De Car le jour touche à son terme à Seule chair : Entretien avec Frédéric Dieu par Isabelle Lévesque

Après deux recueils publiés par les éditions Ad Solem, Matière à joie (2017) et Processions (2012), le poète Frédéric Dieu a fait paraître chez Corlevour deux livres: Seule chair en 2021 (Prix international de poésie francophone Yvan Goll 2022) et Car le jour touche enfin à son terme en 2024. A cette occasion, il a bien voulu nous accorder un entretien.

Isabelle Lévesque :  Car le jour touche à son terme : Le titre annonce-t-il une prophétie ? une vision ? Avec « Terres brûlées » au début du livre et « Il arrive » à la fin, il semble nous placer dans cette perspective.
L’utilisation du verset apparente le poème aux grands textes religieux ou mythiques. S’agit-il d’une sorte d’apocalypse personnelle, humaine, ou générale ?
Frédéric Dieu :  Le titre de ce livre est à vrai dire une citation des Evangiles, plus précisément de celui de Luc et de l’épisode dit des disciples ou pèlerins d’Emmaüs qui a inspiré tant de grands peintres, parmi lesquels Rembrandt et Le Caravage. Ces deux disciples, dont certains ont dit qu’ils étaient mari et femme, tournent le dos à Jérusalem et s’en éloignent vers le village d’Emmaüs ; ils sont tristes, las, découragés, remplis et saturés d’une espérance déçue, d’une mort qui a le dernier mot, qui est le terme de tout. C’est dans cette extrême désolation, à la fin d’une de ces journées qui semble avoir épuisé, vidé de l’intérieur, l’âme et le corps, qu’ils sont rejoints par une présence, une chaleur, une personne qui ne suppriment pas la souffrance mais viennent la visiter, la partager, l’habiter et lui donner un sens, c’est-à-dire une issue. Cette visite, cette visitation sont, pour les pèlerins d’Emmaüs, celles du Christ qui, déployant sous leur regard et dans leurs oreilles l’ensemble de l’histoire du Salut, leur explique que ce qu’ils ont cru être la fin est en réalité l’aube de la création nouvelle. Et c’est quand le Christ, près d’Emmaüs, à la fin du chemin qu’il a ainsi parcouru et partagé avec eux, fait mine de s’éloigner, que les deux pèlerins lui adressent cette supplique de pauvres et d’enfants qui est d’une beauté et d’une simplicité, d’une humilité magnifiques : Reste avec nous, car le soir tombe et le jour déjà touche à son terme (Lc 24, 29 ; traduction de la Bible de Jérusalem).
Voilà l’argument de mon livre qui, au-delà de cette référence et citation scripturaires, se place à l’un de ces moments de la vie où l’on est à la fois épuisé et las du chemin parcouru, parce qu’on n’en voit plus la raison d’être et le sens, et prématurément usé et fatigué du chemin qu’il faut continuer de suivre. Il se situe, ce livre, à la fin du jour, une fin qu’il déplore et désire à la fois, qu’il déplore parce que toute lumière, toute joie semblent s’en être allées, qu’il désire parce que la seule lumière qui subsiste est celle, cérébrale, artificielle, presque diabolique, qui éclaire crûment et cruellement toute chose, tout visage, toute relation : une lumière qui ne découvre au regard, au cœur et à la mémoire, que des paysages désolés, dévastés, irrémédiablement stériles, soit les « Terres brûlées » que l’on arpente au début du livre.
Et pourtant, dans tout cela, « Il arrive » : des choses arrivent encore, des évènements continuent de se passer et, plus incroyable encore, des visages continuent de se lever sur la détresse, comme des aubes, comme des promesses auxquelles, resté enfant, on continue de croire. Et pourtant, dans tout cela, la vie n’est pas vaincue.

Frédéric Dieu, Car le jour touche à son terme, Éditions de Corlevour, 2024 – 80 pages, 15 €.

Ce « Il » est donc à la fois impersonnel, figure de retrait et d’humilité derrière le prodige de la vie dans tout son déploiement, et personnel : il est, en ce second sens, quelqu’un, dont la visite est l’inattendu que l’on attendait et que l’on reçoit enfin parce que l’on est arrivé au bout, au terme d’un chemin, au terme d’un jour qu’il fallait gravir ou descendre, qu’il fallait éprouver et souffrir pour déposer les armes, renoncer à toutes ambition et possession, se défaire de l’encombrement et de la mutilation de soi-même pour qu’advienne, que naisse en soi le/la tout autre, qu’y circule comme chez elle la vie dans toute sa prodigalité, sa gratuité, sa fécondité.
Il y a donc bien, comme vous le soulignez très justement, un itinéraire, un chemin, une histoire menant des « Terres brûlées » à « Il arrive », à cette rencontre inouïe qui est, « littéralement et dans tous les sens », un présent. Et si le jour touche à son terme, c’est non seulement qu’il touche à sa fin mais aussi qu’il atteint en quelque sorte, et dans le même mouvement, sa propre substance verbale, son être (notamment de parole) véritable et paradoxal. Le paradoxe est en effet que le jour devient véritablement jour, véritablement lumière, véritablement lucide, dans le soir et dans la nuit : il fait plus jour, il fait mieux jour dans la nuit que dans le jour. C’est alors et c’est désormais avec les yeux de la nuit que l’on voit.
Je reviendrai sur le choix (qui en réalité s’impose à moi) du verset mais, pour dire un mot du terme d’apocalypse que vous mentionnez à juste titre, terme qui signifie « révélation », celle qui se déploie dans mon livre est en effet à la fois personnelle et générale : elle est comme toute expérience vécue une histoire personnelle qui s’inscrit dans l’histoire générale, dans l’histoire humaine et même dans l’histoire du Salut. Mais elle est générale seulement en ce qu’elle est une expérience personnelle authentique et offerte, présentée, universalisée. Je veux dire par là, et cela me semble essentiel, qu’il n’y a pas dans ce livre, et qu’à mon sens il ne doit pas y avoir en poésie comme dans tout art, l’affirmation d’un credo, d’un programme, d’une idéologie, d’une idée : il n’y a rien d’asséné car tout est éprouvé, rien de professé car tout est vécu, rien d’imposé mais tout d’exposé, l’écriture, la poésie étant tout à la fois le moyen, le lieu et l’aboutissement d’une révélation qui est reçue, donnée, intériorisée, cachée d’abord pour être ensuite livrée aux regards. De même que le vêtement, s’il couvre notre intériorité, notre intimité, l’exprime aussi de manière voilée, l’on pourrait dire métaphorique.
I.L. :  Pourquoi ce choix du verset ? S’agit-il pour vous du choix de la souplesse de cette forme hybride entre prose et vers ? Ou s’agit-il de s’inscrire dans une tradition toujours vivante passant par Péguy, Claudel et bien d’autres ?
F.D. :  Ce choix du verset est à vrai dire la façon dont la poésie se présente à moi et m’invite à la suivre car elle a toujours été pour moi un chemin, un itinéraire, une route que l’on ne prend pas mais que l’on reçoit, que l’on écoute, qu’on laisse se tracer et dessiner dans la dense opacité de son paysage intérieur. Quand la poésie, sa parole, me visitent, me gratifient de leur présence, je dirai même de leur amour, alors je désire demeurer avec elles, rester avec elles, surtout quand le jour touche à son terme !

Frédéric Dieu, Seule chair, Éditions de Corlevour, 2021 – 80 pages, 15 €.

Il y a ainsi, si je puis dire, le désir d’une vie commune, de son déploiement, de son histoire et cela suppose une ampleur dans l’écriture, une ampleur qui est mouvement, rythme, musique et durée. Il y a le désir de laisser l’écriture, la poésie déployer sa trame, le désir d’être tissé par elles et ainsi renouvelé par elles, le désir d’être par elles et en elles un vêtement nouveau, un vivant et vrai vêtement d’intériorité, et d’une intériorité qui est tout entière ouverture. Le verset est le vêtement, la musique et le temps de ce déploiement.
Et puis, de façon non calculée (non théorisée) mais découverte au fil de ma « pratique » du verset, il y a dans celui-ci une lancinance et une progression par amplification, parfois un processus de dépouillement, qui introduisent une narration, une histoire qui permettent au poème de me dire, de prendre le temps de me dire ce qu’il a à me dire.
I.L. :  Seule chair est entièrement composé de versets. Pour Car le jour touche à son terme, des fragments en vers s’insèrent dans les suites de versets. Le poème « Proch dolor » est lui-même entièrement en vers libres. Et le livre se termine sur un tercet. Quelle énergie différente fait-elle passer d’une forme à l’autre ? Quel est le rôle de ces changements prosodiques ?
F.D. :  Le poème « Proch dolor » est en effet particulier, atypique dans ma production récente, j’en ai eu conscience en l’écrivant, me demandant même, pendant que je l’écrivais, si je faisais bien de procéder ainsi, de façon inhabituelle, par affirmations et constats déploratifs, secs, définitifs. Comme je le fais souvent, je m’en suis remis à des relectures successives, à divers moments du jour et dans divers endroits : seul un poème qui tient dans toutes ces circonstances est un poème vrai, nécessaire, doué d’une cohésion, d’une nécessité et si je puis dire d’une personnalité que l’on doit respecter et seulement accompagner lors d’éventuelles corrections. Ces relectures successives m’ont convaincu que « Proch dolor » devait être écrit ainsi, à ce moment du livre et de ma vie : dans cette extrême déploration, ce deuil total, cet accablement de tristesse et de fatigue qui font que l’on n’a plus la force et que l’on ne désire même plus emprunter un chemin ou ne fût-ce que l’envisager. L’ampleur et le déploiement du verset, sa quête d’un mouvement, d’une musique, d’un chemin, ne pouvaient convenir à cet accablement, ils l’auraient plutôt trahi et défiguré. S’imposait au contraire une accumulation de constats amers, une longue plainte s’égrenant par empilements successifs de souffles courts. L’énergie qui fait passer du verset à cette forme courte, essoufflée, amère et définitive, c’est donc l’énergie du désespoir !
Le tercet qui clôt le livre est aussi un écho de cette traversée, disant par-là que ce qui a été traversé a laissé des traces, des marques, des cicatrices qui se manifestent dans l’écriture, dans le type d’écriture, comme il le ferait sur un visage. Le « Il arrive » ne peut effacer cela, il le trahirait sinon. Au contraire, il l’assume et l’endosse, tout en y introduisant sa vie.

© Éditions de Corlevour

I.L. : « Proch dolor » dans Car le jour touche à son terme, « Dominus flevit » dans Seule chair : ces quelques mots latins participent-ils de l’inscription de ces livres dans une tradition ?
F.D. :  Il est certain que j’aime la langue latine, que j’ai longtemps étudiée avec bonheur durant ma scolarité et qui est aussi la langue dans laquelle sont parfois chantés, dans certains monastères, les Psaumes qui sont parmi les textes les plus poétiques de la Bible. Mais les titres que vous mentionnez ont une origine plus précise. « Proch dolor » est le titre d’un motet de Josquin des Prés (1450/1455 – 1521) que j’aime beaucoup, c’est une chanson de deuil composée en hommage à l’Empereur Maximilien, dont la trame et le déploiement polyphoniques accompagnent l’âme du défunt dans sa montée vers Dieu.
« Dominus flevit », qui signifie « Le Seigneur a pleuré », est le nom d’une église de Jérusalem située sur le Mont des Oliviers, édifiée là où, selon les Evangiles, le Christ a pleuré sur Jérusalem (Lc 19, 41-44), une église à laquelle son architecte italien, Antonio Barluzzi, a donné la forme d’une larme : une larme posée donc sur le Mont des Oliviers, qui ne coule pas, qui ne peut ainsi disparaître, parce qu’elle ne cesse jamais d’être versée, parce qu’elle est le fruit d’une lamentation qui ne passe pas.
I.L. :  Deux œuvres musicales apparaissent dans Car le jour touche à son terme, un motet de Josquin des Prés (« Proch dolor ») et le Quatuor pour la fin du Temps de Messiaen. Est-ce en raison du texte pour l’un, des circonstances de composition pour l’autre ? Ou la musique elle-même entre-t-elle en compte ? Quel rapport votre écriture entretient-elle avec la musique ?
F.D. :  J’aime, dans certains poèmes, entretenir une forme de dialogue et de résonance avec d’autres arts. Ou plutôt, parce que le terme d’entretenir relève d’un volontarisme et d’une théorisation/systématisation qui ne sont pas les miens, il arrive que des œuvres relevant d’autres arts me touchent et m’émeuvent tellement, s’insinuent si profondément dans le secret de mon cœur, s’y déposant comme une question personnelle essentielle, que se manifeste en moi, impérieux, vital, le désir d’y répondre par le poème.
Je viens de parler de « Proch dolor » qui relève de la forme du tombeau et qui a révélé et suscité chez moi cette réponse sous forme de déploration et de plainte sans recherche et désir de consolation. Le poème qui fait écho au Quatuor pour la fin du Temps créé par Olivier Messiaen pendant son temps de captivité au stalag de Görlitz en Silésie (Pologne actuelle) a quant à lui été suscité par les conditions de création de ce quatuor autant que par sa substance musicale même : une création dans l’hiver et la nuit de la guerre, dans la souffrance du froid et de la faim, dans le plus grand dénuement, à un moment où l’Allemagne nazie paraissait avoir définitivement asservi l’Europe entière, à un moment où tout semblait perdu. Et pourtant, prenant fond sur tout cela, en faisant sinon le motif du moins la motivation de la création, se déploie un long poème musical et se dessine une délivrance dont les oiseaux sont les annonciateurs et les éclaireurs.
Mais il m’arrive aussi de recevoir d’un peintre l’émotion et la « convocation » sous forme de question que j’évoquais à l’instant. Mon deuxième livre intitulé Matière à joie (Ad Solem) se clôt ainsi sur un poème inspiré par l’œuvre picturale de Giorgio Morandi (1890-1964) dont les natures mortes ne cessent de me bouleverser, notamment par leur disposition « épaule contre épaule » en quasi-portrait de famille, par leurs contours tremblés, précaires, par leurs couleurs passées, par leur fond laiteux, indécis, profond. M’émeut également la façon dont Morandi a travaillé toute sa vie : dans le même atelier familial de Bologne, à partir de pots, bouteilles, carafes, boîtes de conserve ramassés ou collectés au hasard, à partir de toute une « population » d’objets modestes, d’humbles matériaux auxquels il a conféré une incomparable stature et dignité, une beauté discrète et pourtant puissante.
Je peux aussi citer le poème de Seule chair intitulé « La dérobée » : il m’est arrivé tout entier et presque d’un seul coup de l’un des tableaux profondément mélancoliques du peintre danois Hammershoi (1864-1916) qui avait pris l’habitude de peindre son épouse de dos, présence/absence de celle qui est à la fois proche mais comme aspirée par les couleurs là aussi profondes et passées de l’appartement, de son intérieur, ainsi presque en voie de disparition, son visage étant parti le premier. Ce tableau était au fond la projection très exacte du poème qui, en moi, était appelé par la situation que je rencontrais et attendait d’être écrit : ce poème m’attendait et m’appelait mais je ne percevais que des bribes de voix, des morceaux de phrase, qui revenaient, lancinants mais isolés, membres épars détachés de leur corps. La vision du tableau de Hammershoi a totalement ouvert en moi le passage de ce poème en attente et elle me l’a livré et montré tout entier, je n’avais plus qu’à écouter et retranscrire ce qu’il disait !  
I.L. :  

      « Erre le regard sur les bâtisses calcinées, erre et se blesse à l’angle des rues mortes,
où l’on cherche sa vie cherche son bien quelque part où croit que visage et vérité se cachent.

Dès le matin sur les ruines éclairant devant soi la
ville
détruite à l’intérieur de soi. La ville où seul appelle et blesse l’angle des rues sans visage.

Appelle et blesse mais l’inverse des caresses est plus supportable que leur absence.
Dès le matin un soleil sans pardon se propose ta perte. »

(« La femme de Loth », in Car le jour touche à son terme, p. 13)

Les versets de vos deux derniers livres contiennent souvent des cellules lexicales qui glissent de l’un à l’autre comme, dans cet extrait : « erre », « blesse », « dès le matin »… tissant un réseau serré de reprises, mots répétés, allitérations et assonances. Comment envisagez-vous l’écriture en versets, leurs rythmes, leur musicalité ?
F.D. :  Cela relève en effet de la musique interne au poème et à son déploiement, son mouvement. Mais il est difficile pour moi d’expliquer comment j’aboutis à ce réseau de reprises et de mots tissés (terme tout à fait approprié à ma pratique d’une écriture comme/en tissage d’un vêtement) car au fond, dès lors que le poème a lancé et fait entendre son premier coup d’archet, je suis ensuite, dans le cheminement de mon écriture, dans le sol de la page que je foule, à son écoute et c’est lui qui me parle de cette façon tissée, par reprises, résonances, échos et (sans connotation péjorative pour moi) ressassements. Cette écriture de la lancinance et de la répétition m’est devenue si intérieure qu’elle avance « toute seule » : elle est au fond ma façon de marcher (chaque personne marche d’une façon différente !), ma façon d’avancer. Et quand on marche, on ne pense pas qu’on est en train de marcher, sinon on risque de tomber ! Non, on marche, c’est tout, et on marche à sa façon. C’est ce que je fais dans mes poèmes : je marche à ma façon.
Mais vous avez tout de même raison de pointer cette pratique des reprises lexicales et vocales/phoniques car elle vient bien de quelque part ! Je crois qu’elle est largement inspirée par la lecture de la Bible et en particulier par la rhétorique sémitique qui irrigue les grands livres prophétiques et sapientiaux, tels que celui d’Isaïe, des Psaumes ou de Job. Ces livres, leurs versets, sont construits sur la base d’une structure concentrique dans laquelle la parole se déploie tout en revenant sur elle-même de manière symétrique, en mettant en parallèle des phrases et des termes qui sont différents mais qui se répondent et expriment la même réalité (on parle alors de parallélisme synonymique, par opposition au parallélisme antithétique) tout en l’amplifiant par cette répétition et ce prolongement. Ainsi, dans le livre d’Isaïe (41, 24), il est dit des idoles : vous êtes moins que rien, et votre œuvre, c’est moins que néant. Et dans le livre de Job (3, 3-7), qui a tant marqué Samuel Beckett : Périsse le jour qui me vit naître / et la nuit qui a dit : « Un garçon a été conçu. » / Ce jour-là, qu’il soit ténèbres…/ Cette nuit-là, qu’elle soit stérile.
Enfin, je dois dire aussi que, depuis très longtemps, je suis un amateur de Blues, particulièrement des anciens, d’abord, bien sûr, Robert Johnson, mais aussi Son House, Lightnin’ Hopkins, Smokey Hogg, John Lee Hooker… Or, tout morceau de Blues est répétition et ressassement avec quelques variations des mêmes « idées noires »…

I.L. :  

      « Un trait qui tremble sur l’eau, une ligne brisée, reste ou début d’écriture. Si
sujet à l’effacement. Menacé de disparaître dans le silence blanc de l’océan. »
      (« Sein », in Car le jour touche à son terme, p. 50)
      « Ainsi s’achève chaque jour d’été, le regard posé sur la table grise de la mer,
debout sur la terrasse à contempler la grande toile du repos
et goûter, ardente et fragile, la paix des volcans qui passe l’entendement
      brûlant à l’intérieur mais présentant figure douce et tiède, renonçant à son
incendie pour se porter jusqu’à nous en brise délicate. Que l’on ne craigne pas sa
caresse. »
(« Salina », in Car le jour touche à son terme, p. 60)
Souvent vos phrases sont segmentées par des points. Parfois, au contraire, elles s’allongent sur deux ou trois versets, le point se fait attendre. Par rapport à l’usage, quelques virgules manquent. Comment envisagez-vous la présence de la ponctuation ?
F.D. :  Là encore, la ponctuation doit être pour moi la plus fidèle possible à la « retranscription » du rythme et de la musique que le poème fait entendre en moi, à la façon dont il se fait entendre et veut se déployer. Il a son autonomie, qu’il faut respecter, son mouvement propre : parfois il veut accélérer, dans un seul souffle, et demande alors qu’on ne le ralentisse pas par des virgules ; parfois il ne peut se faire entendre que dans un long déploiement de plusieurs versets, en reprenant sa respiration entre deux versets (c’est le cas dans l’extrait du poème « Salina » que vous citez) ; parfois enfin il fait entendre sa foulée, sa scansion, ses saccades, car il progresse à marche « normale », quitte à allonger le dernier pas (c’est le cas dans l’extrait du poème « Sein » que vous citez).
La ponctuation est donc pour moi, mais c’est assez banal, au service du rythme propre du poème, de sa musique intérieure, à la façon dont il imprime sa marche en moi. Et je reconnais que, ce point de vue, je m’accorde parfois quelques licences, comme vous l’indiquez, en omettant en particulier des virgules, délibérément, pour accélérer le rythme et manifester d’un seul souffle le drame, comme par exemple dans le poème « Terres brûlées » qui ouvre le recueil où je parle de « même les enfants pris arrêtés dans leurs jeux ».
I.L. :  Votre poésie est-elle de préférence à lire ou à écouter ?
F.D. :  Je répondrai par un terme et un verbe tiers : elle est à dire. J’entends par là qu’elle n’est pas à proprement parler orale, elle ne nécessite pas de performance orale et peut tout à fait s’accommoder d’une simple lecture solitaire, dans le secret d’une chambre ou d’un paysage, d’un environnement que ne mutile pas l’horrible grésillement métallique des prothèses auditives et des écrans atroces qui déversent sans trêve leur bruit et leur bêtise. Mais elle doit être dite, donc proférée à l’intérieur de soi, et pas seulement lue car c’est seulement en étant dite qu’elle peut faire entendre son rythme et sa musique qui participent tout autant que ses mots au déploiement de son mouvement et de son histoire.
I.L. :  Vous évoquez au début de Car le jour touche à son terme (p. 9), votre « poétique de la peau livrée ». Seule chair commençait en automne, dans une ville dont le nom (Saint-Maur-des-Fossés) évoque les défunts, puis venaient mariage, naissance, séparation, lutte… Car le jour touche à son termecontinue dans un paysage dévasté, où l’on tente de se relever par des voyages, une quête de sens… Les poèmes peuvent-ils se lire comme les fragments d’un journal intime ou du récit d’une vie ? 
F.D. :  Oui, mes poèmes sont inspirés et même imposés par ma vie et par ses épreuves. Mais s’ils plongent effectivement dans l’intimité et descendent ainsi très bas dans le secret et l’obscurité de l’homme intérieur, c’est pour le faire sortir de ce tombeau et le hisser jusqu’à la lumière du jour, celle-ci se rencontrât-elle, se donnât-elle à connaître dans l’épaisseur de la nuit.
Je pars de très bas et de très sombre pour aller vers la lumière, pour tenter d’aller vers la lumière, pour voir s’il y a, plus haut, plus loin, s’il y a quelque part de la lumière. Dans ces souterrains et ces boyaux obscurs, le poème est ma lampe.

I.L. : 

      « Claire tunique ajourée. Avant que s’abatte un coup comme
      tombé du soir – en plis qui ondoient puis avalent les membres du cortège.
Tombé du soir – en crêpe flottant indécis autour des manteaux. Couvre-feu. Couvre-
face.
L’heure endrapée se pose sur les paupières et contre la bouche. »
(« Un vêtement que l’on passe », in Seule chair, p. 17)
      « Le vent de la colère ne m’a pas emporté. Et, ce matin, visitées par la prime
lumière, terre et chair se surprennent à fleurir. »
(« Terres brûlées », in Car le jour touche à son terme, p. 12)
Comment la nuit remue-t-elle pour vous dans, ou par, l’écriture ? Le « terme » du jour est-il une promesse d’apaisement, ou le début de l’attente de l’aube ?
F.D. :  Par contraste avec un jour qui peut être dur, cru, implacable et accusateur, un jour qui est impudique et sans pardon, la nuit (dont le « substrat phonique » est d’ailleurs lumineux alors que celui du jour est plutôt sombre) est douce, consolante et apaisante, miséricordieuse et respectueuse du secret. La nuit est en quelque sorte le baume passé sur les souffrances et les douleurs du jour, elle est réconciliatrice. Et elle réconcilie ainsi le jour avec lui-même, de sorte qu’elle est doublement le terme du jour : elle en est la fin et l’autre nom, le vrai nom. Par sa lumière (Eloi Leclerc a écrit un très beau livre consacré au retable d’Issenheim qu’il a intitulé La nuit est ma lumière), la nuit fait le jour sur le jour, fait le jour sur mon jour.
Le terme du jour, c’est donc sa fin dans le double sens de ce qui clôt et de ce qui accomplit l’être. Et cet accomplissement advient dans la nuit, celle-ci étant plutôt l’issue du jour que l’attente de l’aube.
I.L. :  La première partie de Car le jour touche à son terme, a pour titre « Arrière-pays », ce qui fait aussitôt penser à un livre majeur d’Yves Bonnefoy. Votre « arrière-pays » est-il d’abord un temps, celui de l’enfance ?
F.D. :  Cette expression aussi a dans mon livre un double sens : l’arrière-pays, c’est bien sûr, dans sa part fondatrice et fertile, cette terre, ce paysage intérieur, cette histoire, ce temps auxquels on peut toujours s’adosser et revenir s’abreuver comme à un puits jamais asséché ; mais c’est aussi, dans sa part sombre, la somme des épreuves et des souffrances endurées, les stigmates ineffaçables et irrémédiables qu’elles ont laissés sur la peau, sur les terres qu’elles ont ainsi abîmées, et c’est surtout la tentation d’en rester toujours à la déploration et à la contemplation de ces malheurs, comme le fait la femme de Job. Le risque au fond de s’y complaire et d’élire domicile dans des « terres brûlées ».

I.L. :  

      « Allongé sur l’eau ton corps souple et fin, frêlement sinueux. Et moi, à peine
Îlien de France, réfugié contre toi. Mon histoire de corps en dérive dans le monde
flottant – dans ton histoire de sauvetages et de naufrages, de terre impossible dans
l’océan. »
      (« Sein », in Car le jour touche à son terme, p. 49)
Les îles sont très présentes. Dans Car le jour touche à son terme, apparaissent Sein et Ouessant, îles extrêmes. Vous adressant à Sein, vous écrivez : « Peut-être reposes-tu sur les plus humbles. Comme le monde sur les trente-six justes cachés » (p. 53). Vous évoquez aussi Salina, île aux deux volcans. Sont-elles source d’une habitation poétique du monde ? Peuvent-elles sauver des naufrages personnels, de la tentation du désespoir quand on ressent « [l]a fatigue et le refus de compter jusqu’à soixante-dix fois sept fois » (p. 39) ? 

F.D. :  Je suis depuis longtemps, depuis ma jeunesse, fasciné par les îles, par leur forme de retraite et de radicalité dans l’affrontement de l’adversité, par le fait d’être une terre détachée des continents. Vous parlez justement d’habitation poétique du monde : pour moi en effet, vivre sur une île, dans un certain isolement et une certaine précarité et fragilité, dans le détachement de ce qui est continental, massif et plein de soi, vivre sur une île donc est la façon la plus évidemment « extérieure » d’habiter poétiquement le monde. Il n’y a pas d’écriture, pas d’art, pas de création sans retraite, sans contemplation initiale, sans décision de s’écarter du monde et de son bruit, non pour le dénigrer, le mépriser ou le fuir mais pour découvrir ses ressorts cachés, ce qui le fait tenir, pour l’aimer mieux et s’y trouver mieux.

L’île est une mise à distance du continent et une mise à distance de soi, de sa suffisance : mieux vaut se vivre comme une île, précaire, que comme un continent trop confiant dans son assise.
Il y a aussi dans les îles, en effet, une expérience du naufrage conjuré ou surmonté, en même temps que la volonté et le courage de regarder en face, sans fascination, ce qui peut faire mourir. Les îles peuvent-elle sauver du naufrage personnel ? Non, elles le manifestent et le prolongent plutôt. Mais elles lui confèrent ainsi un sens et une dimension universels, lui donnent une parenté et un prolongement géologiques et même cosmiques. Ce qui est bien une façon d’habiter poétiquement le monde.

I.L. :  

      « Comme en prime jeunesse aller sur les chemins le corps et le vélo toujours
prêts à se coucher sur l’herbe des talus. Lire des poèmes, s’en vêtir le regard et peut-
être en écrire. Et repartir avec eux prenant corps dans tout.
      […]       Et presque immobile, en silence et suspens face au vent sans visage –
contempler l’invisible. »
(« Ouessant », in Car le jour touche à son terme, p. 70)
Les poèmes que l’île vous a fait écrire, nous les lisons ici. Mais quels poèmes vous a-t-elle entraîné à lire ? Que découvre de l’invisible la poésie ?
F.D. :  Dans ce poème, quand je parle de lire des poèmes sur le bord du chemin, je rappelle une expérience, une habitude même, de jeunesse : sillonnant à vélo les petites routes du Pas-de-Calais, notamment pour me rendre chez mes grands-parents, j’emportais toujours des livres de poésie, à cette époque-là surtout des livres de poésie chinoise et japonaise (Li Po, Han Shan, Tu Fu, Ryôkan, Bashô bien sûr…), et j’aimais m’arrêter régulièrement pour lire, repartant ensuite avec en tête les derniers vers lus avant de m’arrêter à nouveau pour reprendre ma lecture là où je l’avais laissée mais aussi, de cette façon, prolongée.
Ainsi tout s’ordonnait, se fécondait, s’aimait : la route, le livre, le paysage, le temps. Les poèmes que je lisais me requéraient tout entier. C’était déjà une façon, sans écrire, d’habiter poétiquement le monde et je désirais pouvoir vivre ainsi toujours.
Aujourd’hui, et c’était déjà le cas à Ouessant, je lis beaucoup moins qu’auparavant et, lorsque je lis, je ne retrouve plus dans mes lectures la même intensité, la même révélation, le même caractère décisif, peut-être parce que je ne suis plus « en formation », parce que mon écriture a trouvé sa voie et ne la cherche plus dans d’autres écritures. Je ne saurais donc dire quels poèmes j’ai lus à Ouessant, je n’en ai pas le souvenir, mes grands souvenirs de lecture sont beaucoup plus anciens.
Je pense enfin que ce que la poésie découvre de l’invisible, c’est que l’invisible existe et qu’il agit dans le visible, pour peu qu’on le regarde intensément, de même que le vent ne se voit que dans ce qu’il remue, penche et déplace. La vie est invisible et pourtant elle agit, pourtant elle est la plus grande force qui soit. La vie est une évidence invisible et la poésie découvre la vie : au sens étymologique du verbe, la poésie, le poème inventent la vie.
I.L. :  Simone Weil écrivait que « [s]i belle que puisse être l’intonation d’un cri de douleur, on ne peut souhaiter l’entendre encore ; il est plus humain de souhaiter guérir la douleur » (L’enracinement – Gallimard, 1949). Le « cri de douleur » est bien présent dans vos livres. En quoi la poésie peut-elle être aussi un remède ? S’agirait-il de toujours « rater mieux », comme n’a cessé de le tenter Beckett, dont je crois que vous aimez la lecture ?
F.D. :  Oui, j’ai beaucoup aimé lire Beckett, je l’ai tant lu, commençant par le théâtre puis abordant les romans et les textes plus courts, dont les Nouvelles et textes pour rien qui, à l’époque, m’ont beaucoup marqué et que j’ai vainement et sans profit tenté de relire récemment : elles ne me parlent plus, ces nouvelles, et je ne retrouve plus celui à qui elles ont tant parlé, même si j’ai gardé de Beckett le langage cru, direct, parfois cruellement amer et ironique, qui ne veut rien ignorer et cacher de notre misère.
« Rater mieux », oui probablement : la vie nous apprend que nous courons à notre perte, que nous allons nus vers la mort, que nos entreprises sont destinées à périr et nos suffisances, comme des ballons, à crever lamentablement. Voilà une réalité à la fois personnelle et universelle que la poésie ne saurait négliger ou embellir : le poème ne doit pas craindre de présenter les diverses formes et manifestations de ce ratage.
Cela dit, nous sommes des êtres de relation : malgré ce qui attend ainsi chacun, la vie, invisiblement, ne cesse de circuler et de se prodiguer de l’un à l’autre, elle porte l’un vers l’autre et les porte tous deux vers elle-même. De cela aussi, de cette circulation invisible, de cette respiration du monde et de chacun, du souffle qui anime tout ce qui est vivant et parfois réveille ce que l’on croyait mort, la poésie doit « rendre compte ».
Comme tout art, comme toute création, la poésie porte en elle une faculté, sinon de sublimation du moins d’élévation d’une « cause » personnelle vers une cause universelle et d’intériorisation également, dans la foulée du poème, de la marche du monde. La poésie est un don, elle n’est pas un remède mais un présent, un partage, un échange : elle fait de ma misère la misère du monde mais elle fait aussi de ma joie la joie du monde.

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Cécile Guivarch, Si elles s’envolent

L'auteure de ces beaux livres de mémoire ("Renée en elle", "Sans Abuelo Petite", "Cent au printemps", "Sa mémoire m'aime") prolonge sa réflexion humaniste avec ce bouquet de textes adressés à ses mère, grand-mère, grand-tante, aux poètes (Marina Tsvetaeva), aux vedettes de l'écran (Marilyne, Brigitte, Françoise, Simone) et à toutes ces femmes qui ont tant oeuvré pour que leur sort soit moins funeste.

On retrouve la grâce, la finesse, et l'empathie de la poète qui sait si bien parler du temps révolu, de toutes les tâches ingrates, de tous ces corps appelés à travailler sans peur de suer ni de courber le corps sous la peine.

En brèves inflexions, sous la bannière de Denise Desautels ou de Denise Le Dantec, Cécile honore le labeur sous toutes ses formes, au temps où les moissons se faisaient à la main, et "recommençaient chaque printemps/ les mêmes gestes d'élan et de coeur", quand "c'était dur" de vivre, de travailler, femmes ou hommes même combat.

"Ma grand-mère comptait ses couches/ comme un oignon" : que de lessive à couler en rivière, que de linge à curer au soleil pour qu'il soit plus blanc.

Les usages du temps, les affres du corps, la splendide mémoire des corps : tout ici relève d'une ethnographie singulière, menée par une poète qui ne fait pas fi de ce qu'elle a vu des anciens, mais en garde rigoureusement les traces.

D'ailleurs, elle se niche, petite, dans certains fragments : "mes jambes comme des ailes/ j'avale le vent bouche ouverte" (p.18).

Cécile Guivarch, Si elles s'envolent, éd. Au Salvart, 2024, 74 p., 12 euros.

L'écriture fluide, nerveuse, qui ne s'embarrasse pas d'images, retrace avec force la période ("ce village sous Franco/ cinquante ans en arrière") .

Un très beau livre.

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Danielle Terrien, L’âge du regard, dessin de Marie Alloy

J’aime en ce moments les formes courtes. Foin des bavardages enthousiastes, des fastidieuses illuminations toujours entachées de bondieuseries, des élans qui s’évaporent dans le firmament.

J’aime que chaque mot compte, que chacun d’entre eux soit un objet de méditation. Voilà pourquoi, d’abord, j’aime L’âge du regard de Danielle Terrien. Dans ce poème elle file en sourdine la métaphore d’un mythe ancien. Voilà ce qu’elle nous propose :

Lire entre les lignes
Voir dans les silences :
Entendre sa voix

Tel est son art poétique, qui nous invite à sous-entendre. Donc entre les lignes je lis :

Danielle Terrien, L’âge du regard, dessin de Marie Alloy, Cahiers du Loup bleu, éd. Les Lieux-Dits, 2024, 7 €.

Dans une première partie titrée Infinitifs, qui est une scène d’exposition, Thésée tue le Minotaure dont le sang colore la mer, il s’embarque, délaissant Ariane qui l’avait par amour guidé dans le labyrinthe.

Dans la partie L’âge du regard 1, le Minotaure est amoureux de la voix d’Ariane, Thésée tient son fil entre ses doigts.

Dans la partie L’âge du regard 2 : le Minotaure pleure l’amour d’Ariane, il sait que Thésée au beau visage le vaincra, il l’accepte, lui qui souffre de sa bestialité...

… Mais voilà que je tente de pister, à la manière de Charles Mauron, les métaphores obsédantes de l’auteure au lieu de laisser agir sur moi le poème… serai-je atteint du mal universitaire ? Ou d’une curiosité malsaine qui me conduirait à interroger Danielle Terrien : quelle est cette histoire d’amour impossible ? Cet amant bestial sacrifié ? Ce beau ténébreux volage ? Cette Ariane abandonnée ? Quel événement est à la source du drame ? Qui furent les protagonistes anciens qui, tels Pasiphaé et le taureau blanc, pratiquèrent un monstrueux accouplement ?

…  au lieu de laisser agir sur moi le mystère du poème, alors que  c’est ce mystère qui m’a attaché à sa lecture. Qu’on en juge, s’il vous est possible de capter l’impalpable :  

1

Rouge
le sang
éclabousse le bleu
jusqu’au lointain rivage.

2

Remontant les marches 
brûlées de soleil
le sacrifice
encore visible
dans les vagues.

Tout est dit, comme rien. Tout est vu, perçues les couleurs, la chaleur, les vagues… Leur présence reste intacte, brute, hors du temps. Tel est le miracle du poème, qui parfois oublie la gratuité du signe (puisqu’on sait que le mot ne réfère pas à la chose dé-signée). Qui serait comme une pierre remontée du noyau d’une terre :

Mourir encore une fois
afin que l’écrit vive.
Écrin granitique
surgi du souterrain.

Je pourrais répéter le poème en entier, comme si le dire et le redire renouvelait à chaque fois le miracle.  

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Antonia Pozzi, Un fabuleux silence

 Voix majeure de la poésie italienne, Antonia Pozzi (1912-1938) est aujourd’hui publiée intégralement en France grâce à une traduction de Thierry Gillyboeuf chez l’éditeur Arfuyen. Voici après La vie rêvée (Arfuyen, 2016), la deuxième partie de son Journal de poésie, publiée sous le titre Un fabuleux silence et couvrant la période 1933-1938.

Si l’on devait résumer en deux mots le contenu de l’œuvre poétique d’Antonia Pozzi, on dirait « Montagne » et « Amour » (mais un amour désespéré). La montagne parce que la poétesse italienne lui a voué un véritable culte. Fidélité à l’enfance, elle qui connut ses premiers émois d’alpiniste à partir du village de Pasturo, dans la vallée de Valsassina, non loin du lac de Côme, où sa famille avait une résidence. On la découvre ainsi, dans ses poèmes, ardente arpenteuse des Dolomites où elle trouve un véritable refuge spirituel. « Oh ! Les montagnes/ombres de géants, / comme elles oppriment/mon petit cœur ».

La montagne, donc, mais aussi l’amour (coup de foudre) qu’elle portera très tôt – elle n’avait que 15 ans – à son professeur de latin et de grec, Antonio Cervi, de quatorze ans son aîné. La liaison prendra fin en 1934 sous les coups de boutoir d’une famille peu disposée à accepter ce genre de liaison. « Tu étais le ciel en moi/le grand soleil qui transforme/en feuilles transparentes les mottes de terre », écrit Antonia Pozzi dans un poème du 11 novembre 1933. « Je ne verrai donc plus jamais tes yeux/purs comme je les vis/le premier soir, blonds/comme des cheveux – et clairs/comme de faibles lampes ».

Ce chagrin amoureux sera-t-il à l’origine de sa tentative de suicide par barbituriques les 2 décembre 1938 ? On peut le penser quand on la découvrit inconsciente dans un fossé de la banlieue de Milan. Elle devait mourir le lendemain et fut enterrée dans le petit cimetière de Pasturo.

Antonia Pozzi, Un fabuleux silence, Journal de poésie, 1933-1938, édition bilingue, Arfuyen, 275 pages, 22 euros.

En présentant ce Journal de poésie d’Antonia Pozzi, Thierry Gilliboeuf fait opportunément le lien entre cet amour contrarié et l’appétit qu’elle avait pour les versants abrupts. « Antonia Pozzi, écrit-il, avait fait de la montagne un refuge spirituel où il lui était possible de s’affranchit d’un monde où la place qu’elle recherchait lui était toujours refusée ».

Des poètes italiens, parmi les plus grands, et notamment Vittorio Sereni et Eugenio Montale ne manqueront pas de souligner la force et l’originalité d’une œuvre placée sous le signe de la limpidité, de la pureté et probité d’esprit.

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Claudine Bohi, Je cherche un enfant

Que penser des sociétés dont les structures sociales, qu’elles soient économiques, culturelles, ou encore religieuses, permettent que soient maltraités les enfants ? Je laisse la question en suspens et je reviens sur la première page du livre écrit par Claudine Bohi que les peintures sensibles de Germain Roesz accompagnent en proposant des images où l’on retrouve l’enfance, ses couleurs, mais aussi des nuages pleins de neige. 

Je lis : « Je marche dans la neige et je cherche un enfant ». On le sait, la neige revient souvent dans les écrits de Claudine Bohi. On se souvient de Une saison de neige avec thé, (paru aux Éditions Le Dé bleu), on se souvient surtout de L’Enfant de neige, paru en 2020 aux éditions L'herbe qui tremble. Encore une fois Claudine Bohi fait appel à la neige, matière blanche virginale, symbole de candeur, mais qui recouvre, enfouit, cache, et bien que substance capable de faire isolant, elle est froide, humide, elle est aussi linceul, drap d’hôpital. Pourtant on peut aussi imaginer la neige comme une page blanche où les empreintes de pas de l’autrice font figure de mots et finissent par inviter à lire une parole.

Claudine Bohi, Je cherche un enfant, éditions les Lieux Dits-collection bas de page. Peintures de Germain Roesz.

Et pourquoi chercher un enfant ? Quel enfant ? N’importe lequel ? Celui que nous avons été et qui continue de vivre en nous ? Celui que nous avons trahi ? Celui que nous avons accompagné en tant que parents ? Celui qu’on nous a confié à l’école ? En colonie de vacances ? En crèche, en garderie ? Celui avec lequel nous avons parfois tant de mal à nous connecter une fois arrivés à l’âge dit adulte, un âge qui nous fait traverser quelques drames personnels inévitables, sinon des drames collectifs. « Les guerres rassemblent leurs petits dans la même douleur » nous rappelle Claudine Bohi. Et immédiatement surgies de nos mémoires les images d’enfants déportés, envoyés dans des pensionnats pour amérindiens, poussés sur les routes de l’exil pour échapper à un génocide,  ou encore à Auschwitz … ceux qui étaient dirigés vers la chambre à gaz traversaient une étendue de neige … neige de cendres et de flocons mêlés. Claudine Bohi ne veut pas, ne peut pas oublier combien d’enfants ont souffert, souffrent, lors des conflits auxquels ils ne comprennent rien, et puis jusqu’à quel point un enfant peut vivre dans la peur, la terreur, le traumatisme et l’incompréhension ? Quelles sociétés sont donc celles qui ne sont pas capables de protéger leurs enfants ? Qui sont capables de sacrifier les enfants au nom d’une raison d’état, au nom d’un dieu, au nom de la loi du plus fort, au nom du patriarcat, au nom d’une supposée loi naturelle … ?

« Je cherche un enfant brisé » écrit Claudine Bohi comme une évidence, comme si on en venait toujours à cette conclusion qui rebondit à la page suivante : « je cherche un enfant tout au fond de moi-même ». Un enfant dans le sombre, où il se cache, où il se terre. Mais il a laissé des empreintes dans la neige, figure de son innocence violée, cette enfant excisée, mariée de force, cet enfant universellement perdu que la vie, comme on dit, que le pouvoir mal exercé devrait-on dire, jette sur les routes de l’exil, dans le champ de tir de snippers ou de canons ou de bombes, sur des embarcations de fortune, pour finir noyé, échoué sur des plages en pays étranger qui n’accueille pas, qui rejette, qui enferme en des centres de rétention qui n’ont rien à voir avec une résidence secondaire. Claudine Bohi amorce cette marche dans la neige sur la page afin de secourir toutes les petites filles et les petits garçons aux allumettes du monde qui « tremblent » à cause du manquement de tous et de chacun, trop faible, trop lâche, trop perdu, trop indifférent, trop égoïste ou hypocrite, trop cynique et Claudine Bohi le dit bien : « personne n’est innocent ». Au final, c’est une multitude d’enfants, de petits Mozart qu’on assassine. Il faudrait se souvenir et citer leurs noms, petits martyrs de la folie ou de la perversion des humains incapables de construire un monde où les enfants ne seraient plus les victimes d’adultes inconscients ou indifférents au mal qu’ils font, et qu’ils se font parfois aussi, en ne voyant pas comme ils compromettent leur propre bonheur en refusant aux enfants leur droit à l’insouciance, à l’amour et à la protection. Aucun espoir n’est possible s’il n’y a pas d’espoir en nos enfants, il n’y a d’espoir qu’en la lumière de leurs yeux quand ils sont heureux.

Un « petit » livre discret mais fort comme c’est toujours le cas des livres de Claudine Bohi, un livre qui résonne avec l’actualité la plus récente et le lecteur ne peut faire à la fin qu’un seul constat : l’humanité a-t-elle vraiment fait des progrès en matière de bien-être de ses jeunes ?

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Etienne Paulin, Le Bourriquet Vlan-Vlan, Jacques Reda, Le Trot-du-renard

Les étoiles filées d'Etienne Paulin

Entre passagers et passages du destin. L'auteur parle au besoin de dorures et de malfaçons et il est avant tout manique avec un accent aigu moins de la dérision sue l'humour sous cape.

Par exemple un arbitre a quittté le rectangle vert pour des monuments funéraires. Le réel a battu les cartes, de l'arènevtant il a perdu et vigueur et audace. Pour autant les natures dites mortes sont rares dans ce livre là où des versions voire même par défaut sont emportés sous un swing qui devient le vecteur d’harmonie d’un ensemble a priori disparate.
Un tel opus ne peut pas laisser indifférent : un tel voyage vaut le détour. Il est euphorisant et paradoxal par rapport à la poésie banale et vade mucum. Un tel style est impeccable et fait d'un tel oiuvrage un véritable ovni.
A partir de l'orange jusqu’àu canasson repus dans un pré mousseux (de peinture) tout devient double, euphorisant. Même l'absence au besoin prend une réalité. D'autant que des choses et être vus Etienne Paulin tranche et qui plus est étonne. 
Tout idée, après tout de ce qui pourrait rester des procès verbaux sont rafistolés au fil d’où de l'imaginaire. Bref ici nous touchons du doigt le réel différemment. Quitte à le coincer dans une bielle a&vant qu'avec les autres il peut préparer des gaufres à fon marin quitte à les transformer en contes ou odes.
Le réel est donc toujours en fuite, mais ici il n'est jamais dans le silence et ne connaît pas les vacances. Pas plus qu'un tel auteur connaisse ne l'oubli. Il a dû apprendre la musique. Pas n'importe laquelle : celle du verbe là où l'existant (même mort) n'est jamais émondé .
Etienne Paulin, Le Bourriquet Vlan-Vlan, Les écrits du Nord, Editions Henry, 2024, 80 p., 13 €.

∗∗∗

Jacques Reda en derviche

Surprise : Jacques Réda joue ici le mélomane là où, et pour cause, la question du rythme est essentielle. Elle ne se limite pas ici à la musique classique et officiel. Pour preuve – et non ici sans ironie (dont l’auteur est spécialiste) - : le Trot-du-Renard.

Il garde encore son importance puisque saisissant l’opportunité de nous rappeler que la Terre, sphérique et tournoyante, il  "n’en est pas moins comme un boulevard, certes accidenté, qui se déroule plutôt sous nos jambes et n’a d’autre fin brutale que notre propre épuisement". 
 
D’autant que, plus généralement, la valse est une preuve et une démonstration. Avec elle  « nous vivions dans une immense salle de bal où la Gravité fait en effet valser toute une population de corps célestes et autres, étroitement enlacés ». Dès lors et ici le rythme est cosmique. Selon Réda il dirige tout :  des atomes aux grandes figures astrales. Bref le mouvement de l’univers est une scansion. 
Dès lors our les bipèdes terrestres que sont les hommes, la danse, profane ou religieuse qui est célébré et libère les corps. Du  fox-trot du Jazz, des envolées de la valse, des acrobaties du Hip-hop et des cadences battantes du Rock, Réda rappelle que comparables aux vers des poètes, la danse reste de l’ordre du sacré là où dans de tels rites l’élémentaire et le naturel sont restés toujours présents et évolutifs. Face au progrès scientifique et aux hauts rendements des êtres, sous chacun de leur pas se révèle un principe premier et absolu  de l’existence.
Il y a là pourtant un véritable retour au premiers temps selon une ironie et une virtuosité exceptionnelle. L’auteur fait resurgir de manière volcanique, ample et dérisoire au sein des danses une approche aussi imprévue, drôle que sublime. Une nouvelle aventure poétique recommence avec lui.

Jacques Réda, Le Trot-du-renard, Fata-Morgana, Fontfroide le Haut, 2024, 64 p., 16 €.

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Milène Tournier, Cent vies vagues

Cent vies vagues… pas sans vie ! Cent moments de vie. Une seconde de vie ; un souffle en vie. Ou bien la mort, aussi ; la sienne, celle de l’Autre, des Siens. La vie, la mort : indissociables, hein !

Cent vies jeunes ou pas, de femmes ou d’hommes – parfois on ne sait pas, bon, on sait juste qu’il y a une vie, oui, y a eu une vie, des vies ; vies dans l’attente de quelque chose qui arrivera ou pas, ou/et de quelqu’un qui n’arrivera pas ou peut-être, va savoir ! On ne sait rien de l’avenir. A peine un peu du passé, et encore… pas sûr… si peu qu’on se demande si, parfois, ce ne serait pas une histoire que se raconte le personnage, tiens, un de ces cent personnages qui n’ont pas de nom, souvent pas même de lieux, d’époques : ils vivent, point. Ils ont vécu, plutôt. Car ce n’est pas la vie, leur vie, pas vraiment, mettons l’empreinte du vivant, sur laquelle on tombe, on butte, on sourit, on s’attriste, on se souvient, on se questionne, on se reflète. Une image du vivre.  

Cent filaments de vies, issues du tissu du réel. Cent poussières de vies, dans la propreté du jour. Cette banalité, parfois singulière, de vies qu’on croise, qu’on frôle, qu’on évite, qu’on élude, qu’on ignore, qu’on aimerait connaître, qu’on ne sait nommer… qu’on n’oublie pas, pourtant. On n’oublie pas les oubliables, étonnamment, oui, parce qu’il y en a plein les cimetières – pour (mal) paraphraser le dicton –, et aussi parce que, dans le fond, on est soi-même un.e de ces sans-forme, un.e de ces visages sans image, qu’on croise, frôle, évite, élude, ignore, aimerait connaître ; innommables même si pas ignobles, petits dans leurs grandeurs – petitesse de la quotidienneté… « la vie, quoi, le bordel », gazouillait Higelin.

Milène Tournier, Cent vies vagues, Lurlure éditions, 16 €.

Cent vies vaguent, que Milène Tournier égrène comme un chapelet, aux grains qui roulent et déroulent des pages sobres, à la poésie sans emphase, sans exagération, sans pathos, mais assurément pas sans profondeur, pas sans émotion, pas sans élégance. La sobriété, cette vraie beauté ! On est dans le vrai, quoi, dans la vie, dans cent vies, dans le ressac, vagues venues, puis reparties… non, là.   

  1. Il a de la semoule dans la tête, disent de lui les femmes et les hommes. Il n’a pas sa graine toute bien cuite. Certains jours, tous essayent de lui donner une menue tâche. Les autres, où il y a trop à faire pour qu’on aie de la patience, on le laisse faire ne pas faire. Les femmes sont dans la cuisine, le dos baissé sur d’énormes cuves. Dehors, les hommes taillent les légumes. Une femme arrive, la plus vieille, la plus forte et la plus douce, elle n’est à aucun d’eux, elle est à la lumière du pays, et à tout ce qu’elle a vu du monde et des hommes, elle est à l’espoir, un espoir un peu las, à l’optimisme laborieux de se lever pour vivre le jour – même celui où les mollets tirent. Les hommes ne font pas comme il faut. Il faut couper en rondelles les oignons. Elle leur montre. Son couteau passe, fluide comme feuilleter les pages d’un livre. La femme part, les hommes font. Sauf lui. Il met ses oignons mal coupés dans le grand plat et mélange. Parfois, sur un oignon, sa découpe est belle comme un squelette ou un accordéon. Le suivant, ça ne marche pas, c’est parce que ce n’est pas le même oignon. Il trie dans le tas les plus belles lamelles et les met sur le dessus, à la fin. Ronds, lamelles, gros ou fin, ça change, ça finit que ça se mange. Il ne voudrait quand même pas trop, se faire crier.

  1. La jeune fille au lyçée répond, lorsque la professeure lui demande si cela lui arrive d'écrire, qu'elle écrit le journal intime de son père. Le journal intime de ton père ? Oui, elle écrit les journées de son père, ce qu'il a fait du matin au soir. Mais tu dis "je" ? Oui, la fille dit. Je dis je pour lui.

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Chronique du veilleur (55) : Yves Leclair

Yves Leclair maîtrise parfaitement l'art d'écrire. Il en a donné de nombreuses et belles preuves au cours des années. « L'or du commun », disait un titre d'il y a 30 ans.

C'est bien cet or merveilleux que le poète extrait, en orpailleur inspiré. Il le découvre au hasard des voyages, dans ses lectures, dans sa maison de Bagneux, dans la vie ordinaire. Il en dresse un inventaire parfois, non sans tendresse, mêlée d'inquiétude:

 

                  Je dresse l'inventaire
                  en chauffant mes hivers
                  à  ton vieux radiateur :
                  une plume de pigeon,
                  une fleur d'abricotier,
                  semées par la tempête.
                  Saurai-je laisser ici bas
                  autant de lumière ?
                  Quelle couleur donneras-tu,
                  mon Dieu, à l'instant de ma vie ?

Yves Leclair, Le parchemin enluminé, Gallimard, 15 euros.

Le parchemin enluminé retient ces traces que le temps efface fatalement. Il en reste une teinte un peu mélancolique, mais le poète,  plein d'attention pour elles, sait encore les faire vivre. C'est une sagacité, un dynamisme jamais lassé, qui l'entraînent. Curiosité serait, dans son étymologie même, un terme encore plus juste. Yves Leclair observe en curieux et conserve avec un soin de jardinier du verbe. Il nous restitue « l'or » que la poésie a raffiné. L'humour est souvent là pour calmer les agitations du cœur, une forme de philosophie des choses et des êtres aussi.

 

                  Regarde, plume au vent,
                  comment l'ancien retourne de sa bêche
                  dans l'après-midi d'orage
                  la terre la plus revêche.

 

« Le clair rien », dit le titre d'un poème. C'est ce rien, qui semble ne pas peser dans la balance de la mémoire ou dans la paume d'une main fatiguée, qui intéresse le poète. Yves Leclair le met au clair, se souvient de ses admirations pour la calligraphie chinoise et, d'un calame sûr et sensible, en dégage le plus précieux, en une petite épure.

 

                  Peu importe ce qu'on dit.
                  La vie se recueille et dévide
                  ses paroles sages et folles
                  comme la fumée dans le ciel
                  qui peint les pins parasols
                  à l'encre noire de Chine.

 

« Elève » de ce qu'il ne sait pas, il est toujours en apprentissage. Yves Leclair n'a jamais fini d'apprendre, ni d'écrire. Pour notre plus grande joie, et avec le sourire « de tout petit », sourire « mouillé », qui n'est autre que le « regard de Dieu », que son grand art sait faire fleurir.

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Déserts et jardins originels dans l’œuvre de Nohad Salameh, un voyage vers l’enfance d’une création

Le recueil Jardin sans terre de Nohad Salameh – grande poète libanaise, de culture chrétienne et d’expression française, –, paru en mars 2024, avec des dessins de Jean-Marc Brunet aux éditions Al Manar, reste marqué par l’exil et la déchirure, malgré sa beauté architecturale et s’ouvre par une épigraphe de Nietzsche : « Le Désert grandit : malheur à celui qui recèle un désert ». La première partie « Sandales de sable » (p. 9) évoque ainsi un désert oraculaire, augural et mythique :

   Doublés d’oracles
   Nous pressentons le désert (p. 25)

Désert peuplé de « fables et royaumes », paysage né du chant (p. 25), désert comme une stance, un cantique. Ainsi ce désert qui gagne en nous est habité par l’imaginaire et le rêve.

Désert se dit en grec Eremia. Le terme désigne, au sens premier, un endroit non habité, par exemple ces rochers abrupts, ce lieu sans humains où Zeus et Héphaïstos vont enchaîner Prométhée. Il est cette immense étendue où l'on se perd et qui connote une absence d'hospitalité, un terrible sentiment d'abandon, un lieu sans vie et sans hommes, au bout du monde, affecté d’un climat extrême, trop chaud ou trop froid. Il désigne un désert de sable, une terre aride ou une région glacée. Il est tel ce vide qui se creuse, désert cosmique au cœur de toute chose, désert de pierre et de terre pétrifiées par le sel, espace de sécheresse entre terre et ciel. C’est pourquoi Eremia signifie aussi solitude, isolement puis désolation, dévastation et enfin vide, absence ou privation :

Rien que ce non-ciel
sur toutes les pistes de l’âme
dans la stupeur des nuits
en marche vers l’égarement
l’excès ou l’exiguïté d’espace
au point de ne plus savoir où poser le pied (p. 11)

Nohad Salameh, Jardin sans terre, dessins de Jean-Marc Brunet, Al Manar, 108 pages, mars 2024, 20 euros.

Le mot « désert » suggère donc des correspondances à l'infini, non seulement déserts physiques, du sable, de la mer, des montagnes et de la neige, non seulement ces aspects dépouillés de la nature, qui évoquent la stérilité, l'éloignement, l'existence hors du temps mais aussi ce lointain espace intérieur et paradoxalement fertile qu'aucun télescope ne peut atteindre où l'homme est seul dans un monde de mystère, de solitude essentielle et de création. Le désert des désolations terrestres est ainsi le maître qui conduit à soi, désert qui rend à l'intimité, à l’origine, désert d'action de grâce dont l'ermite connaît le secret :

Désert dans une mémoire poreuse et frêle !
lorsque s’ouvrent tes volets de sable
et devient lisible ta soif de clarté
nous allumerons nos yeux
chandelles sauvages
horizons fous de couleurs

 Il se peut que ton silence
nous renvoie aux origines
de toute douleur
ou de princières résurrections. (p. 12)

Physique et métaphysique apparaissent, en effet, ici de même source, inséparables :

désert : espace d’un sanglot endeuillé,
d’une transe
d’un bonheur éloquent.
Comment nommer tes jardins de feu
sujets à tant de dévotions ? (p.13)

Le désert est cette présence infiniment nue dans un visible que presque rien ne sépare de l'invisible. La tentation du désert devient l'infini lui-même et dans cet espace infini ou indéfini s'entrevoit une quête de dimension mystique, le désert se révélant comme, un lieu imaginaire.

 

La poète chemine sur les pistes du désert intérieur, désert de l'être, et porte l'intuition d'une même vérité, vécue dans l'apprentissage que propose le désert, apprentissage qui peut revêtir la forme du vertige mais aussi parfois se muer en extase :

 

avec cette lenteur extatique de voyant (p. 11)

 

Dimitri T. Analis déclare ainsi :

 

Les seuls lieux qui m’exaltent sont les déserts […]. Grands silences et profonds bruits les habitent. Monotones et sans limites, leur apparence, parfois sublime, est transcendée par leur simplicité. 1

 

Mais cette extase n’est atteignable que par l’épreuve. Promesse d'une ouverture à jamais incontrôlable, le désert, correspondant au désert recherché, amène d’abord la désolation, la dénudation, l'absence d'abri, la corrosion, puis à une autre quête spirituelle : 

 

Désert, seraient-ce l’érosion en l’humain,
la matière corrodant le sacré ? (p. 14)

 

« Desertum », lieu de l'abandon, de ce qui ne fait plus ni chaîne, ni tresse, car le latin « sero » veut dire « je tresse, j'enchaîne, j'enlace », « desero », je sépare, j'abandonne. Le supin « desertum » signifie : « abandonné, deserté, sans plus aucun lien », désert du « déchaînement »2. Le verbe « délier », « desero » signifie d'abord dégager de ce qui lie, dans une sorte de liberté qui dénoue, absout d'une dépendance mais cette liberté est aussi une épreuve. Le verbe délier étant très proche sur le plan homophonique du verbe « déliter », se désagréger, se décomposer, disparaître. Quelque chose comme l’apparence est brûlé, consumé ici de manière implacable et renvoie à la nudité absolue d'être, à la déchirure constitutive. Le désert se fait volonté de perte, départ, séparation, ruine, règne de l'aboli. Faisant de la ruine, retour sur soi, la poète ne peut que constater qu'elle est elle-même creusée d'absence, qu'à la recherche de soi, elle ne trouve ainsi que traces effacées, dépossession, nudité de désastre. Elle se révèle divisée.  En elle est une faille, un effacement universel, un glissement dans le vide de l'être.

Désert est bien ce lieu de l'origine et de l'abandon, de la désolation, ce lieu de la perte. Cette perte de soi-même constitue pourtant l’épreuve fondamentale pour mieux se retrouver ensuite dans l’étape ultérieure car le désert s’avère finalement le lieu de la vraie vision, il rend « voyant » :

 

L’émerveillement –neige de printemps
durait le temps d’une lune dans la main du voyant. 

 

Il permet de voir ce qui n'apparaît aux yeux de personne. La présence visuelle est liée à la problématique du désert comme le note Marie-José Mondzain : « dans les cris au désert se fait entendre une crise du regard, regard sur les dieux sans doute, mais finalement regard sur soi. »3 

En effet « la tentation du désert est celle de l'œil passionnément captif de son propre regard »4, amenant avec lui la problématique du « miroir » comme le montre la quatrième séquence du livre : « Ce pays-miroir où tremble mon image » (p. 67).

Dans le monde ordinaire, on ne sait plus bien contempler tandis que le désert est l'espace le plus suggestif et le plus accessible au regard, paradoxalement même au regard de l'aveugle car ce qui importe ici c'est le regard intérieur, « regard incantatoire » :

 

le jardinier de ses rêves
qui conservera les feuilles vertes
de son désert intérieur. (p. 55)

 

Ainsi à mesure que l'on s'enfonce dans le désert, l'on est détourné du monde visible, du monde des apparences : « Tout ce qui est proche s'éloigne. [...] le désert n'est-il pas le révélateur d'un espace intérieur, son immensité, l'image de la profondeur intérieure et de l'immensité intime ?  Dans l'espace désertique, pareil à l'espace de la cécité ou à celui de nos rêves, le poète est à même de réaliser le passage du monde extérieur au monde intérieur, du visible à l'invisible »5, vers « la cité neuve de l’Enfance » (p. 24)

 

Ta présence en bordure de nos Orients
s’emploie à repousser le mal-être
et à lisser l’abrupt
afin que circule la sève du possible
lorsque la nuit s’engouffre dans la Nuit (p. 15)

 

Car le désert, lieu du silence, est aussi le lieu de la confrontation à l'absence. L'absence n'est pourtant pas une inexistence, l’invisible n'est présent à l'homme que dans son cachement. Ce mode de rapport à la présence découle de la grâce car il impose le face à face avec un être qui se dérobe. Il repose sur l'hypothèse d'un commencement qui ne serait pas manifesté, c'est-à-dire de quelque chose qui serait donnée et qu'on ne verrait pas. On ne trouve personne au lieu même où l'on attend quelqu'un. Endurer l'expérience du désert et de la solitude est une façon de renouer l’alliance mais aussi de rappeler la nature de l'alliance. Forger une alliance se dit en hébreu couper/casser une alliance. L'alliance est elle-même cassure et séparation. L’anneau de l’alliance est aussi l’anneau du symbole comme sumbolon, relation entre deux éléments dans lesquels nous avons une double relation, inverse : l’unité et la faille6. Le paradoxe mystique rejoint alors l'oxymore comme l'idéal du poétique. Ce qui vaut dans l’oxymore, c'est Sophocle qui nous l'a, l'un des premiers, appris, c'est cet angle absolu, impossible qui ouvre sur l'abîme. L'oxymore, au grand écart, déchire la poésie, et dans cette déchirure se donne l'éclat de la chose. L'oxymore est rencontre de deux lignes de virtualités, événement qui consiste à se séparer, à vivre l'exil, tout en étant lié en un point, dans une quête de l'Unité. La poésie échange perpétuellement la vie et la mort, elle est l'ambiguïté mère de toutes nos autres ambiguïtés. Elle tend un arc qui est ciel et souffrance entre ces deux pôles insaisissables. Le poème dit, par l’oxymore, le moment de la fracture et la recherche frénétique de l'union :

Car à même le Désert originel
[…] Il reste à travers nous ce peu de ciel
qui s’emplume de colombes
et se déploie :
présence et point de départ
plénitude et dépouillement. (p. 20-21)

La poète hôte de l’impouvoir, de la détresse et de l’errance ne perçoit du monde que des paquets d’intensité. Elle est la chercheuse d’or de ces brisures, elle est cette intonation. Réel à bout touchant, ce qui apparaît dans la pauvreté, le désert, la nudité. Et pour prendre, la poète se déprend, elle ne saisit au vif que dans le dessaisissement. Le poème est bifurcation tourbillonnante, sur fond de désert et de retrait.

Reste une poésie de ce qui se montre et se cache en même temps. Le poème manifeste une présence-là énigmatique, écliptique comme un battement, présence qui déroute toujours de nouveau le sens, la situation, la substance. C’est être littéralement dans le retrait de l’être qui est la condition de son apparition. C’est ainsi que l'amour traverse l'expérience du désert, de la séparation, de la cassure, de la rupture. Aimer un être suppose l'expérience d'un abîme infranchissable, l'expérience du désert :

Désert, ô poussière d’or !
Soleil en fusion avant de rejoindre
l’envers du temps » (p. 22) 

 

Ainsi le questionnement grave, métaphysique, ontologique sur le rien habite-t-il l’expérience du désert. Marquant ce passage extrême et vital, tout et rien, chez Nohad Salameh, sont mis sur le même plan, comme s'ils s'équivalaient ou pouvaient basculer de l'un à l'autre à tout moment, du Nada au Todo. Le Rien et le Tout semblent constituer les deux pôles du neutre, de ce qui est annulé, les allées ensablées, désertifiées du nul, du nu. Ces allées ensablées sont marquées d’empreintes et de vestiges archéologiques, lettres qui résistent au désert de l'histoire. Le désert se révèle comme métaphore de l'écriture dans les marges et sous les plis du texte, à travers le paradigme de la trace par quoi la poète cherche à construire un sens. Le désert est comme une feuille d'un livre entamée par le processus de l'effacement, document écrit en cours d'oblitération et le poème tente d’exploiter les possibilités qu'offre le désert pour dire les destinées de l'écriture entre inscription et effacement. Comme l'explique José Angel Valente le désert est un état d'écriture, un état d'attente, un état d'écoute et Jabès va encore plus loin qui écrit : « Le désert est bien plus qu'une pratique du silence et de l'écoute. Il est ouverture éternelle. L'ouverture de toute écriture. »7

L'effacement est ici consubstantiel à l'écriture. Le sable, en effet, n'est pas seulement le sédiment infini du désert : il est la matière du livre, de la mémoire du livre et touche à la dimension du temps et à ces « jeux avec le temps et l'infini » qu'évoque Borges8. Mettre en rapport le désert et la parole constitue une relation qui d'après Meschonnic a sa raison d'être : « Selon une certaine lecture de l'Hébreu, mettre en rapport le désert et la parole, ce qu'on a tant de raisons de faire, trouve sa preuve dans les mots qui les désignent »9. Comme le déclare Jabès : « Parler du livre du désert est aussi ridicule que de parler du livre du rien. Et pourtant, c'est sur ce rien que j'ai édifié mes livres. Du sable, du sable, du sable à l'infini »10. On entre dans le désert comme dans un livre.11 Il n'est pas de mot qui ne soit désert, pas de désert qui ne soit mot :

 

Et elle, la Dormeuse en position d’arc-en-ciel
rédige d’une main spacieuse
le livre de la durée circulaire. 

 

Mais le désert reste aussi impénétrable, aussi indéchiffrable qu'un livre. Et tous les livres sont, comme le dit Borges, une bibliothèque du désert. Dans ce désert, aussi concret qu’imaginaire, Nohad Salameh a recours à la mémoire, de cette mémoire qui est celle des lichens et de la terre, qui est celle de la pierre solaire, mémoire rêveuse des huit dormants d’Éphèse comme cette « Dormeuse de plein jour » dans « Mémoires du demi-sommeil » qui constitue la deuxième séquence du livre :

 

Elle parlait seule sur les marches du sommeil
lorsque les réminiscences
tel un vertige foudroyant
la saisissait par la nuque  (p. 35)

 

Multiplication du temps donnant de vivre une éternité, une extension de l’espace permettant d’habiter au large :

 

Garderait-elle en mémoire ces nuits plus longues
que les années
allumées de pierres noires
fumantes de mouettes immolées
ruisseaux de neige rouge. (p. 38)

 

 Car le présent, le maintenant, l’ici, sont aussi mémoire. La mémoire est une naissance perpétuelle qui traverse les strates du temps dans une transmutation. La mémoire est au présent, la mort et la vie coïncident, celle d’une présence à un maintenant, car la mémoire est l’instant. Il faut imaginer, pour tenter de comprendre cette poésie, un éternel devenir de l’instant, l’instant d’infini ne durant pas, mais portant à durer :

 

Combien de chemins n’a-t-elle parcourus
en ce désert de nulle part et de partout
à l’affût de l’imprenable (p. 53)

 

Et de l’instant d’infini, résulte le poids sans mesure de ce qui s’appelle vivre. Miroir du temps, la pierre est un être de mémoire, mais elle est aussi un être-là de l’écriture, faite de surgissement, de vigilance, de cette émergence d’une présence irréfutable dans le maintenant :

 

L’élue des terres lointaines
qui fait escale dans une forêt de vitraux (p. 68)

 

Ecrire chez Nohad Salameh, poursuit une solidité et en même temps semble voué au délitement de toute solidité : « Dans la robe de pierre qui confère vie à Isis » (p. 77). On ressent alors la fidélité à l’élan de vie. « Derrière un rideau de sommeil », une cinquième séquence, nous dévoile le monde des songes :

 

Songe plus loin que terre désertique
en marche dans les nervures nocturnes
ton rayonnement appartient à tout commencement. (p.90)

 

Ici finit un temps, ici commence une nouvelle ère. Cette cité où se redécouvre l’enfance. La poète est attachée au grand jeu des choses, dans la disponibilité, dans l’accueil au monde, un monde qui s’inverse et qui a réussi à retourner à l’envers, dans un mouvement d’involution comme les dunes d’un désert de sable, pour nous transporter vers une seconde enfance, une nouvelle naissance.

Pour reconnaître cette aspiration à la vie, il faut au poète se dilater dans le sens même de la vie, s’ouvrir indéfiniment, correspondre à ce constitutif élan, dans une coïncidence avec l’effort créateur que manifeste la vie. Nohad Salameh ressent ce lien du tout ensemble :

 

De transe en transe
sa chair soustraite à la matière
à toute pesanteur
confère vie et agilité à la nuit immobile
au cœur d’une île en partance (p. 98)

 

C’est pourquoi le désert, monde du songe, constitue, selon José Angel Valente12 un espace paradoxalement fertile, lieu originel de la parole, du rêve et d’un voyage en poésie.

Car c’est à un voyage initiatique vers l’enfance, l’adolescence et la création originelle de l’œuvre, que nous convie également Nohad Salameh dans Une adolescence levantine, texte autobiographique, nourri aux rives des deux cités millénaires de son enfance et de son adolescence : « Saïda/ Sidon et Baalbek/ Héliopolis » (Éditions du Cygne, coll. Mémoires du sud, Paris, 2024). De la première, sa mémoire d’adulte ne retient qu’un flash à la fois visuel et auditif : « la maison de Saïda/ Sidon qui jouxtait la mer et le port », d’où la famille déménage lorsque le père doit abandonner sa ville natale de Baalbek, cité où la jeune Myriam retourne régulièrement pour ses vacances chez sa grand-mère paternelle. L’influence de ces deux villes sur l’imaginaire et la naissance de l’écriture sera déterminante. Le passé immémorial des deux cités abritant, dans l’enfance de la jeune fille, les diverses cultures et religions du Moyen-Orient se côtoyant et s’interpénétrant sans aucun heurt ni confrontation, ouvre à Myriam les portes du rêve en la plongeant dans une réalité où le passé toujours puissant la ramène aux sources de toute civilisation. Sidon, la ville-royaume de l’antique Phénicie, la replonge dans la tradition homérique et biblique. Baalbek, cité aux monuments démesurés, abritant les sanctuaires les plus majestueux du monde antique, lui fait prendre conscience de la durée intemporelle des merveilles architecturales des mondes gréco-romains et stimule son imaginaire, l’aidant à pénétrer dans un espace mythique : « L’esprit de Myriam enclin à brouiller la distinction entre histoire et mythe » (p. 107). Parallèlement, les rêveries poétiques de la jeune adolescente, déambulant dans les labyrinthes des souks de Saïda/ Sidon, nourrissent les dédales de son inconscient en quête d’onirisme. Ces deux lieux identitaires, Saïda et Baalbek, symboliseront, dans toute sa création future, le cœur spatial de sa réflexion, le noyau tendre de ses errances nostalgiques, le point focal de deux cités historiques condensant les sortilèges du rêve et du demi-sommeil : « Baalbek, la ville du rêve infini » (p. 134). La découverte de la sexualité joue également un rôle important dans le développement personnel de l’adolescente. Sexualité liée, dans ses premières manifestations, à un sentiment de faute et de perversité, associée à l’idée de péché : « Sous le signe d’une telle insistante perversité s’inscrivit l’étape majeure de son adolescence ». Cette étape se révèle essentielle pour l’écriture qui prend alors son envol en tant que substitut de l’élan érotique. Peu à peu, l’adolescente saisit la dimension de la création littéraire. A ses yeux, celle qui joue avec les mots s’identifie à une sorte d’alchimiste, transformant le silence en langage. La maladie grave d’une mère chérie, le deuil d’un oncle aimé l’amène ensuite à réfléchir sur son statut précaire de mortelle et sur l’immortalité potentielle de l’écriture. Les rapports privilégiés de son pays, le Liban, avec la France et ses études dans des établissements français orientent enfin son choix vers la langue française, langue qui restera langue de prédilection pour son écriture. Nohad Salameh, prématurément, du fait de son éducation religieuse chrétienne, consciente de la faute, s’inscrit ainsi dans la lignée des grands poètes jouviens : « Soutenue par ses hautes lectures, elle avait prématurément la conscience de la chute ». A la débauche palpable, elle privilégie les orgies de l’imaginaire, autrement extatiques que la drogue et la fleur de pavot. L’adolescente, sans porter de jugement, cherche ainsi à se réaliser grâce à des moyens plus sublimes que les paradis érotiques ou artificiels et cela par la spiritualité et l’écriture. La rêverie sur le passé devient pour l’autrice moyen d’accéder à l’extase par une forme de voyage mentaux et de migrations. Semblable par bien des points au personnage de Paulina 1880, Myriam assiste aux offices religieux du dimanche « ces dimanches extatiques où elle se hâtait d’aller croquer l’hostie d’un Christ vêtu de sa somptueuse douleur : que d’un trait de regard, il donne l’absolution à ses péchés ! » De toute évidence, le sacré se vit comme une forme d’extase, se révélant par une aspiration sublime et une volonté d’accomplissement allant jusqu’au sacrifice (p. 114). Se rejoignent, en effet, rites païens et rites chrétiens, communions, sacrifices ou hiérarchies sacerdotales (p. 121).

L’écriture par sa force de transmutation alchimique, devient, alors, ce vrai et seul moyen d’atteindre l’extase : « Sa prise de contact avec les mots s’opérait avec la totalité de ses sens, interpelant un univers extatique » (p. 70) et l’extase de l’écriture nous ramène à l’enfance et à l’adolescence levantine où les rêves et la création prennent racine et naissance.

 

Notes

1. Dimitri T. Analis, « L’empire du vide », Dédale n° 7 et 8, printemps1998, éd. Maisonneuve et la rose, p.158.

2. Marie-José Mondzain, « Les voix qui crient dans le désert », Dédale, p. 357.

[3] Ibid, p. 357.

[4]Ibid, p. 362.

[5]Oumama Aouad Labrech, "Le vertige horizontal/ Borges", Dédale, p. 439.

[6] Shmuel Trigano, « Le désert de l’amour » Dédale, p.331.

[7]Jabès cité par José Angel Valente, « Trois fragments », Dédale, p. 169.

[8]J-L Borges, Obras Completas, T2, Barcelone, Emécé, 1989, p. 186.

[9]Henri Meschonnic, « Génie du lieu et génie de la langue », « midbar : désert et davar : parole en hébreu », Dédale, p. 313.

[10] Edmond Jabès, Le livre des ressemblances, L’imaginaire, Gallimard, 1976, p. 148.

[11]Anne Wade Minkowski, « Désert dans les langues », Dédale, p 443.

[12]Cité par Olivier Houbert, op cit.

 

Présentation de l’auteur




Gérard Leyzieux, S’accélère le rythme des heures et autres poèmes

 

S'accélère le rythme des heures

Vitesse au cœur, fuit l'instant

Et te percutent les soubresauts des secondes

Battements impulsifs de heurts incertains

S'accélère encore la crainte des mains

La chute silencieuse du lendemain

Impression d'échos immémoriaux

En ton corps ce trouble qu'exister admet

∗∗∗

Chaque seconde t’érode

Bombardé de toutes parts

Ton corps se fait et se défait

Ton corps s’use et se construit

Chaque seconde t’accorde au monde

Bousculé, bouleversé, sans cesse meurtri

Ton corps participe à la communication planétaire

Chaque seconde tout au long des jours

Ton corps n’existe que par l’intégralité de l’univers

Et quelques-unes de ses pensées affleurent au bord de tes lèvres

∗∗∗

Souffle lent plein d'aisance

Les bruits au-dehors du corps

T'arrivent par vagues successives

Plane le bleu sur un fond blanc

Vogue l'horizon en ta mémoire

Et la musique des éléments

Et les sourires des amants

Et les parfums enlacés des ans

T'enveloppent d'oublis suaves

Évacuant les débris des tempêtes anciennes

∗∗∗

Jour sombre sourd au soleil

Couleurs sans teint ni rose

Fondent les heures sur la nature à la démesure

Pendant que tu laisses ton corps à son usure

Au même endroit s’écrivent des histoires différentes

Au même moment s’écoulent les flux différemment

Siffle le merle sous l’éclaircie

Et rugit le lion des contrées éloignées

Mais la journée entre en son crépuscule

Bientôt tout s’emplira du silence de la nuit

∗∗∗

La rue a éteint ses lampadaires d’hiver

Tout est ombre en l’absence d’astre solaire

Quelques reflets du passé meublent la brume

D’où émergent de glabres et ladres candélabres en balade

La campagne s’est couchée sous un drap blanc

Et sous l’image lunaire le silence reste clair

De l’horizon océanique un écho de l’été vient déverser sa mélodie

Mais les sons s’estompent à la ouate qui nourrit l’air

 

Présentation de l’auteur