Mattia Scarpulla, Les cent pas et autre poèmes

I

Les cent pas

 

À Peppino Impastato

1

Depuis le Chili A. arpente le métro montréalais se sent en sécurité parmi les inconnus     à cause de ses cauchemars d’enfants mère père sœurs frères assassinés A. ne peut pas s’endormir sur un siège     A. se condamne à marcher dans un métro parcourant la ligne orange jusqu’à son terminus et repart dans un métro de la ligne verte ou jaune     le soir A. se cache avec l’aide des gardiens d’origine iranienne et des souris québécoises     en compagnie de deux caribous acadiens rescapés d’un génocide dans une forêt de Gaspésie tous trois s’endorment en s’étreignant dans la chaleur d’un placard rempli de balais et de blattes slaves qui leur portent le café le matin      chaque matin A. recommence à parcourir les dédales du sous-sol et les couloirs et les entrepôts et les rames du métro et à retenir sa dernière liberté

2

B. n’a plus de cœur  B. l'a arraché juste avant de monter sur un cargo pour quitter le Venezuela  B. a arraché ses mains sa langue son nez ses oreilles ses yeux     résister à trop de souvenirs     B. possède deux jambes et deux pieds musclés et marche du matin au soir en face du consulat du Venezuela    aller-retour aller-retour     les employés lui demandent en français en anglais et en vénézuélien pourquoi     aller-retour aller-retour      B. hurle que leur gouvernement encourage la mort et la misère dans leur pays      aller-retour aller-retour     les employés nés au Venezuela maintenant citoyens canadiens ont des maris des femmes des enfants québécois une maison deux voitures un chalet dans les Laurentides ou les Cantons de l’Est un arbre de Noël non synthétique et ne supportent pas la neige et le froid et leur passé vénézuélien n’existe finalement que comme une légende       les employés sortent et frappent B. à mort      

 

3

C. liste ses courses compte les arrêts de bus apprend leur nom      connaît le nombre de pas pour monter jusqu’à l’Oratoire Saint-Joseph       quatre kilomètres cinquante minutes exacts de marche entre le parc de La Fontaine et le marché Jean Talon      marcher et respirer     C. apprend les noms des bières de microbrasserie des entrées plats desserts de ses restaurants préférés où on l’informe aussitôt des nouveautés     C. connaît les noms prénoms de ses voisins leurs âges leurs signes zodiacaux grecs latins et chinois      C. a étudié et travaille comme archiviste      on connaît son talent partout dans les ministères parce que C. trie même les poubelles     dans lesquelles on jette par inadvertance une facture qui pourrait équilibrer un budget       un gobelet qui pourrait sauver l’écologie      et C. répète dans sa tête les noms répertoriés dans les archives du Service Secret Communiste Roumain       depuis dix ans ouvertes publiques transparentes       la dictature s’est écroulée le dictateur a été exécuté mais la dictature se poursuit aujourd’hui la dictature ne peut pas être oubliée C. répète les noms de ses amis et de ses proches qui ont collaboré avec la dictature  les noms de ses amis et de ses proches qui ont été torturés et éliminés par la dictature    C. attend que les collaborateurs survivants obtiennent un permis de séjour pour le Canada     C. attend de les croiser dans une rue

 

4

Peppino Impastato a protesté seul et s’est fait trucider par la mafia dans son petit village sicilien      par malchance il s’est réincarné dans un corps italo-canadien à Montréal      malgré lui Peppino a repris son combat et marche ses cent pas des institutions fédérales jusqu’aux institutions provinciales jusqu’aux bâtiments des entreprises de l’immobilier jusqu’aux maisons des mafieux de Montréal qui règnent avec la bénédiction de l’État   Peppino marche et crie ses cent pas en attendant sa prochaine condamnation à mort      en espérant qu’il ne sera pas seul cette fois à marcher      en espérant avoir la chance de se réincarner dans un corps non-italien qui aime oublier qui aime Ashton le Hockey et la chasse à la perdrix et non à l’humain

 

 

 

 

 II

L’écriture d’ongles sur ma peau

les livres brûlent dans la bibliothèque   les vitraux explosent    les cendres étouffent les gorges de leurs bourreaux    les pages crient pendant que les mots s’effacent avec les histoires     les pierres en chute libre écrasent tout le passé

on est venu chercher mes livres    on a rempli des cartons et des sacs     on a critiqué leur lourdeur    la poussière sur les étagères    leur odeur leur moisissure    on a ouvert des livres et lu des paragraphes en grimaçant les voix et les mimiques des personnages    on en a fait des chapeaux et des avions     le soir ma voix explorait en écho la solitude de mon corps dans mon bureau devenu un désert infini

on m’a enlevé mon ordinateur    mes disques durs     on m’a appris que la lecture servait à s’orienter dans la ville     à communiquer les nouvelles     à donner des ordres     on m’a appris à ne pas imaginer d’histoires       à ne pas imaginer les gens      à suivre une direction      un trajet univoque     établi   bien défini avec une seule destination plusieurs seuils et trappes       j’ai appris à répondre je n’existe pas

on m’a arraché mes crayons mes cahiers mes stylos mes photographies mes collections de timbres de pièces      on m’a appris à ne pas savoir écrire      que l’écriture n’a jamais existé que le langage était une illusion que je pouvais montrer un pouce pour recevoir mon plat de viande et légumes

on m’a coupé les pieds et on m’a cloué sur une chaise pour aider dans une cuisine près d’un lit où je vivrai travaillerai mon existence      pourtant la nuit la lumière éteinte les yeux fermés je trace avec mes ongles sur ma peau       j’invente des vies picaresques     mon sang me lave de la torture et de l’ignorance     mes cicatrices me rappellent mon existence

 

 

Mattia Scarpulla lit un extrait de son premier roman Errance, une vidéo Ulaval nouvelles.

III

Chairs amies

je me réveille et je ne me souviens pas si j’ai vingt trente quarante ans     j’enfile mes plus vieux vêtements      eux aussi ont traversé la France le Canada la Belgique la Roumanie et l’Italie et l’Italie et l’Italie et l’Italie       j’ouvre la porte et je suis à Rome ou à Gênes ou à Turin     j’ouvre les yeux et je me retrouve à Québec      je désintègre mon passé présent en sueur dans ma course du matin      

je croise en courant mes librairies préférées en France et Italie   des manifestations toujours défaites sur Place de la République à Paris sur la place du dôme à Milan sur la place de l’Union à Cluj-Napoca     je m’essouffle en traversant les Galeries royales à Bruxelles      j’accélère en m’extirpant de mon corps et je m’enfonce dans un vortex de sensations

avec son livre son appareil photographique et son vélo mon amie Aglika contemple les gestes les plus simples des passants      mon ami Mouthé pédale d’un campus universitaire africain à l’autre en évitant les explosions de Boko Haram et en cherchant à transmettre le plus de libertés possibles à ses étudiants       Katia et Marie organisent en riant un thé une randonnée un apéritif      Miriam Carolina Niels commencent un périple de conversations et de chansons en consumant leurs pieds dans une nuit métropolitaine qui ressemble un peu à Rome et un peu à Barcelone

on se retrouve tous à seize ans dans le bus 56      le même conducteur forcené qui parle de soccer et de pizza      vers l’école de nos premiers désirs et de nos premières erreurs       avec la migraine de bière du dernier amour       avec des ambitions d’écrivains cuisiniers photographes sportifs et avec

tous les matins je cours avec les jambes de Katia      les poumons de Marie     avec les bras de Mouthé     le sourire de Carolina      le cœur de Niels     les yeux et le nez d’Aglika       les pieds et les mains de Miriam      je retrouve leurs odeurs dans l’effort       je suis prêt à commencer ma journée 

IV

Mari et femme

 

la femme ne sait plus où se trouve la tête de son mari      son mari maniaque de l’ordre     il nettoie nettoie nettoie      et il l’oblige à nettoyer à nettoyer à nettoyer     le connard elle me répète en rigolant       et moi je les aime mari et femme     lui pour sa danse qu’il a apprise au Liban avant de partir en Europe pour les études     elle pour son odeur musclée qu’elle amène d’un territoire à l’autre d’une guerre à l’autre et parce qu’elle hurle pendant l’amour en se rappelant l’explosion des corps de sa famille      lui rit en me racontant leurs exploits sexuels toute une nuit ou tout un dimanche finissant inévitablement par l’entremêlement de leurs orgasmes et de leurs larmes       

mais le mari est mort      bêtement       un cafard avalé de travers       ça aurait pu être une réaction allergique à la piqure d’une guêpe grande comme un lion     ou un vase tombé du dixième étage d’un gratte-ciel sur le pauvre mari qui danse en chemise blanche jupe noire et talons aiguilles rouges     le connard me vole toujours mes vêtements    sa femme me répète en rigolant     on peut aussi mourir à cause d’une veste oubliée quand il fait moins vingt degrés        à cause d’un doigt enfoncé et bloqué dans la narine tout en pensant à sa propre mère qui interdit avec un index tendu de mettre ses doigts dans le nez     le résultat des accidents de notre existence belle merveilleuse riche magnifique est tragiquement le même        le mari est mort    

le mari est mort en avalant un cafard de travers pendant qu’il me racontait ses exploits sexuels avec sa femme      sa tête ne lui servant plus je la lui ai volée et sa femme la cherche      je me coupe la tête et la remplace par celle du mari       

le mari voyait des étoiles filantes en plein jour     était attiré par l’odeur de gâteaux et de plats de viande et de pommes de terre au four      souriait aux inconnus jusqu’à se faire tabasser      pendant un rendez-vous de travail il aimait s’imaginer les femmes et les hommes nus et il éclatait de rire      rêvait de changer de ville de pays d’essayer d’autres corps et d’autres têtes

j’apporte ma tête à la femme     elle hurle sur la tête de son mari vissée sur mon corps      elle m’engueule j’ai trahi notre amitié      lasse elle prend ma tête et la met sur le corps de son mari qui se met à ronfler       en écho à son ronflement je me souviens du village et de la plage de mon enfance       je pleure dans les bras de la femme qui se souvient d’une comptine apprise au temps de la guerre     nous nous dénudons et faisons l’amour en retombant en enfance et en guerre bercés par mon ronflement surgissant de ma tête sur le corps du mari

 

V

Prêt au combat

effondré mon cœur vide     ma peau en sueur glacée     je crains une nuit de solitude angoissante      je devrais sortir et crier la douleur de Rick Grimes      son fils Carl mordu par un zombie      je ne peux pas dormir et regarde encore dix épisodes The Walking Dead en me demandant si cette tragédie était le destin de Carl en buvant de l’eau pétillante en mangeant deux pizzas et en laissant à sept heures du matin un message à ce zombie de secrétaire de mon chef      pas de travail aujourd’hui     deuil deuil deuil deuil     pas tous les jours que Rick perd son enfant       que nous perdons Carl  

mon sommeil agité de cauchemars      mes collègues de travail et mes amis du soccer veulent me mordre         je me réveille courageux mange huit œufs crus comme Rocky Balboa bois du thé vert pompe mes bras en flexion hurle après mon centième abdominal    je me douche m’habille d’un t-shirt blanc d’une veste et d’un pantalon en jeans et passe une demi-heure à coiffer avec du gel mes cheveux frisés comme ceux de Rick Grimes      je vérifie tout en ordre dans les armoires les tiroirs    je plie encore une fois des chaussettes. je déplace deux coussins lave et essuie la vaisselle    c’est mon destin      je suis prêt au combat 

nous vivons le temps des zombies    la neige nous ensevelira l’océan dévastera la terre le soleil nous brûlera     et nous arpenterons le monde en survivant     nous vivons le temps des zombies     nous ne savons plus marcher sommes branchés aux voitures boîtons dans des chaussures achetées sur Internet en répétant de brefs trajets de l’épicerie à la banque du travail à la maison en répétant des codes des chiffres pour nous identifier      mais moi je suis prêt au combat en attendant l’apocalypse

Place d’Youville je regarde les gens descendre du bus les passants traverser    les zombies imitent bien les humains    cette vieille femme s’aide d’une canne pour cacher sa démarche incertaine     je la suis et mesure son crâne d’un coup d’œil       je m’approche d’un adolescent aux pieds plats et aux épaules courbées       je mesure l’épaisseur de ses genoux en pensant à la lame qui pourrait les sectionner      je suis une itinérante aux mouvements lents et elle s’enfuit après m’avoir découvert reniflant son cou      je m’assois dans les cafétérias près d’étudiants qui râlent qui grognent les yeux figés sur leurs écrans     je regarde dans la bouche d’hommes de femmes d’affaire qui parlent dans leur cellulaire    je veux assister à la chute de leurs dents premier symptôme de la dégénérescence de leurs fonctions vitales      j’esquive leur morsure quand les mâchoires se resserrent à la vitesse d’une guillotine     oui    j’observe et me prépare au combat      fort et courageux      demain je me porterai de nouveau malade au travail     je trouverai les couteaux et les tournevis adéquats pour trouer des cerveaux d’un seul coup

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Mattia Scarpulla

D’origine italienne, Mattia Scarpulla vit au Québec. Il a publié de la poésie, col fiato (Manni, 2006), journal des traces (L’Harmattan, 2011), hallucinations désirées et origines en fuite (L’Harmattan, 2018), un recueil de nouvelles, Préparation au combat (Hashtag, 2019), et un roman, Errance (Annika Parance Éditeur, 2020). Titulaire d’un doctorat en arts, spécialité danse, il est doctorant en études littéraires – volet recherche et création à l’Université Laval. Il organise des ateliers corporels d’écriture et collabore à la création de spectacles littéraires.

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