Morceaux choisis de La Boucherie littéraire
« Il écrit pour habiter le silence des êtres qu’il aime et faire tomber la parole en poussière . »
Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
Une magnifique découverte que ces deux recueils de la Boucherie littéraire. Le langage y tourne à rebours du ronron des horloges, et va puiser dans l’universalité de nos âmes cette puissance poétique qui évoque en chacun de nous ce que nous portons au plus profond de nos êtres de chair : l’immanence de nos existences, la transcendance de nos parcours.
Deux auteurs, Dominique Sampiero et Nicolas Gonzales, qui ont ceci de commun de porter la poésie au-delà de toute espérance. Où vont les robes la nuit et La Rotation du cuivre se déclinent selon la ligne éditoriale de cette magnifique enseigne : une couverture qui signe l’identité de la collection, blanc cassé, où se dessinent un appareil tutélaire et un générique en rouge et noir. Les éditions la Boucherie littéraire, collection Sur le billot… Une quatrième de couverture sobre dont l’espace est entièrement dédié au texte, en proposant un extrait de poème. Les dernières pages du recueil sont réservées aux mots de l’éditeur et proposent une courte biographie du poète.
Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
Les robes, mais pas n’importe lesquelles, émaillent le recueil de Dominique Sampiero. Une robe, noire… ne reste plus que cette petite robe noire, métonymie de la femme aimée et disparue. Vide, désertée, lieu de rapatriement du réel et repère ultime du poète, face à la solitude. Le travail du deuil est suggéré par le poème liminaire, ce lent chemin, inconnu et escarpé. Si la temporalité ne reste qu’évoquée, nous en saisissons l’étendue. Une date en début de recueil, 14 février, 3h16 du matin, une date à la fin, 14 février, 5h19 du matin. Pas d’année, le temps du deuil ne se mesure pas, il est l’espace désertique d’un voyage solitaire vers l’inconnu. Puis le complément circonstanciel sur lequel ouvre le recueil, qui évoque la réitération des années, et suggère que le second 14 février ne s’inscrit pas sur le calendrier de la même année que le premier. Et puis, le 14 février, c’est la Saint Valentin…
Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit,
éditions La Boucherie littéraire, ciololection
Sur le billot, 12 €
Tous les ans au printemps, j’ai peur de mourir. Et je ne meurs pas. je me noie dans une fatigue sans fond.
J’ai beau dormir, me retourner en long en large dans mon lit, le goût de vivre me résiste. Une mémoire obscure se glisse dans ma chambre d’ombre.
De la lumière tombe goutte à goutte sur la peau des vitres, friables comme le sourire de l’air. Il pleut du ciel quand le ciel se sent seul. La pluie fait de moi un esclave de la fenêtre.
Métaphore du décloisonnement temporel opéré par la disparition de l’être aimé, et de ce travail de la mémoire qui mêle souvenirs et états d’âme, le poème offre des mouvements permanents sur la ligne du temps, là où le poète évoque, au gré de ses errances mnésiques et sensorielles, des images, des odeurs, des mots et le silence, partagés avec la femme disparue. Ni forme classique ni modernité affirmée, en prose ou versifiés, ces poème ciselés dans le haut des vertiges du langage servent une mise en œuvre qui esquisse un univers situé entre le réel et l’absence, et une présence onirique, cosmique, de la femme disparue.
J’ai attendu sans bouger comme j’ai appris au plus profond de ton sommeil racine, guettant, sur le miel de tes paupières, le fruit rouge de ta grâce ou le mourir laiteux de tes seins, le moindre remou de ton sang sur ta peau. Quelque chose de toi échappé du pays profond où tu dors.
J’ai caressé avec mes yeux toutes les courbes, tous les creux et les plis les plus précieux de ton éternité.
J’ai rêvé de ta robe
jours de lunes
noyant tous mes contours
dans le souvenir de ses froissements
et de ses odeurs
Et c’est grâce à l’écriture que le poète porte ses mots vers cette femme, l’amour perdu, disparu, englouti :
En m’unissant à toi par cette lettre signée au murmure des horloges, dans le vacarme assourdissant du vide blotti comme un enfant dans le ventre des ténèbres, je m’invente plus vrai, plus pur, comme je ne l’ai jamais rêvé. même si les caresses dans le monde d’ici n’existent plus, je les écris pour que leur écho te réchauffe.
D’âme à âme, Dominique Sampiero effleure les contours d’azur de la femme perdue. Le poème n’offre aucune résistance à l’espace intersidéral qui sépare les dimensions respectives des deux amants. L’épigraphe d’œuvre souligne la puissance de l'écriture, qui déploie cette parole unique et éternelle, éphémère et toujours recommencée :
Ecrire, c’est entrer dans l’affirmation de la solitude où menace la fascination. C’est se livrer au risque de l’absence de temps, où règne le recommencement éternel.
L’Espace littéraire, Maurice Blanchot
Dans l’éternel recommencement de cette sidération, la mort, l’engloutissement de la trace, du pas, de la vie, le poète transcende les dimensions et s’adresse à celle qui n’est plus, à la petite robe noire, vide, mais dans l’immanence de retrouvailles au pays du silence habité par les mots. Et après eux le blanc des pages, là où la cendre des paroles tombées d’un infini libératoire dessine le visage espéré, encore.
Où vont les robes la nuit
quand les femmes
les déposent en offrandes
à leur chaise ?Où va l’âme des femmes
endormie dans le cri de l’herbe
Nicolas Gonzales, La Rotation du cuivre
Un énergie stellaire, un élan, une pulsion, telle est cette poésie. Le rythme porte une parole verte et servie par des champs lexicaux qui convoquent un univers urbain.. Un vocabulaire, usuel, non apprêté, parfois familier, esquisse sans fard une réalité crue et brossée comme décor des errances et du désenchantement du poète. Le lecteur est plongé dans une réalité restituée par le prisme d’un énonciateur sans illusion ni avenir, tout comme l’étaient les poètes de la Beat Génération.
Nicolas Gonzales, La Rotation du cuivre,
éditions La Boucherie littéraire, collection
Sur le billot, 12 €
A l’instar des écrivains de la Beat Génération, aux prises avec une actualité politique et historique si étouffante qu’elle clôt toute projection, le poète nous invite à la suivre dans ses errances et ses interrogations, ses constats aussi : Il n’y a plus rien, il ne reste plus rien, même pas la mort. La dérision est celle d’un regard posé sur soi-même et le monde qui entoure le poète. Et si la quatrième de couverture propose un texte qui semble dire l’enthousiasme et le désir de vivre, les nombreuses phrases négatives laissent soupçonner un dérapage, une parole dont le degré antiphrastique sourd sous le flot des vers qui avancent au rythme effréné de la modernité : la quatrième de couverture donne le ton :
trois heures
et quelques notes de sommeilles premières salves de café inondent ma langue de porcelaine
je me tiens nu sur la rive
d’un angle droit
les mains tressées dans le dosje dévore à pleines dents mon contrat d’aliéné
mes engagements d’amniotiqueun bouquet d’hirondelles fleurit dans mes pensées
je n’ai rien pour la barque
désolé pas de fil
ni d’obole dans la bouchemais une pâle cloison de rides
éperdument irriguées
La dédicace confirme cette impression :
à toutes ces nuits
dans le vide.
Nicolas Gonzales offre magnifiquement, tragiquement aussi, l'espace du poème au vide, à la puissance de l’appel du vide, du désoeuvrement et de la liberté que rien n’arrête que les limites d’une confrontation avec la mort.
je me suis toujours vu
en plein état de mourirdépositaire d’un vide à colorier
d’un passage à cultiver sour les riguers de
l’impossibleje me suis toujours vu glisser par la fenêtre
accueillir le fond de ma chute sur un oreiller de
goudrongoudron
je me suis toujours vu
rejeter l’eau dont j’avais besionje me suis toujours vu
en plein état de mouriret je le suis
de fait et par naturej’entends le grondement de me veines
et l’excellence de respirerje dépose mon dernier cri
dans une ancienne boîte aux lettresmais trop tard
il est toujours en retard le mouvement d’acuité
Solitude, et regard sans concession sur un univers glacial et gris, celui de la ville. Nicolas Gonzales porte la voix d’une génération. Il cueille aux champs lexicaux d’une modernité démunie d’humanité la verve crue de l’impuissance à exister. Plus rien,il n’y a rien, il ne reste rien, ni ailleurs, ni dieu, ni avenir : rien
j’ai relu chaque dossier
feuilleté les murs de ma chambrej’ai renversé tous les meubles
L’amour aussi est impossible. Ontologiquement perdu, la solitude, il n’y a plus que ça, les rues, le goudron et la solitude, en attendant l’avenir, qui n’existe pas.
ne me laissez pas
non
crever là comme un invenduje saute une ligne en pleurant
et tombe avec la pluieoù suis-je à présent
qu'ai-je donc à parler seul dans les yeux d'un
interphonej'épelle ton ombre à la foule expirant sous le train
mais que m'arrive-t-il
je n'en sais rienj'écris ma nuit sur les arbres
je plaide ma cause de cadavre
et puis rienje trempe mes lèvres dans le caniveau
pour devenir éternel
et puis rien
toujours rienle jour fond
regarde
comme du beurre sur ta robeje me torche la bouche
sur le paillasson
avant de laisser la paroleet puis rien
toujours rien
je n'arrive plus à me taireje voudrais le faire
mais je ne parle pas la bonne langue
Nicolas Gonzales renouvelle le discours lyrique d’une conscience en proie à des questionnement existentiels. En cela, il est proche des poètes de la Beat Generation, par l’emploi métaphorique d’un univers urbain représentatif des états d’âme du poète, et décor d'une errance propice à l'introspection, Mais Nicolas Gonzales va plus loin : Plus rien ! Pas plus de dieu que de refuge dans une fraternité disparue, pas de fugue réparatrice dans une nature absente de représentations, et surtout la conscience que cette vacuité est totalement stérile… Si ce n’est que sourd un discours réflexif, celui qui laisse entrevoir les considérations du poète quant à la pertinence d'un acte d'écriture totalement désacralisé. Cet acte de nommer pour que disparaissent toutes les aspérités du réel, non plus perçu comme un espace salvateur, mais dévoilé comme lieu de perdition ultime, menant vers une immanence impossible.