Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc.

Quand on suit le parcours d’un poète depuis ainsi dire toujours, depuis ses débuts, mettons, on peut s’émouvoir de sa permanence, ou se réjouir de ses évolutions, ou bien encore être percuté par ses révolutions.

Pour certains, et tel est le cas de Morgan Riet, c’est l’ensemble de ces trois possibilités, de ces trois voies qui nous sont offertes. L’auteur suit sa voix, écoute la progression de son timbre, et parfois crie presque.

Crier, non, élever le ton, comme pour mieux répondre à l’exigence du poème, qui n’est pas d’atteindre la vérité de l’existence, mais de ne pas se laisser endormir par la prétention des mots.

Sourde oreille

Depuis leur silence infini,

les étoiles qui brillent

souvent me font

des réflexions.

Par exemple, jamais

elles ne manquent

de me remettre à ma place

dans mon espace-temps,

quand, les yeux cloués aux cieux,

gonflé, ébloui d’orgueil, je

décolle du linoléum,

plus léger qu’un ballon d’hélium,

comme toutes les fois

où, brûlant des mots qu’on rumine,

on s’imagine

qu’une brassée de vers suffit

pour contenir tous les parfums du monde.

Sans aucun doute est-ce là la meilleure façon de vivre, nous suggère-t-il, ensuite, pourrions-nous croire, dans un mélange tout personnel d’implication et de distanciation, en restant l’acteur et le spectateur du monde, du vivant, et donc de l’amour – amour de son Autre, autant que de tous les Autres… et de soi. Parce que le réel est un conte, une fiction, une projection ? 

Théâtre

Les lumières s’éteignent,

et la rumeur aussi.

Le rideau se lève.

Applaudissements nourris.

Deux comédiens sur la scène.

Un homme, une femme.

Un couple qui va

avancer dans la pièce,

de tableau en tableau,

avec qu’il aurait

mieux valu taire,

avec son lot jumeau,

conjugué à tous les temps,

de travers, de mauvaises fois,

de malentendus divers.

Mais le tout

sur un fond de ciel couleur tendre

rehaussé d’humour.

Bref, une femme, un homme,

qui pourraient nous ressembler

et qui, ce soir, jouent avec nous

cette comédie de l’amour.

« Toi, moi, miroir, etc. », simple titre du recueil, ou leitmotiv, ou évidence ? Ce que l’on est, ce que l’Autre est, ce que nous sommes : une projection, une fiction, ou la réalité ? Le poète se garde bien de répondre. Et d’ailleurs, se pose-t-il la question, ou la pose-t-il à son binôme photographe, Cédric Cahu, qui l’accompagne, ou qu’il l’accompagne… à l’origine le photographe a écrit, puis le poète a imagé des mots… mais du poème à la photo, de l’œuf à la poule ?! Et nous la pose-t-il, cette question de savoir quelle est la réalité de soi, de l’image de soi comme de l’Autre, de nous, ou bien est-ce nous qui la lui posons ?!

Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc., Chrisophe Chomant éditeur 16,50 €. 16, rue Louis Poterat – 76100 Rouen.

Présentation de l’auteur




Solmaz Sharif, Douanes, Radu Portocala, Signe en déchéance

Le qui je suis de Solmaz Sharif

Solmaz Sharif illustre une poésie politique et pour cause. "J’ai longtemps aimé ce que l’on porte en soi."écrit-il mêmesi certains types de pertes sont les prix à payer. Mais il arrive que celles-ci se perdent ou se  transforment en sel.

La poète a franchi des frontières mais seule face à ses origines perdues, irrattrapables, elle interroge ses racines iraniennes, ses souvenirs imaginés au sein de son Occident en Californie, où elle vit.

Considérée parfois comme une barbare elle s'est habituée à de multitudes images des regards que certains s'en nourrissent : : l’œil noir des caméras de surveillance, le regard d’un amant ou d'un policier sur son corps nu.

Du Moyen Orient à l'Amérique dans ses poèmes elle fait la part entre les émotions, os de son identité. C'est à la fois périlleux et intelligent pour se connaître. Bref c'est là où peu à peu existent des possibilités de permission inconnues, inédites.

Solmaz Sharif rejoint en conséquence suffisamment le régime phénoménal qui dépassait ses propres conditionnements et en tenant compte des partitions qui régissent sa nouvelle identité.

Solmaz Sharif, Douanes, traduit de l'anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea et François Heusbourg,  Editions Unes, 2024, 104 p.,  19 €

∗∗∗

Radu  Portocala et ses postulations

Chez Radu Porocaa  le lieu de l'Imaginaire est un lieu ambigu et paradoxal. Il porte jusque dans l'extinction un monde du doute, de l'impossible. Le poète met en marche un épuisement mais dans une langue de pure création.

Demeure un balancement entre la fascination et sla répulsion. Ou si l'on préfère d'une attraction répulsive.  La pensée remplace la rêverie là où ce qui reste du monde se fixe au sens photographique du terme.

Ce "qui n'est jamais qu'un signe" (Beckett) échappe aux catégories admises dans la mesure où nous sommes confrontés à cet Imaginaire paradoxal.

Mais ici la poésie possède le pouvoir de dire au total plus qu'elle ne dit mot à mot. Elle se devancer elle-même.  L’objet du livre vient de partout et de nulle part, de l'espérance et son contraire (même si l'inverse est retourné). La réserve de gestation est donc complète là où Radu Portocala  embrasse les champs des possibles bien au-delà de ce qui est attendu.

Radu Portocala, Signe en déchéance, Editions Dédale, non paginé, 2024, 12 €

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Charlotte Delforges, Chapelles – Entre rêves et réel

    J'écris dans des chapelles de pierre et de chair où poser mon regard et écouter. Dans
ces lieux de calme et d'impassibilité la vie semble se réfugier et se laisser écrire, contourner,
entre rêves et réel.

    J'écris pour tenter de distinguer ce qu'une présence absente à elle-même ne peut
révéler : les songes éveillés de l'intériorité et cette perception approfondie de la réalité que l'on
appelle parfois le réel.

    Alors dans l’inouï de l'instant et au-delà de l'absurdité qui nous inonde jaillit une
source nouvelle prête à étancher la soif en moi du poème.

    Ces textes sont comme des herbes gorgées de cette eau souterraine entre visions
oniriques et épiphanies quotidiennes, des petites proses à la voix de poème.

    Les sujets en sont divers, plus ou moins imbibés de nuit ou de lumière. Glanés au fil
d'une écoute attentive, ils cherchent à évoquer la limpidité d'une certaine beauté méditative.

Chapelle intérieure

 

    Au flanc de la grotte incluse lézarde le lierre blanc du premier mutisme. Il porte des
grappes de sang divin qui mûrissent hors du temps et leur jus de lumière perle en résonant.
C'est ici que ce tient le silence. Ici, la semence est invisible, tout croît d'une balle d'ange à la
main radieuse.

    La prière baigne ce lieu de paix où l'oiseau jette un cri muet qui touche l'âme comme
s'il chantait.

    La pierre est tendre et claire de grain, sa chair est meuble à l'esprit sain. C'est à son
souffle que s'abreuve l'antre et sa matière s'émeut sous cette brise ardente.

    Au fond de cette grotte première, un mystère étincelle, c'est la source dont s'éclaire
cette nuit vibrante. Des roses de flamme sanglantes écartèlent leurs pétales pour empourprer
le brasier d'un baiser de vestale. Leur carnation s'enflamme à ce foyer silencieux, diaphane,
dont la chaleur est visible pour mon âme seule.

 

    Dans mon cœur, les mailles subtiles d'un filet d'or percalisé de visions plus que réelles
s'étend sous le soleil.

Aube

 

    Je me souviens, j'avais dans la bouche tout un fouillis de roses blanches qui s'ouvraient
en moi, et ma parole gelait avec l'aube.

    Sur le rougeoiement encore limpide s'apposait les doigts blêmes de mes visions.

    La lumière hésitait à se lever devant l'aumône consumée de mon silence.

    Ma chair livide prenait sa couleur à la gloire purpurine d'un jour aussi vierge que les
origines.

Résurgence

 

    Dans la gorge de la nuit, une émeute de rêves s’engouffre par l'artère écarlate du
songe. Profusion de vie qui bat contre la membrane obscurcie de l'âme. Nuée pâle bousculant
les astres comme une armée levée au cœur de la tempête. Ruée qui rompt mes veines, saignée
de fantômes et de fer.

    La reine des roses au ciel coagulé salue mon retour d'un claquement bleu de pétales.

    Dans l'éther enfin ouvert, jaillit de ma bouche le glaive de l'aube à la lame régurgitée.
Ma tête rejetée en arrière, je crache un sang d'étoiles dans une strangulation de lumière.

Après-midi d'été

 

    Les yeux mi-clos, je plonge dans le bourdonnement du cosmos, noir comme l'insecte,
blanc comme l'éblouissement. Deux nuances pour faire sourdre l'essence de la vision,
l'incandescence de la vibration. Sur ma rétine les ombres se fondent au zénith, mes yeux mi-
clos dénudent les antonymes. La lumière est crue, je sombre.

    Le brasier immole mes sens. Dans cette chaude accalmie l'incendie calcine ma chair et
blanchit mes os. Ma craie s'effrite contre les panoramas obstrués des mirages balnéaires. Des
particules de cendre surexposées s'envolent vers la mer. Dans l’éparpillement, mon corps
s'imprime en négatif. Je vis l’envers du décor. Je me focalise... je m'évapore, la crémation
s'opère.

    Je ferme les yeux et c'est l’éclipse. Le disque de mes paupières recouvre le
ravissement qui s'évanouit. Illuminée du dedans j'entends les chants de transe des barbares de
basalte couverts d'ivoire. Je touche l’albâtre des dunes sous la vasque des nuits d'ébène.
J'entrevois des plages aux pieds des volcans qui crissent de nacre sous le pas du vent.

    Noir, blanc, noir, blanc...

Ici

 

… Et je reviens toujours ici...

 

    Là, dans ce lieu apocryphe où les choses irradient, tangibles comme le battement de
mon pouls, non pas sous mes yeux mais dedans brillant de la fusion retrouvée, de l'instant qui
se dilate jusqu'à l'éternité.

    Et je tire le fil tortueux de ma pensée pour que sa courbe se hiératise et qu'à sa
rectitude réponde chaque ligne pure du monde.

    Alors, je peux lire dans le réel comme dans des hiéroglyphes familiers. Mon cœur
seul, attentif et neuf, est ma pierre de rosette. A mon oreille s'écoule l'encre fleurie du
mystère.

 

    Ici, dans ce lieu utopique, le vert de la feuille éclate avec la ferveur guerrière du métal.
Sa chlorophylle coagule comme le sang du temps contemplant sa joie de n'être.

    Là, le cri de l'hirondelle s'est perdu et bourdonne longtemps après dans la maille fine
du vent, à l'aube du réveil, au soir approchant.

    Ici, sous l’œil d'une rose trémière qui me regarde marcher, les traits rentrés dans ses
plis de vestale, le chemin passe sans s'étonner.

    Ici, la mort surgie a la magnificence à peine voilée d'un soleil de printemps dont le
glaive salue notre folie.

    Ici, l'amour malade nous déchire mais son parfum est plus puissant que le bruit, et son
ivresse désespère la nuit.

    Là, dans l'eau lumineuse aux squames d'étoiles, des pensées marécageuses mouillent la
coque d'une barque dans la nasse du temps.

    Ici, la lettre est le cœur du dieu errant qui nous cherche sur la page, le signe de tous les
présages et de tous les saisissements.

    Ici...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Rémi Froger, Ciel et terre

Marche

Ou bien marcher le long de l’eau, un peu ruisseau ou lac, d’un pas indifférent, indiquant d’un geste
la branche tombée, la feuille levée, le bambou d’un jour.

Ou bien il s’est assis sur un bloc de pierre taillé, il s’est assis, il a plongé les yeux dans un livre et
tout se passe dans ce pli d’un homme et d’une pierre, et rien n’y fera.

Ou bien un dessin donné par la main derrière la nuque, une lente lumière au long de la pente aux
oliviers, la main et cette courbe.

Ou bien celle qui serait la même régnant sur le milieu des végétaux, tout cet ailleurs tenant la terre

droite, la statue parfaitement reine, les passés et bien d’autres faits.

Ou bien un peu de jeu, franchir un désert, franchir la lumière brûlante, la barrière brûlante et
continuer jusqu’à la prochaine ligne où roule un ballon.

Ou bien sait-on ce que nous sommes, une course brève sur un sol battu et rebattu, les arbres, les
façades, parallèles, courir droit ou de travers en descendant vers la porte verte.

 

Le sens se glisse

Le sens se glisse le long des flancs, des torses, des hanches. Le sens se plie, se niche – c’est une
phrase qui ne vient pas d’autre chose, une esquisse – une phrase que nous ne comprenons pas
autrement que l’enfant qui fait des ronds sur le sable avec ses pieds, que la femme qui passe la main
dans son cou pour réunir ses cheveux, que l’éphémère rayon de lumière entre les buts – une phrase
que nous effacerons plus tard quand d’autres signes arriveront.

 

Un autre sens

Un sens ou bien l’autre ne serait qu’un brouillon. Les signes fument, les images apparaissent à la
renverse, des branches séchant à terre, des cheminées d’usine encore improbables, facettes de
paysages d’hier, d’hiver, tout en brouillards, en givres, en fossés – images retenues par quelque
barrage entraînant le mouvement des turbines, la production d’une énergie invisible, inaudible,
impalpable mais mortelle. Le sens n’en est pas plus éclairci s’il n’est que conséquence de toutes les
péripéties, passages d’un format vers un autre, conséquences fixant et encadrant le déroulé, le défilé,
le brouillon.

Sollicité, c’est à dire arrêté dans la marche, nous nous efforçons, mais d’automatismes et non
d’efforts, nous cachons le signe dans la circonstance quelconque. Ou bien dans sa
circonstance, sa venue et son allée. Le signe, ou le sens qui serait cette chute.

 

Boue

La boue, personne ne la connaît, elle n’a pas de lieu particulier. Nous nous efforçons de nous y
adapter.

De la boue sont sortis les noms et les lettres, et le nombre des morts, et les tâches accomplies.

De nos mains sont sorties les positions des étoiles dans les cieux, et celles qu’elles tiennent quand
elles tombent sur les champs.

Nous n’avons pas parlé. Nous avons simplement réagi aux terminaisons des doigts, aux vibrations
du manche en bois.

Nous comptons les choses, nous les disposons devant nous, et les rayons d’un trait fin.

Nous avons grandi avec les noms. Nous n’avons pas fini de les chercher.

Celui qui avait scié la pierre connaissait bien cette falaise. Son visage était humide. Les chèvres
broutaient les chardons.

 

Faire autre chose

Voir et faire autre chose. Une longue coulée verte entoure le canapé, atténuée sur la gauche par la
lumière tombant de la fenêtre. Faire autre chose où le vert est plus pâle, la coulée bien plus floue. Le
rectangle est ainsi fait qu’il est le canapé cerné d’une bande verte. Sur la droite est posée une
commode basse. Le tableau posé dessus est éclairé par la fenêtre, nous le voyons mal. Au-dessus du
rideau la lumière est la même mais teintée d’orange, elle va plus bas vers le pied du fauteuil posé près
de la commode.

Tunnels de lumière. Faire autre chose n’est pas aisé. Si l’on fendait légèrement les bordures, les
murs et les portes, planchers et plafonds, le travail serait facilité. Ou si l’on glissait vers un autre angle,
montait sur le fauteuil, ouvrait les portes et les fenêtres, pour voir autrement ou voir d’autres tunnels.

Mais traiter une autre chose, comment traiter une autre chose, cette autre chose, depuis quand est-
elle rouge ?

Présentation de l’auteur




Nastasia Rugani, Je ne sais plus qui est mort et autres poèmes

Je me rends aux funérailles
Fleurs au bord des phalanges imprimées de pistils
Je te regarde toute de bois vêtu, grise et striée
Le corps contenant, l’âme slave cerclée de fleurs
Broderie sur les yeux de la grand-mère
Broderie de part et d’autre de la rivière, entre elle et toi,
La Drava, les tombes et l’iris,
Macabre boudoir saupoudre la chair sous la pierre et les mots,
Reliefs d’un père au bord de la fosse
Petite fille blanche, yeux de satin,
Miroir tendu à mon cercueil
Je ne sais plus qui est mort.

Il n’y aura pas d’été

Je retiens le blanc de mars posé sur les branches amaigries,
Encore saisies d’hiver,
Déjà les visages ocres et le soleil alangui.
Il n’y aura pas d’été.
La cendre aura recouvert jusqu’à la mémoire des fraises avalées.
Les pantalons bruns - d’avoir essuyé la terre semblable à des rivières d’argile - ouvriront les tibias décharnés.
Il n’y aura pas d’été pour les enfants
qui oublieront les pères et leurs noms, et les murmures de leurs barbes
sur leur joues étanches – oubliés, les baisers.
Il n’y aura pas d’été.

Se souvenir de la morsure

Tu portais la dentelle haut sur le velours de ton crâne
Tu courais d’un costume à l’autre,
Tes mains encore collées de meringue et de praline.
Dans les siennes, immenses à broyer,
Tu te repliais,
Monnaie-du-pape asséchée.
Combien de bouquets se sont fanés sur ta tombe ?
Visage posé dans le blanc du sommeil,
Mensonges sous les ongles.
Larves de coléoptère remuant le macérât qui a vu tes pieds grandir,
Statue friable,
Maison de séismes,
Où est la petite fille ?
Le cadre penche en haut du mur,
Mouche morte sur la plinthe dégarnie,
De la peinture sur les pieds nus ;
Tu avais déménagé.
Tu avais changé la maison et le nom du pays,
Avais gardé le langage ennemi.
Tu avais bu une autre mer et craché un autre sable,
L’œil sur le fil toujours décousu.
Tu as raccommodé les jacquards et les flanelles
Ton nom pris dans le sien ; morsure éternelle.

Nena

Tu es morte, hier
Et avec toi, l’Algérie.
L’Algérie avec toi, main soucieuse sous le bras flasque de chair tendre.
Le monde entier se souvient de tes mains,
Digitales posées sur les autres.

 

Présentation de l’auteur




Wald, Cinq poèmes inédits extraits de trouble

restant là
prétendant muet
corps fumigène
pluie d’yeux refusés
nulle part
abandon
restant immobile
gris aux lèvres

à nu vers ce moment
vues trompeuses
coup de marteau dans
nous voudrions léger mais
que voit-on
que ressentons-nous
que faisons-nous
vraiment ce que

je veux faire quoi
sauter dans
couper la laisse
bousiller
cangaceiro
un morceau départ

dans l'envol
un dire
brisé le temps
corps figé torse plâtre
vieux sur l’écho
atours fendus

que vas-tu faire
devant ça
renier ton chemin
gîter
manquer de rythme

Présentation de l’auteur




Alberto Comparini, Fribourg

9.

encore tu cherches mes adhérences dans le monde
tu distingues l’ostéosynthèse des tissu cicatriciel fibreux
allongée sur le lit tu peux percevoir les frontières effleurées
acceptes ses effets touchant les autres coupures superficielles
sur l’omoplate droite tu saisis un autre point d’ancrage
je fuyais moi-même quand je parlais en allemand et anglais
le médecin voulait m’appeler syndrome douloureux régional
c’est une dystrophie sympathique réflexe chronique complexe
il m’avait diagnostiqué la recherche de ce champ de sens
nous sommes vêtus de chair et paroles tu te souviens scrutais
les formes sur le canapé ensemble nous avons tracé un angle
convexe il ne faut pas deux côtés pour en mesurer l’amplitude
en degrés la solution appartient à la prolongation de tes mains

 9.1.

C'est libre cet endroit si tu veux tu peux t’asseoir
l’espace s’est rétréci tu viens d’accélérer les temps
verbaux les pauses les pronoms au dîner-conférence tu
me demandes qui je suis ce que tu es devenu pourquoi
nous nous sommes rencontrés avec deux ans de retard

9.2.

je suis passé aussi par Bologne pour plusieurs mois j’avais partagé
une chambre double avec quelques colocataires du Sud d’Italie
presque tous sont restés au deuxième étage de l’Institut Rizzoli
tu le connais pourquoi je devrais te parler d’eux écrivez-vous
encore dans le groupe Alberto Comparini est le seul survivant

9.3.

il est tard comment le sais-tu la montre est arrêtée
sur le fuseau horaire d’une autre vie ça te dérange
si je mesure le rayon de tes hanches la cuisine
ferme à 21 heures nous devons nous dépêcher
Alberto est-ce que je peux caresser tes cicatrices

9.4.

sur le bord de la route les fumées montaient haut entre les filtres les câbles
les aiguilles et les engrenages en filigrane le plomb fondu de tes cheveux
réchauffait notre grille de parole comment ils auraient pu ignorer le reflet
des pupilles nous sommes seuls les secours ne seraient jamais arrivés

9.5.

ce dimanche matin c’était encore l’hiver sur le quai de la gare de Fribourg
il faisait un froid typiquement suisse-allemand derrière les portes automatiques
d’un train prêt à partir nos doigts essayaient de s’exprimer avec une grammaire
floue de gestes privés peut-être que seul le chien en laisse aura remarqué
les chaussettes dépareillées le frottement des vêtements froissés les corps
fatigués et consumés par l’incertitude des pas avant de monter à bord

9.6.

tu adhères au lit comme une silhouette de verre
la jambe trace un arc maladroit
autour des draps
pas de plis d’échappatoire
les voisins
ont tout entendu peu importe de savoir
où tu as caché les traces de ton séjour à Trente
le cou l’épaule le bras engourdis sous ton poids

9.7.

décembre la troisième vague le retour de la maladie les premiers contrôles sont
prévus en Janvier je ne pense pas m’en sortir pour la session d’été ça te dit si
on se voit en piazza Maggiore les masques ont bien fonctionné tu es positive
je suis négatif si tu veux on peut passer Noël à Bologne pour la quarantaine
j’ai encore un peu de pesto un livre de poésie une traduction de Paul Celan

9.8.

une soirée au K comme dans quelle local avec vue sur la Sarina en voiture
tu écoutais les fragments d’os s’accumuler dans les reflets des verres vide
les récits avaient pris une forme liquide sur tes vêtements ils n’appartiennent
plus au présent le dernier rapport et les verdicts terminaux maintenant nous
nous sentons suspendus sur la ligne à grande vitesse entre Bologne et Trente

9.9.

après un voyage en Espagne le 21 avril 1960
Frank O’Hara a écrit Having a Coke with You
en 2008 un utilisateur américain a téléchargé
une vidéo sur YouTube l’amour dure presque
deux minutes on peut le répéter en boucle
il suffit d’avoir une connexion internet

Présentation de l’auteur




Maria Galkina, Une histoire du blanc

« mais traduire est une séparation aussi.      Traduire

la séparation »1

*

 

    Et puis, il y avait des forêts blanches. Champs à perte de vue. S’il fallait écrire une histoire du
blanc, ce serait l’histoire russe. Une fumée, et les tâches de sang dans la neige. En blanc : le
caméléon.

La neige est la couleur éblouissante du deuil

Tu t’es endormi : j’éteins

(On devient imprononçable)

*

 

    S’il n’y avait pas eu du noir, je ne t’aurais jamais remarqué. Mais le noir est, comme le sont les
étendues d’eau noire cet hiver sans neige dans un endroit proche comme l’Orient et distant comme le
ventre d’un étranger. Les champs s’alternent avec les champs, et la route est couverte de vides roux.
La tête de Jean Baptiste est déjà coupée, et elle saigne en laissant ses bassins s’étendre de l’Est à
l’Ouest.

Le monde n’est plus.

 

Les plaies sont en paix, je ramasse leurs couleurs.

 

*

 

    Tes cheveux sont partout : tempête de questions. Enfuis vers l’Est, les voici – à la ligne de front. Il neige.

    (Claquement de briquet)

 

    Feu.

 

*

 

    Et chaque visage est pauvre quand il n’est pas à toi. Les lacs de nuit se taisent devant ton
silence. Dans chaque flaque règnent tes lèvres discrètes. La cruauté de la mer ignore ses frontières
où le nous vacille avant de tomber. A peine toucher ta manche en partant et –

    m’effondre.

 

*

    Tu dis : « la double absence est inscrite dans nos visages de l’Est ». Je souris. « Un bourreau
n’a pas de visage ». Je ferme les yeux. Déjà vu.

 

*

    Je rêve d’un hiver nucléaire, et je ne sais plus dans quelle langue je parle, dans quelle langue
j’attrape les che
nilles (elles me brûlent les doigts, les peignent en bleu). Je te raconte les lacs des
morts, la terre. Vers nulle part coule – ma tête d’eau. Un soldat lui chante. Chut.

 

    Le lac se lave : se lève. Soulèvement des mers.

    Vent.

 

 

 

 

 

 

Note 

1. André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, p. 98.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (54) : Jean-Marie Corbusier

« Le mouvement poétique est un acte, un acte exclusivement intérieur et secret », écrit Pierre Reverdy. Cet acte, Jean-Marie Corbusier le pratique à un degré remarquablement élevé.

Il témoigne d'une exigence de lucidité singulière. A ras du réel et au profond de la conscience. Il s'exprime par images sobres, silencieuses, comme si le poète voulait coïncider avec le plus réel de ce monde et de lui-même, en un face-à-face dont aucun divertissement ne semble pouvoir le détourner.

                  Le face-à-face

                  pour que tu existes

                  mur

                  comme un baiser

                  inapprochable

                  un rien

                  où cogner fort

 

                  un espace qui réponde

Jean-Marie Corbusier, A ras, Le Taillis Pré, 17 euros.

Car le réel extérieur et la conscience se trouvent dans un rapport souvent oppressant : « Ciel autant que sol / froids / noués à la terre / au piétinement. »  Le titre  A ras dit bien cette sorte de servitude, sinon de résignation. Le poème éprouve cela et s'efforce de surmonter cette condition, par les mots, par les silences :

                  Silence

                  au bord des choses

                  amassé

                                       pantelant

Le malaise peut parfois s'alléger, Jean-Marie Corbusier en regarde les répits, le sursis.  En s'interrogeant sur le pouvoir et la fonction de la poésie, peut-être parvient-il à une forme d'assise, d'apaisement.

                  Où le souffle noue

                  le mot déteint

 

                  langue sifflant

                  dans son silence

 

                  plus loin que moi

                  elle s'accomplit

                  seule

                  s'active 

 

                                    je reste présent

« Etreindre ou étouffer », tel serait le dilemme. Peu d'oeuvres contemporaines se concentrent à ce point aigu sur lui. La véritable importance de la poésie est « vitale », écrivait encore Pierre Reverdy. Jean-Marie Corbusier le sait et sait transmettre cette essentielle vérité. Chaque poème reprend cette infatigable lutte, dont la défaite grandit celui qui la mène avec une si pure intégrité.

                  Sans issue

                  ce sol

                  tient lieu d'issue

 

                  d'empreintes

                  où trébucher

 

                  le mode d'emploi perdu

                  aller suffit

 

                  rien n'est dit

                  n'est fait

                  vraiment

Présentation de l’auteur




Pierrick de Chermont, M. Quelle

D’où vient M. Quelle, et qui est-il ? Selon la tradition biblique, si bien interrogée par la poésie d’Edmond Jabès, la question est dans le Nom. Et si on le prononce, ce nom, comme le souhaite Pierrick de Chermont, « Quouelleu », alors la question « où » est au coeur.

On pourra si l’on veut écouter la racine hébraïque « El » (Dieu) à la fin. M. Quelle a aussi un prénom, c’est « point » et c’est tout. On ne lui en demandera pas davantage.

Lui-même confronté à sa propre énigme, cet habitant des limbes habite le monde en poète.

Pierrick de Chermont est l’inventeur, comme le rappelle Gwen Garnier-Duguy dans sa postface, de ce personnage poétique abandonné aux masques changeants d’un paysage urbain (« les solides parallélipédiques de la ville »), qui promène tranquillement, en cultivant les saxifrages, l’absurde de sa  condition parfois fade (au sens verlainien) – « un grand humanisme mauve » –  ou même tiède (mais qui donc a vomi M. Quelle hors de ce monde ?) En effet, M. Quelle interroge bien ce monde-ci, qui se découvre dans les instantanés d’une poésie infiniment subtile et drôle, traversée de fulgurances. Le questionnement ensommeillé de ce Monsieur Plume réinventé - plume de Phénix - devient transfiguration ou révélation.

M. Quelle est capable d’étonnantes transgressions, de « vertiges spirituels » comme celui qui consiste à « franchir l’infranchissable frontière de la page d’un livre », grâce à la voix d’un lecteur, puisque « être sans voix, nous condamne à l’illusion. » Sachons entendre l’appel au secours. Explorateur d’espaces inconnus, d’autres vies, M. Quelle explore « le mystère de ses propres pas », car le poète restera toujours étranger à lui-même, et saura se laisser cueillir par les chemins identiques qui sont toujours nouveaux. 

Pierrick de Chermont, M. Quelle, L’Atelier du grand tétras, avril 2024.

L’appel d’un pays inconnu et familier, un pays à habiter, le conduit vers d’étonnantes découvertes, comme la visite de trois catamarans au coin supérette, où l’on peut voir une réplique burlesque de l’appel d’Abraham à Mambré. Dans les limbes de cette nuit mystique, « les anges hésitaient à intervenir ». L’hésitation, - « est-ce que j’existe ?» - est au cœur de la philosophie de ce recueil, dont chaque page est une découverte, une surprise, un émerveillement ou un sourire, un débarquement inattendu.

Cette condition heureuse ou malheureuse de l’homme, notre contemporain M. Quelle ne saurait l’incarner jusqu’au bout. Veut-il devenir singe, ou moine, ou vapeur ? Il est trop fantôme pour prendre vraiment corps. Et puisque dans ce monde les vérités ne tiennent qu’un jour, qu’en une page on « commet le mensonge sans avoir besoin de savoir ce qu’est la vérité », l’appel à la sainte miséricorde que Pierrick de Chermont fait entendre à la fin de son recueil n’en a que plus d’urgence et de profondeur.