. Elle s'en voulait à elle-même, à la scène originelle et floue de la perte de Nathan, à ce quartier qui n'était qu'un vaste inachèvement, un lieu raté, un acte manqué. Elle sentait le sang qui circulait chaud dans ses veines, des débuts de picotements, sa crampe au dos, et elle partait en délire contre son monde de sinistrés. 

 

Porté par une écriture énergique, une narration très maîtrisée, des personnages dont on ne peut se séparer une fois le livre refermé, ce premier roman très prometteur peint la tragédie d'une mère, elle-même métaphore d'une île aux tourments incessants. A l'égal de ses aînés en littérature, Pierre Néhémy-Dahomey manie une langue riche de ses paradoxes comme ceux de son île, puissante, lumineuse, exubérante parfois, une écriture au rythme frénétique et enlevé.

Néhémy Pierre-Dahomey est né en 1986 à Port-au-Prince et vit depuis quelques années à Paris où il a poursuivi des études de philosophie. "Rapatriés" est son premier roman, Prix Révélation SGDL 2017.

 




FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures

Lire Frankétienne requiert une énergie certaine et le désir d'entrer dans une langue bouillonnante, fantasque, inventive, turbulente où les mots se heurtent, s'entrechoquent, se bousculent, où les adjectifs s'inventent, se déploient dans une gamme de couleur toujours plus variée et nouvelle.

Faisant fi de ces excès que l'on reproche le plus souvent quant à l'emploi des adjectifs comme à tous formalismes, lui préférant la spontanéité et l'élan créateur, Frankétienne, le pyromane lexical de la littérature haïtienne, tout comme sa marquise, est libre : « Je me proclame totalement libre. Je sens. Je sais. Je suis. Et je clame ma musique en toute liberté. Je suis foutrement libre. », les revendique, en use et en abuse, déployant une langue toujours renouvelée, la faisant voler en éclats.

Le surréalisme plutôt que le réalisme, pourrait-on dire, ou Breton contre Flaubert, et c'est bien mieux encore. Mais voyons.

Le titre « La marquise sort à cinq heures » renvoie bien sûr à Valéry qu'il cite dès la seconde page, ou à ce titre de roman de Mauriac mais renvoie surtout à cette « poésie pure »  qui exclue toute virtuosité de narration.
Qui est cette marquise ? D'où sort-elle ? Et pour aller où ? Pourquoi à cinq heures ?
Phrase anodine ? Pas si sûr.  Non seulement parce qu'elle renvoie bien à ces célèbres phrases chargées d'énigme (incipits célèbres ou impertinentes intrigues) mais parce que tout comme Valéry qui refusait d'écrire un roman qui s'appellerait : la marquise sortit à cinq heures - on remarquera au passage que Frankétienne lui a préféré le présent au passé simple, ce présent réactualisant la nouveauté dans la langue, la revendication d'une liberté poétique, l'invention langagière contre l'invention narrative, ou bien, on le verra plus loin, un présent qui intime un impératif.

FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures, Editions Vents d'Ailleurs, sept 2017.

 

 

Phrase typiquement balzacienne cependant, selon Valéry toujours qui jugeait le roman de Balzac totalement dépassé et cherchait à inventer autre chose, selon Breton dans son Manifeste du Surréalismequi disait de Valéry : «  II se proposait dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre possible de débuts de roman de l'insanité desquels il attendait beaucoup ». Exprimant son mépris du roman qu'il se refusait d'écrire, Valéry lui aurait préféré l'écriture de la poésie dans de petits carnets entre quatre et six heures du matin.
Mais peut-être était-ce le soir, à l'heure où se clôt la journée que cette marquise voulut bien sortir à cinq heures ?
Quelle facétie encore chez Frankétienne que de donner pour titre à ce dernier opus poétique un titre aussi concis, message impeccable et précis, phrase dépourvue d'adjectifs, qui va droit au but, de celle dont se réclamait justement un Flaubert ou même un Stendhal, nette, brève, simple, alors que cette même phrase qui agaçait Breton est antinomique de l'exubérance d'un Frankétienne plus proche à coup sûr des surréalistes que des formalistes. Mais ce serait oublié que, si Frankétienne appartient à un courant, c'est d'abord au courant spiraliste.

Le spiralisme, processus créatif né dans les années soixante, initié par Frankétienne lui-même, est une esthétique qui s'inspire directement de la théorie scientifique du chaos, de la combinaison de structures en perpétuel mouvement, « une dynamique de l'imprévisible, de l'inattendu, de l'opacité, de l'incertitude et du hasard obscurément labyrinthique et mystérieux, le  fictif, l'historique, le poétique, le théâtral, le mystique, l'aléatoire et le fantasmagorique, le tout imbriqué, enchevêtré, entrelacé dans une texture chaotique babélienne infinie » (Frankétienne), une forme de vie née de l'énergie, dans son chaos.

Phrase factuelle, dépourvue d'intention sinon celle de faire passer un message, et quel message ! Qui est donc la marquise de Frankétienne ?

Il n'y a pas écrit « Roman » sous le titre, pourtant Frankétienne nous conte bien quelque chose, exactement ce que dit le titre, la marquise, une femme donc, sort à cinq heures, et c'est de cette sortie matinale, on le parierait, que va nous raconter, car il y a bien une histoire, l'histoire de toute femme qui s'émancipe du joug des hommes.

Dans ce pays dévasté, la marquise sort à cinq heures, désorientée, trébuchante. On se souviendra ici que ce texte a été écrit après le dernier cataclysme qu'a connu l'île de l'auteur, Haïti, une île soumise à bien des sacrifices et des douleurs. Comment peut-on encore écrire de la poésie après un tel événement... ? Pourrait-on se demander quand on est poète. Et de se rappeler  à nous tant de questionnements similaires autour de la nécessité d'un tel art en ce monde violent.

« L'écriture hors blasphème entre les doigts du vieux poète solitaire déchira le masque des langues de médisance et dénoua l'ankylose des chemins sclérosés », « entre visions macabres, déchéances, extravagantes détresses et mirages hallucinés de couleurs, de cris d'oiseaux imaginaires, entre lumières et ombres, l'exaltation maîtresse du langage du poète seul maître à bord de ce navire d'encre qui tangue sans cesse « ce jour-là le génial poète philosophe Paul Valéry témoigne que la marquise sortit à cinq heures derrière l'anonymat du mal ».

Rien que la volupté mystérieuse aux battements de l'énigme autour du nombril de la marquise.

Ne pas chercher à donner sens sous la cendre et la lave du volcanique Frankétienne, poésie s'exprime au plus près toujours de l'excès sensuel de la langue.

« Et la marquise était sortie à cinq heures ». Cette marquise que l'angoisse possède, pleine de désirs, de fantasmes et de passions ravageuses, « embarquée dans une aventure enlugubrée de ténèbres » qui ne sait elle-même si elle est  et ce qu'elle est, « guerrière », « fascinée par le feu musical des combats impossibles », toujours prompte aux départs sans retour, aux détours inconnus, « virtuose des amours difficiles », « femme maudite ». Ne sait qui, quoi, où, comment ?  De partout et toujours, de nulle part et d'ailleurs, dévastée, ombrageuse, pleine de plaies, gangrénée, « en solitude nouée, toujours à vif, pourtant », « lèvres épuisées de voyelles assoiffées ». Et la marquise poursuit ses rêves de voyage, son voyage de rêve aux confins des mystères, dans « le rugissement du scalpel » jusqu'à la porte enfin qui s'ouvre sur « des morsures d'éclairs en foudroyance allitérative de tendresse douloureuse dans les viscères de la marquise apeurée. » (p.16)

Ils ont voulu me tailler, me détailler. Ils ont voulu me couper, me découper. Ils ont voulu me cisailler, me morceler. Ils ont voulu me cogner, me bousculer. J'ai tenu tête à la meute des fauves embrindezingués de fureur. Ils ont voulu me martyriser, me déclitoriser. Ils ont voulu me déboulonner, me découronner. Ils ont voulu m'écharpiller, me déchalborer. Ils ont voulu m'écarteler, me débroussailler, me deboubouner, me dépecer, me pulvériser, me déboiser, me ratiboiser. J'ai tenu tête à la horde des chiens enragés. Ils ont voulu m'écrabouiller, m'enculer, me dévelouter, me décabosser, me décapoter, me dévaginer... J'ai tenu tête aux harassements violents et aux assaut des prédateurs. J'ai hurlé. J'ai résisté jusqu'au bout. Et puis je suis sortie hors du château maudit... Il était cinq heures de l'après-midi ce jour-là, lorsque j'ai franchi le petit pont de bois, pour me faufiler ensuite à travers les étroites et sombres ruelles du village.( p17)

Pascale Monnin.

La femme ici, (ou la poésie?), malmenée et sous le joug des hommes qui veulent la soumettre, la maîtriser, la châtier, en dépecer le sens, et les sens, la marquise elle, dit : « Je suis la maîtresse. Je suis la prêtresse. Je suis l'unique protectrice de mon corps. Je suis la gardienne de ma demeure spirituelle. L'empire du rire divin s'étend vers la clarté mystique du plein silence dont les échos grandissent sous la dérision close. La serrure étranglée aux jappements de la clé. » (p.28) Quelle magnifique ironie dans cette dernière phrase !
D'un langage saturé d'horreurs, de troubles, d'humeurs, de sang, « langage raturé »,  il/elle use, parlant et déparlant jusqu'au délire ou la démence, dans « l'hémorragie des signes et des symboles crevés. L'écriture de Frankétienne se confond avec la passion, le sexe, vagin, clitoris, cuisses, « je jouis de mon vide centre liberté reconquise », « virgules et flèches vénéneuses des cyclones synglindêques » (p.25) et « des guêpes anarchiques ».
Du voyage érotique et mystique de la voyageuse solitaire et libre dans ses rites et dans les rythmes de ses reins, libre de ses tripes, de ses méninges, de son sexe, et son corps tout entier, Frankétienne rend « toutes les magicritures », « bataclans de vie et de survie ».
« Je sais aussi qu'un unique dé sépare la vie du vide ». Quelle phrase !

Invoquant Valéry, le poète met d'emblée le lecteur en position d'adhérer ou pas à cette folie scripturaire, ce mouvement labyrinthique et en spirale pour dénoncer et exprimer une violence tourbillonnante contenue dans le sang du poète. Les échappées lyriques sont un hymne au féminin dans toute sa splendeur, entre envol et révolte. « l'être divin est fondamentalement d'essence femelle primordiale » (p.64)
Le poète est la marquise, le poète et la marquise parlent d'une même voix, elle dit son errance, son corps de souffrance, il exulte les mots, les extirpe de sa « peau de risques » :
« J'habite une peau de risques. Et je découvre le péril qui menace ma vie de femme trop libre en son déséquilibre sous des lambeaux de feu »... « je chevauche mon vertige », dit la marquise.  (p.60)

 

La marquise sait sa redevance à son désir d'écrire venu de la lecture. « Patiemment durant de longues années de solitude, j'ai tâtonné, en explorant le labyrinthe envoûtant des longues lectures nocturnes ». Longtemps prisonnière d'un carcan, elle avait tout perdu, sa tendresse féminine et maternelle, le château la retenait, l'aliénait, la dépossédait. Elle a « cessé d'être une humaine créature... perdu le bonheur et le goût d'être femme ». (p.58)

 J'ai vite senti dans mes méninges, dans mon cœur et dans mes tripes que j'écrirais un jour, ne serait-ce que des fragments autobiographiques. (p.58)

Elle est sortie du château maudit, sortie d'un long cauchemar pour entrer dans « un rêve infini ».

  Souvent je me suis tue pour caresser le silence. (p.60)

  Ma violence intérieure en grattelle d'écriture. (p.115)

Le je du poète et celui de la marquise se confondent. Le poète se fait femme libre, conteuse de sa liberté, la marquise use des mots du poète labyrinthique cerné d'énigmes et d'exubérantes échappées  dans la langue aux confins des signes, ceux visibles distillés sur la page, ceux invisibles dans l'espace de l'imaginaire de nos vies, toujours en partance, toujours insaisissables.

  J'aimerais bien trouver mon île imaginaire où je pourrais vivre toute seule, loin des désagréments de la vie artificielle. (p.74)

Et une possible réponse à l'énigme de ce livre : « Echo de l'écriture imaginaire qui me chatouille. L'écriture en crise dans les profondeurs de mes entrailles. L'écriture en marche. L'écriture en rut. L'écriture en délire. Folie sauvage où la main nue rattrape la vitesse de la voix soûlée d'ivresse. Le corps inhabitable bouge, insaisissablement cogné d'azur. » (p.69)
Le « corps ascensoûlé de vertige », Frankétienne écrit comme il rêve, comme il crée sans condition, sans conditionnements, libre toujours. Faisant fi des modes, des diktats et des formalismes, il enseigne la liberté.

Chaos de langue, tourments des mots au plus près de la souffrance féminine, c'est de toute façon une femme qui parle par sa bouche, qui écrit sous sa plume et couche sa douleur de vivre et de dire.

  Tout l'enfer du désir explose en feu de sable au mitan du désert privé d'oasis, l'érotique castration en rut au cœur d'un songe déglandulé où j'imagine encore l'au-delà de     l'absence. (p 75)

Les mots de Frankétienne sont jaillissements, bulles qui éclatent, diamants diffractés, sources pures d'émotions non contenues, libres toujours et imprévisibles, « énergie mystérieuse intemporelle ».
Enfin, cette profession de foi de la marquise énoncée en toute fin du livre, par la voix du poète, au nom d'une féminitude en marche est un éloge éclatant et un  sacre du féminin :

Moi marquise sans peur et sans excuse, j'appréhende le hasard inaudible aux spasmes de mon ventre. Je m'approprie les audaces guerrières des amazones dans mes méninges survoltées et repues de fleurs impaires. Je suis devenue une combattante. Je suis une militante en colère. Je suis une féministe lucide et enragée en même temps. Je dénonce le vieux système de l'exclusivisme qui, depuis des millénaires, octroie tous les privilèges à la tonitruance animale et orgueilleuse des mâles qui fondamentalement sont responsables du mauvais fonctionnement de la planète. La machine planétaire est en panne avec un moteur déconstrombré par la violence, l'injustice, la corruption, la prédation aveugle et le non-partage. Et dire qu'il y a quelques femmes complices de ces horreurs insupportables.  Moi marquise déchue mais engagée, j'ose mes osmoses et mes métamorphoses dans un héroïque combat d'avant-garde. […] Je hausse mes cris subversifs au feu de ma féminitude en marche. (p 83)

Libérez une marquise, longtemps prisonnière d'un lointain passé où le mâle toujours domine, laissez-la prendre parole afin qu'elle assouvisse son besoin de liberté et de révolte.  Et

Le temps bouge et roule à l'ovale du chaos qui allait envahir un mystérieux cimetière marin en perpétuelle mouvance dans l'imaginaire du poète qui me fit sortir du château à cinq heures du matin ou à cinq heures de l'après-midi (p.127)

« Je suis foutrement libre » disait la marquise, ou le poète ou les deux bien sûr. Explosion jouissive du texte dans cette libération physique de la marquise, femme acquise à la cause de la femme martyrisée. « seules les femmes, douées d'une haute conscience spirituelle et exercées à résister au assauts des malheurs incrustés dans leur corps de douleur, sont aptes à sauver l'humanité de la débâcle provoquée par la gestion aveugle des prédateurs. Sinon, la déroute humaine est définitivement et irrémédiablement consommée. »

Henri Matisse, Icare (Jazz).

Voeu ultime du poète, celui de l'homme après un long parcours sur cette terre, « peut-être que la marquise est une ombre éphémère dans l'univers fabuleux d'un vieux fou solitaire » mais  sans aucun doute, un appel à l'insurrection que cette marquise sortant à cinq heures aux « cinq coups sonores dans l'horloge du poète ». (p.114)

J'ai découvert l'oeuvre de Frankétienne parLes Métamorphoses de l'oiseau schizophone, en huit mouvements, plus exactement par le premier mouvement intitulé D'un pur silence inextinguible, l'oeuvre d'un poète qui se permettait toutes les transgressions, toutes les libertés les plus inouies dans ses incursions dans la langue française, inventions lexicales, évictions de genres, tensions entre mots et images, jeux de mots, syntaxe détournée, rythmique imparable. Tout cela produisant  un  éclatement jubilatoire à la lecture, dans les synapses de mon cerveau, je découvrais une liberté et une violence dans lesquelles je me reconnaissais toute entière. Chaos, oui mais chaos ordonné, chaos comme on dit explosion en milliards de particules qui se recomposent pour créer une émotion, un sens, un dire jaillissant.
Le spiralisme donc. Langue inventive et fantasque qui osait faire jaillir l'émotion intacte, sans les diktats scolaires, sociétaux, normalisants.
Il y a tant à dire sur la poésie, et sur l'usage de la langue pour tous ceux qui s'emploient à la « structurer ».
Je crois bien que nous nous illusionnons à rechercher une pureté en consacrant une poignée de poètes ou en réclamant une exemplarité en un seul.
Si la langue se travaille pour ciseler le poème, la variété et la qualité des voix tiennent à la singularité de chacun.

Frankétienne est un de ces auteurs qui déboulonnent vos certitudes et impulsent par son chant de puissance expressive, un désir dans la survie et dans la révolte, par sa rage de liberté. Son univers est celui d'un artiste, fait de richesse et de sens, d'encre et de sang, de voyelles et d'émotions. D'aucuns n'entreront jamais dans cette liberté, d'autres n'en ressortiront jamais, je fais partie des seconds.
 Osez ! Pourrait être son cri de ralliement !

Frankétienne, ou Franketienne, en créole Franketyèn, de son vrai nom Frank Étienne,  écrivain (en français et en créole haïtien), peintre et comédien haïtien, est un des géants qui marquent la création littéraire et artistique de son époque. Il fonde en 1968 avec René Philoctète et Jean-Claude Finolé « la Spirale » qui prône l'art total en mélangeant les genres romanesque, théâtral et poétqiue,

Infatigable inventeur des mondes, expert en dynamique syntaxique et pyromane lexical, Frankétienne a publié plus d'une trentaine de titres, en français et en créole. Chacune de ses oeuvres est ancrée dans l'histoire contemporaine haïtienne.

 




Requiem de Marie-Josée Desvignes

    Comment énoncer la douleur ? Rendre compte. Transmuter pour dire ? Comment l’expulser du signe, la restituer dans toute sa puissance au fil percutant des mots ? Tant de tentatives aux chemins de la Littérature, avec toujours cette même acuité du silence à atteindre pour en soulever l’intensité.
     Marie-Josée Desvignes tente cette gageure, dans Requiem, hymne à la douleur crue, non tue, parlée dans une langue plurielle qui oscille entre pudeur métaphorique et énonciation assumée.
   Dans la forme elle tente. Prose et poésie se mêlent au parcours des pages qui alignent des typographies hétéroclites. Métaphore du morcellement, de la dislocation, de la sidération, ponctuée par des encres de l’auteure qui soutiennent cette pénétration au désastre au train des mots qui avancent.
   Dans les mots elle tente. Elle, présente aux jets des existences énoncées, elle assume la parole et donne à recevoir les strates du temps à porter la souffrance. Dans la violence des heurts à la page, se dessinent
 

Lumière blafarde- nuit sur le monde et – la lune à son plein
L’enfant expulsé-déchaînement torrentiel-en même temps que les
eaux-en une seconde-là-pas encore cadavre-mais-à l’agonie
-rejeté aux rives d’un silence profond-Bousculade dans les couloirs
-cris étouffés des blouses-ne vois plus rien-suis devenue sourde
-suis-avec mon enfant-ne demande pas à le voir-suis avec lui-
en lui puisqu’il n’est plus en moi-suis là-lui là-bas-qui est-il ? Où
est-il ? NOIR-tension heute, très haute, perfusion-on tire le lit dans
le clouloir, on l’emmène dans une autre salle-NOIR.
 

    Expurger, exorciser dans la parole à la page, dans le trait vertigineux des signes, pour ne pas oublier. Marie-Josée Desvignes est celle qui dit non, qui refuse de se taire, telle Antigone, convoquée au recueil, première femme de la littérature à se dresser contre l’horreur, à refuser d’accepter.
 

Antigone lui chantait à l’oreille. Elle, pouvait dormir en paix-sa crypte scellée loin du monde. Derrière ta pierre encore chaude, entends ma prière-
 

A la douleur du vide s’affronte la réminiscence de la première naissance-à peine quelques prémisses-quelques minutes-quelques efforts sereins.
Il y en aura d’autres puisque rien n’a eu lieu.
 

    Requiem, tombeau désiré des souffrances, ne pouvait pour ensevelir l’incapacité à énoncer la douleur offrir que cette ultime épaisseur, qui n’est pas celle du signe, impossible, ni celle formelle d’un alignement orthonormé de textes énumérés au protocole d’un recueil poétique. Mais dans la multiplicité des dislocations paradigmatiques et formelles Marie-Josée Desvignes enchaîne avec intensité les univers dramatiques comme un orchestre conduit les notes à l’ultime mélodie d’un silence qui, après l’avoir lue, donne toute sa puissance aux émotions suscitée par sa lecture.