Michèle Finck, de La Voie du large au prix Apollinaire

Pour parler de ce livre, le sixième publié par Michèle Finck aux éditions Arfuyen (depuis Balbuciendo,  en 2012,), je me demanderai d’abord comment une singularité d’existence, ouverte au monde mais liée à soi, peut devenir le miroir ou le prisme d’un moment collectif. Comment la poésie, qui est perception ou élaboration d’un temps hors du temps, peut s’approcher du moment présent et même le révéler, le fixer pour ainsi dire, le maintenant ainsi à l’abri de l’oubli.

Ce sera d’abord par la figure troublante d’un double, presque un doppelgänger. Elle ouvre le livre, dont une partie est faite de poèmes écrits pendant l’épidémie de coronavirus et en préserve, avec le souvenir d’une disparue, le caractère apocalyptique par beaucoup trop vite oublié. Il y eut un présent où les rues étaient désertes, l’isolement de règle, et les solitaires condamnés à plus de solitude encore, où les plus fragiles allaient à la mort sans presque aucun soutien des proches. Tel est le cas de ce double de l’auteure, qui ouvre la « voie du large », voie tracée par l’approche de la mort, l’acte de mémoire, l’exploration d’états et conditions de la vie saisis à cette distance énorme, mais dans le présent de chaque jour, par l’usage d’un certain instrument poétique.

Il faut éclairer la conjonction de ce présent – aussi bien collectif – et de cet instrument, conjonction jamais acquise tout à fait, toujours ébauchée, parfois atteinte, invitant le lecteur, la lectrice, à la vérifier à leur tour, sous le signe de l’ébauche et de la réparation. 

Michèle Finck, La Voie du large, Arfuyen, 2024, 215 pages, 17€50.

Toute une section du livre porte ce titre : Santa Reparata, du nom d’une chapelle entrevue dans la campagne Corse, un des lieux où se joue l’événement de la poésie. « Santa Reparata », sainte réparée, mais aussi réparatrice, qui pourrait être seulement un nom, une conque vide. Mais où s’entend le son primordial qui résout l’oscillation, sensible dans beaucoup de poèmes, entre « écrire » et « prier ».

Sous le signe de cette sainte, à peine repérable mais dont le nom devient autre nom de la poésie, se fixe une expérience, non datée, de mer enveloppante, natale, et d’audition marine. « Entendre de mes oreilles longtemps sous l’eau quelque chose comme un cri répercuté en spirale au large par les rocs de la plage et les montagnes de l’autre rive quelque chose comme un cri rugueux mystérieux cosmique sans origine ». L’immémorial est en jeu, et, dans cette sorte de panthéisme, de divine présence du monde, la poésie comme prière, ce que pourrait suggérer, dans le passage cité, l’emploi de l’infinitif, qui un des traits récurrents de l’écriture de Michèle Finck. De même :

Jour     de vraie vie

matin :    nager

après-midi :    écrire

ne plus    distinguer

écrire    et    nager

Plusieurs valeurs de cette forme verbale peuvent être distinguées. Hors du temps et de la personne, indiquer un acte pur, tel que (si on se réfère à un poème antérieur), « nager » soit l’équivalent, en quelque sorte, de « prier », dans la relation à l’écriture. Mais aussi, la valeur d’impératif : s’adresser à soi-même une injonction, sinon une demande, celle que se réalise ce qui n’est peut-être qu’ébauché, imparfaitement, peut-être inatteignable. Une demande qui introduit le doute, et simultanément fait du doute un appui.

L’expérience première qui a part liée avec l’audition, la musique, la voix, pour être intemporelle n’en oblige pas moins au présent. Le même poème qui évoque le « cri rugueux mystérieux cosmique sans origine » a pour titre « Frères », et il évoque les migrants morts en Méditerranée. Celui qui veut que s’équivalent « écrire » et « nager » a pour titre « Alarme » et parle de « l’île de déchets plastiques » entre la Corse et l’île d’Elbe. L’écoute de l’immémorial est suspendue, en même temps que rendue plus vive, par la conscience d’un présent et d’un avenir menacés.

La poésie a-t-elle véritablement le pouvoir de réparer un monde que la destruction aujourd’hui fait plus que menacer ? Mais la question ainsi posée resterait sans réponse et il faut plutôt questionner ici la définition de la poésie qui se trame tout au long du livre. J’y vois d’abord l’alliance fondamentale, déjà suggérée, de la croyance et du doute. Michèle Finck intitule  « La langue du doute » la première section de son livre : un doute aussi radical peut-être que le doute cartésien, et comme lui ancré dans une ferme croyance, ou plutôt faisant de son existence même le socle d’une certitude, sorte de cogito poétique. La section se referme ainsi par un poème, « Renverse du doute » dont le dernier vers affirme : « lucidité du doute    ouvre le large ». Une affirmation à l’indicatif, et non à l’infinitif, d’autant plus frappante qu’elle est directement reliée au titre général du livre.

On aura sans doute noté que ce titre, « Renverse du doute », fait allusion au dernier livre de Paul Celan, Renverse du souffle (Atemwende, 1967). Ce n’est pas seulement un hommage, ou la reconnaissance d’une filiation. La poésie, par l’alliance du doute et de la certitude – inspir et expir d’une même respiration – s’ouvre à la lecture d’autres poètes dans un présent qui prend en lui le passé de l’histoire. Telles sont les analyses spectrales que contiennent les poèmes portant sur les lectures faites dans la solitude du confinement de 2019-2020. Analyses qui passent en lucidité certaines proses critiques porteuses parfois de davantage de légendaire.

Ces poèmes parlent la lecture empathique des correspondances entre Celan et Nelly Sachs ou Ingeborg Bachman, ou encore de la correspondance à trois entre Tsvetaieva, Rilke et Pasternak. Qu’il y ait identification, que ces lectures – qui sont aussi traversées du temps de confinement, des échanges hors du temps en un temps hors de lui ou du moins suspendu –, relèvent d’un choix que domine la pensée amoureuse et la grande poésie internationale, n’empêche pas, c’est remarquable, une lecture sans emphase ni masque, avec une justesse que permet paradoxalement à Michèle Finck son écriture. La « Lettre-poème » adressée aux protagonistes de la Correspondance à trois en témoigne, s’immisçant dans le triangle avec une compréhension remarquable de la pensée de chacun et de sa projection dans l’échange, dans un rapport à la fois de proximité et de distance qui reflète, au meilleur d’elle-même l’alliance entre le doute et la croyance. La même démarche peut établir le poème au cœur d’une œuvre musicale (les Leçons de ténèbres de François Couperin), d’un film (Le septième sceau de Bergmann), ou de graffitis saisis au hasard des rues.

Cette lecture-écriture doit sa force à l’instrument poétique travaillé depuis longtemps par Michèle Finck. Je voudrais pour finir, tout en invitant le lecteur à ouvrir lui-même le livre, interroger quelques rouages ou mécanismes de ce solide instrument (tout inspiré qu’il soit par le piano de paille). D’abord la proximité, jusque dans son approche de l’immémorial, avec la prose, et le récit. Ce sont des histoires parfois qui sont racontées, et même enfantines parfois. Mais le récit s’accompagne d’une différence essentielle qui fracture le narratif et ouvre le poétique, c’est la respiration rythmique apportée par le découpage des énoncés en vers, eux-mêmes faits d’ensembles séparés presque systématiquement par un espace de blanc qui, comme on l’a vu plus haut, interrompt la continuité de l’énoncé. La séparation, interrompant la continuité verbale, au moment même où elle fragmente cette continuité fait signe vers une possible unité. Le mot qui vient d’être dit, celui qui sera dit, prennent une autre résonance, et presque une autre nature. Une plus grande densité ontologique, certes, mais aussi une plus grande responsabilité, qui est mise à l’épreuve le poème.

Une autre manière de faire va dans le même sens, c’est la disposition verticale des mots d’un énoncé qui pourrait être un vers, et qui devient poème. Le discours, là encore, est ralenti, fragmenté. Il hésite, comme dans le doute. Il trébuche, comme dans l’ébauche. Mais fait entendre souvent, au moment du dernier mot, un sens plein qui saute à l’oreille, et qu’autrement nous n’aurions pas entendu :

                                               Miraculeuse

                                               Rencontre

                                               Du corps

                                               Et

                                               De

                                               L’

                                               Ecume

                                               Ils

                                               Se

                                              

                                               Reconnaissent.

Grande alors est la responsabilité du poème, dans le présent de l’histoire comme dans le peut-être qui s’affirme au-delà du doute.

Michèle Finck, Connaissance par les larmes, lecture par l'auteure.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

Autres lectures

Michèle Finck, l’élégie balbutiée

Avec Balbuciendo, Michèle Finck, poète rare, signe chez Arfuyen son second recueil, après L’Ouïe éblouie paru en 2007 chez Voix d’encre. Une biographie minimale : Michèle Finck enseigne et apprend, écrit et déchire, joue et [...]

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Michèle Finck, La Voie du large

J’écoute donc je suis

Le nouveau livre de Michèle Finck poursuit une aventure poétique qui engage le poème dans une recherche de soi, en creusant à même sa propre histoire jusqu’aux résonances de l’enfance et du présent. La Voie du large construit une écriture de soi qui vaut pour une vaste reconnaissance, adressée aux proches, présents et disparus, aux poètes, à la musique qui est comme l’envers du poème, sa profondeur sourde et sa densité. Chaque poème est en effet un exercice d’écoute, une tentative pour pratiquer des ouvertures et des brèches mémorielles, une fugue au large de sa propre voix égrenant et reprenant ses motifs.

Tout partirait de là : dans « (j’écoute donc je suis) » (p. 71), « suis » n’est pas seulement du verbe être, mais aussi du verbe suivre. Ce qui souligne que se déplace, avec la poésie, le cogito, le rapport à la pensée. Mais la question n’est pas, pour Michèle Finck, de discuter de concepts ni d’engager la poésie sur la voie du philosophème, mais de poursuivre une pensée par l’écoute, un état pensif. Cette inclusion des deux verbes en un vocable, pour employer un terme que l'autrice affectionne, donne déjà une idée de la multiplicité de l'écoute à l'œuvre : être est suivre son rythme, penser par « la voie des rythmes » (Michaux), non les rythmes d'une époque, mais les rythmes qui sont ceux de sa propre histoire, écrire étant cette histoire. Suivre aussi pour être : il s'agit de se découvrir et de découvrir l'autre en soi et ainsi les autres, dans l'exercice de cette écoute qui ouvre la pensée et invente un rythme critique. Suivre nous place d’emblée dans une urgence, une précipitation de la parole : avec et dans écrire, être est suivre, autant continuer – poursuivre – que devenir : c'est d'une pensée par le rythme qu'il s'agit, quand elle écrit « Je pense par les sons et les rythmes. / Je fais des signes / aux vivants et aux morts. » (p. 10) Aussi la chambre devient-elle le lieu figurant l'écriture comme espace à soi, une camera oscura et « caisse de résonance » (p. 71) d'où sont tirés des poèmes renvoyant eux-mêmes à une écoute intérieure. L'image de « l'unique brèche », pour l'acte d'écrire, par laquelle est possible un lien, mais aussi la projection d'une lumière, est également vectrice de l'idée d'une clarté qui suscite la vision, mais qui a lieu par l'écoute et permet l'ouverture de cette « voie du large » qui, en étant le titre du livre, en est aussi l'image conductrice.

Michèle Finck, La Voie du large, éd. Arfuyen, 2024, 216 p., 17,5 euros.

L’après-poème, sans parler du pendant, n’a plus rien à voir avec l’avant-poème. Un vivre total, branché sur l’immense, ce qui est dit à travers la souffrance, une souffrance se muant en la joie d’un vivre-écrire, du moins en une intensification et une densité ou encore une affection, une puissance d’affecter-d’être affecté, en rupture avec les dualismes : « Moins la souffrance individuelle qu’une douleur plus vaste que nous-même. La chambre était la caisse de résonance des douleurs du monde que celle qui écrit, comme une sorte d’aimant, attirait, rassemblait et prenait sur elle. » (p. 11) C’est une valeur du « peut-être » : « Loué / Sois- / Tu // Peut-être // Entre / Le vide // Et le rien // ? » (p. 208). La prière enveloppe le vivant des mots qui accroissent l’expérience. Mais le « peut-être » donne au livre une puissance de la fragilité et de l’incertain. Ce que dit la première des sept suites de poèmes qui composent ce livre : « La langue au doute ». Précédemment, Connaissance par les larmes engageait l’acte de connaître par l’acte poétique – les larmes opérant cette obscure sortie des tréfonds et cette projection de soi et de l’autre, des affects du monde par l’art, la poésie, la musique, le cinéma. La poésie y est vécue, et non tant comme une essence que comme la recherche et la rencontre d’un espace au plus profond de soi, laissant des sillages aussi bien qu’ouvrant des lointains, faisant que je est quelqu’un. Aussi bien, ce qui s’impose que ce qui se refuse, comme l’indique le mutisme au commencement du livre, motif initial d’une histoire de l’écriture, ou histoire par l’écriture. De manière emblématique, le livre La Voie du large est placé sous le signe de l’« âpre ébauche », formule traversière condensant le risque, la plainte en sourdine, le recommencement, la confrontation. Le premier texte qui porte ce titre est d’ailleurs une confrontation à l’autre comme une figure du dehors qui est une résonance et une amplification : l’enfant que l’on vit dans chaque moment de sa vie dans un langage-mémoire, un langage du retour et de l’oubli. D’où la question, le point obscur qui agite ce livre – la voie du large ne cessant de nous le faire entrevoir, parce que l’entrouvrant – celui des « trous noirs soudain traversés d’une lumière éblouissante » (p. 11), formule où l'on retrouve ce motif de la camera oscura.

La voie du large est donc voyage en soi, « pour te comprendre il faudrait que je plonge à l’intérieur de moi » (p 12). Plongée et circulation, cette grande nage a besoin de lenteur pour faire advenir par les mouvements : « nager / accoucher   lentement / de    l’androgyne / dans    les vagues / écoute / le poème / arrive    en même temps / à terme / le    lointain / est    si proche » (p. 118-119), d’une lenteur qui est tout le temps de l’écoute ; si bien que l’écriture et la nage, si elle s’alternent dans le temps linéaire du jour, se confondent dans l’acte d’écrire, jusqu’à même poser la question d’écrire-respirer, écrire-vivre aussi en apnée au risque de la noyade. Telle est l’ambivalence de « la mer à boire » (p. 129-130) : un temps pour perdre pied, un temps pour « devenir mer ».

Cette voie conduit de soi à soi, mais conduit aussi vers l'altérité et l'expérience collective. L'intime non seulement croise mais est le politique. Beaucoup de ce que d'aucuns appellent l'actualité, mais qu'il faudrait peut-être appeler le présent comme problème, passe dans ce livre : la pollution des mers, l'épidémie et le confinement, les migrations. Si la voix de la radio déclare que « bientôt cette île de plastique / pourrait […] / devenir un continent entier de plastique », faut-il en conclure à une négativité recouvrant la voix du poème ? « Ne plus pouvoir    écrire / monter    sur la terrasse / la mer chante encore    derrière les bougainvilliers » (p. 121). Le livre cherche une résonance de la voix et du monde, une adéquation par une poésie qui serait une réparation, d'où l'inquiétude qui en ressort : « mer    montagne    ciel / se confondent : / purs / souffles / pour    combien de temps    encore ? » (Id.) Les mots qui font la ligne ou les espacements en sont les marques rythmiques. Mais la voix de l'écriture ainsi donnée à entendre ne se réduit pas à une réparation ou une célébration, elle construit les accents d'une critique du monde comme il va et d’un refus du nihilisme ; comme on peut le lire avec le poème « Alarmé » (p. 121-122) : d'un côté « ma boucle    friable brûlée », à l'image d'une terre vécue dans sa fragilisation, de l'autre l'aspiration, mise au passé, à une musique qui renverrait à la pureté du monde « si prête autrefois    à n'être que / musique ? » La présence du point d'interrogation comme seul signe de ponctuation ici signifie le partage, le problème qui se pose à l'éthique poétique de ce livre : l'impossibilité et la nécessité de chanter le monde – comment chanter ou musiquer un monde de moins en moins chantable et où « le reste chantable » s'amenuise ? Michèle Finck poursuit ainsi dans sa poésie le questionnement du lyrisme qui est celui de la poésie depuis les années cinquante.

« Être vivant » est au cœur du livre : le poème ainsi intitulé de ce livre est à une place quasi centrale du livre d'ailleurs (p. 110-111), pour « retrouver en soi / le    oui    central », où le « oui » répond à l’« é-bau-che » : il y a à susciter l'oreille et l'élan, en une identité du rythme de l'écriture et de « la scansion de la mer ». Michèle Finck pose ainsi la question d'une joie de, par, dans l'écriture, ou de l'écriture comme branchement sur une joie d'être et de vivre : suivre le rythme justement, au point de s'y confondre et d'être ce rythme.

Mais, précisément, c’est autour aussi d’ « être vivant », avec « j’écoute donc je suis », que se trame le livre, entre une autobiographie sondant les seuils de la vie et les écrivant par cette voie des rythmes et une reprise, voire une adresse à eux, des musiciens et écrivains phares, entre musique et poésie, avec la « radiophilie » (sixième série du livre) poursuivant les « illuminations auditives de ma vie » (p. 152) pour montrer comment la mémoire s’accroche à des voix et tient à des expériences fondatrices, moments d’une radiophilie dont il faut lire les différentes proses reconduisant à l’enfance, à ce qu’il y a d’enfance et de voix d’altérités ou encore d’écoute musicale dans l’écriture.

Le livre comprend donc sept parties qui disent les douleurs et l’élan d’une vie, la joie d’un vivre-écrire à quoi tout se rattache, par le rythme qui échafaude les points d’ancrage d’une existence qui se retrouve, se rencontre dans la musique et la poésie : on pense évidemment à « La musique souvent me prend comme une mer ! » de Baudelaire. On retiendra, de la dernière partie « La Cantillation du doute et de la grâce », une poétique qui ne se satisfait pas d’un élan lyrique, mais en travaille les nuances et se réinvente comme une recherche recommencée, une écriture en travail – citons : « Trajet spirituel : / Transmuer / Le doute // En confiance / Dans / Le / Peut-être ? » (p. 200) ; « Peut-être / L’émerveillement ?        Illumine ? » (p. 201) ; « Leçons / De lumière : Savoir / S’ouvrir / À // La jubilation » revenant sur « Chaque flexion sonore de la voix de soprano / dans les Leçons de ténèbres qui m’obsèdent / me voûte chaque jour un peu plus sur la page » (p. 42) et « Poésie : / Danse autour / Du peut-être ? » (p. 205) Cette dernière partie invite à créer ses propres trajets de lecture. Les lecteurs en apprécieront la mise en page, une spatialisation invitant aussi à refaire des trajets dans l’espace du livre pour en saisir des moments, les passages d’une « âpre ébauche », mais aussi d’une invention de soi dans des passages en fugue où s’ébauche une connaissance par l’écoute et le rythme.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

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Michèle Finck, La Voie du large

J’écoute donc je suis

Le nouveau livre de Michèle Finck poursuit une aventure poétique qui engage le poème dans une recherche de soi, en creusant à même sa propre histoire jusqu’aux résonances de l’enfance et du présent. La Voie du large construit une écriture de soi qui vaut pour une vaste reconnaissance, adressée aux proches, présents et disparus, aux poètes, à la musique qui est comme l’envers du poème, sa profondeur sourde et sa densité. Chaque poème est en effet un exercice d’écoute, une tentative pour pratiquer des ouvertures et des brèches mémorielles, une fugue au large de sa propre voix égrenant et reprenant ses motifs.

Tout partirait de là : dans « (j’écoute donc je suis) » (p. 71), « suis » n’est pas seulement du verbe être, mais aussi du verbe suivre. Ce qui souligne que se déplace, avec la poésie, le cogito, le rapport à la pensée. Mais la question n’est pas, pour Michèle Finck, de discuter de concepts ni d’engager la poésie sur la voie du philosophème, mais de poursuivre une pensée par l’écoute, un état pensif. Cette inclusion des deux verbes en un vocable, pour employer un terme que l'autrice affectionne, donne déjà une idée de la multiplicité de l'écoute à l'œuvre : être est suivre son rythme, penser par « la voie des rythmes » (Michaux), non les rythmes d'une époque, mais les rythmes qui sont ceux de sa propre histoire, écrire étant cette histoire. Suivre aussi pour être : il s'agit de se découvrir et de découvrir l'autre en soi et ainsi les autres, dans l'exercice de cette écoute qui ouvre la pensée et invente un rythme critique. Suivre nous place d’emblée dans une urgence, une précipitation de la parole : avec et dans écrire, être est suivre, autant continuer – poursuivre – que devenir : c'est d'une pensée par le rythme qu'il s'agit, quand elle écrit « Je pense par les sons et les rythmes. / Je fais des signes / aux vivants et aux morts. » (p. 10) Aussi la chambre devient-elle le lieu figurant l'écriture comme espace à soi, une camera oscura et « caisse de résonance » (p. 71) d'où sont tirés des poèmes renvoyant eux-mêmes à une écoute intérieure. L'image de « l'unique brèche », pour l'acte d'écrire, par laquelle est possible un lien, mais aussi la projection d'une lumière, est également vectrice de l'idée d'une clarté qui suscite la vision, mais qui a lieu par l'écoute et permet l'ouverture de cette « voie du large » qui, en étant le titre du livre, en est aussi l'image conductrice.

Michèle Finck, La Voie du large, éd. Arfuyen, 2024, 216 p., 17,5 euros.

L’après-poème, sans parler du pendant, n’a plus rien à voir avec l’avant-poème. Un vivre total, branché sur l’immense, ce qui est dit à travers la souffrance, une souffrance se muant en la joie d’un vivre-écrire, du moins en une intensification et une densité ou encore une affection, une puissance d’affecter-d’être affecté, en rupture avec les dualismes : « Moins la souffrance individuelle qu’une douleur plus vaste que nous-même. La chambre était la caisse de résonance des douleurs du monde que celle qui écrit, comme une sorte d’aimant, attirait, rassemblait et prenait sur elle. » (p. 11) C’est une valeur du « peut-être » : « Loué / Sois- / Tu // Peut-être // Entre / Le vide // Et le rien // ? » (p. 208). La prière enveloppe le vivant des mots qui accroissent l’expérience. Mais le « peut-être » donne au livre une puissance de la fragilité et de l’incertain. Ce que dit la première des sept suites de poèmes qui composent ce livre : « La langue au doute ». Précédemment, Connaissance par les larmes engageait l’acte de connaître par l’acte poétique – les larmes opérant cette obscure sortie des tréfonds et cette projection de soi et de l’autre, des affects du monde par l’art, la poésie, la musique, le cinéma. La poésie y est vécue, et non tant comme une essence que comme la recherche et la rencontre d’un espace au plus profond de soi, laissant des sillages aussi bien qu’ouvrant des lointains, faisant que je est quelqu’un. Aussi bien, ce qui s’impose que ce qui se refuse, comme l’indique le mutisme au commencement du livre, motif initial d’une histoire de l’écriture, ou histoire par l’écriture. De manière emblématique, le livre La Voie du large est placé sous le signe de l’« âpre ébauche », formule traversière condensant le risque, la plainte en sourdine, le recommencement, la confrontation. Le premier texte qui porte ce titre est d’ailleurs une confrontation à l’autre comme une figure du dehors qui est une résonance et une amplification : l’enfant que l’on vit dans chaque moment de sa vie dans un langage-mémoire, un langage du retour et de l’oubli. D’où la question, le point obscur qui agite ce livre – la voie du large ne cessant de nous le faire entrevoir, parce que l’entrouvrant – celui des « trous noirs soudain traversés d’une lumière éblouissante » (p. 11), formule où l'on retrouve ce motif de la camera oscura.

La voie du large est donc voyage en soi, « pour te comprendre il faudrait que je plonge à l’intérieur de moi » (p 12). Plongée et circulation, cette grande nage a besoin de lenteur pour faire advenir par les mouvements : « nager / accoucher   lentement / de    l’androgyne / dans    les vagues / écoute / le poème / arrive    en même temps / à terme / le    lointain / est    si proche » (p. 118-119), d’une lenteur qui est tout le temps de l’écoute ; si bien que l’écriture et la nage, si elle s’alternent dans le temps linéaire du jour, se confondent dans l’acte d’écrire, jusqu’à même poser la question d’écrire-respirer, écrire-vivre aussi en apnée au risque de la noyade. Telle est l’ambivalence de « la mer à boire » (p. 129-130) : un temps pour perdre pied, un temps pour « devenir mer ».

Cette voie conduit de soi à soi, mais conduit aussi vers l'altérité et l'expérience collective. L'intime non seulement croise mais est le politique. Beaucoup de ce que d'aucuns appellent l'actualité, mais qu'il faudrait peut-être appeler le présent comme problème, passe dans ce livre : la pollution des mers, l'épidémie et le confinement, les migrations. Si la voix de la radio déclare que « bientôt cette île de plastique / pourrait […] / devenir un continent entier de plastique », faut-il en conclure à une négativité recouvrant la voix du poème ? « Ne plus pouvoir    écrire / monter    sur la terrasse / la mer chante encore    derrière les bougainvilliers » (p. 121). Le livre cherche une résonance de la voix et du monde, une adéquation par une poésie qui serait une réparation, d'où l'inquiétude qui en ressort : « mer    montagne    ciel / se confondent : / purs / souffles / pour    combien de temps    encore ? » (Id.) Les mots qui font la ligne ou les espacements en sont les marques rythmiques. Mais la voix de l'écriture ainsi donnée à entendre ne se réduit pas à une réparation ou une célébration, elle construit les accents d'une critique du monde comme il va et d’un refus du nihilisme ; comme on peut le lire avec le poème « Alarmé » (p. 121-122) : d'un côté « ma boucle    friable brûlée », à l'image d'une terre vécue dans sa fragilisation, de l'autre l'aspiration, mise au passé, à une musique qui renverrait à la pureté du monde « si prête autrefois    à n'être que / musique ? » La présence du point d'interrogation comme seul signe de ponctuation ici signifie le partage, le problème qui se pose à l'éthique poétique de ce livre : l'impossibilité et la nécessité de chanter le monde – comment chanter ou musiquer un monde de moins en moins chantable et où « le reste chantable » s'amenuise ? Michèle Finck poursuit ainsi dans sa poésie le questionnement du lyrisme qui est celui de la poésie depuis les années cinquante.

« Être vivant » est au cœur du livre : le poème ainsi intitulé de ce livre est à une place quasi centrale du livre d'ailleurs (p. 110-111), pour « retrouver en soi / le    oui    central », où le « oui » répond à l’« é-bau-che » : il y a à susciter l'oreille et l'élan, en une identité du rythme de l'écriture et de « la scansion de la mer ». Michèle Finck pose ainsi la question d'une joie de, par, dans l'écriture, ou de l'écriture comme branchement sur une joie d'être et de vivre : suivre le rythme justement, au point de s'y confondre et d'être ce rythme.

Mais, précisément, c’est autour aussi d’ « être vivant », avec « j’écoute donc je suis », que se trame le livre, entre une autobiographie sondant les seuils de la vie et les écrivant par cette voie des rythmes et une reprise, voire une adresse à eux, des musiciens et écrivains phares, entre musique et poésie, avec la « radiophilie » (sixième série du livre) poursuivant les « illuminations auditives de ma vie » (p. 152) pour montrer comment la mémoire s’accroche à des voix et tient à des expériences fondatrices, moments d’une radiophilie dont il faut lire les différentes proses reconduisant à l’enfance, à ce qu’il y a d’enfance et de voix d’altérités ou encore d’écoute musicale dans l’écriture.

Le livre comprend donc sept parties qui disent les douleurs et l’élan d’une vie, la joie d’un vivre-écrire à quoi tout se rattache, par le rythme qui échafaude les points d’ancrage d’une existence qui se retrouve, se rencontre dans la musique et la poésie : on pense évidemment à « La musique souvent me prend comme une mer ! » de Baudelaire. On retiendra, de la dernière partie « La Cantillation du doute et de la grâce », une poétique qui ne se satisfait pas d’un élan lyrique, mais en travaille les nuances et se réinvente comme une recherche recommencée, une écriture en travail – citons : « Trajet spirituel : / Transmuer / Le doute // En confiance / Dans / Le / Peut-être ? » (p. 200) ; « Peut-être / L’émerveillement ?        Illumine ? » (p. 201) ; « Leçons / De lumière : Savoir / S’ouvrir / À // La jubilation » revenant sur « Chaque flexion sonore de la voix de soprano / dans les Leçons de ténèbres qui m’obsèdent / me voûte chaque jour un peu plus sur la page » (p. 42) et « Poésie : / Danse autour / Du peut-être ? » (p. 205) Cette dernière partie invite à créer ses propres trajets de lecture. Les lecteurs en apprécieront la mise en page, une spatialisation invitant aussi à refaire des trajets dans l’espace du livre pour en saisir des moments, les passages d’une « âpre ébauche », mais aussi d’une invention de soi dans des passages en fugue où s’ébauche une connaissance par l’écoute et le rythme.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

Autres lectures

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J’écoute donc je suis Le nouveau livre de Michèle Finck poursuit une aventure poétique qui engage le poème dans une recherche de soi, en creusant à même sa propre histoire jusqu’aux résonances de [...]

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Michèle Finck, Suite

1

 

 A Billie Holiday

 

 

Voix noire    serre le gosier.    Serrre.
Ô Harlem    Harlem    Harlem !
Voix noire    croque la pomme.    Croque
La pomme    jusqu’au trognon.    Crie l’amour
Jusqu’au râle.    Âcre.    Jazz pour pas crever

2

 

 À la patience

 

 

Mais nous boitons    de la langue.
Langue maternelle :    la musique.
Langue paternelle :    le mutisme.

Notre miroir :    la poussière.

En rêve    nous cherchons un tableau
Peint     à la salive     de phénix.

Nous nous ébrouons    de mémoire.

Nous nous immolons    par la patience
Car patience    est ce qui reste de feu.

Nous allons seuls    avec sur la langue le sel
Éternel    des  larmes    de nos morts.

3

 

À une fraternité silencieuse

 

 

À la terrasse chuintante    des Deux Magots
Regarder    les nuages    s’effilocher

Au-dessus du clocher pointu    en vol
De l’église Saint - Germain - des - Prés

Regarder    les visages des passants   virevolter
Respirer   l’odeur   de leur détresse

( « Chaalie Hebdo !    Chaalie Hebdo ! »
Hulule    le vendeur de journaux)

Inhaler    les larmes    invisibles    de tous
Par les cicatrices    grandes    ouvertes      

Des mots    qui crient    dans l’os.

Ça gicle.   La vie.   La poésie.

4

À la résistance

 

 

À Anna Politkovskaïa .    Profession :
Journaliste.    Vocation :     vérité.
Cadavre    découvert dans la cage d’escalier
Pistolet     et quatre balles    aux côtés.
Vocation :     vérité.
À sa tombe    couverte de neige et de silence.
À sa langue    coupée.    A sa langue
Dans ma bouche.    Vocation :     vérité.
Aux langues de tous.    Dans sa bouche.    Dans la mienne.
À Anna.    « Muse des pleurs, la plus belle des muses ».
Et moi pouvant à peine marcher.    Marchant vers elle.
Marchant vers elle    pour des millénaires.
Marchant sans jambes    elle et moi    vers la lumière.
Assassinée    le sept octobre 2006    à Moscou.
A-t-elle eu le temps  de respirer    la dernière rose d’été ?
« La poésie c’est un bruit de glaçons écrasés, un sifflement ».
À Anna Politkovskaïa.    Vocation :     vérité.
Aux larmes de tous. Dans le bûcher lucide de son œil. Dans le mien.
En vers et contre tout.
Poésie :    Résistance.

5

 

À l’obstination

 

 

Poésie :
Obstination.

Ça    insiste    en moi.
Par   l’âpre   des larmes.
Quoi ?    Une voix.

Exposée.    Obsessionnelle.

Plus  vie        oppressante
Plus    poésie       obstinée.

Os    sur le qui-vive.
Urgence
Hurlée.

Obstination

Que rien    n’apaisera.
Même    la mort.

Écrire
Encore
               Morte.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

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Michèle Finck, Sur un piano de paille

Les langues En essayant de rassembler ici, comme on le ferait d’une javelle, les étendues en étoile du dernier livre de Michèle Finck, j’ai cherché une formule. C’est ainsi que j’ai cru opportun de [...]

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J’écoute donc je suis Le nouveau livre de Michèle Finck poursuit une aventure poétique qui engage le poème dans une recherche de soi, en creusant à même sa propre histoire jusqu’aux résonances de [...]

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Pour parler de ce livre, le sixième publié par Michèle Finck aux éditions Arfuyen (depuis Balbuciendo,  en 2012,), je me demanderai d’abord comment une singularité d’existence, ouverte au monde mais liée à soi, [...]




Michèle Finck, Sur un piano de paille

Les langues

En essayant de rassembler ici, comme on le ferait d’une javelle, les étendues en étoile du dernier livre de Michèle Finck, j’ai cherché une formule. C’est ainsi que j’ai cru opportun de qualifier ces textes de l’épithète : les langues.

Car, outre le fait qu’on y croise de l’allemand, de l’espagnol, de l’italien ou encore de l’alsacien, la question la plus brûlante que pose le père défunt de la poétesse, qui apparaît si souvent comme figure tutélaire, est celle de la traduction, en une espèce de mythe : la traduction de Trakl - que le père de Michèle semble considérer comme un vrai fils. Et ce faisant le problème de la langue des langues nous questionne, la langue poétique fusionnant dans ce recueil avec la musique, pas exclusivement les notes et les partitions, mais surtout celle de l’interprétation, et nommément des Variations Golberg enregistrées à diverses époques par Glen Gould. Et encore, derrière ce triple seuil de la langue, de la poésie et de la musique, on poursuit son chemin de lecture dans les enregistrements sur disque, ou encore l’évocation de la peinture, du cinéma… De cette expression s’épaissit, et même si la forme physique des poèmes suivent un plan allant de « variation » au « cri », parties qui se suivent régulièrement, les 32 entrées du poème nous ouvrent la porte de l’action de création littéraire à laquelle se livre Michèle Finck.

Michèle Finck, Sur un piano de paille, éd. Arfuyen, 2020, 16€50

Cette filiation à la musique, à Glen Gould, au père, s’ouvre et se ferme sur une sorte de « tombeau » d’Yves Bonnefoy, introduisant et achevant une déploration, déploration assez morbide si l’on considère que cela peut englober l’idée du suicide, du suicide qu’évoque l’écrivaine, mort volontaire jetée ici comme une piste d’écriture. La mort côtoie le texte, le texte côtoie la musique et la mort aussi et inversement. Par ailleurs au texte et au sous-texte, mort, suicide, angoisse, déploration et aussi moment de pur plaisir du texte, du texte musical notamment, s’ajoute l’idée du murmure. Car Gould murmure, on le sait, dans ses bandes-son. Et dans ces poèmes, on murmure aussi : on maronne des langues étrangères, on entend les accords de Bach, on saisit les bougonnements du pianiste, et encore, on construit des phrases à partir des sous-titres qui scandent les strophes. Et là, on s’interroge sur la caresse, mot essentiel.

Le flottement de la langue inquiète le temps d’écrire. De cette manière, le poème sert la musique, le contexte de la musique entendue, le contexte de la vie qui s’échoue en un sens sur la mort volontaire, le contexte de la présence au monde à quoi invite tout vrai poème, tout cela flotte au-dessus du livre. Cette vivante expression produit ce qu’on appelle en peinture un glacis, là où le poème transparaît au milieu de ses murmures. Parfois, on croise une expression proche de Duras, ou on se heurte à l’élision de pronoms, on poursuit sa route dans des parties de prose qui rappellent la vie réelle de l’auteure, ou peut-être le rêve de M. Finck.

Peux plus     écouter     les Variations Golberg
Sans entendre     entre chaque variation     un cri effrayant.
C’est ça     pour moi     la vie maintenant :    Choc.
Choc     du rêve selon Bach     et du cri.
Ce qu’on appelle     condition humaine     c’est ça :
Chair     prise au piège :     choc      de musique
Contre cri      et de cri     contre musique.

Dans ces poèmes donc, une rumeur, et aussi des cris. Est-ce là l’image de deux instruments, unis par la composition binaire d’une forme sonate, un dialogue intime avec les parties d’une même matière, mais coupée pour engager une sorte de dialogue ? Variation puis cri, et cependant phrase, phrase musicale, thème d’un ostinato où la caresse viendrait comme un thème ?

Plus tard tu répétais : « Hörst Du. Er brummt » Et en effet Gould marmonnait parfois tout en jouant. C’était ce marmonnement distinctement audible derrière les notes, quelque chose comme la ruminatio des moines lisant des manuscrits sacrés, qui nous touchait le plus. Jamais Glenn Gould n’a été autant lui-même piano. « Er brummt. »

Je parle beaucoup de langues, des expressions artistiques, ou des moments de grésillement de la voix du pianiste et de la poétesse. Mais il faut quand même préciser que, même si le cri domine à certains endroits, l’ignition de la caresse est très sensible elle aussi. Du reste, par un effet du hasard, j’ai achevé il y a peu La Psychanalyse du feu de Bachelard. Le philosophe insiste sur l’importance du frottement des bois qui serait à l’origine du feu. Ici, dans ce Piano de paille, c’est la caresse qui se manifeste comme abrasion des langues, abrasion des récits, expression du murmure qui habiterait l’expression poétique. Cette rumeur sourde, insistante et instable de l’expression peut, je crois, se comparer au crépitement du feu.

J’ajoute que cette ignition du poème lui-même brûlé intérieurement par la musique, rend possible la grâce complexe et l’évocation du père de l’écrivaine, père qui meurt, père qui attend la résurrection de Georg Trakl, ou encore le Bonnefoy et le Gould de l’auteure. Ce sont ces figures qui passent le feu, qui font un lit de braise au poème.

Sinon, personnellement, je reste avec cette impression que les prises de son de Gould, réinventées par la poète, peuvent évoquer une autre musique – peut-être dans un rapport direct au piano de paille de l’enfance, cette musique de Toy-piano de John Cage. Ainsi, en allant du cri à la caresse, de la vie à la mort, du plaisir à la souffrance, on découvre une langue appropriée et en même temps étrangère, non dénuée d’un peu d’expressionnisme, capable de réunir et d’assembler ces brassées de tiges du langage poétique et en sa multiplicité, capable de rendre un univers visible.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

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Sotto voce pour les variations lacrimosa de Michèle Finck

Variation poétique, d’après le recueil  de Michèle Finck
(Arfuyen, 2017)

 

chair qui fut royale déchue
depuis l’origine sans retour
le mûrissement de la pourriture
en nous n’est pourtant pas
de notre fait nous qui suivons
las et aveugles ne le répétez
pas à nos oreilles intègres
nous qui suivons l’Indestructible
l’étoile supérieure à toutes
enseigne notre frère pragois

chair peut-être pas pourrie
mais mûre y avez-vous pensé
Michèle Finck amie chère
certainement que oui diable
chair ou corps plus pudique
comme mûri par les éclats pâles
de la lune qui nous garde notre
étoile à nous la destructible
car même la lune est luisante
même elle émet des rayons
qui tiédissent la peau glacée
des cheveux qu’on s’est fait blancs
depuis la prime enfance ô malheur
à la nuque rompue à l’arrachement
du sarment irascible au nerf vif
du dos cave à l’armoire des reins
de la déchirure aux rets des pieds

de bien faibles consolations
mais qui font tout notre bien
notre plus grand bien
ariston anthrôpou khtèma
car ils portent avec eux le sort
humain depuis son émergence
la douleur c’est le savoir absolu

là-bas derrière la fosse orchestrale
les feux roses brûlent impatients
qu’ils sont de révéler l’aube aimée
dans la gloire immature insouciante
vous en souvenez-vous pour ma part
il ne me reste en bouche qu’un crissement
de sable de corne évasée par les averses
si courantes en automne hiver en Alsace
et même alors je me réjouissais de la richesse
des schistes et des micas aux reflets lapis
des feldspaths délicats aux éclats lazuli
leur histoire ancestrale est éblouissante
quelque part oui ça mérite je ne sais ça
mérite considération du moins respect

ce onze octobre deux mille dix-sept
nous nous sommes écrits avons je crois
pensé l’un à l’autre ça se produit entre amis
je vous ai dis que je lisais votre livre je m’excuse
j’ai menti lui me lisait votre livre comment
pouvais-je vous le dire à ce moment c’est lui
qui me lisait oui lu par votre livre qui
ne raconte pas mon histoire il ne raconte
rien que le chemin d’une recherche
une certaine image de votre chemin
et ce soir les voix tapant de l’intérieur
de mon armoire ô siège antique de l’âme
le souffle tapait désirait sortir mais pas
demain non ce soir même alors j’ai
ouvert ses deux battants bouche ouverte
mon souffle a commencé à sortir
et c’était naturel et bien consolant déjà
pour celui qui est aux prises avec le temps
ses rudiments de frustration
et ce texte est né ainsi en écho au vôtre
pousse modeste au pied de votre arbre
poussée grotesque du printemps en plein
automne on se rappellera cette lumière

lu par votre livre j’y opposais au livre
Connaissance par les larmes c’est le
nom de ce livre qui est vôtre devenu mien
par la magie de la lecture de l’amitié
et du sel venu de l’Indestructible et déposé
fardeau de la lune dans le bac d’eau glacée
sur notre langue en gage de survie
l’empathie la sensibilité le cri humain le cri tu
lu par lui donc je lui ai opposé des notes
directement écrites au crayon sur lui
le livre papier pas le livre image ou le Livre
oui borner les vers et les phrases
déjà bornés par les pages les marges
et les syntaxes pesées et déposées
par vous dans ce lieu étroit des feuilles
comme présents lunaires au temple vide
mais c’est ainsi que je suis rentré
en lui que le vôtre est devenu mien
à mon humble mesure de scribe nubile

il est une lumière blême reflet opaque
de l’océan qui jadis fut indigo
jaillie des abysses jusqu’aux maisons
de petits villages méditerranéens
elle les encadre comme des peintures
d’un bras de bronze d’un œil émeraude
fait de leur blancheur lumineuse
un appel alarmant à la déchirure
plus bas bien plus bas sur les récifs
parmi le bouillon tourmenté des algues
le bris terrible des brisants aiguisés
appel doublement alarmant fascinant
il n’intime guère il chante comme sirènes
à l’oreille un chant doux comme le miel
tendre comme une brise apaisée
partition radicale d’une consolation impossible

que peut-on opposer à ce cri
alors que nous sommes nus démunis
et qu’il n’est que l’écho d’un chœur dense épais
comme la rangée des vagues du large
chevauchant jusqu’à nous misérables
que peut-on opposer à l’écho de l’écho à
l’épiphénomène de l’eau à l’épi fait noumène
les maisons blanches sont devenues
par lui seul des chaudrons vif-argent
implacables des agents de la rage animale
la nature s’est faite paysage comme encadrée
dans un bord duplice une toile tendue
les couleurs survivent mal dans le pays
devenu monochrome elles ne sont plus
que les soubresauts les résidus d’un monde
vaporeux lisse comme une soie lisible comme
la lisse lavande des environs de Grignan
où l’air l’eau la pierre se mêlent en même vapeur

dans un tel pays de plomb les beautés
ne sont pas plus rares mais plus brutales
les rouges suintent des angles des pierres
d’aigres verts perlent des chemins poussiéreux
quant aux jaunes ils brûlent les commissures
gouttes acides presque transparentes
du moins c’est l’impression qui nous saisit
lorsque tout s’effondre alors que tout continue
et au même rythme sans nous tout simplement

cette ivresse polyphonique porte
un nom ou deux que je tairai ici

que peut-on opposer à l’effondrement
sinon l’effroi pied tâtonnant courageux
devant le chemin inconnu la piste chaude
le sol tremblant sur la lave du mercure
que peut-on donc y opposer sinon
ce parcours doublement incertain
par son biais comme sa visée
en direction de l’Indestructible
regard dans le lointain l’ouverture
insurrection des algues lacrymales
qui dansent quelque part dans
notre œil aveugle de l’intérieur
œil sans paupière à laquelle
il manque les cils

parcours mystique bien sûr
harassement sur des chemins qui
nous appartenant croit-on
se dérobent sous les pieds les mains
tendues vers les morts qu’on a aimés
les vivants qu’on a perdus désolés
expérience gnostique connaissance
rhénane méditerranéenne universelle
impalpable de la vie par la douleur
je le disais savoir humain absolu
fil d’Ariane tenu envers et contre rien
d’autre que notre soi tout entier contenu
dans ce que j’ai toujours nommé la Source
un grand bassin de larmes accumulées
en soi depuis l’origine larmes contenues
sans issues sans sorties possibles
comment supporter cette double peine
mais l’intuition la confiance seule
est salvatrice elle nous mène alors
avec la main de Béatrice la voix de Virgile
dans la spirale de la révélation consolante

l’or brille quelque part sous le
champ de couleur de Nasser Assar
allons-y voir allons vers l’aube

avec des pattes de mouches insignifiantes
des grilles à peine des filets de paroles sur
votre livre autour de votre bouche d’abord close
j’ai ajouté aux vôtres à vos châteaux mes briques
de sables au milieu de la marée montante
de la mer mariée au chagrin mêlant
sel et larmes que rien n’endigue

là-bas le large dit-on son bruit son silence
l’effroi de ses apnées tropicales
là-bas en coulisses le large investit
la chambre sonore de Neptune
y gronde comme cent mille hommes
ou dix mille tritons venus pour frayer
de là où nous sommes en bout
de course sur la plage de nos heures
comme les enfants réduits à des traits
s’éloignant sur la bande de sable
dans le poème d’Yves intitulé Le nom perdu
ces mélismes inquiètent jusqu’à nos pleurs
qui roulent en nous par chariots entiers
chariots charrient nos chairs filandreuses
sans que l’issue ne soit barrée Michèle
l’issue rêvée aux larmes contenues
dans le bassin éternel de la Source

l’issue le large l’issue le large
se répète-t-on sans fin abandonnant
ainsi l’œuvre du cheminement
le cheminement sur la plage infinie
de Dunkerque des Landes
de Vendée de l’Érèbe
vers l’issue l’issue c’est le chemin le pas
qui accroche la plante des pieds au sable

et la mer alors c’est le miroir
que fabriquait notre père à tous
y baigner notre blessure saignant
dans la Blessure originelle
petit trou au côté du néant
le geste d’y baigner seul fragile blessé
thalassothérapeutique
devient la mer de larmes qui submerge

court-circuit circuit coupé court
canal lacrymal sectionné
par le choc indicible par la
somme impitoyable des chocs
addition des peines coupe la langue
chemin triplement coupé
chemin de la vie des larmes de la poésie
triple peine paix péniblement empêtrée
dans les jalons sans gloire des sanglots
court-circuit demande alors
quel est le plus court chemin
entre deux point entre
nous poussière minuscule et
Dieu point culminant
que dire laissé sans voix
sous le joug du silence sotto voce
les larmes sont faites pour
les chagrins pas les ruines

canal coupé court-
circuité ne put plus
pleurer depuis lors
dit-elle à peine retenue
par les cristaux de sel
en elle par la mer déposée
cri alors retenu en arrière
de la bouche du cœur du bassin

quelle forme de vie demeure
pour l’humain privé de larmes
ou bien
survit-on vraiment à l’excès de chagrin
ou bien
garde-t-on visage certes
on ne meurt de rien dit-on
la grande question sans réponse
l’énigme de la douleur
sans cesse posée par la poésie
la connaissance jamais acquise
toujours recherchée par les larmes
leurs méandres traçant sur nous
la carte le delta de notre humanité

atterrée d’être née
atterré d’être né
atterrés d’être nés

je connais si bien cette joie folle
de ressentir enfin les larmes
reprendre le chemin des joues
confirmer notre humanité
indicible bénédiction des larmes
n’est-ce pas je sais la
joie de la quête mystique
de la connaissance par elles

chœur bouche fermée
le cri est initial pas le silence
né de cet atterrement
faire d’emblée silence
comme si ça n’était pas imposé
se taire pour s’élever
construction verticale du
poème initial
initiumou initium
les maîtres lecteurs du Livre
ne peuvent trancher
verticale au mot unique
un mot par vers
mot-vers vers-mot
pourtant l’Unique pur est dédoublé
car deux fois apparaît Dieu
en troisième place trinitaire
et antépénultième place trinitaire
dans une parfaite symétrie
quinze vers d’un mot-vers
deux fois sept vers-mots
dans chacun Dieu double face
Christ punitif et Christ rédempteur
Dieu tout-puissant et Dieu fait homme
tel le Christ Pantocrator
du couvent Sainte-Catherine
deux fois sept mots autour
de la connaissance autour de
l’arme ultime de l’humanité autour des
larmes

poème Hors
douleur totale
douleur motrice de l’écriture
écriture est poésie
écriture chemin de connaissance
poésie est connaissance
poème est larme
voix est regard

plus de larmes
sont brûlées
plus de larmes
sont gelées
dites-vous
identiquement

à l’époque je n’avais pas
de plus vif désir que celui de pleurer
joie mariale liquéfiée
j’entends de pleurer dehors
plus à l’intérieur de soi
pour accroître inutilement
le volume du bassin des larmes
douleur non coulée non dites
autoraugmenter le volume
et plus le bassin de larmes

poème Soif
vie nue exposée sacer
père mère ami laissés
dans la laisse de mer
échoués ensemble
trop tôt avant le point
de fuite de la plage étirée

singbarer Rest
quel est-il
une variation Lacrimosa

cherchant un chemin
à emprunter
on y progresse les étapes
du calvaire se succèdent
un second chœur bouche fermée
un troisièmeet cetera
à chacun à chaque station
chaque tableau la couleur
et la parole anamorphosées
la vérité qui se resserre
moins lointaine
anonyme et universelle
l’anonyme est universelle

l’énigme demeure mais
la parole lentement se
libère des amarres
analusislançaient les capitaines
dans les ports hellènes
la mer devient praticable
le large regardable
l’œil l’affronte avec l’oreille
la musique fredonne elle
est née du silence elle
ne s’éteindra pas on ne
meurt de rien voyez-vous
isométrie polyphonie
mélomanie symphonie

le poème questionne
encore et toujours
les mêmes énigmes
s’y confond comme on nage
dans la mer sans y avoir pied
le poète questionne
encore et toujours
les mêmes borborygmes
oui c’est ce qui se produit
le chanoine devient chaman
explore les différentes voies
d’accès à la connaissance
nage entre les dimensions
du rêve de la réalité
de la rêvalité ose
le voyage spatio-temporel
à l’extérieur de soi

chef dessaisi de sa baguette
et de son orchestre
oser vraiment la musique
laurier-rose et laurier-rouge
exactement dit construit
o i é o é o i é ou
fêtes les voyelles comme
fit notre jeune père
fêter la consonne
et délivrer la consonance
sans séparer l’eau du sel
poète penseur et panseur
poète alchimiste et animiste

chanter chanter encore
ce droit
à tous les orchestres
musée musique sont le même
disent encore les Anciens
de Vivaldi à Verdi
de Masaccio à Picasso
en veillant toujours
à passer par le silence

une bouche mi-close
avec sa bouteille bue
un jour renait le printemps
de la mort nait la vie
suggère cette fois le bon sens
avec sa bouteille pleine
la bouche en fleur
n’appartenant à personne
redevient nôtre et refleurit
anonyme universelle
nourrie par la terre d’exil
sur notre souche
morte de sécheresse
jusqu’au prochain hiver
qu’on passera lui aussi
sans assez de larmes
qu’importe nous
nous retrouverons au large
portés par l’esquif
de nos frêles musiques

 

 




Michèle Finck, Connaissance par les larmes

Certains livres ont le pouvoir de survivre au moment de leur lecture et de poursuivre avec entêtement leur chemin en nous jusqu’à nous forcer à les reprendre.

Connaissance par les larmes est de ceux-là. Essayiste, traductrice, professeur de littérature comparée à l’université de Strasbourg, Michèle Finck s’affirme avec ce quatrième recueil comme une voix forte et singulière de la poésie d’aujourd’hui.

Les larmes. Comme une évidence oubliée, négligée et qui s’impose aussitôt avec l’étonnement d’avoir pu si longtemps l’ignorer et tourner le dos à ce que les larmes ont à nous apprendre. Connaissance par les larmes. Titre juste et admirable qui se propose de définir la poésie. Que peuvent nous apprendre les larmes ? Comment les connaître sans pleurer ? Avec la parole, les larmes ne sont-elles pas l’un des dons propres à l’homme ? La composition biochimique des larmes n’est-elle pas similaire à celle de la salive ? Larmes de douleur ou de peine, d’extase ou de joie : sans larmes, pas d’humanité. Qui n’a pas de larmes a-t-il encore un visage ?

Connaissance par les larmes de Michèle Finck Arfuyen, août 2017

Connaissance par les larmes, Michèle Finck, Arfuyen, août 2017

Ici, nulle complaisance doloriste, ce que l’on pourrait craindre en abordant un tel sujet. Le parti-pris thématique, le soin apporté à un détail anatomique, la minutie d’une description feraient plutôt songer à une forme moderne de Blason ou encore à un inventaire secret, une anthologie des larmes très personnelles, avec un souci d’exhaustivité qui, bien sûr, n’épuise pas les larmes, et une très grande attention accordée à l’organisation de ces morceaux choisis.

L’ouvrage, solidement charpenté, se compose de sept parties, récoltant chacune une collection de larmes. Dans Court-circuit, la première partie, les larmes sont d’abord intérieures. Les larmes de l’enfance, de l’intime, celles des morts, de la faille, celles qui coulent dans l’autre sens et nous ouvrent à la connaissance de l’autre comme de nous-mêmes.

 Qui n’a pas regardé
L’autre pleurer
Ne le connaît pas.
[…]
Mes Larmes
Coulent
De tes yeux
[…]
L’essentiel est invisible
Aux sans-larmes.

Avec les Larmes du large, le monde s’ouvre sur l’étendue et nous pouvons Apprendre les larmes par la mer, car les larmes se souviennent de la mer.  Et nous nageons nus dans les larmes de tous.  Si la mer est la matière des larmes, elle est aussi  le seul vrai terreau mélodique et rythmique. Dans les trois parties suivantes, Musique des larmes, Musée des larmes, Cinémathèque des larmes, chaque poème offre un abrégé suggestif de l’œuvre abordée, une galerie intime de larmes recueillies dans tel mouvement musical, telle représentation picturale ou cueillies à l’œil de tel comédien.  Comme dans La troisième main, son précédent recueil, Michèle Finck place en tête de chaque poème, le nom du compositeur, du peintre ou du réalisateur, le titre de l’oeuvre et le nom des interprètes. Et chaque poème réussit la prouesse de condenser la part vive du morceau, du tableau ou du film en quelques lignes. Avec les deux dernières séquences, Êtrécrire et Celle qui neige, les larmes sont enfin celles des mots.  Ce qui reste : les larmes des mots. Pas de références littéraires ici aux larmes d’Ulysse, aux pleurs de Rachel, de Jérémie, de Marie-Madeleine ou de Bérénice. À l’exception des saisissantes évocations de Philomèle, d’Orphée et de Pénélope, les larmes écrites sont les poèmes de l’auteure elle-même.

Les mots-larmes à étreindre.
Amor Fati.

En lisant Connaissance par les larmes, on songe bien sûr à Nietzsche, tant la composition thématique de ce recueil est musicale (« Je ne fais pas de différence entre la musique et les larmes » déclare celui-ci dans Nietzsche contre Wagner). Un Chœur ouvre ou clôt chaque section, annonce la couleur, condense le propos en quelques vers d’un seul mot, traverse et scande musicalement l’ensemble de l’ouvrage. Une didascalie précise à chaque fois que le chant se fait bouche fermée au début, puis bouche mi-close et bouche ouverte à la fin indiquant une progression dans l’intensité. Les interventions du chœur se multiplient dans la dernière partie, accroissant encore leur effet.
L’écriture de Michèle Finck manifeste une sensibilité à fleur de peau. Au bord des larmes. Mais toujours avec  un souci d’exactitude et l’acuité d’un regard aigu et souvent tranchant. Car les larmes disent aussi l’entaille, la faille, la fente, la blessure, par lesquelles elles s’écoulent. La brèche par où l’intime voit le jour. Elles sont l’expression visible de la vie intérieure. « Les larmes sont un don », écrit Victor Hugo. Elles sont un cadeau et le signe d’une présence. Selon  « Le don des larmes » qui joua un rôle important dans l’histoire de la spiritualité médiévale, les larmes attestent de l’alliance de l’homme et de Dieu au tréfonds de nous-mêmes et confirment qu’il y a en nous plus que nous.

Même
Si 
Dieu
N’
Existe
Pas

Les
larmes
Sont
La
Trace
De
Dieu
En
Nous

Les larmes sont un débordement, l’issue d’un excès, d’un trop-plein. Pour y répondre, le vers se fait bref. Suppression d’articles, de verbes. Élision de l’inutile. Style télégraphique trahissant l’urgence à dire. Par endroits, des allitérations accentuent cette sensation de hâte résolue. 

Descendre au fond de la faille
Forer. Fouiller.
Faire de la faille force.
Engouffrer langue au fond
Des fissures des anfractuosités.
Engouffrer  langue.

Mais cette hâte doit être aussi patiente, car sa précipitation pourrait menacer le poème.

Poème  compagnon de route
Pas trop vite  attends un peu.
Il faut que tu te décantes.

Larme et langue se mêlent dans un épanchement où affleure et se révèle enfin, comme un aveu, le secret du poème.  

Les Larmes
Non Pleurées 
Sont
Celles 
Qui
Font
Écrire.

La Fille de la faille, celle qui chancelle, est devenue Celle qui neige. Elle semble nous dire que les mots sont les flocons d’un pleur céleste et ces flocons, les larmes gelées d’un ciel intime.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

Autres lectures

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Michèle Finck, Suite

 

1

 

 A Billie Holiday

 

 

Voix noire    serre le gosier.    Serrre.
Ô Harlem    Harlem    Harlem !
Voix noire    croque la pomme.    Croque
La pomme    jusqu’au trognon.    Crie l’amour
Jusqu’au râle.    Âcre.    Jazz pour pas crever

 

 

 

2

 

 À la patience

 

 

Mais nous boitons    de la langue.
Langue maternelle :    la musique.
Langue paternelle :    le mutisme.

Notre miroir :    la poussière.

En rêve    nous cherchons un tableau
Peint     à la salive     de phénix.

Nous nous ébrouons    de mémoire.

Nous nous immolons    par la patience
Car patience    est ce qui reste de feu.

Nous allons seuls    avec sur la langue le sel
Éternel    des  larmes    de nos morts.

 

 

 

3

 

À une fraternité silencieuse

 

 

À la terrasse chuintante    des Deux Magots
Regarder    les nuages    s’effilocher

Au-dessus du clocher pointu    en vol
De l’église Saint - Germain - des - Prés

Regarder    les visages des passants   virevolter
Respirer   l’odeur   de leur détresse

( « Chaalie Hebdo !    Chaalie Hebdo ! »
Hulule    le vendeur de journaux)

Inhaler    les larmes    invisibles    de tous
Par les cicatrices    grandes    ouvertes      

Des mots    qui crient    dans l’os.

Ça gicle.   La vie.   La poésie.

 

 

 

4

À la résistance

 

 

À Anna Politkovskaïa .    Profession :
Journaliste.    Vocation :     vérité.
Cadavre    découvert dans la cage d’escalier
Pistolet     et quatre balles    aux côtés.
Vocation :     vérité.
À sa tombe    couverte de neige et de silence.
À sa langue    coupée.    A sa langue
Dans ma bouche.    Vocation :     vérité.
Aux langues de tous.    Dans sa bouche.    Dans la mienne.
À Anna.    « Muse des pleurs, la plus belle des muses ».
Et moi pouvant à peine marcher.    Marchant vers elle.
Marchant vers elle    pour des millénaires.
Marchant sans jambes    elle et moi    vers la lumière.
Assassinée    le sept octobre 2006    à Moscou.
A-t-elle eu le temps  de respirer    la dernière rose d’été ?
« La poésie c’est un bruit de glaçons écrasés, un sifflement ».
À Anna Politkovskaïa.    Vocation :     vérité.
Aux larmes de tous. Dans le bûcher lucide de son œil. Dans le mien.
En vers et contre tout.
Poésie :    Résistance.

 

 

 

5

 

À l’obstination

 

 

Poésie :
Obstination.

 

Ça    insiste    en moi.
Par   l’âpre   des larmes.
Quoi ?    Une voix.

Exposée.    Obsessionnelle.

Plus  vie        oppressante
Plus    poésie       obstinée.

Os    sur le qui-vive.
Urgence
Hurlée.

Obstination

Que rien    n’apaisera.
Même    la mort.

Écrire
Encore
               Morte.

 

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

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Pour parler de ce livre, le sixième publié par Michèle Finck aux éditions Arfuyen (depuis Balbuciendo,  en 2012,), je me demanderai d’abord comment une singularité d’existence, ouverte au monde mais liée à soi, [...]




Michèle Finck, l’élégie balbutiée

Avec Balbuciendo, Michèle Finck, poète rare, signe chez Arfuyen son second recueil, après L’Ouïe éblouie paru en 2007 chez Voix d’encre. Une biographie minimale : Michèle Finck enseigne et apprend, écrit et déchire, joue et déjoue de la musique.

Michèle Finck défaille, mais elle signe ; assigne la vie à répondre d’une douleur intense, polymorphe ; adresse un signe aux chers disparus, aux amours regrettés ; désigne finalement de la pointe de la plume une vague direction à la vie future possible.

L’excipit nous dit :

Ciel silence cigale
J’écris
D’un seul coup tout autour des tortues sauvages.

 

Oui, grâce à l’aura de l’écriture qui n’a jamais cessé d’irradier la personne de Michèle Finck, finalement la vie a gardé un attrait. Le silence propre au deuil amorcé conduit Orfée par la main, invite à la contemplation dans le calme de la solitude. L’apparition soudaine des tortues sauvages sur la plage déserte où gît le corps l’atteste : le thauma, l’étonnant tour de magie de la création littéraire – évocateur, démiurgique, cathartique –, n’a pas quitté le poète. Les tortues sont venues pour souffrir, certes, mais aussi pour se consoler dans les larmes, et donner naissance à un espoir (un autre texte, une texture, peau neuve pour le corps exposé).

*

Mais revenons sur nos pas. Que s’est-il passé ? Quel vécu a criblé cette vie-là, ces dernières années depuis L’Ouïe éblouie ? C’est ce que Michèle Finck raconte dans Balbuciendo, ce chant élégiaque entre pudeur et licence, écriture et musique, adressé de la faille vers l’origine du langage et vers les êtres perdus.

Dans l’expérience de la souffrance, un être abattu ne reconnaît plus sa propre voix, car celle-ci est déchirée, « les mots titubent atterrés de mémoire ». Ainsi balbutiante, la langue pense mourir, mais c’est sur ce chemin descendant, cette chute, que, de manière inattendue, thaumaturgique, elle retrouve la piste de l’origine du sens. Il s’agit d’une lande nocturne qui n’est pas un pur néant, nihil, mais une gorge immémoriale hoquetant des sons dans un râle de tortue parturiente, des œufs de sons, d’absolus rythmes.

Mystérieuse découverte que Michèle Finck nous livre, tout en ne pouvant le faire clairement, puisque ce savoir appartient à la nuit. L’expérience de la souffrance se convertit, ou tout du moins s’accompagne d’une enquête sur l’indicible. À la lecture de ce texte, il me semble que c’est cette approche fortuite de la trame occulte du langage qui a finalement permis à l’auteur de redresser la plume et le corps. Car bien entendu, ce savoir n’a rien d’objectif : c’est l’acquisition d’un sens renforcé de la trame de silence à partir duquel émerge la possibilité du poème. Trame comme une peau de tambour. Et ce tambour résonne, avant même que les mots ne soient formés. Telle est le cœur de la découverte : le fond du langage est une toile de silence noire battant en rythme. Le rythme saccadé, mystérieux, de la musique primitive.

Être sous la peau du tambour, dans la caisse résonnante, soumis aux battements sauvages. Le crâne se fêle, le tympan saigne, mais un savoir occulte est lentement récolté dans le réceptacle du pavillon de l’oreille. Par le trajet que font les larmes, l’âme se déplace de l’œil à l’oreille.

 

*

Le poème que l’auteur a fini par délivrer se trouve ainsi marqué par des deuils terribles autant que par cette expérience « existentielle », archaïque, de l’indicible. Il ne peut y avoir de récit comme tel de la perte, mais plutôt une expression du sentiment de la perte ; expression tantôt métaphorique, tantôt concrète, implacable, prosaïque, apoétique – car souvent la métaphore même ne parvient pas à se hisser à hauteur de la douleur. Les récits de l’expérience de la perte paraissent étranges.

Œuvre au noir, conversion alchimique, le poème délivré présente un récit douloureux battant de plus en plus à la mesure du noir, se confondant progressivement avec lui.

 

Poème : scansion du noir, balbuciendo.

 

Les mots de « douleur », de « mort », de « mémoire », d’ « amour » et de « crâne », essentiellement, se retrouvent des dizaines de fois dans le recueil, parfois plusieurs fois par poème. Le rythme sauvage de la musique la plus nue, proche de la transe peut-être, s’est emparée de l’écriture. Les anaphores ne choquent pas, elles s’imposent, elles ne sont que le signe d’un signe sans gramme plus fort, car plus archaïque, qui emporte tout (peut-être cela constitue-t-il l’essence de la musique). La scansion du noir opère, s’empare du verbe, le trempe à l’encre noire comme la bile mauvaise.

Scansion : le mot est bien choisi pour dire le thauma devant le tour (de magie) du noir. La scansion dit le récit maîtrisé dans les règles de la versification, le poème formel parfait, mais il pourrait également dire le rythme sauvage amétrique, le pur battement.

 

*

Mais moi j’ai vu ma tête équarrie dans la vitrine du boucher
Insomniaque au milieu des groins d’animaux et sans langue.

 

Tel est le programme qui se propose, s’impose, presque dès l’incipit du recueil (dans un poème qui lui aussi porte bien son titre, « Présage »). Une femme est mise au supplice des amours perdus, de la nostalgie la plus cruelle – décès du père, séparation irrévocable avec l’amant. La douleur est telle que son esprit semble se tenir à distance du corps, qu’elle se sent distancié avec elle-même.

On s’observe souffrir derrière une barrière transparente qui sépare se soi. Insomniaque, on sait pourtant que l’on est encore en vie, mais est-ce encore notre vie, si elle ne nous appartient plus, si ce qui en faisait la substantifique valeur lui a été si cruellement arraché ? Mais un indice réside dans les images noires, dans les rêves confus, dans les visions prophétiques : les langues sont retirées aux bêtes, car le langage est le propre de l’homme, dit-on – à moins qu’il ne le soit parce que le fond commun de la toile vivante est intégralement inarticulée, balbutiante.

 

*

Brisée, la voix tâtonne dans le noir, elle est réduite à sa plus simple expression :  balbutiements, pépiements, qui désignaient spécifiquement chez les anciens Grecs le « langage » non articulé des oiseaux, des bêtes en général, la pure phônè, par opposition à la langue articulée – scandée, pourrait-on dire – de la parole humaine, le logos. Au bout de cette réduction (phénoménologique), la voix retrouve la lisière obscure délimitant l’origine perdue :

 

« la langue la plus proche de la paille au moment où elle prend feu ».

 

Langue de l’homme de paille, souffle du vent au travers du fétu fendu, langue de paille ; donc une non-langue, une autre langue que celle de l’auteur, comme celle à laquelle appartient le mot « balbuciendo » ; le silence de la langue parmi les sons, la musique avant les doigts sur les touches du piano, avant l’accent, avant le jeu. Dans le poème « In memoriam » :

 

Mais nuit après nuit, dans les pluies battantes des cauchemars, continuer à essayer, encore et toujours, de mettre le feu à l’accent aigu comme si c’était essayer de mettre fin à la mort.

 

Le français « mémoire » n’est pas le latin « memoria ». Briser l’accent, le faire tomber de la lettre « e », c’est passer d’une langue à une autre, d’un temps à un autre, d’un sens duratif de la mémoire (les souvenirs terribles envahissants) à un sens révolu de la mémoire, comme lorsque l’on pose sur une stèle la mention « In memoriam », espérant que les êtres perdus nous libèrent de la souffrance que leur absence nous inflige, qu’ils soient apaisés là où désormais ils demeurent.

« Memoria », c’est l’accent funeste qui tombe, la musique du piano fermé, le calme du deuil ; c’est l’apaisement de la douleur (algos) de l’absence du retour (nostos) du perdu ; c’est la langue morte révérée, car on refuse encore la radicalité de la disparition, « comme si c’était essayer de mettre fin à la mort », et l’action de grâce plaît aux jeunes fantômes ; c’est le dernier ricochet – enfin ! – des souvenirs aux griffes acérées. Le poème « Ricochet » s’achève ainsi :

 

Ricanent les souvenirs. Ricochent dans le crâne.
Le lynx de la mémoire nous tuera tous les deux.

 

*

 

En écho à « Présage » du début, le milieu du recueil présente un poème intitulé « Prédiction », qui nous dit :

 

L’œiloreille se hisse hors du cri
Et ne cicatrise pas. Tympan au bord
Des larmes et enfoui sous la neige
Écoute une note âpre lapidée de noir.

 

Progressivement, le débat avec les fantômes se superpose avec les questionnements sur l’origine du langage et sur la musique. La musique comme telle, la Musique, sera comme l’axe d’une forme de salut, la crête sur laquelle le poème pourra encore cheminer, et la vie continuer. Celle-ci a toujours été une ressource dans la vie de Michèle Finck la musicienne, mais c’est par un biais tout à fait fondamental (au sens strict du fondement) qu’elle jouera pendant cette époque chaotique un étonnant rôle de viatique.

« L’œiloreille » : progressivement à nouveau, l’œil s’arrache à la vue de son propre supplice, à la vitrine du boucher, à la vue et aux images en général. L’image recule, s’écroule, le son avance, monte. Je parlais d’une conversion : oui, une forme de transition s’opère de l’œil à l’oreille – œil, « œiloreille », puis oreille à la fin du livre, une transition qui est une transmutation des sens profonds donnant accès au réel. Ce mouvement constitue une dynamique archipoétique : celle de la pénétration du cœur prélinguistique du poème, en amont du langage, de la métaphore elle-même.

 

*

 

Le poème « Séparation sidérale » s’ouvre ainsi :

 

Nous : obstinément. Un seul corps ailé d’étoiles : nous.
Non : un hibou mort nous hulule. Son sexe saigne.
Tranchée au couteau la tresse de nos corps.

 

La fusion est au-delà des forces du corps. Mais l’obstination totale de l’amour engendre un paradoxe : « un seul corps », une « tresse » unique, mais une « Séparation » et un « sexe [qui] saigne », humilié par un hibou plus avisé, plus savant dans les choses de l’origine, même s’il est mort et qu’il se rappelle au plus profond de nous comme l’animalité se rappelle à nous de (trop) loin… Bien sûr, le sexe de l’autre saigne, puisque c’est celui de l’autre. Sexus signifie « séparation », comme l’inscrit le titre. La différence sexuelle peut être cruelle, et cruellement accentuée par la distance avec l’aimé.

Les scènes de torture – chairs déchirées et d’os broyés par l’étau de la souffrance – lapident les poèmes de Michèle Finck.

 

Ouvrir de nouvelles portes de douleur à l’intérieur de soi.

 

Les souffrances mettent le corps en demeure, le contraignent à l’hystérisation la plus violente. Les nombreuses images sont cruelles, saisissantes, sans pitié – pour un temps. Car la plongée dans la nuit va apporter cette forme de mélancolie qui est peut-être l’amorce du deuil ou le deuil lui-même. La cruauté finit par retenir un peu son bras, ses coups ; la mélancolie supplante la rage blessée (quelque chose comme la dépression ?).

Peut-être alors, en retour, la musique sera elle aussi vécue de manière plus authentique, après avoir été saccagée par la colère.

 

J’ai longtemps hiberné dans mon oreille.
Mais vint un soir où je n’ai plus cru
À la musique. Des transes me tordaient
D’orgasmes sonores morts.

 

*

 

Celan, Rilke, Goethe, Apollinaire, et Trakl et Novalis peut-être, d’autres encore, poètes ou musiciens, ils sont là quelque part, à l’orée du champ de douleur. Que peuvent-ils pour nous ?

Michèle Finck cite Celan en épigraphe : « Nous nous séparons enlacés ». Sexus, mais ensemble, comme nous le disions. Comme Zweig se donnant la mort avec son épouse, dans les bras l’un de l’autre, loin des siens.

Enlacés. Une tresse. Un poème :

 

Poème :

Fil de funambule tendu entre pierre tombale
Et perce-neige.

 

Le poème est défini dans le lien, la tension d’un lien entre la mort et la douceur, la sensibilité fragile de l’intime. Le risque de chute est élevé – on le sait, on a fait l’expérience de la chute dans le tambour. Le poème naissant sort de son « trou », de son « terrier », il n’est que le « reste chantable », dirait encore Celan, de la difficulté à exister.

Le poème relie mort et douceur, noir et blanc, encre et neige. Il n’est ni l’un ni l’autre, mais le lien les surplombant, n’échappant que dans le grand danger à la radicalité de chacun. Le pénultième poème dit :

 

Tremblement
Sur le piano noir
D’un flocon de neige.

 

Les voies du deuil sont impénétrables. Il s’avère qu’il a tout de même été mené, dans l’extrême solitude et la douleur. Un travail (de survie ?) a été accompli, synthétisant d’apparentes antinomies. Finalement elles se rejoignent, se côtoient dans le champ musical qui a su rester ouvert, bien que la douleur ne se soit pas dissipée. Le fil du funambule tremble toujours, mais les cris se sont étouffés.

 

*

 

Ce peu de buée de sons qui tremble
Sur la page déchirée me suffit.

 

Ainsi, musique et écriture se confondent. Il le faut bien, car pour vivre, il faut « continuer d’œuvrer », disait Goethe, poursuivre sa propre partition, dont les portées suivantes, non inscrites, nous restent cachées.

 

Comprendre que peu importe qui l’emporte du doute ou de l’espoir, si nous « continuons d’œuvrer ».

 

Nous remercions Michèle Finck pour le courage de son poème, celui de la tresse impossible.

Nous remercions notre cousine alsacienne, aux racines dans le Sungau au carrefour de la Suisse, de l’Allemagne et de la France, poète-musicienne funambule sur le fil de la portée et de la frontière, dont le parent est mort comme le nôtre en tombant d’un de ses arbres sur sa terre aimée.

Nous aussi scandons. Nous la remercions d’avoir trouvé le courage de continuer d’œuvrer.