Muriel Quesne, Des lignes et des tas
Tassement
On se voit
Debout
Avec des bâtons
Dans le vide Sinon quoi
Sur les nœuds des arbres
Et les moignons blanchis à faire craquer les branches mortes
Et tomber tête la première
On se voit sous l'ombre de l'oiseau Un de ceux qui tisse l'air libre
A étendre ses bras
A presque toucher l'île des containers
L'île calcaire des containers
Entre ciel et mer
Dans le soleil qui s'étire
On se voit encore
Avec la mère Entassé entre la vaisselle
Les tas de linge et les draps de lit
Au milieu des neiges du printemps
A jouer avec le coton
La gaze pour les petites blessures
A sentir le réconfort
A tenir dans ses mains
A laisser filer
On se voit avec les petites voitures
Les jeter dans la mer
Pour faire un bloc de petites voitures Quelque part
Un bloc ou un rocher
Avec les roues et les phares
Comme des coquillages incrustés
Et on se demande maintenant où est l'enfant La mère
Maintenant qu'on a perdu les bâtons
Maintenant qu'on a jeté les petites voitures
Que le poing sur la table est tombé
Et qu'il ne reste que les neiges du printemps
Pour se souvenir derrière le rideau
Pour se souvenir de ce qui a échappé
On voudrait voir ce qu'on ne peut pas
C'est là qu'on prend la pioche
Et qu'on déterre
Les hortensias les genêts la bruyère
Et qu'on déterre
Et qu'on défait le tas de bois
Le tas de pierres
Le tas de fissures
Le tas de caresses comme des taloches
Et on voudrait dire
Ce qu'on ne peut pas
Le hochement des morts
Le tambour des ossements
Le cri obscur de la chouette
Les os tassés
Frissons du vent et crin de cheval
On rassemble les bois de tilleul et de chêne
Les pierres anguleuses et blanches
Le fumier la cendre et les bris de verre colorés
Sur ses jambes
Sous le tricot
On se voit crier
Tout en croyant que tout est cri de récréation
Cris pour des cheveux tirés
Ou croche-pieds sous les platanes Un coing jaune sur le muret
Dans la laine des manches
Les mains s'enroulent
Et on tasse les bouts de doigts
Dans la laine trouée
Les bouts de doigt qui voudraient se tendre
Vers le ciel agrandi du champs
Vers le fil à linge de la mère Emmêlé de chèvrefeuille
Vers les veines d'eau raréfiées
Qui ondulent Suintent Sous la mousse assoiffée
On se voit laper le fond trouble
Extraire le lait chocolaté
La mère et l'usure ordinaire
Des draps à repriser Un fil pris dans son ongle cassé
Et on jette des mouchoirs de calcaire
Les miettes et les cailloux à la volée
La langue tirée
Des graines accrochées au tricot
On mâche l'herbe sèche
Les yeux de sécheresse prolongés jusqu'à la clôture des cils
On observe la mouette
Un point silencieux dans le vaste ciel
Alors on tasse La suie La sciure La boue Le bord et le débord Le sac et le ressac
Dans le coin des secrets
Et on se tasse
En tas d'osselets
En tas d'ossements
A la marge du soleil
Masse informe sous le tricot
Puis on dépose l'enfant dans la terre
L'enfant dans la terre humide et légère
Celle qui l'a faite naître
Celle qui l'a longuement piétiné
Et on se voit
Sous un champs de moutarde
Chatouillé par les racines des fleurs de moutarde
Enveloppé de laine comme des flocons de neige
Des feuilles collées aux pieds
Des boutons d'or dans le cou
Tu crains le beurre
Dis-le que tu crains le beurre
Peut-être qu'un animal veille
Et tasse la terre de l'enfant
De ses grosses pattes
Veille sur celui qui essaimait les caresses
Et qui croyait qu'un sourire amenait un autre sourire Celui distrait de la mère
C'est là qu'on trait encore et encore la langue afin de La retenir La délier Puis la cracher
C'est là qu'on voit tout ça dans la lumière
Qui joue avec le rideau
Et on se tasse un peu plus dans le fauteuil
Orages
A croire qu'on est là
Dans un western sur de hauts plateaux herbeux
Près de vaches couleur tourbe
A croire que les filles sortent du saloon
Celles qui s'esclaffent
Pleines de maquillage et de cellulite
Pleines de fun et de tatouages
Pleines de culottes qui dépassent des jupes en jean
Et de fric qui s'échangent entre les sacs à main
Des boucles d'oreille à pompon dodelinent vers le bas-côté
Envahi de presque valériane
Elles ne sentent rien
Pleines d'alcool et de paillettes
Dans les cheveux sur le visage
Le train passe caresse les feuilles et s'enfuit
A croire que des chevaux s'élancent à l'assaut des pouliches
Dans l'herbe haute
Ah ah ah ah ah
Piaillent les filles
Les yeux brillants de suie
Des mèches blondes
Dans leurs cheveux noirs
Devant la petite gare
On observe leur manège
Leurs lèvres gonflées à sucer les pailles
Leur coeur sans chlorophylle
La tempête se lève et le chahut des filles
Des éclairs dans les yeux
Elles vibrent avec le tonnerre
Avec le vrombissement du tonnerre qui cherche
Leurs seins ballottent sous leurs chemises
Les arbres se courbent
Elles piaillent plus fort
Puis tout autour ça frappe sec
Ça claque les fesses des filles
Et se fendent les chênes les noyers et les charmes
Tout autour la rivière souillée s'étale comme les robes sur les genoux des garçons
Un jour de mures sauvages dans les cafés noirs de monde
Il n'y a plus rien à boire que le thé fumant ou le whisky houblon
Il n'y a plus rien à voir que la femme qui passe et ramasse les verres
Des pièces cliquètent sur le comptoir
Les filles sont en bonne compagnie
La pluie gratte les vitres
Le vent souffle entre les interstices
Des éclairs s'insinuent dans les trous des serrures
On se recroqueville un peu
Nuit de plein jour
Suspens
Soudain le monde s'ouvre
Une fille s'assoit dans sa robe de pompadour délavée
On dirait un Pavlova à la crème défraichi
Son ombrelle malmenée par le vent s'est arrachée des baleines
Elle enlève délicatement des escargots sur ses socquettes
Refuse l'écureuil à manger préfère à défaut les navets fumants du haggis
Soupirs
Dans sa poche elle prend une poire de la Saint-Jean
Creuse de son index la moisissure
et croque sec ce qui reste de la poire dure
L'orage est passé
On sort emmitouflée de laine de Tartans
On esquive les fougères humides
On enjambe les troncs brisés
S'égratigne les chevilles
Cueille une noix verte sur l'arbre terrassé
Un cri d'oiseau comme un singe
Les pieds empêtrés dans les branches
On marche indifférente aux gouttes qui tombent sur les pieds nus
Jusqu à la boue du fleuve déchainé
Un cri de feuille ou de fille
On veut en avoir le coeur net
On saute de la digue
Les poissons se coincent entre les orteils
Les cheveux se mêlent aux herbes filantes
On s'immerge dans le vivant boueux
Les seins pointent vers le ciel au milieu des remous et des cataplasmes de galets
On file sous le pont de pierres et on s'écoule entre les bulles
Dans le courant on s'étend
Les filles boivent un dernier verre au cannis man's
Suspendue au plafond une mannequin des années
20 leur jette un regard canaille
Non loin d'un clap de film
Non loin d'un landau dégarni
Non loin des assiettes peintes et des clés des chambres closes
Mais où est le bébé
L'horloge ancienne a sorti ses rouages
Les filles s'esclaffent
Pas dans le tiroir à maman
Elles ont des pilules toutes prêtes
Et des étoiles d'encre sur les chevilles
On s'égoutte sur le rivage
Matin
Le visage
Rayure
Sur les joues des draps
Les cheveux ras
Rayure des rêves
On sommeille dans un rayon de lumière
Rayure du réveil
On se rendort puis se réveille
Se lève
Enfile ses habits ajuste ses bretelles
Rayures rayées
Boit son café y trempe
Des oiseaux railleurs
Une main sur son chapeau barré de feutrine
On part
Son ombre collée aux barres d'immeuble
De la brume froide dans les bronches
On va vers
Des forêts barrées rayées brulées
Et on desquame et panse et soigne les bois noirs jusqu'à la découpe des rochers
Jusqu'à la barrière infranchissable
Plus tard on reviendra des barres de bois sur ses épaules
Y construire
Des nichoirs bariolés ou des barricades
De travers
L'hiver se fane
Effroi et petits mouchoirs
Le silence s’aiguise de légères pertes
On se sent à fleur d’eau
On avale
Les lys mêlées entre nos doigts brossés d’eau calvaire
Dans la bassine d'eau croupie le corps se fripe
Le silence se dilue
Des anguilles frétillent sous les doigts engourdis
Des mimosas éclosent
Tout autour la glace se fendille
On se fend d’un sourire
Frappe-moi si tu peux
Tu frappes
Le pot à lait dégouline de blanc sur le gris profond du puits
On avale
La peau du lait avec des plis
Nos paupières s’entrouvrent
Les flocons glissent sur les carreaux
La robe de mariée dépasse de l’armoire ouverte
Un tir
On a le corps parsemé de salves odorantes
On avale
La pluie détricote le bonnet blanc des toits
La blouse s’effiloche en jours maussades
On avale une puis deux
Tartines qui empestent le moisi
Les boutures du spleen surgissent sous les cicatrices roses
Immobilité de nos mains moroses
Les pieds nus givrés
On se propulse vers des jours vides
Un cil sur une joue grise
Un arbre dévêtu
Des ailes vibrent sous la chemise dans l’entrelacs des draps peignés
On est à la poursuite d'un lièvre gangrené
On incise le monde
On le colore de bacilles
Un enfant pleure
Nuages bas
On ouvre
La bouche
On déglutit
La mer
Blanche ferraille ou grise mistral
Elle crache des mouettes dans le ciel radiographique
Humérus Fémurs Tibias
La robe de moire nous lacère
Nous confine dans un calme isoloir
On avale
Le poison de l’amande amère et deux poussières
Les voiliers n'envahissent plus la surface libre
L’eau s’étiole sur la toiture
Des flocs dans la bassine dessinent un système cosmique temporaire
On avale
La grise mine du ciel blanc qui s’éclaircit de rutilantes dorures éblouissant le monde
Empli de cages de cris
On avale
Le papier mâché à la machette
On est nue
Rien à perdre
Tout à irradier
L’arbre se grandit de jeunes pousses
On rétrécit dans une solitude inerte
Assise sur le banc de bois lâché du bastringue
Dans le vent affolé
On attend la transformation des nuages en encre pâteuse
Les champs dorés en blondeurs hirsutes pour longer les voies ferrées les terres brûlées de béton
Et peuplées de grues mécaniques
On avale
Ton parfum rance
La résine des pins maritimes
La terre molle comme un biscuit trempé dans du lait chaud
L'écrevisse américaine invasive
Les herbes folles des vallons
Les terrains vagues
Le chien qui aboie
On ravale
Son cri dans le champs des possibles