FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures

Lire Frankétienne requiert une énergie certaine et le désir d'entrer dans une langue bouillonnante, fantasque, inventive, turbulente où les mots se heurtent, s'entrechoquent, se bousculent, où les adjectifs s'inventent, se déploient dans une gamme de couleur toujours plus variée et nouvelle.

Faisant fi de ces excès que l'on reproche le plus souvent quant à l'emploi des adjectifs comme à tous formalismes, lui préférant la spontanéité et l'élan créateur, Frankétienne, le pyromane lexical de la littérature haïtienne, tout comme sa marquise, est libre : « Je me proclame totalement libre. Je sens. Je sais. Je suis. Et je clame ma musique en toute liberté. Je suis foutrement libre. », les revendique, en use et en abuse, déployant une langue toujours renouvelée, la faisant voler en éclats.

Le surréalisme plutôt que le réalisme, pourrait-on dire, ou Breton contre Flaubert, et c'est bien mieux encore. Mais voyons.

Le titre « La marquise sort à cinq heures » renvoie bien sûr à Valéry qu'il cite dès la seconde page, ou à ce titre de roman de Mauriac mais renvoie surtout à cette « poésie pure »  qui exclue toute virtuosité de narration.
Qui est cette marquise ? D'où sort-elle ? Et pour aller où ? Pourquoi à cinq heures ?
Phrase anodine ? Pas si sûr.  Non seulement parce qu'elle renvoie bien à ces célèbres phrases chargées d'énigme (incipits célèbres ou impertinentes intrigues) mais parce que tout comme Valéry qui refusait d'écrire un roman qui s'appellerait : la marquise sortit à cinq heures - on remarquera au passage que Frankétienne lui a préféré le présent au passé simple, ce présent réactualisant la nouveauté dans la langue, la revendication d'une liberté poétique, l'invention langagière contre l'invention narrative, ou bien, on le verra plus loin, un présent qui intime un impératif.

FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures, Editions Vents d'Ailleurs, sept 2017.

 

 

Phrase typiquement balzacienne cependant, selon Valéry toujours qui jugeait le roman de Balzac totalement dépassé et cherchait à inventer autre chose, selon Breton dans son Manifeste du Surréalismequi disait de Valéry : «  II se proposait dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre possible de débuts de roman de l'insanité desquels il attendait beaucoup ». Exprimant son mépris du roman qu'il se refusait d'écrire, Valéry lui aurait préféré l'écriture de la poésie dans de petits carnets entre quatre et six heures du matin.
Mais peut-être était-ce le soir, à l'heure où se clôt la journée que cette marquise voulut bien sortir à cinq heures ?
Quelle facétie encore chez Frankétienne que de donner pour titre à ce dernier opus poétique un titre aussi concis, message impeccable et précis, phrase dépourvue d'adjectifs, qui va droit au but, de celle dont se réclamait justement un Flaubert ou même un Stendhal, nette, brève, simple, alors que cette même phrase qui agaçait Breton est antinomique de l'exubérance d'un Frankétienne plus proche à coup sûr des surréalistes que des formalistes. Mais ce serait oublié que, si Frankétienne appartient à un courant, c'est d'abord au courant spiraliste.

Le spiralisme, processus créatif né dans les années soixante, initié par Frankétienne lui-même, est une esthétique qui s'inspire directement de la théorie scientifique du chaos, de la combinaison de structures en perpétuel mouvement, « une dynamique de l'imprévisible, de l'inattendu, de l'opacité, de l'incertitude et du hasard obscurément labyrinthique et mystérieux, le  fictif, l'historique, le poétique, le théâtral, le mystique, l'aléatoire et le fantasmagorique, le tout imbriqué, enchevêtré, entrelacé dans une texture chaotique babélienne infinie » (Frankétienne), une forme de vie née de l'énergie, dans son chaos.

Phrase factuelle, dépourvue d'intention sinon celle de faire passer un message, et quel message ! Qui est donc la marquise de Frankétienne ?

Il n'y a pas écrit « Roman » sous le titre, pourtant Frankétienne nous conte bien quelque chose, exactement ce que dit le titre, la marquise, une femme donc, sort à cinq heures, et c'est de cette sortie matinale, on le parierait, que va nous raconter, car il y a bien une histoire, l'histoire de toute femme qui s'émancipe du joug des hommes.

Dans ce pays dévasté, la marquise sort à cinq heures, désorientée, trébuchante. On se souviendra ici que ce texte a été écrit après le dernier cataclysme qu'a connu l'île de l'auteur, Haïti, une île soumise à bien des sacrifices et des douleurs. Comment peut-on encore écrire de la poésie après un tel événement... ? Pourrait-on se demander quand on est poète. Et de se rappeler  à nous tant de questionnements similaires autour de la nécessité d'un tel art en ce monde violent.

« L'écriture hors blasphème entre les doigts du vieux poète solitaire déchira le masque des langues de médisance et dénoua l'ankylose des chemins sclérosés », « entre visions macabres, déchéances, extravagantes détresses et mirages hallucinés de couleurs, de cris d'oiseaux imaginaires, entre lumières et ombres, l'exaltation maîtresse du langage du poète seul maître à bord de ce navire d'encre qui tangue sans cesse « ce jour-là le génial poète philosophe Paul Valéry témoigne que la marquise sortit à cinq heures derrière l'anonymat du mal ».

Rien que la volupté mystérieuse aux battements de l'énigme autour du nombril de la marquise.

Ne pas chercher à donner sens sous la cendre et la lave du volcanique Frankétienne, poésie s'exprime au plus près toujours de l'excès sensuel de la langue.

« Et la marquise était sortie à cinq heures ». Cette marquise que l'angoisse possède, pleine de désirs, de fantasmes et de passions ravageuses, « embarquée dans une aventure enlugubrée de ténèbres » qui ne sait elle-même si elle est  et ce qu'elle est, « guerrière », « fascinée par le feu musical des combats impossibles », toujours prompte aux départs sans retour, aux détours inconnus, « virtuose des amours difficiles », « femme maudite ». Ne sait qui, quoi, où, comment ?  De partout et toujours, de nulle part et d'ailleurs, dévastée, ombrageuse, pleine de plaies, gangrénée, « en solitude nouée, toujours à vif, pourtant », « lèvres épuisées de voyelles assoiffées ». Et la marquise poursuit ses rêves de voyage, son voyage de rêve aux confins des mystères, dans « le rugissement du scalpel » jusqu'à la porte enfin qui s'ouvre sur « des morsures d'éclairs en foudroyance allitérative de tendresse douloureuse dans les viscères de la marquise apeurée. » (p.16)

Ils ont voulu me tailler, me détailler. Ils ont voulu me couper, me découper. Ils ont voulu me cisailler, me morceler. Ils ont voulu me cogner, me bousculer. J'ai tenu tête à la meute des fauves embrindezingués de fureur. Ils ont voulu me martyriser, me déclitoriser. Ils ont voulu me déboulonner, me découronner. Ils ont voulu m'écharpiller, me déchalborer. Ils ont voulu m'écarteler, me débroussailler, me deboubouner, me dépecer, me pulvériser, me déboiser, me ratiboiser. J'ai tenu tête à la horde des chiens enragés. Ils ont voulu m'écrabouiller, m'enculer, me dévelouter, me décabosser, me décapoter, me dévaginer... J'ai tenu tête aux harassements violents et aux assaut des prédateurs. J'ai hurlé. J'ai résisté jusqu'au bout. Et puis je suis sortie hors du château maudit... Il était cinq heures de l'après-midi ce jour-là, lorsque j'ai franchi le petit pont de bois, pour me faufiler ensuite à travers les étroites et sombres ruelles du village.( p17)

Pascale Monnin.

La femme ici, (ou la poésie?), malmenée et sous le joug des hommes qui veulent la soumettre, la maîtriser, la châtier, en dépecer le sens, et les sens, la marquise elle, dit : « Je suis la maîtresse. Je suis la prêtresse. Je suis l'unique protectrice de mon corps. Je suis la gardienne de ma demeure spirituelle. L'empire du rire divin s'étend vers la clarté mystique du plein silence dont les échos grandissent sous la dérision close. La serrure étranglée aux jappements de la clé. » (p.28) Quelle magnifique ironie dans cette dernière phrase !
D'un langage saturé d'horreurs, de troubles, d'humeurs, de sang, « langage raturé »,  il/elle use, parlant et déparlant jusqu'au délire ou la démence, dans « l'hémorragie des signes et des symboles crevés. L'écriture de Frankétienne se confond avec la passion, le sexe, vagin, clitoris, cuisses, « je jouis de mon vide centre liberté reconquise », « virgules et flèches vénéneuses des cyclones synglindêques » (p.25) et « des guêpes anarchiques ».
Du voyage érotique et mystique de la voyageuse solitaire et libre dans ses rites et dans les rythmes de ses reins, libre de ses tripes, de ses méninges, de son sexe, et son corps tout entier, Frankétienne rend « toutes les magicritures », « bataclans de vie et de survie ».
« Je sais aussi qu'un unique dé sépare la vie du vide ». Quelle phrase !

Invoquant Valéry, le poète met d'emblée le lecteur en position d'adhérer ou pas à cette folie scripturaire, ce mouvement labyrinthique et en spirale pour dénoncer et exprimer une violence tourbillonnante contenue dans le sang du poète. Les échappées lyriques sont un hymne au féminin dans toute sa splendeur, entre envol et révolte. « l'être divin est fondamentalement d'essence femelle primordiale » (p.64)
Le poète est la marquise, le poète et la marquise parlent d'une même voix, elle dit son errance, son corps de souffrance, il exulte les mots, les extirpe de sa « peau de risques » :
« J'habite une peau de risques. Et je découvre le péril qui menace ma vie de femme trop libre en son déséquilibre sous des lambeaux de feu »... « je chevauche mon vertige », dit la marquise.  (p.60)

 

La marquise sait sa redevance à son désir d'écrire venu de la lecture. « Patiemment durant de longues années de solitude, j'ai tâtonné, en explorant le labyrinthe envoûtant des longues lectures nocturnes ». Longtemps prisonnière d'un carcan, elle avait tout perdu, sa tendresse féminine et maternelle, le château la retenait, l'aliénait, la dépossédait. Elle a « cessé d'être une humaine créature... perdu le bonheur et le goût d'être femme ». (p.58)

 J'ai vite senti dans mes méninges, dans mon cœur et dans mes tripes que j'écrirais un jour, ne serait-ce que des fragments autobiographiques. (p.58)

Elle est sortie du château maudit, sortie d'un long cauchemar pour entrer dans « un rêve infini ».

  Souvent je me suis tue pour caresser le silence. (p.60)

  Ma violence intérieure en grattelle d'écriture. (p.115)

Le je du poète et celui de la marquise se confondent. Le poète se fait femme libre, conteuse de sa liberté, la marquise use des mots du poète labyrinthique cerné d'énigmes et d'exubérantes échappées  dans la langue aux confins des signes, ceux visibles distillés sur la page, ceux invisibles dans l'espace de l'imaginaire de nos vies, toujours en partance, toujours insaisissables.

  J'aimerais bien trouver mon île imaginaire où je pourrais vivre toute seule, loin des désagréments de la vie artificielle. (p.74)

Et une possible réponse à l'énigme de ce livre : « Echo de l'écriture imaginaire qui me chatouille. L'écriture en crise dans les profondeurs de mes entrailles. L'écriture en marche. L'écriture en rut. L'écriture en délire. Folie sauvage où la main nue rattrape la vitesse de la voix soûlée d'ivresse. Le corps inhabitable bouge, insaisissablement cogné d'azur. » (p.69)
Le « corps ascensoûlé de vertige », Frankétienne écrit comme il rêve, comme il crée sans condition, sans conditionnements, libre toujours. Faisant fi des modes, des diktats et des formalismes, il enseigne la liberté.

Chaos de langue, tourments des mots au plus près de la souffrance féminine, c'est de toute façon une femme qui parle par sa bouche, qui écrit sous sa plume et couche sa douleur de vivre et de dire.

  Tout l'enfer du désir explose en feu de sable au mitan du désert privé d'oasis, l'érotique castration en rut au cœur d'un songe déglandulé où j'imagine encore l'au-delà de     l'absence. (p 75)

Les mots de Frankétienne sont jaillissements, bulles qui éclatent, diamants diffractés, sources pures d'émotions non contenues, libres toujours et imprévisibles, « énergie mystérieuse intemporelle ».
Enfin, cette profession de foi de la marquise énoncée en toute fin du livre, par la voix du poète, au nom d'une féminitude en marche est un éloge éclatant et un  sacre du féminin :

Moi marquise sans peur et sans excuse, j'appréhende le hasard inaudible aux spasmes de mon ventre. Je m'approprie les audaces guerrières des amazones dans mes méninges survoltées et repues de fleurs impaires. Je suis devenue une combattante. Je suis une militante en colère. Je suis une féministe lucide et enragée en même temps. Je dénonce le vieux système de l'exclusivisme qui, depuis des millénaires, octroie tous les privilèges à la tonitruance animale et orgueilleuse des mâles qui fondamentalement sont responsables du mauvais fonctionnement de la planète. La machine planétaire est en panne avec un moteur déconstrombré par la violence, l'injustice, la corruption, la prédation aveugle et le non-partage. Et dire qu'il y a quelques femmes complices de ces horreurs insupportables.  Moi marquise déchue mais engagée, j'ose mes osmoses et mes métamorphoses dans un héroïque combat d'avant-garde. […] Je hausse mes cris subversifs au feu de ma féminitude en marche. (p 83)

Libérez une marquise, longtemps prisonnière d'un lointain passé où le mâle toujours domine, laissez-la prendre parole afin qu'elle assouvisse son besoin de liberté et de révolte.  Et

Le temps bouge et roule à l'ovale du chaos qui allait envahir un mystérieux cimetière marin en perpétuelle mouvance dans l'imaginaire du poète qui me fit sortir du château à cinq heures du matin ou à cinq heures de l'après-midi (p.127)

« Je suis foutrement libre » disait la marquise, ou le poète ou les deux bien sûr. Explosion jouissive du texte dans cette libération physique de la marquise, femme acquise à la cause de la femme martyrisée. « seules les femmes, douées d'une haute conscience spirituelle et exercées à résister au assauts des malheurs incrustés dans leur corps de douleur, sont aptes à sauver l'humanité de la débâcle provoquée par la gestion aveugle des prédateurs. Sinon, la déroute humaine est définitivement et irrémédiablement consommée. »

Henri Matisse, Icare (Jazz).

Voeu ultime du poète, celui de l'homme après un long parcours sur cette terre, « peut-être que la marquise est une ombre éphémère dans l'univers fabuleux d'un vieux fou solitaire » mais  sans aucun doute, un appel à l'insurrection que cette marquise sortant à cinq heures aux « cinq coups sonores dans l'horloge du poète ». (p.114)

J'ai découvert l'oeuvre de Frankétienne parLes Métamorphoses de l'oiseau schizophone, en huit mouvements, plus exactement par le premier mouvement intitulé D'un pur silence inextinguible, l'oeuvre d'un poète qui se permettait toutes les transgressions, toutes les libertés les plus inouies dans ses incursions dans la langue française, inventions lexicales, évictions de genres, tensions entre mots et images, jeux de mots, syntaxe détournée, rythmique imparable. Tout cela produisant  un  éclatement jubilatoire à la lecture, dans les synapses de mon cerveau, je découvrais une liberté et une violence dans lesquelles je me reconnaissais toute entière. Chaos, oui mais chaos ordonné, chaos comme on dit explosion en milliards de particules qui se recomposent pour créer une émotion, un sens, un dire jaillissant.
Le spiralisme donc. Langue inventive et fantasque qui osait faire jaillir l'émotion intacte, sans les diktats scolaires, sociétaux, normalisants.
Il y a tant à dire sur la poésie, et sur l'usage de la langue pour tous ceux qui s'emploient à la « structurer ».
Je crois bien que nous nous illusionnons à rechercher une pureté en consacrant une poignée de poètes ou en réclamant une exemplarité en un seul.
Si la langue se travaille pour ciseler le poème, la variété et la qualité des voix tiennent à la singularité de chacun.

Frankétienne est un de ces auteurs qui déboulonnent vos certitudes et impulsent par son chant de puissance expressive, un désir dans la survie et dans la révolte, par sa rage de liberté. Son univers est celui d'un artiste, fait de richesse et de sens, d'encre et de sang, de voyelles et d'émotions. D'aucuns n'entreront jamais dans cette liberté, d'autres n'en ressortiront jamais, je fais partie des seconds.
 Osez ! Pourrait être son cri de ralliement !

Frankétienne, ou Franketienne, en créole Franketyèn, de son vrai nom Frank Étienne,  écrivain (en français et en créole haïtien), peintre et comédien haïtien, est un des géants qui marquent la création littéraire et artistique de son époque. Il fonde en 1968 avec René Philoctète et Jean-Claude Finolé « la Spirale » qui prône l'art total en mélangeant les genres romanesque, théâtral et poétqiue,

Infatigable inventeur des mondes, expert en dynamique syntaxique et pyromane lexical, Frankétienne a publié plus d'une trentaine de titres, en français et en créole. Chacune de ses oeuvres est ancrée dans l'histoire contemporaine haïtienne.

 




Marilyn Hacker, Calligraphies : IV

Poèmes traduits par Jean Migrenne

 

Huit heures du matin.
La vieille au bout du couloir  
passe du Fairouz.

Il pleut en gris sur nos toits en pente.
Beyrouth est sous les tempêtes de sable.

L’ivrogne supplie
la jolie fille de sa voisine
de ne pas l’oublier

dans les paroles de la vieille vedette.
Dans le couloir, le chant se dévide.

 

*

 

Couloir aux portes fermées
à clef sur des possibles,
miroirs déformants,

face à grotesque face.
Retour à des frontières

closes de barbelés.
À la langue de mon grand-père et
celle que j’écoute,

à leurs invectives, leur mutuelle
incompréhension. Glaces, portes.

 

*

 

La glace au matin
donne sur la pluie —
début octobre

comme en hiver dans cette ville.
À écrire, en pyjama,

désolée devant toi-même,
dictionnaire ouvert
sur de vains désirs,

tu poses un mot, fermes les yeux,
entends des pas, de moins en moins.

 

*

De moins en moins de jour —
encore nuit à six heures, à la demie,
derrière les rideaux de tulle beige.

Le café est éclairé
comme cinq heures plus tôt.

Demi-heure de lecture
au lit, ou prendre un pull,
se faire un bain moussant,

avant le café, les journaux qui voient
les jours en noir, de plus en plus.

 

*

 

Des femmes de plus en plus vieilles,
toutes, c’est ce que voit mon ami chauve,
qu’elles aient son âge ou plus,

qu’elles écrivent, enseignent : ses collègues.
« Elle a au moins quatre-vingts ans. »

« Non, soixante-huit,
ça change quelque chose ? »
« Non, pas soixante,

cinquante-quatre, comme toi. »
(Il vit avec une de vingt-deux.)

 

*

 

Deux sous-titres sur l’écran,
anglais et français. Les acteurs
jouent en arabe

le sac d’Ur : scribes, tablettes,
martyre du savant

qui les déchiffrait, les traduisait.
Rasha connaît la moitié d’entre eux,
revient à la réalité, à la vie

de gongs, de lamentations,
de résurrection d’un verbe assassiné.

 

 

*

 

Résurrection du jour —
fins d’après-midi de juillet
en promenades à reconsidérer

l’inachevé, le non commencé,
aller jusqu’au canal.

Encore trois heures de jour :
de quoi commencer ; de quoi terminer...
C’était avant ; maintenant il fait nuit

avant sept heures et les après-
midi fondent au noir.

 

*

 

Après-midi d’automne,
pour descendre à la Mairie porter
un sac de serviettes,

de T-shirts, trois sacs à dos,
à la collecte des réfugiés.

Des cachemires de deux ans, on
n’offre pas ça à des amis.
Au café, ils ne veulent pas

que tu paies l’addition, que tu leur dises :
«On se voit l’année prochaine, à Damas... »

 

*

 

À ce moment-ci de l’année,
c’est la rentrée, nouveaux
étudiants, nouveaux profs, épreuves

à relire pour les parutions de printemps,
numéro d’automne tout frais à poster.

Moi, émigrée,
je pointe les saisons sans
permis de travail. Me revoici

étudiante, à traduire en triangle,
toujours nouvelle.

 

*

 

Nouvelle un jour,
absente aujourd’hui.
Je me ferai à la quinzaine d’années

de repas partagés, à son esprit
éteint à quatre-vingt-dix ans ;

amours de ma vie qui
ont changé d’avis, différentes
maintenant, amours mortes...

yeux noisette ou verts d’hier,
avenir d’hier aujourd’hui passé.

 

*

 

Aujourd’hui figues en salade
en émincé, figues au labneh,
figues vertes d’Italie,

et figues de Provence bleu-foncé
achetées à l’étal des trois frères.

Souvenir de branches
de figuier par-dessus des murs
de pierre, ou du temps

où par l’échelle on grimpait sur le toit
cueillir les figues tardives de Vence.

 

*

 

Septembre à Vence :
sur la terrasse avec Marie
à écouter le torrent

murmurer son prélude et fugue
à nos lapidaires petits déjeuners —

café, pain, confiture.
Elle avait cinquante-neuf ans.
J’en avais trente-sept.

Quasiment le même âge pour
passer à notre journée de travail.

 

*

 

Le sonnet passe
de l’affirmation à l’interrogation,
du panorama au gros plan,

La consultation chez le médecin,
passe de la corvée au verdict.

Le bébé passe sa première semaine
protégé par son berceau de bois,
sur un tapis kurde tissé

d’une plume de cigogne qui lui dévide
sa lointaine berceuse tout le matin.

 

Présentation de l’auteur

Marilyn Hacker

Marilyn Hacker est une poétesse, essayiste, traductrice américaine.

Son goût de la recherche formelle l'a poussée à s'intéresser aux formes fixes de la poésie française comme la villanelle. Elle a également traduit des poètes français comme Vénus Khoury-Ghata, Hédi Kaddour ou Claire Malroux.

Elue en 2008, chancelière du bureau de l'Academy of American Poets, Marilyn Hacker enseigne la littérature anglaise au City College of New York et partage sa vie entre New York et Paris.