Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa

Cette suite poétique, à la construction musicale, points et contrepoints, bouleverse et interroge. Inspirée d’une dépêche d’AFP, elle fait osciller le lecteur entre plusieurs réalités, temporalités et espaces. Continuité et rupture, matérialité et immatérialité, réel et mythe, on avance, le cœur en suspens, sur une crête à la fois paisible et brutale.

« Onagawa », le nom de ce petit port de pêche, avec son O, yin et yang, « comme une perle » ouvre tout un univers, celui du Japon, de « ses baies bleues du cobalt océan », de ses cerisiers en bourgeons  « dans leur gaine de soie », de ses daims, hirondelles et papillons, de ses parfums printaniers. Une attente vaporeuse, un paysage rêvé d’une sérénité toute bouddhique. Les mots flottent, légers, dans une délicatesse de haïku. Sauf que nous ne sommes pas dans le présent de la sensation mais dans le passé comme le montre l’usage de l’imparfait, temps de la durée, de la promesse renouvelée.

Et soudain c’est « la noyée », « raflée / comme un poisson » par « une muraille de mort » énorme. Nous sommes le « onze mars 2011 ». Le tsunami vient de faire « plus de dix-huit mille » victimes en un instant. Parmi elles, Yuko, une employée de banque, épouse de Yasuo, un chauffeur de bus. Marilyne Bertoncini raconte le cataclysme dans l’ordre des faits, de la submersion apocalyptique à la dévastation, au sentiment de vide abyssal.

Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa, Jacques André éditeur, Collection XXI n°58, préface de Xavier Bordes, 12 euros.

Les faits s’énoncent en chiffres (date, heure, intensité du séisme, nombre de victimes…) mais ces chiffres sont écrits en lettres comme si l’alphabet permettait de mieux apprivoiser la mortelle réalité, de la rapatrier à l’intérieur du langage, de la recréer et donc de la métamorphoser. N’est-ce pas le pouvoir de l’art, de la poésie : recréer la réalité pour la donner à vivre de l’intérieur ?

Le cataclysme se répercute à l’autre bout du monde, selon l’effet papillon : nous voici maintenant à Villefranche, en France, auprès de l’auteur cueillie au réveil par l’annonce. S’ensuit alors un jeu d’analogies et de correspondances entre les deux vies, les deux villes. Interdépendance toujours des éléments, des événements situés sur une même corde, « Life on a string » (cf. l’exergue).

Qu’est devenue Yuko ? Ressac de la vague, on revient au Japon trois ans plus tard, avec Yasuo qui, à 57 ans, entreprend un projet fou à l’issue improbable, mais comment accepter le « sans voix / sans corps » ?  Tant de disparus sans autre trace que leur nom.

Dans ce recueil, si espace et temps dialoguent dans une même continuité, c’est pour nous rappeler la force de la nature, sa pérennité violente, chaotique, et, en creux, notre folie à la défier, à l’ignorer quels que soient les avertissements. (Yuko, par ironie, se réfugie sur le toit de sa banque. Nos tas d’or seront-ils jamais assez hauts ? ) Le nom de « Fukushima », apparu tout à coup dans le texte, fait dangereusement résonner le « cobalt » employé précédemment pour décrire l’océan.

La noyée d’Onagawa, à l’image d’Oyuki (fantôme traditionnel populaire peint en 1750 par Maruyama Ōkyo) a maintenant pris force de mythe. Elle représente à elle seule la beauté et la fragilité de notre humaine condition, elle est notre douleur à jamais inconsolée. Yasuo, le sage, le volontaire, nous bouleverse en éternel Orphée. (Le texte est émaillé de plusieurs références à la mythologie grecque, si chère à l’auteur qui tend un fil d’Ariane entre les lieux, les époques, les cultures.)

Ce récit-poème s’annonce en effet dès le départ comme un « thrène » antique, une lamentation funèbre, la langue, le langage assurant une continuité entre les événements et les êtres, même s’il est difficile et dérisoire de mettre des mots sur le drame, de le mettre en mots. Juste la poète annonce-t-elle vouloir laisser quelques « traces de silence » qui rendent compte de « l’écho muet du fond des mers ».

Après la catastrophe (dénouement de la tragédie au sens antique), retour au temps de l’écriture, à la fois rêverie et réflexion, ombres mêlées ici, là-bas. Les deux calligrammes (nef et ancre/flèche) de clôture semblent faire écho aux idéogrammes envoyés sur son téléphone portable par Yuko, retrouvé(s) bien après par les plongeurs : « tsunami énorme ».

Fluidité aquatique, les frontières s’effacent. La douceur de l’air fait place à celle de l’eau, malgré les crânes, les « carcasses rouillées », les « poulpes bleus » et « les algues échevelées ». Yasuo, fidèle à son amour, poursuit sans relâche sa quête impossible, la vie aussi qui fait tourner « ses boucles infinies. »

Et résonne en  « l’HOMME » le « AUM » du grand tout.

N.B. On peut retrouver sur le net plusieurs sites relatant l’émouvante histoire de Yasuo Takamatsu.

 

Présentation de l’auteur




Impressions de lectrice sur quelques ouvrages de Marilyne Bertoncini

Avant le récit-poème poignant d’une aventure orphique née de ce que l’on appelle « un fait divers », La noyée d’Onagawa, (Jacques André éditeur, 2020), j’avais lu les ouvrages de Marilyne qui ont impulsé sa démarche : « assembler ce qui peut être le corps de la mémoire en ses pièces éparses ».

Une aventure d’écriture que l’on a envie de suivre, de livre en livre.

Dans Mémoire vive des replis, (éditions Pourquoi viens-tu si tard ? 2018) lu en premier, je me suis trouvée au coeur d'une puissante métaphore, et j'ai aimé aussi faire lecture des photos-images qui métaphorisent cet acte créateur de déplier/ déployer la mémoire par la force de la poésie.

Il y a un mot très ancien: "remembrance" qui contient dans ses phonèmes la chair du souvenir. C’est un terme qui convient à cette démarche. Reprendre conscience et possession de toutes les dimensions de l'être. Le passé revient visiter le présent. On pense à Proust bien sûr pour cette expérience existentielle de coïncidence entre les perceptions qui abolit l'épaisseur du temps. L'étoffe mémorielle se déplie et révèle l'être. La puissance, le pouvoir de la poésie sont éprouvés.

Marilyne Bertoncini, Sable, éditions Transignum, 2018.

J'habite ma vie comme un rêve
où les temps s'enchevêtrent

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Vie est ce rêve qui me dessine
sur la vitre où la pluie trace
d'éphémères chemins brouillant
mon reflet dans le paysage

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images d'eau sans consistance
ondoyant entre deux espaces

 

 

Des strophes qu'on a envie de garder en soi, comme un poème d'Apollinaire.

J'ai retrouvé cette démarche dans L'anneau de Chillida  (L’atelier du grand Tétras 2018)

 

"Le dialogue avec les formes est plus important
que les formes elles-mêmes"       (Eduardo Chillida)

 

D'emblée, l'exergue nous emporte dans cette aventure.

En dialoguant avec la forme et le mouvement de l'anneau qui  toujours se dérobe, s'enroule et se renouvelle, le poète joue avec sa propre vie, l'interroge, la situe. La métaphore de l'anneau, la relecture des représentations mythologiques du monde, la convocation des figures mythiques fondent là aussi une entreprise existentielle, une quête de sens.

La poésie est une langue qui permet d'atteindre les grands mystères. J'aime que les poètes la situent à ce niveau. C'est là où, lectrice de poésie, je me sens  grandie. La lecture ne se termine pas, le livre revient, on le reprend. Signe fort.

Marilyne Bertoncini, L'Anneau de Chillida, Atelier du Grand Tétras, 2018, 80 pages.

Crépuscule inversé
la nuit s'évanouit
dans l'éclat du poème

 

J’ai continué le parcours dans cet univers avec  SABLE   (Editions Transignum 2019), avec des  reproductions des œuvres de Wanda MIHULEAC. Poème traduit en allemand par Eva Maria BERG.

SABLE est un nom de femme, le nom d’une femme. Fable poétique, Sable évoque une histoire, celle d’une victoire sur l’empêchement de la parole, l’histoire d’un cri, racontée à trois voix : celle de la poète, Marilyne Bertoncini, celle de la plasticienne, Wanda Mihuleac, celle de la traductrice en allemand, Eva Maria Berg. On peut ajouter la dédicataire, la mère de la poète, dont le destin croisé constitue la trame.

Avant d’accéder au texte, nous sommes confrontés à deux premières œuvres de Wanda Mihuleac, instaurant l’unité chromatique qui sera aussi celle des mots, et l’univers troublant d’un élément, le sable, abritant l’insolite, et même des signes inquiétants : en couverture, les lettres rouges du mot SABLE nous avaient alertés.

Au fil des pages, nous allons rencontrer à la surface ou à demi enfouis dans cette matière figurée comme le lieu de projections mentales, un globe oculaire, une main d’or, des lettres en désordre, les étranges petites sphères des gouttes d’eau… Il ne s’agit pas bien sûr d’illustrations, mais plutôt d’un commentaire visuel du poème.

La scène d’enfance évoquée par le premier texte soulève les souvenirs et nous savons que le poème va s’inscrire dans l’exploration mémorielle que, de livre en livre, poursuit Marilyne Bertoncini.

L’évocation d’un élément, d’un paysage, est aussi l’évocation d’un être et de sa présence au monde.
Chargé depuis toujours de symboles et de signes, associé à l’écoulement du temps et à sa dilapidation, le sable est ici un élément ambivalent qui, composant avec la beauté du ciel et des vagues, est aussi celui qui enfouit, cache, étouffe.

Marilyne Bertoncini lit Sable lors d'une lecture performance à la galerie Depardieu à Nice, avec Narki Nal.

Cette matière des métamorphoses et des secrets possède une force insidieuse et imprévisible. Les similitudes font advenir des paysages qui sont aussi des situations mentales. La correspondance des formes aboutit à une confusion des éléments :

 

O corps de Danae enseveli sous l’or
du désir   sable  devenu

meuble et fluide manteau instable
là pénètre       la  dissout
flamme           palimpseste
d’elle-même

Dans l’éternel inchoatif des nues qui passent en reflet
Des dunes grises de la mer et des vagues de sable
(…)

La dune mime l’océan
les nuages y dessinent de fuyants paysages
dont l’image s’épuise dans l’ombre vagabonde
d’un récit ineffable

 

 (à rappeler ici la citation en exergue de Yogi Milarépa :

« sachez donc qu’allée et venue
Sont comme des songes,
Comme des reflets de la lune dans l’eau. »)

 

 

Dans ce paysage qui est aussi intérieur, la métaphore femme/sable est d’abord celle de sa destinée : friabilité, effacement, enfouissement, étouffement.

 

Elle est allongée comme la dune aussi
nue
ses pieds touchent la mer
(…)

et la bouche d’Elle sans cesse tente
le cri qu’étouffe toujours
le sable qui volète

Marilyne Bertoncini, Sable, Editions Transignum, 2018.

La page 44 donne le pouvoir aux allitérations, en français comme un allemand, installant une sorte de paysage sonore ; les similitudes de sonorités entraînent des similitudes de sens qui invitent au déchiffrage de la « fable » :

 

Effacement -ce ment-  ça bleu
Les sables meubles et sans traces
Et la femme sans face         sang

 Elle veut naître
être   n’être rien de plus
mais l’ogre de sable-ocre dévore sa parole

 Sie will geboren werden
Sein   nur sein  nichts sost
Aber der Oger aus Ocker-Sand verschlingt ihre Worte

Wanda Mihuleac et Marilyne Bertoncini, performance réalisée à partir de Sable.

L’effacement gagne les œuvres plastiques jusqu’à l’abstraction, conjurée par le palimpseste de la dernière œuvre de Wanda Mihuleac.

Dans la dernière page du poème, on assiste, comme à un dénouement,  au surgissement, à l’émergence d’une parole qui a déjoué le bâillon :

 

Je déboule dévale le long du flanc de Sable
(…)

Je déboule dévale du giron de la dune
(…)

Je suis fille de Sable
mais les mots
                 m’appartiennent

        Je crie 
                     J’écris.

 

Histoire d’une émancipation vers la création et d’un refus de l’effacement, Sable est aussi un hommage à la mère, confondue avec les paysages et les éléments qui ont constitué l’être.

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa

Chant du silence du fond de l’eau, celui où divague le corps de la femme de Yasuo Takamatsu. Flux et reflux du langage devenu poème, long discours sur le vide laissé par la disparue, incompréhension face à la mort…

Écrire ceci, la disparition, la mort, est une gageure, c’est la gageure, celle sur laquelle s’édifie la littérature : dire l’indicible, comment ? Ce qui échappe au langage est ressenti, tout entier contenu dans cette immense émotion, qui submerge notre cœur comme le tsunami la côte d’Oganawa lorsque nous lisons ce récit. Une vague gigantesque de chagrin, d’interrogations et de peur, partagés, grâce à la poète et à ce don qu’elle confère au langage de nous offrir les images, les couleurs de la catastrophe, et même son odeur, celle de la mort, qui échappe à toute représentation, à tout discours.

Chant, plainte, toile, poème, épopée, tout ceci, sous l’égide de l’épigraphe d’œuvre qui d’emblée énonce cette sidération de la disparition et introduit un récit qui à partir de ce constat tentera d'exorciser l'ensevelissement des êtres chers.

Marilyne Bertoncini, La Noyée d'Onagawa,
Jacques André éditeur, collection Poésie XXI,
2020, 50 pages, 12 €.

Notihng left but their name

LAURIE Anderson, Life on a string

 

« Il ne reste que leur nom »… Ne demeure que la disparition, reste à écrire là-dessus, là-dessous, à côté ou au-dessus, puisqu’il est impossible de raconter dedans, reste à combler ce vide laissé par “elle”. Le titre de L’œuvre dont est tiré l’exergue fait sens lui aussi : “La vie est une chaîne”, cette froide fatalité de l’existence, car elle se termine, à un bout de cette chaîne, par la mort…

 

Comment te trouver dans tout cet océan
En l’absence de ton chant
Ce thrène en traîne de sirène
L’écho muet du fond des mers
La trace des notes de silence

 

Il faut saluer le travail de  la poète qui a organisé  la mise en page de manière puissante, en  laissant justement  de l’espace à l’espace du vide, qui offre à la vacuité, à l’impuissance du langage une amplitude d’apparaître,  flux et reflux des vagues vides elle aussi, car elle ne ramènent pas le corps de la noyée. Le dessin des vers sur la page convoque aussi le calligraphe, l'art visuel, comme chercher dans toutes les dimensions artistiques la trace de celle qui existe ailleurs, mais a échappé à la vue, au toucher, à la matière, refus de cette fatalité de la mort, et tentatives de créer un discours qui soit apte à rendre perceptible la présence de celle qui n'est plus visible. Discrètement, le titre apparaît sur la page suivante :

 

La Noyée d’Oganawa,
Rêverie poétique
Inspirée d’une dépêche de l’AFP

 

 

Une poésie narrative, une narration poétique, ou bien les deux sans souci d’origine, ni de genre car la poésie ici raconte plus que la prose, et les faits d’où est tiré le récit sont d’autant plus prégnants que cette évocation d’une réalité qui sert de cadre  minutieusement étayé est support à l’édification d’un discours inédit, ouvert sur la polysémie permise par le travail de/avec/sur/par la langue.

Tout est exact dans ce cadre dans lequel s’enracine le poème, un tour de force encore, la dimension illocutoire de tout texte poétique est présente à côté  de l’évocation du réel qui n’est pas relégué au second rang ou bien sujet à caution, comme dans tout poème, mais qui sert de socle, de support au poème.

Champs sémantiques, jeu avec l’espace scriptural, tout est orchestré avec mesure,

 

Tout glisse
L’eau lisse les os blancs

Les sons
S’éclipsent

 

comme le calme après la catastrophe, le déroulé des pages  blanc cassé légères et la disposition parcimonieuse des poèmes. Une musique, un chant, un champ de ruines, comme si des bribes de l’horreur restaient, seulement, et cette tentative du dire qui s’égrène au gré des pages, vague après vague, cri après cri, tenu là, dans ce mutisme de la mort dont la puissance saisit jusqu’aux larmes tant est vivante, présente, la disparue, tant elle prend épaisseur grâce à ce chant du silence.

Le jeu avec le blanc, vide, silencieux, de la page, rythme, ponctue, et signifie. On sent le souffle de la déflagration, on lit le choc, on pèse le poids du silence, on reçoit les tentatives du dire, et surtout l’émotion immense que cet ensemble laisse émerger en nous. Il la cherche, comme un homme cherchant une femme, sa femme, et sa sidération, au sens étymologique du mot, guide Marilyne Bertoncini, motive le tout signifiant de ceci, cette cathédrale où prie l’humanité, face à la mort, la Littérature. Face au vide, l'écriture, l'art peut peut-être restituer un lieu, un endroit où existent les disparus, autrement, mais là. Le rythme devient incantation, et dans le ressac du poème la femme peut-être apparaîtra, parmi les fantômes, dans les blancs, à travers les vers dont la puissance évocatoire s'oppose à la mort. 

Polysémie, pluralité de références, du mythe aux grands genres, des figures symboliques aux textes fondateurs, il y a dans La Noyée d’Oganawa un réseau de références qui disent la permanence de ces tentatives du texte, de l’art, de la musique convoquée par le paratexte, par la récurrence de cette précision topographique "Sur la côte orientale", figure anaphorique en début de poèmes qui agit comme un refrain et rythme l'ensemble, et par l’évocation d’Eurydice,  aussi. Tout ceci donne à voir, à entendre, à comprendre ce qui se dérobe, la disparition, la mort, mais ouvre à des perceptions autres, à un endroit où appeler les disparus n'est plus vain. Trappes, ce qu’on ne peut raconter, ce qui s’engloutit dedans, sauf à tisser ce réseau des  pluralités ancestrales de tentatives qui ont étayé la littérature, et la musique, et la peinture (la puissance en cela de la poésie de Marilyne Bertoncini à créer des images est remarquable). Eurydice, cette figure mythique, qui vient en dernière page clore le poème, comme symbole de ceci,  la disparition, la mort, comme une manière de dire que toujours on ne vit plus, à un moment, il existe cette sidération de la cessation et cette impossibilité de raconter ceci, mais aussi cette recherche sans relâche d'un vecteur artistique ouvre à l'appréhension des dimensions invisibles.

 

Sur la côte orientale
du japon:
O                                           WA
NA             GA 
désormais
à jamais
marquée du noir signe d’Orphée,
nageant sous l’océan pour délivrer
de son enfer marin
Eurydice
noyée.

 

On peut lire tout ceci dans La Noyée d’Oganawa, on peut en mesurer la portée, tant est épais ce récit/poème. Mais aussi, comme le souligne Xavier Bordes dans sa belle préface, et il serait sage de ne pas l’oublier, il faut considérer ce livre comme un avertissement. Les traits prégnants de réalisme que restitue Marilyne Bertoncini dans l’évocation des lieux, dans les détails  soigneusement rapportés, de l’événement, ne laissent pas d’échappatoire possible. Ce poème dit au lecteur combien il est dangereux de perdurer dans nos habitudes de vie, combien il est délétère de maltraiter la terre comme nous le faisons depuis des lustres, combien nous sommes vulnérables face aux catastrophes, combien puissante est la nature, et fragile la vie, En cela, La Noyée d’Onagawa est un livre engagé, puissamment engagé, porteur d’un message pour l’humanité. 

 

dans sa nef engloutie
vibrant   aimant     en mémoire     des
vivants
Ô      HOMME       AUM
O                       WA 
NA   GA

 

Présentation de l’auteur




Marilyne BERTONCINI, Mémoire vive des replis, Sable

Marilyne BERTONCINI – Mémoire vive des replis

La poésie de Marilyne Bertoncini est singulière, en ce qu’elle s’appuie fréquemment sur des choses matérielles, pour prendre essor, à la façon d’une nageuse qui a besoin de donner un coup de talon contre le fond pour gagner la surface de son élément, en l’occurrence la fluidité de la langue. 

Cela peut engendrer des poèmes issus de peintures, d’une sculpture rêvée, ou comme c’est ici le cas, de photos suggestives des replis issus de la nature, veines de bois, feuillures, écorces, tissus, sédimentations indéfinissables ou, pour l’autre volume, de pages sableuses, étranges, palimpsestes virtuels qui révèlent une part synecdotique de ce qu’elles dissimulent : on imagine un corps enfoui là où, comme rose des sables désenlisée par le vent, transparaît sa seule main d’or.

On pourrait voir dans ces deux recueils l’envers et l’endroit d’une parabole qui, d’une part, rêve sur le repli où se dissimule l’énigme de l’humain ; et de l’autre sur le dépli qui offre à lire toutes sortes de traces et d’empreintes de cette énigmequi chemine à travers les sablons du temps. Et de fait, les deux livres se commentent réciproquement. Ainsi dans le premier (Mémoire…page 23) on peut lire :

Marilyne BERTONCINI, Mémoire vive des replis, 
Ed ; « Pourquoi viens-tu si tard », Poésie N° 20.

Les mots crissent comme le sable dans l’infini du sablier
que je renverse en ma mémoire où bat l’aile de
l’éventail

 

                 et s’envolent mes souvenirs   
                  à l’horizon des goélands

Un horizon « volatile » qui présente « ...l’air un peu flou d’un lointain paysage/dans le brouillard ». On sait que lorsqu’il y a du flou, c’est que le loup n’est pas loin, mais juste au-delà du visible, tel un amer dissimulé par le grand large ! Cependant, le questionnement du poème est une façon d’interroger un « au-delà » qui n’est pas obligatoirement religieux, mais le refuge inatteignable de ladite énigme. Un « au-delà de la conscience ». Je ne tenterai pas de me hisser au niveau des commentaires de la préface de Carole Mesrobian, à qui notre poétesse est familière. Je vois cependant cette poésie moins comme fouillant les replis de la mémoire pour en faire surgir une enfance, que pour en faire surgir ce qui, d’une enfance, est la composante irréductible, l’étincelle insaisissable et inextinguible qui nous intéresse lorsque les années nous ont permis de constater que son mystère, pour peu qu’on y prête attention, est intact. C’est donc moins à l’enfance, qu’à mettre le doigt de l’écriture, grâce à la réminiscence, sur ce que l’enfance recèle et qui demeure jusqu’à la fin d’une vie, à quoi le poème bertoncinien s’attache. (Cfr le poème de la page 67) :

 

 

Ainsi 

 dans d’autres temps   jadis
j’ai vécu d’autres vies
et c’était déjà moi
j’étais pourtant une autre

 Je rebrousse le temps au fil de l’écriture
Le rêve me ramène au flot des leurre
où se réverbère le monde

 Mémoire vive des replis
où se cache la vérité

 

Qui dit replis, évidemment dit « mer », dit dunes, dit océan, océan de sable, par ex. Sahara (cfr. Sable,p.32.) Ainsi le livre du « Sable » complète, du déploiement des replis, l’exposition troublante de l’irréductibe poétique dont je parlais, qui se propage à travers les mots à la façon d’une onde secrète. Évidemment, « mer », c’est aussi mère, femme, engendrement, enfance, avec tout ce que cela comporte de fascinants mystères originels, que M. Bertoncini a désignés du mot de « vérité ». Il n’est donc pas surprenant que Sable s’ouvre sur la dédicace :« À ma mère », celle qui a transmis l’onde de l’élan vital. Lorsque les mots en effet donnent l’intuition de propager cette onde, à travers le sablier du temps, le langage n’est plus le plat transmetteur d’informations habituel. Un frémissement secret le parcourt, fait apparaître parfois quelque éclat doré, traduit une couleur, ostend une goutte de rosée, ou quelques traces de cet inconnu, au plus obscur de l’être humain (ou disons de l’être « humanité »), toujours nouveau, -  selon l’injonction de  la quête baudelairienne – qui est à la fois le trait majeur de la poésie, et celui de la spiritualité qui nous caractérise, homme et femmes, en tant que membres de l’Humanité.

 

 

Marilyne Bertoncini, Sable, poèmes en français avec
trad. en allemand d’Eva Maria Berg, et Wanda Mihuelac
pour
 les œuvres graphiques,  Editions Transignum, Paris, 2019.

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, Sable

Marilyne Bertoncini nous emmène vers la plage au sable fin, vers la mer et ses vagues qui dansent dans le vent pour un voyage tout intérieur… Elle marche dans l’eau et rejoint au plus profond d’elle-même,  au contact de la mer,  matrice primordiale, la mémoire de la présence-absence d’un être cher. Les  grains de sable,  insaisissables dans leur fluidité, la renvoie à  l’insaisissable et à l’éphémère de notre condition humaine.

 C’est dans un langage métaphorique, tout en retenue, que  Marilyne Bertoncini révèle la souffrance toujours présente après la disparition de l’être aimé   « flamme cendre sous ses pas ».

Marilyne Bertoncini, Sable, Editions Transignum, 2018.

Avec une infinie délicatesse où la force intérieure ne fait jamais défaut, elle nous attire par son chant de sirène dans cette incursion intime « où se dissout le vent du souvenir ».

Le deuil creuse le vide laissé par cet être dont la perte, comme le dit Marilyne Bertoncini elle-même, « est à apprivoiser ». Son omniprésence dans l’esprit et dans le cœur  par son « âme fantôme » qui «  s’épuise en pure perte »,   la trouble, l’émeut, consciente de  «  ces pas sans fin (…) sans fil , sans trace ».

 Cette présence-absence lumineuse ( « l’or d’Elle s’écoule ») «  réverbère le silence immense de son cri »  et va conduire Marilyne Bertoncini à une réflexion métaphysique sur la vie et la mort, sur la vie après la mort. 

Ce recueil, léger comme le vent, laisse une trace profonde comme l’empreinte des pas dans le sable mouillé quand la mer s’est retirée. Il nous entraîne petit à petit hors du chagrin « vers la sortie du labyrinthe de solitude et de souffrance », car la poète veut «  naître, être, n’être rien de plus » .

De cette mémoire, « la cendre des mots/ flocons arrachés au silence »,  sourd la prise de conscience : « je sais qu’Elle respire de nous/de notre rire », la conviction que la mort-absence n’est que passage du corps matériel au corps invisible,  que l’être cher reste présent au-delà de l’absence.

Cette certitude ouvre alors la porte d’une joie nouvelle «  je suis fille de sable mais les mots m’appartiennent/je crie/j’écris » et se lit, se devine en filigrane, intuitivement  ET JE VIS.

Les tableaux de sable de Wanda Mihuleac dans leur effacement, leur subtilité aérienne et leur force suggestive, si évocatrice de cette matière mouvante et cristalline qu’est le sable, rehaussent par leur impact visuel, l’évocation de cette présence-absence.

Il faut ajouter qu’à la beauté du poème  de Marilyne Bertoncini, à la beauté des tableaux de Wanda Mihuleac, se joint la beauté et l’excellence de la traduction d’Eva-Maria Berg, elle-même poète.

C’est donc un recueil à lire, à méditer, à regarder…à recommander.

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis

Un joli format qui tient dans la poche pour ce livre précieux dans lequel Marilyne Bertoncini fait dialoguer poèmes et photographies (les siennes) pour accueillir les fragments du passé qui affleurent dans les replis de sa mémoire. Ce ne sont pas des illustrations, mais une mise en écho de ces replis qui sont partout autour de nous, il suffit de regarder de près, de s’attarder sur les détails.

Le recueil est divisé en trois parties ponctuées de mises à distance, de réflexions (écrites en italique) où la poète s’interroge sur la nature et la provenance de ses souvenirs. 

Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis, "Editions Pourquoi viens-tu si tard ?" Association LAC 2018, 94 pages, 10 € (pvst@orange.fr
www.association-lac.com)

De quelle porte de l’Enfer
quelle rencontre au ténébreux
labyrinthe de ma
Mémoire  ?

 

La première partie, intitulée Sous cette carte d’amnésie, s’ouvre sur une série de photographies : plissements d’étoffes, de végétaux, de métaux (magnifique bas-relief de bronze érodé page 15) toujours centrées sur la partie, jamais sur le tout, des gros plans qui ne font que suggérer l’objet, jusqu’à le rendre non identifiable, ce qui interroge alors notre imaginaire et nous prépare à entrer dans une autre temporalité : celle des souvenirs. S’ensuivent des textes concis caractérisés par une grande puissance évocatrice : dès le premier vers le rêve se mêle à la réalité : 

 

Les plis des dunes en éventail déploient le Sahara 
de mon enfance 

 

On apprend très vite qu’il s’agit d’un lieu à la fois proche et lointain, dans l’espace comme dans le temps, un Bout du monde au nord de la France. Le langage est vivant, l’émotion contenue mais présente. 

 

Café-pension s’inscrivait à l’envers
derrière les rideaux au crochet sur leur tringle de cuivre
et l’ombre des mots dansait
sur le vieux comptoir…

 

De là on entend « l’appel d’une vapeur d’or vers le lointain », on aperçoit les chantiers de construction de la Ville-Neuve dont on voit « les grues dépasser les toitures/de leur cou de girafe que picoraient les goélands ».  Il y a aussi des maisons abandonnées, « planches en croix sur les volets », comme un avant-goût des souvenirs à naître. Une série de photos aux tons ocres et cuivrés prolonge cette partie tout en introduisant la seconde : Les distilleries idéales.

Les vers de Marilyne Bertoncini nous conduisent alors dans un monde de lumière et d’ombre, où luisent les cuivres d’une fontaine à bière en longues plaintes de saxophone, où les pales d’un ventilateur agitent au plafond d’éphémères dentelles d’ombre…, un monde qui toujours tient à la fois du réel et du rêve. Mais pour l’auteure, les deux sont indissociables.  À la manière d’un Pessoa affirmant que seul le rêve est vrai, la poète écrit : J’habite ma vie comme un rêve/où les temps s’enchevêtrent./Vie est ce rêve qui me dessine/sur la vitre […] (page 49).  

Si les souvenirs traversent la pensée, ils ne sauraient être de simples images muettes et inodores. Ils ont une dimension visuelle, sonore et olfactive, c’est pourquoi ils sont vivants (notons l’emploi du présent et de nombreuses personnifications). Ainsi le lecteur progresse dans un espace empli de sons, d’odeurs, de couleurs ambrées, dans lequel les décorations picturales prennent vie et nous emportent dans des lieux lointains et féériques, dans une atmosphère quasi de Mille et une nuits « Sous son dais, un roi africain/tient en laisse des léopards/qui feulent en foulant les guéridons/ignorant insolemment les buveurs/noyés dans les reflets fauves de la noce/et les silencieux éclats d’ottone e d’oro… » où les chaises se font des confidences à faire « rougir la peluche des banquettes cachées », un monde dans lequel une cour et une simple rue se parent de mystère et d’effroi, où le placard de la mère (pages 60 à 64) apparaît comme un  refuge décrit avec une émotion, une délicatesse, une précision digne des Vies minuscules de Pierre Michon((Pierre Michon, Vies minuscules, dernier chapitre, "Vie de la petite morte")).

Transporté dans l’enfance de l’auteure, c’est aussi face à notre propre enfance que l’on se retrouve. Trois photographies – qui voisinent avec l’énigme – terminent cette admirable partie.

La dernière, intitulée Conseils de survie pour un monde à l’envers, est courte et, comme son nom l’indique, nous met en garde. Contre quoi ? Nous ne le dirons pas, car il faut lire Mémoire vive des replis. Disons juste qu’en cas d’inadvertance, le monde risquerait bien de ne plus jamais se réveiller !

Sous l’apparence d’un recueil, Mémoire vive des replis est un véritable livre « construit » où photos et poèmes relèvent d’une même démarche poétique, mais si les photos nous interpellent, c’est bien la poésie qui l’emporte, peut-être parce que le langage est la seule résurrection pour ce qui a disparu((Pascal Guignard, De jadis))




Les 101 Livres-ardoises de Wanda Mihuleac

Une épopée des rencontres heureuses des arts

Artiste inventive, Wanda Mihuleac s’est proposé de produire des livres-objets, livres d’artiste, livres-surprise, de manières diverses et inédites où la poésie, le visuel, le dessin ou les formes des objets se combinent afin de donner une autre perspective et une autre dynamique aux textes des écrivains. Mais Wanda Mihuleac n’est pas qu’une glaneuse de livres-objets, elle n’est pas seulement leur éditrice mais aussi leur co-créatrice par les thèmes proposés ou l’espace préfabriqué offert à l’écriture, par les réflexions sur le support graphique et la modalité grâce à laquelle celui-ci devient une source d’inspiration.

101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac rassemble divers livres-objets, livres-ardoises aux graffitis et graphismes variés, livres sur lesquels on écrit au marqueur blanc sur fond noir, de façons différentes.

Les ardoises, à leur tour, acquièrent des formes variées qui vont de la plus sage – celle de l’écolier – aux assemblages et constructions de toutes sortes, en forme de boite, de mur.

Aux livres-ardoises s’ajoutent les livres-rubans, ou boomerang, les livres- bouteilles de Werner Lambersy, les bâtonnets de mikado portant l’écriture du poète vietnamien Pham, la chaise longue minuscule où repose le texte de Jean-Marc Couvé, un rouleau cylindrique à picots pour piano mécanique offert par Wanda au musicien Jean-Yves Bosseur, un rouleau torsadé comme une bande Moebius, les cubes, les pièces de domino d’Alain Jouffroy…

Puisque 101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac est un véritable gros livre, une sorte de bibliothèque condensée dans une multitude de tablettes et autres formes diverses et insolites, comme il a été déjà mentionné, je vais m’arrêter, subjectivement, bien sûr,à ce qui m';a retenu l’œil.

Le livre comporte aussi un dossier de l’ardoisier comprenant des réflexions, des témoignages relatifs à l’expérience de l’écriture sur l’ardoise, évoquant l’enfance, ainsi que l’expérimentation des écritures en blanc sur noir, tout comme la contrainte de l’espace imposé, lequel, paradoxalement, s’avère innovatrice, créatrice. En 2016, Laurent Grison, poète, critique d’art et essayiste remarquait le fait que ces livres-ardoises sont plutôt des « livres-architectures », « architectures construites, déconstruites ensuite reconstruites », « une sorte de cité utopique ».

double page d'Alain Jouffroy, "Dominos"

Le livre musical de Jean-Yves Bosseur, réalisé sur un rouleau de piano mécanique (2011, 28,5 x 160 cm : deux exemplaires originaux) correspond à quelques mesures du Songe d’une nuit d’été de Felix Mendelssohn-Bartholdy. Sur le bord perforé, le musicien a écrit sa propre partition Songe nocturne… et rare, pour saxophone contrebasse, qui conduit vers plusieurs lectures possibles. La partition a été conçue pour être interprétée par Daniel Kientzy.

Un autre livre écrit sur un rouleau de piano mécanique est A mesure que je t’aime de Sarah Mostrel

(2015, livre-objet, 30 x 120 cm, dans une boite de 8 x 9 x 1 cm; deux exemplaires numérotés originaux, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés). Un poème d’amour intense, écrit comme une partition musicale.

Le livre sonore cartonné de Laure Cambeau, activé par deux piles électriques (26 x 21,8 x 1 cm, deux exemplaires signés) : La fille peinte en bleu attente est un livre instrument de musique comportant un clavier-solfège.

Non loin du hamac - haïkus de Dominique Chipot (2016, livre-objet, deux ardoises sur chevalet, 32 x 16 cm, et entourées par neuf autres tablettes de bois, 6 x 8,5 x 4 cm, deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), est un arrangement similaire à celui d’une photo de groupe.

Chaises hier de Jean –Marc Couvé (2012, livre-objet : une chaise longue en bois et toile, 41,5 x 15,5 x 15 cm, texte écrit sur les deux côtés du tissu ; deux exemplaires originaux signés) est une chaise longue en miniature qui invite à la rêverie, au voyage, à une autre manière de passer le temps que le terre à terre, selon les dires de l’artiste. C’est aussi « une madeleine-dirigeable », une espèce de machine à explorer le temps retrouvé de l’enfance.

Le livre-affiche de Jean-Luc Despax, Plus Street que Wall (265 x 54 cm; deux exemplaires originaux signés). Merveilleux texte en jeux de mots et couché sur l’ardoise comme des murs en briques nuances gris-cendre et gris-violet clair.

Les poèmes cubes / dés d’Evelyne Bennati Escarpin (2015, livre-objet à neuf cubes, 3,5 x 3,5 x 3,5 cm ; 2 feuilles, 10,5 x 10,5 cm, dans une boite de 12 x 12 x 4 cm ; deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), crées sur un thème suggéré par Wanda Mihuleac, rappelle à l’artiste le jeu oulipien mais aussi les contes, les chansonnettes et les proverbes. Il s’impose une lecture du regard qui parcourt des facettes multiples pour y découvrir des vers masqués, dissimulés, comme dans une partie de cache-cache. Une lecture que peut composer le spectateur, de plusieurs façons, en reconstruisant le texte aléatoire, en générant d’autres compositions en fonction des vers inscrits sur les cubes/dés.

double page de Serge Pey, "Hommage à Zénon d'Elée"

C’est bon de Dan Bouchery (2010, livre cartonné et découpé, 17 x13 x0,8 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est un livre-objet, un assemblage surréaliste, dont l’intérieur en relief est pareil aux livres pour enfants. Un Bugs Bunny légèrement humanisé, sur lequel est écrit, comme une continuation du titre « À deux »... deux yeux, l’un parait féminin, l’autre masculin, des yeux yin & yang. Sur le côté de la figure, un D, comme une machine à écrire, sur lequel est inscrit le nom de l’artiste.

À la tombée de la nuit de Michel Butor (2011, livre cartonné, 20 x 26,5 x 1 cm, 14 pages, deux exemplaires numéroté et signés) a l’air des paysages à formes géométriques noir et blanc où le texte trouve sa place sur les diverses parties de la page, tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt sur le côté, ressemblant à des tableaux noirs qui se répondent par des fragments de texte.

Le livre de Magda Cârneci Roue, rubis, tourbillon (livre cartonné et découpé dont les carreaux mobiles cachent des chiffres de 1 à 10 ; 23 x 21 cm, 10 pages ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés) est une œuvre d’art graphique et poétique. « L’exercice scriptural » auquel s’est adonnée la poétesse suppose le retour à l’écriture au tableau noir de l’enfance mais aussi une relation nouvelle avec les outils linguistiques et graphiques. Dans ses réflexions sur ce livre, Magda Cârneci avoue avoir découvert « un nouveau rapport entre l’écriture et son support, entre la parole et le signe visuel (…) entre le dicible et l’indicible ». L’écriture à l’encre blanche dans les espaces réservés (chaque page ayant été conçue comme un art graphique, avec des structures abstraites ou géométriques-constructivistes, évoquant des collages cubistes) a représenté une véritable mise à l’épreuve car chaque page lui paraissait un « abîme sophistiqué ». Mais cela a été également une occasion de revivre les sentiments de l’enfance, une joie de voir émerger, du tréfonds de son être, l’écriture.

Géométrie(s) du chat de Francine Caron (2011, livre cartonné, 20,5 x 20,5 x 1,5 cm, 18 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 120 exemplaires numérotés). Ce sont des poèmes inspirés par un chat, des formes géométriques d’un chat noir surpris en diverses attitudes, debout sur ses pattes, le dos rond, en boule ou bien allongé paresseusement. Ces géométries félines-poétiques s’harmonisent très bien du point de vue visuel- textuel et génèrent même d’autres figures. Par exemple, le chat allongé paresseusement avec le poème écrit dessus peut être un sextant et le chat en boule une pleine lune.

Le livre Frou-frou (2010, livre-affiche, 52 x 223 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) de Guy Chaty est une espèce de tapis couvert de bulles renfermant des onomatopées qui rappelle la trame d’un textile noir et blanc mais aussi les bulles des BD genre Pif le chien ou Tintin. Un livre-affiche couvert d’onomatopées comme un poème d’amour, joué devant le public aux Halles St. Pierre à Paris, en mars 2012. Une sorte de danse amoureuse des bulles noires sur fond blanc, avec de brefs inserts de dessins rappelant des tapisseries, parsemés, de façon postmoderne, d’émoticons souriants.

Jeux de l’être de Daniel Daligand (2010, livre cartonné, avec 13 pièces mobiles, 22,5 x 22,5 x 0,6 cm, 8 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est un livre avec des aimants qui se déplacent sur une plaque métallique noire démontrant l’attraction, l’attraction universelle. Une attraction entre les êtres, une attraction des mots entre eux, sous forme de poèmes. Ce sont des poèmes à multiples facettes, une sorte de poèmes-caléidoscopes sur l’attraction entre les amoureux et sur le ludique poétique.

Le livre-boomerang de Slobodan Despot, Keisaku boomerang (2015, livre-leporello, 18 pages, 41 x 120 cm, déplié, couverture en carton avec un boomerang en bois, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 10 exemplaires numérotés) est une sorte d’accordéon déplié où des poèmes sont écrits sur les formes de boomerang et sur les ardoises carrées, noires sur le fond blanc des pages. Noir sur blanc et blanc sur noir, c’est cela le jeu visuel boomerang.

Alphabet somnambule, livre de Renaud Ego (2016, livre cartonné, avec des lambeaux de voile et une montre, 26,5 x 21 x1,3 cm, 12 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est une montre-globe voilée, autour de laquelle, comme dans un rêve surréaliste, les mots s’accumulent sur des bandelettes noires. On peut y voir aussi des flèches d’écritures pareilles aux aiguilles d’une montre visant le lecteur-spectateur. Ce sont des poèmes qui tournent autour du thème « l’extrême délicatesse de l’horlogerie de la vie » et du rêve consistant à rendre au langage un verbe plus créatif.

Dans l’air de Pascale Evrard (2012, livre-objet, palette de ping-pong en bois, 38 x 22,5 x 0,7, avec 47 trous remplis de rouleaux en papier noir couvert de textes ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, non commercialisés) rappelle les vieux papyrus mais aussi les petits mots oracle, petits mots surprise.

Le livre-puzzle de Mireille Fargier-Carouso, Ce serait un dédale (2011, livre cartonné avec de pièces de puzzle détachées, 16 x 16 x1,6 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) suppose un art poétique combinatoire et apporte le ludique enfantin du jeu d’assemblage. Les pages gardent l’écriture poétique blanc sur noir, en figures géométriques blanc et noir.

Le train de Françoise Favretto (2014, livre cartonné et découpé, Ø=11 cm, dernière couverture d’un cm d’épaisseur, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un livre-objet qui représente un train-poème, avec le texte écrit sur les roues dentelées, roues portant des bandelettes noires ou des figures géométriques.

Puits ardésien de Şerban Foarţa (2011, livre cartonné, 20 x 16 cm, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un puits des lettres espiègles, écrites, évidemment, toujours blanc sur noir, d’inspiration ludique, fournie par le support offert, « ardoise rare », d’une « modestie immémoriale ».

Un beau poème parlant de l’écriture, nous le trouvons dans le « Dossier de l’ardoisier ».

Um mapa de palavras de Nuno Judice (2017, 4 in-folio, un étui de carton, 22 x 16 x 0,6 cm, texte en portuguais, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés) contient des poèmes écrits à côté des cartes et sur l’espace d’une carte, espace toujours blanc et noir.

Jetunousvous de Werner Lambersy (livre-objet en forme de bouteille, dans une boite en carton noire, 31 x 9,3 x 7 cm, 12 pages, deux exemplaire originaux, numérotés et signés) est un poème-bouteille en l’honneur de François Rabelais. Ces « Dives bouteilles » sont en même temps destinées aux pliage et dépliage de ce Jetunousvous.

Intéressante la Mondrianisation de Jan H. Mysjkin (2012, livre cartonné avec des collages de papier coloré, 20,4 x 20,4 x 2 cm, 24 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés), jeu lexical partant du nom de Mondrian où les lettres changent de place entre elles, lettres peintes avec des collages rappelant la Composition With Red Blue and Yellow mais en d’autres nuances.

La fable à l’envers de Bernard Noël (livre-mobile composé de 10 disques de carton, collages, dans une boite en métal, Ø=9 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est comme une danse tourbillonnante des disques blanc et noir et blanc et bleu essayant d’attraper le fil de cette fable à l’envers.

Journal en mikado de Minh-Triêt Pham (2015, livre-objet, 30 bâtonnets-crayons de mikado, 58 x Ø=0,6 cm, dans un tube de 63 cm x Ø= 0,7 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 50 exemplaires numérotés et signés) est un véritable art du minimalisme mais aussi un jeu combinatoire-aléatoire inventif qui génère divers sens et formes géométriques.

Un assemblage tenant de la poésie et du matériel, Sans titre, d’après un texte de Laurence Vielle (2017, livre-assemblage : 20 flèches, une tête en verre, 35 x 25 x 25 cm, un exemplaire original) réunit des objet divers qui peuvent prendre des formes de flèches (des ciseaux entrouverts) ou mettre des fléchettes de texte sur un flacon de parfum Magie noire, or sur un révolver. C’est plutôt une installation poétique, un peu trop chargée.

Si tout a un commencement de Matei Vişniec (2012, livre cartonné, papier collant noir et jaune, 20 x 16 cm, dix pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) forme des poèmes-zigzag noir et jaune, entre lesquels se glissent des dessins blancs. Poèmes qui invitent à réfléchir sur le commencement, la fin, sur la parole et les langues étrangères.

D’autres livres-ardoises se dirigent vers l’abstraction géométrique, vers le constructivisme, le lettrisme, ou bien sont disposés de manière ludique dans un jeu labyrinthique. Le livre-objet parcourt plusieurs étapes : du matériau brut à l’objet préfabriqué, qui ne se contente pas d’attendre son texte mais devient un espace suggestif-créateur pour une écriture plastique, jusqu’à la combinaison visuelle et la perspective d’ensemble, jusqu’à son placement dans un contexte de lecture-visualisation.

Et il y aurait encore beaucoup à dire et à écrire sur ce livre-album riche, dense, surprenant qui réunit toutes sortes de livres-objets, livres-ardoises, livres-assemblages.
Bref, 101Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac peut être considéré une épopée des rencontres heureuses des arts, ainsi qu’une aventure réussie du jeu imaginatif avec le texte, les formes et les objets. Un livre spécial qui mérite toute l’attention.

Et il l’a déjà acquise car beaucoup de ces livres-objets sont parvenus dans l’exposition de Wanda Mihuleac « Contextualizări » (Musée National d’Art Contemporain, Bucarest, Roumanie, 23 novembre 2017 – premier avril 2018. Curatrices : Magda Cârneci, Mica Gherghescu ; Coordonnatrice MNAC : Malina Ionescu ; design de l’exposition : skaarchitects).

Une exposition des plus inventives comprenant trois axes thématiques : « le Mur », « le Miroir » et « l’Écriture », avec des mises en contexte et des remises en contexte ingénieuses visuellement et bien conçues, qui prouvent encore une fois qu’il existe des rencontres heureuses des arts, des créateurs, artistes plasticiens, écrivains, compositeurs de musique expérimentale, chorégraphes.

 

Texte publié dans la revue roumaine Observator cultural nr.907 (649) 25-31 janvier 2018.
Traduction : Carmen Vlad

Marilyne Bertoncini, "AEencre de Chine"

Marilyne Bertoncini, Æncre de Chine




Marilyne Bertoncini, Aeonde

 Petit livret, grand livre. Encore une fois, après La dernière œuvre de Phidias,  Marilyne Bertoncini fait appel à la dimension mythique pour dire la condition humaine. Aeon est  le nom latin du dieu du temps dans la mythologie romaine. Eon était pour les phéniciens le dieu du temps éternel. Elle a ajouté le mot onde. Poésie du franchissement, hantée par les miroitements, reflets où se dérobe la quiétude et se lit le combat perdu Vae Victis Vae Tibi. L’ange sombre AEONDE (cependant figure féminine : fatale semeuse) n’a de cesse d’altérer la perception de soi, les miroitements se troublent, les images convoquées disent alors l’acharnement du combat et la fatale défaite.

Marilyne Bertoncini, Aeonde

Marilyne Bertoncini, Aeonde

La précision des évocations entraîne le lecteur dans un univers où la beauté se fait figure de résistance. La poésie, elle seule, rend supportable la traversée de ces allées jonchées de mains coupées. Le jardin opère  dans le recueil comme une figure topique du poème, seul lieu où se mouvoir et respirer. Ces vers avec cette grive (métaphore de la poète) qui frotte/ de la pointe du bec/ les écailles rouillées de la grille fermée sont bel et bien art poétique. A la pureté des vers se lie la musique des poèmes (extrêmement travaillée) (Haendel est cité en liminaire), les sonorités des vers suivants expriment la folle férocité de la lutte, les martèlements sourds et implacables du temps :

se retirent et s’affrontent
béliers en combat sans issue froissant
leur chair de glace crissant
sous les chocs.

Mais Aeonde n’est pas cruelle même si les tourments qu’elle inflige sont infinis. Elle-même ne connaît ni la paix ni le pouvoir de guérison. Là est la force de la poète, de convoquer l’empathie pour la transmuer en ultime refuge (peut-être) de l’amour car il ne saurait disparaître dans la chute inéluctable :

Les ailes repliées
Aeonde au jardin pleure
et mon âme accablée est couchée à ses pieds.

Oui, Aeonde la douloureuse est la muse de Marilyne Bertoncini et aussi désespérée la condition humaine soit-elle, la force créatrice seule préserve du chaos.




La dernière oeuvre de Phidias, Les noms d’Isis (extraits)

 

 

LA DERNIERE OEUVRE DE PHIDIAS (extrait)

 

 

 

Phi-dias

 

Dans l'îlot clair découpé par la lampe

au creux de la ténèbre où ma pensée te cherche

Je trace       la caresse

de ton nom

 

Ombre face à la mer

chaque fois que je t'aperçois

dans le ciel palpitant

tu es le cœur d'une rose immense

qui s'abreuve dans l'eau

puis s'engloutit

 

Les ombres s'allongent et la sourde rumeur

des vagues

ronflant comme à l'oreille émerveillée

contre la bouche de porcelaine

marine

est résonnante tempête au creux

de ma tête

 

Puis un vacarme de sonnailles

les aigus cris des pâtres

      oiseaux ébouriffés

s'envolant en rires d'hirondelles

par-dessus le sec martèlement

des cailloux       du chemin

 

A l'heure où rentrent les troupeaux

Phidias

Tu es cette ombre immense

qui submerge le ciel

puis la mer

et mon âme

 

 

 

#

 

 

Phi-dias! Phi-dias!

 

Chantante et pure et claire

la voix d'un enfant s'élève dans le soir

 

et les deux syllabes de ton nom s'élancent  -

glissement de plumes semblable aux ondes

en surface des eaux

que cingle la mouette en son vol prédateur.

 

Phi-dias! Phi-dias!

 

Au fil de la voix qui chantonne

enfin tu t'es pris

et lent        lentement        tu remontes

de l'ombre       de la mer

vers la maison

 

 

 

#

 

 

 

Phidias

 

Te prendras-tu au piège

des signes que je trace

mailles d'encre tissées à l'heure où je

disparais

hantée de choses indistinctes

qui s'entremêlent      se confondent

- diaphanes et poreuses

avant d'absorber les marges

de la nuit

qui peu à peu             les alourdit

et ferme       sa paupière

 

 

 

#

 

 

 

LES NOMS D'ISIS (extrait)

 

Dans les limbes du temps

suivant

le vain et fluvial ondoiement

du Nil

elle cherchait

sparsiles graines étoilées dans le chaos des mondes

ses membres

dispersés

 

*

 

Au limon où vacantes

les formes s'anihilent

elle inventa alors

ce qui manquait au nom

 

O

siris

 

la ronde outre d'où croît

filial et coalescent

le grêle iris

 

ou

 

Rien

 

signe à l'état pur

 

Abîme

sans principe ni fin

miroir au fond duquel

 

oiseau-pélerin

 

tu comprends que ce nom

était déjà

 

le Tien

 

 

 

*