Olivia Elias, Ton nom de Palestine

Lutte et luth

Se trompe qui croyait le sujet épuisé. Se trompe qui croyait éculée l’évocation des amandiers, des cyprès, des chemins de l’exil et de l’obstination d’un peuple qui – refusant d’oublier maison/village/pays et d’accepter son effacement – affirme, bien au contraire son appartenance pleine et entière au monde.

Se trompe qui croyait qu’un-e poète palestinien-ne, née à Haïfa ou ailleurs au pays de la beauté, pourrait détourner ses mots de son berceau sans se renier. Se trompe qui croyait relégués aux poubelles de l’histoire, les beaux jours de la poésie qui s’engage pour une cause mais  fuit les mots d’ordre, selon la formule de Françoise Ascal à propos d’Abdellatif Laâbi. Se trompe qui croyait que la poésie de la lutte ne rimait plus avec le luth de la poésie !

Parmi les poètes palestiniens contemporains, Olivia Elias, occupe une place privilégiée, une place à part, puisqu’elle est l’une des rares sinon l’unique, dont la langue d’expression est le français (je me réfère ici à l’ouvrage paru aux éditions Le Taillis Pré, en 2008). Elle se distingue aussi dans le paysage littéraire de son pays en dotant de tonalités féminines et attachantes - tel un frisson d’émotion enveloppant toute chose - la poésie qui se veut « témoin » de son temps.

Olivia Elias, Ton nom de Palestine, , éditions al Manar, Paris, janvier 2017, 63 pages, 15 €.

Olivia Elias, Ton nom de Palestine, éditions al Manar, Paris, janvier 2017, 63 pages, 15 €.

Je laisse la couleur sang aux colonisateurs
et à leurs toréadors…
Devant le grand carré dédié aux enfants
de Palestine Gaza Jérusalem
Hébron Deir Yassine  Jénine…

JUSTE

des cerfs-volants
et des ballons blancs

Je prie le sable de leur faire à tous
une couverture tiède et tendre
Je demande à la lune bleutée
aux myriades d’étoiles de les veiller…
au vent d’égrener leurs noms
sur tous les continents…

 A quoi bon les poètes en temps de détresse ?, interrogeait Hölderlin. Cette question chargée de scepticisme et de lassitude est à mille lieues des préoccupations d’Olivia Elias. Pour elle, comme pour Césaire, comme pour Gelman, comme pour Tamiku, poètes et écrivain destinataires de certains de ses textes, c’est aux plus profondes racines de l’époque de noirceur et de lourdes menaces dans laquelle nous vivons que la poésie puise sa nécessité. Faite d’amour et de liberté, c’est-à-dire d’espoir.

D’ailleurs, le recueil se clôt sur ces derniers vers : dans leurs yeux fatigués / des matins espèrent. Et, juste avant cet excipit, ce magnifique poème, intitulé Voyageur sans bagage :

Il n’y a plus que la route
et ce pays qui ne veut pas de moi
voyageur sans bagage

Aux jeux de la fortune
j’ai pourtant gagné
le temps infini de l’attente
du commencement
d’un commencement de lendemain

L’attente la demeure
où je me réinvente
mutant-cabossé
aux friches de vos vies

Présentation de l’auteur

Olivia Elias

Poète de la dia­spo­ra pales­ti­nienne, née à Haïfa, Olivia Elias a vécu au Liban où sa famille s’était réfu­giée après avoir été contrainte à l’exil. Elle a ensei­gné les sciences éco­no­miques au niveau uni­ver­si­taire au Canada, puis s’est éta­blie au début des années 1980 en France. Olivia Elias écrit depuis tou­jours mais a longtemps attendu avant de publier. Après Je suis de cette bande de sable (mai 2013, épui­sé), sont parus L’espoir pour seule pro­tec­tion, pré­face de Philippe Tancelin (édi­tions alfa­barre, février 2015) et Ton nom de Palestine (éditions Al Manar, janvier 2017). Elle a participé à des soirées de lecture dédiées et collectives dans divers cadres/​lieux : Maisons de la poé­sie en France et en Italie, Printemps des poètes, média­thèques, festivals. Plusieurs de ses poèmes ont été tra­duits en ita­lien et Ton nom de Palestine est en cours de traduction en anglais ; d’autres sont parus dans le sup­plé­ment lit­té­raire de L’Orient le jour, les revues Phoenix et Concerto pour marées et silence et sur les sites Recours au poème et Terre à Ciel. Olivia Elias fina­lise actuel­le­ment son pro­chain recueil de poé­sie.

Olivia Elias




Olivia Elias, Cœurs-Tambours et autres poèmes

 

CŒURS-TAMBOURS

Le récit ne sera pas perdu
n’en déplaise aux trafiquants
d’histoire et de temps
Nos cœurs-tambours l’ont confié
aux vents
qui le dispersent avec les graminées
Les abeilles en font leur miel
au milieu des champs de blé
Dans les fournils le pain lève
et la parole avec
Nos cœurs-tambours l’ont confié
aux vents

 

* * *

DANS L’ESPACE DU POÈME

Dans l’espace du poème
le chaos du monde s’ordonne
Une voie se fraie
Une voix se fait entendre
Elle libère l’eau qu’ils ont voulu enchaîner
Elle nomme les villes et les villages
dont ils ont voulu effacer le nom
El Quds Jaffa Nasra Safed
Dans l’espace du poème
les routes de l’exil se croisent
au creux des lits d’harmonie
Dans l’espace du poème
les fils et les filles de Troie
naturellement poètes
naviguent de mot en mot
à la recherche d’une source
dans laquelle délasser
leurs corps et leurs âmes fatigués
Ils ne pourront jeter l’ancre sur l’île
qu’en traversant le temps

 

* * *

 

POUR LES ENFANTS DE PALESTINE

Ils sortent des vases et des bas-reliefs antiques
prennent leur élan et s’élancent
Une douleur lancinante les tient éveillés
au creux de la nuit et lorsqu’il s’assoupissent
ils rêvent d’une vie en pleine lumière
Mais chaque aube apporte
la trahison des promesses
Peut-on conquérir l’Eden par le glaive et le feu ?
Dans la main des enfants
les pierres de la colère disent le refus
Et s’il ne restait aucune pierre
les enfants de Palestine souffleraient
dans leurs mains jusqu’à ce que les vents
du désert se lèvent et emportent l’édifice
construit sur le mépris sanglant

* * *

 

MOI DU PAYS DE LA BEAUTE

(extrait)

Longue patience
A travers les siècles
on contera l’histoire de notre résistance
comment nous nous sommes enchaînés au mât
pour ne pas céder au chant des sirènes
et finir notre vie en nous balançant
tranquille sur le balcon
comment nous avons crevé le silence
jeté sur leurs méfaits
comment nous avons glissé
jusqu’au fonds des fosses océanes
où d’étranges créatures
nous apprirent l’art de la survie
poisson-vipère au corps recouvert
de photophores clignotants
télescope-octopus doté d’une vision
extraordinaire
Leurs enseignements nous aident
à repousser les assauts des Conquérants
voir tête baissée yeux bandés
produire notre propre lumière
devenir maître en prestidigitation
nous servir de nos oreilles comme de nageoires
et nous adapter jusqu’à nous nourrir de pierres
plutôt que de céder
Guidés par le souvenir de lointaines fontaines
et d’aubes tendres
nous cheminons sur les traces des gazelles
et rembobinons le temps pour arriver au lieu de l’origine
Les lumières de l’absence illuminent le chemin
Nous le voudrions nous ne pourrions faire autrement
le destin des vagues n’est-il pas de courir l’une après l’autre vers le rivage ?

 

* * *

SEULEMENT UN HOMME, UNE FEMME QUI MARCHE

pour Tamiki, Isaku, Okini, Eylan et tous les autres ((Inspiré par Il paese dei desideri, Il ricordo di Hiroshima, racconti, Hara Tamiki, préface de Ôe Kenzaburo, prix Nobel de littérature, atmosphère libri, Rome, 2015.

Eylan Kurdi - bambin originaire de Kobani-Syrie - échoué sur le rivage turc à l’été 2015.))

(Traduction des phrases en italien projetée sur écran)
« Sono già arrivati gli aerei. Si vedono. Dalle nuvole proviene il rumore indistinto di un’esplosione. Cerco me stesso. Io c’ero. Ero li in questa casa…
Grido. Davanti a miei occhi, una lucce brilla nel cielo di Hiroshima.
Lente comme si fossa un sogno, la luce si propaga piano, piano…
Adesso, pero, sono le case a crollare piano, piano, una dopo l’altra, alla velocita dei sogni… »

 

 

La catastrophe était survenue
Elle était survenue

Hara Tamiku était là
lorsque « le monde a explosé en mille morceaux
en mille morceaux »

L’éclair n’a duré que le temps d’un battement de cils
un simple battement de cils
Image éternellement prisonnière
d’un instant de lumière

Hara Tamiki s’est levé et a commencé à marcher parmi les décombres
« Camminavo fra le macerie e me dicevo che non fosse io. Ma la parte di me che camminavo fra le macerie proveva di convincermi che fosse io, fosse io ».

« La seule chose qu’il savait encore est qu’il avait vécu au milieu des lamentations de ceux qui imploraient le salut »
Et qu’il voulait vivre « Vivre non pour soi-même, seulement pour les lamentations des morts »

La seule chose qui le faisait tenir debout était ses jambes. Les merveilleuses jambes qui soutiennent les hommes
quand tout s’écroule autour d’eux… Et les lamentations des hommes…

La femme Isaku était là aussi au milieu des gens qui marchaient tous les jours parmi les décombres
Elle s’interroge : « ils auront sans doute semé des empreintes humaines et des prières le long du chemin ? »

Ainsi que la femme Okuni qui perdit le temps d’un éclair de lumière son mari
et sa maison. Sa-maison-seul-lieu-de-retour-possible

« A partir de ce moment, j’ai dû courir à perdre haleine pendant je ne sais combien d’années. Sinon je n’aurais pas pu vivre »

Okuni avait un fils
Elle a oublié qu’elle avait un fils

Okuni marche pieds nus
la rumeur des pas grondant dans les oreilles
la rumeur des pas seule capable
de couvrir les explosions intérieures

Le monde a explosé en mille morceaux
en mille morceaux

Okuni marche sans s’arrêter
pour ne pas céder à l’envie fatale de se coucher
et de s’abandonner au sommeil profond
des entrailles de la terre

Elle n’est plus qu’une femme qui marche
« Non sono piu io, cammino, cammino, solo una che cammina »

Okuni a oublié qu’elle avait un fils
– qui a survécu –
puis elle s’en est souvenue

Sur les routes-et-les fleuves-artères-du-monde
flottent les drapeaux de prière
petits cailloux balisant le chemin
de ceux qui ne sont plus
que des hommes et des femmes
qui marchent

Hommes et femmes
Vivants et morts
Vivants portant leurs morts
qui marchent au-dedans d’eux
Morts réconfortant les vivants

Avec le bourdon
des pas
dans les oreilles

Un pas
Un autre
Un autre pas
Encore
Encore

 

Présentation de l’auteur

Olivia Elias

Poète de la dia­spo­ra pales­ti­nienne, née à Haïfa, Olivia Elias a vécu au Liban où sa famille s’était réfu­giée après avoir été contrainte à l’exil. Elle a ensei­gné les sciences éco­no­miques au niveau uni­ver­si­taire au Canada, puis s’est éta­blie au début des années 1980 en France. Olivia Elias écrit depuis tou­jours mais a longtemps attendu avant de publier. Après Je suis de cette bande de sable (mai 2013, épui­sé), sont parus L’espoir pour seule pro­tec­tion, pré­face de Philippe Tancelin (édi­tions alfa­barre, février 2015) et Ton nom de Palestine (éditions Al Manar, janvier 2017). Elle a participé à des soirées de lecture dédiées et collectives dans divers cadres/​lieux : Maisons de la poé­sie en France et en Italie, Printemps des poètes, média­thèques, festivals. Plusieurs de ses poèmes ont été tra­duits en ita­lien et Ton nom de Palestine est en cours de traduction en anglais ; d’autres sont parus dans le sup­plé­ment lit­té­raire de L’Orient le jour, les revues Phoenix et Concerto pour marées et silence et sur les sites Recours au poème et Terre à Ciel. Olivia Elias fina­lise actuel­le­ment son pro­chain recueil de poé­sie.

Olivia Elias