Au fil des mots : Rencontre avec Catherine Pont-Humbert

Catherine Pont-Humbert est une voix singulière dans le paysage poétique contemporain, dont la sensibilité et l’engagement se révèlent à travers une écriture à la fois raffinée et audacieuse. Figure incontournable pour ceux qui, comme nous, cherchent à redécouvrir le pouvoir des mots, elle a su conjuguer tradition et modernité, explorant avec finesse les méandres de l’âme humaine et les reflets de notre monde en perpétuelle mutation. Elle est également une figure essentielle dans la transmission de la poésie, qu’il s’agisse d’émissions radiophoniques ou d’animation de débats dont les invités, découverts ou mis en lumière par son professionnalisme, ne se comptent plus.

Dans cette Rencontre, nous aurons le privilège d’aborder avec elle les sources de son inspiration, son cheminement artistique et les questions essentielles qui traversent sa pratique poétique. Passionnée par la capacité du langage à transcender le quotidien, Catherine Pont-Humbert nous invite à repenser notre rapport à la poésie, à explorer ses dimensions sensibles et à célébrer la beauté des mots dans leur plus simple expression. Elle évoquera particulièrement son dernier recueil, Quand les mots ne tiennent qu'à un fil, épopée poétique,  prix Venus Khoury Ghata 2025.

Chère Catherine, tout d'abord, pourquoi, comment, la poésie ?
Depuis toujours je dirais. Je crois que mon désir de poésie remonte à ce moment décisif où l’apprentissage du langage m’a permis de comprendre que les mots faisaient exister les choses en les désignant. Or j’ai souvent ressenti un décalage entre le mot que l’on me proposait pour désigner une réalité et la façon dont je percevais cette réalité. J’aurais volontiers choisi d’autres mots si l’on m’en avait laissé la possibilité. J’en aurais volontiers inventé d’autres. Je presentais qu’une autre histoire, avec d’autres mots, pouvait s’écrire et qu’il m’appartiendrait un jour de le faire.
De ce premier élan est sans doute née la poésie. Et puis la poésie c’est aussi une manière d’être dans le monde, c’est un rapport avec la beauté, qui aiguise une sorte de vigilance et d’attention aux choses.
La poésie c’est d’abord cette ardeur ressentie très tôt dans l’enfance qui ne m’a jamais quittée, un élan pour réduire la distance avec le monde, les êtres, les émotions, m’approcher au plus près des choses, tenter de toucher le mystère. Les mots mystère et secret reviennent d’ailleurs souvent dans mes textes. C’est l’insaisissable qui m’anime.
La poésie je crois, c’est se positionner dans le mystère.
Tu as permis de faire découvrir la voix essentielle d’Edouard Glissant, et de nombreux autres poètes. Peux-tu évoquer comment tout ceci est arrivé ?
A l’époque où je travaillais à France Culture (pendant plus de vingt ans) j’ai eu de nombreux dialogues avec des poètes. Avec des romanciers aussi, et des peintres également.
Edouard Glissant, en effet, chez qui poétique et politique sont adossées l’une à l’autre. Son œuvre s’est développée au carrefour de la pensée et de la poésie, dans un mouvement d’émancipation poétique et politique (au sens large du terme) d’une grande puissance que j’ai très vite reconnu et voulu contribuer à faire entendre au plus grand nombre.

#64secondes c'est le bonus de #64minutes avec Catherine Pont-Humbert, TV5 Monde.

Mais aussi Andrée Chédid, elle pour qui le mot fraternité était un mot de passe, elle chez qui la réconciliation entre les contraires dominait toujours, elle m’est vite apparue comme une poète du cœur et du corps. Cette dimension « incarnée » de la poésie étant une des caractéristiques de ce que j’écris.
Je crois que cette époque de la radio a tout simplement nourri et enrichi un terreau sur lequel a poussé ma poésie.
En plus des rencontres avec des écrivains qui m’ont marquée (il faudrait ici ajouter le nom d’Henry Bauchau au nombre de ces rencontres marquantes), il y a eu les voyages nombreux qui ont entretenu la nécessité de l’écriture. Partout où je suis allée j’ai gardé l’écriture avec moi (Les lits du monde). Le monde m’a appelée. Je me suis frottée aux différences, et notamment aux diversités des langues, expérience fondamentale pour moi.
Dans quelles conditions as-tu écrit ton dernier livre, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil - Épopée poétique ?
Dans la réclusion absolue, condition indispensable pour me permettre de terminer un livre. Je dois pouvoir me détacher de tout ce qui constitue mes repères habituels pour achever un livre.
Au-delà de cette réponse factuelle, je crois que ce livre là, je le porte depuis des années. Il s’est nourri de toutes les expériences que les langues et les mots ont pu m’offrir, de toutes les « initiations » qu’ils m’ont apportées.
Il y a chez moi une sorte d’obstination à vouloir creuser, à forer sans cesse le langage, à chercher ce qu’il y a dessous que ce livre restitue bien.
L’interrogation sur les mots, sur le langage traverse de bout en bout Quand les mots ne tiennent qu’à un fil.

Pourquoi une épopée ?
Parce qu’il s’agit d’un voyage dans les mots, avec les mots, qui prend en charge aussi bien le temps que l’espace.
Le poème rejoint l’absence de temps déterminé et d’espace contenu. Il traverse le temps, le fait exploser, et enjambe les lieux clos pour ouvrir des étendues infinies.
Je tire un fil sur lequel les mots viennent s’arrimer pour entrainer dans leur sillage. Il y a un foisonnement de l’épopée qui me plait, et une vitalité aussi qui renvoie aussi bien à l’enfance qu’à l’ailleurs.
En quoi Quand les mots ne tiennent qu’à un fil constitue un tournant dans ton œuvre ?
Mais je crois que chacun des livres que je publie constitue un tournant !... parce que chacun représente une aventure. Pour répondre plus précisément, d’un point de vue formel, c’est la première fois que j’écris un livre de prose poétique. Conçu en sept chapitres avec un prologue et un épilogue, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil déploie un récit qui le rapproche de formes littéraires hybrides, là où prose et poésie se rencontrent, se bousculent, se relient.
Pratiquer le mélange des genres, décloisonner les esthétiques est important. Je me rends disponible à chacune des formes.

Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu'à un fil, épopée poétique, éditions La Teêt à l'Envers, 2025.

Et maintenant, une autre étape sur ce chemin incontournable qu’est l’écriture ?
Oui, deux projets très différents, un livre de poésie versifié d’une part, et un récit consacré à un peintre de l’autre. Un livre qui essaie de se confronter à une question : comment mettre des mots sur une œuvre picturale, la peinture est muette ou plutôt elle est une parole qui se tait. Alors j’essaie de toucher le silence, ce silence qui donne accès à l’invisible… Mais ces deux projets sont encore trop embryonnaires pour que je puisse en parler vraiment.

Présentation de l’auteur




Le Corps-texte de Julien Bucci

Art-thérapeute, auteur et comédien, Julien Bucci a fondé à Lille la Cie Home Théâtre dont le projet se consacre à l’oralité et à l’écriture, dans une démarche de transmission auprès d’un large public. Il se définit comme un "acteur de la lecture, animateur de l’écrit", et intervient en tous lieux pour partager sa passion de la langue. Ainsi propose-t-il des interventions biblio-thérapeutique en milieu hospitalier, et a inventé le Serveur Vocal Poétique, dont il est le directeur artistique. Relier, aider, soigner, est la mission qu'il confie aux mots, à la poésie, et celle à laquelle il consacre son énergie, à travers ses mises en oeuvre dont il a accepté de nous parler. 

Vous avez fondé la compagnie Home Théâtre, qui a pour devise « Poésie à tous les étages ». Pourquoi la poésie et le théâtre ? Pouvez-vous nous dire pourquoi le théâtre est essentiel à la poésie et/ou vice versa ?
Je ne sais pas si le théâtre est essentiel à la poésie mais j'ai la conviction que le théâtre est un formidable « recours » pour (re)vitaliser la poésie. Une poésie que je souhaite défendre à l'endroit du vivant plutôt que de la survivance. Au mot théâtre, je préfère celui de théâtralité, avec ce suffixe qui le rend dynamique. Un suffixe « formateur de très nombreux substantifs féminins de l'inanimé » (CNRTL). L'oral-ité, la corporal-ité, la performativ-ité... revitalisent l'inanimé. Voilà l'immense intérêt du théâtre à l'endroit de la poésie : réinsuffler du souffle et du mouvement au cœur même d'un médium qui peut avoir tendance à se rigidifier voire à se momifier (dans une forme imprimée, dans des contraintes stylistiques...).
La poésie part du corps (de celui ou celle qui écrit) pour aller au corps (de celui ou celle qui lit). Et le théâtre est un art de médiation, qui relie les corps. Médiatisée par le théâtre, la poésie prend forme. Elle se matérialise. Elle se projette, s’adresse. En s'initiant au jeu théâtral, on aborde très vite la question de l'adresse. Toute l'énergie de l'acteur ou de l'actrice est « portée vers ». On monte sur scène car il y a une urgence à transmettre (un message, un aveu, un élan, un désir...). Cette urgence, cette nécessité du dire, est un train d'union entre l'écriture poétique et le jeu théâtral.
Entre autres mise en œuvre de ce croisement entre la mise en scène et le poème, vous avez mis au point le Serveur Vocal Poétique (SVP) et des lectures téléphonées. Pouvez-vous dire de quoi il s’agit ?
Il y a d'abord eu les lectures téléphonées, à travers le dispositif Biblio-fil que j'ai coordonné pendant le premier confinement de 2020. C'était un projet solidaire où des professionnels du spectacle (principalement) offraient des lectures de poèmes au téléphone. Et c'était, à nouveau, le souhait de créer un lien par les mots, malgré nos isolements forcés. En deux mois, on a offert 1800 lectures à des personnes de tous âges. C'était très fort d'appeler des anonymes pour leur adresser de façon aussi intime des poèmes. On ne se voyait pas, on ne savait rien de la personne qu'on appelait. Pour autant, à chaque fois, une rencontre avait lieu. Elle se cristallisait autour des quelques mots d'un poème. Quand nous avons été reconfinés en octobre 2020, la question s'est posée de relancer ou non Biblio-fil. Je n'ai pas souhaité réactiver le dispositif sans avoir trouvé au préalable une économie afin de pouvoir rémunérer l’équipe. C'est à ce moment qu’est apparu le Serveur Vocal Poétique (SVP) : un numéro de téléphone gratuit qui permet d'écouter jour et nuit de la poésie. L'interface est très simple. On interagit avec le clavier de son téléphone : un poème surgit. Les lectures sont « adressées » tout en étant peu projetées en termes d’intensité vocale. Le poème se dépose de façon feutrée, avec une certaine précaution, dans le creux de l’oreille. Le SVP propose, littéralement, une forme de bouche-à-oreille.
En quoi ces dispositifs amplifient-ils la portée du poème ?
La force du SVP c’est son immédiateté (accès jour et nuit) et son accessibilité. Quand on compose le numéro, on entend dès l’accueil : « Jour et nuit, à toute heure, un poème vous écoute ». Avec l’idée d’une réflexivité de l’auditeur ou de l’auditrice qui peut se lire et « s’écouter » à travers les poèmes. Le SVP est diffusé sur de multiples canaux. Il déploie un écosystème composé de plusieurs lignes téléphoniques, d’anthologies publiées par La Chouette imprévue, d’affiches-poèmes téléchargeables, de performances… En 5 ans, le SVP s'est fortement développé, tout en restant aligné avec son intention de départ : mettre en relation des langues poétiques actuelles et un très vaste public, de tous horizons, connaisseur ou non.
Vous offrez aussi aux nombreux publics auxquels vous vous adressez des performances. Comment pourriez-vous définir cet art ? Et comment la poésie s’y met-elle en œuvre ?
Il y a une différence notable entre la représentation théâtrale, qui est une reproduction d’une création fixée (dans le temps et l’espace) et la performance, qui s’inscrit dans un temps précis, unique, de fait rarement reproductible. La performance ne s’interdit aucune association avec des médiums comme l’improvisation, la danse, la peinture, la vidéo, le dessin, la musique… La performance est une forme artistique dotée d’une grande plasticité. Elle offre davantage de libertés formelles que la représentation théâtrale, extrêmement codifiée. Il y a par ailleurs une relation au public souvent plus impliquante, plus engagée. Sa dimension éphémère, sa rareté, amplifiant la portée du moment.
Vous proposez également des entresorts poétiques. Pourriez-vous expliquer de quoi il s’agit ?
J’aime beaucoup arpenté les festivals de théâtre de rue. Il s’y invente des formes étonnantes, souvent innovantes. C’est le théâtre de rue qui a réhabilité l’entresort, une forme associée au théâtre forain et aux spectacles de curiosité, très populaires au XIXe siècle. Le mot entresort, déjà, est magnifique. Il dit littéralement ce qu’il est : on entre puis on sort. Un rabatteur vous approche. Il vous garantit un spectacle époustouflant : à l’intérieur, vous pourrez frémir devant la femme à barbe ou l’homme sans tronc... Mais pour le moment, vous ne pouvez rien voir. Alors vous entrez dans une baraque de foire. Quelque chose est montré. Une chose sensationnelle. Pas le temps d’épiloguer, il faut déjà sortir ! En s’inspirant de cette idée d’attraction basée sur l’intensité, j’ai mis en scène L’institut de beautés littéraires, qui est un salon de beauté rétro où le public est accueilli dans des cabines de soins individuelles pour recevoir un « soin poétique » à base d’extraits de poèmes. Le comédien ou la comédienne lit le poème en très grande proximité, ce qui permet même de le chuchoter. Les poèmes que je sélectionne sont brefs mais très puissants, extrêmement expressifs. Le public est souvent « cueilli », ému. L’institut de beautés littéraires est une espèce de manège à sensations poétiques. On retrouve, dans une certaine mesure, l’aspect sensationnel (lié aux sensations) de l’entresort originel.
Qu’est-ce que la mise en voix, ou le théâtre, apporte au poème ?
Poser une voix sur un poème (en le lisant à voix haute ou en le déclamant), amplifie sa musicalité et son rythme. On pose un pied dans le son et un pied dans le sens. Et ça balance continûment. La mise en voix du poème est presque une évidence. Et mise à part une certaine poésie de type lettriste ou visuelle, la poésie est façonnée par et pour la bouche. C’est de cette manière que la majorité des poètes et poétesses écrivent : dans l’atelier de la  bouche, en faisant des crash test à voix haute. Ça passe, ça file... ou ça repart en atelier. La bouche opère un polissage très fin de l’écriture. C’est avec la bouche et la voix qu’on écrit. Il est donc naturel de faire revenir la poésie à son lieu de départ, au foyer de la bouche. La poésie est écrite en ce sens, pour être portée à voix haute. Je suis en revanche très circonspect sur l’exercice imposé de la récitation poétique. Il serait tellement plus profitable d’inviter les enfants à lire à voix haute de la poésie, la lire tout simplement, sans nécessairement l’apprendre par cœur (et les en dégoûter).
Pensez-vous que la poésie soit plutôt lue, ou plutôt écoutée, par les jeunes publics ? Le théâtre et la prestation scénique sont-ils des moyens de les rencontrer ?
Quand l’enfant est lecteur de façon autonome, il peut lire lui-même la poésie, intérieurement ou à voix haute. Mais avant cela, l’enfant a besoin d’une voix tierce pour rencontrer les mots écrits et qu’ils résonnent en lui. Comme toute forme littéraire, la poésie a besoin de voix passeuses d’écrit. Ce sont des médiations essentielles, qui vont conditionner le parcours futur du jeune lecteur et de la jeune lectrice, et leur envie de poursuivre ou pas ce parcours, en toute autonomie. Le spectacle vivant, à nouveau, est un des médiums possibles pour stimuler la découverte poétique mais ce n’est pas le seul. Quand j’interviens dans des classes, on me demande souvent : « Combien de temps faut-il pour écrire un livre ? ». Je réponds systématiquement qu’un auteur ou une autrice n’écrit pas « des livres » mais qu’il ou elle écrit des mots, des phrases… Et il arrive, parfois, que certains textes prennent la forme de livres. Ce qui est publié est une toute petite portion de ce qu’on écrit. Pour autant, tout ce qu’on écrit peut être partagé, de multiples façons : par la lecture à haute, la performance, l’enregistrement audio, l’affichage, la vidéo, l’installation… Ce qui me semble important, c’est de multiplier les voies d’accès à la poésie, en privilégiant la surprise, le jeu et l’exploration. C’est l’intention première de mon recueil « Poèmes joue ! Joue », qui est un cahier de jeux poétiques publié par La Boucherie littéraire. Un recueil qu’on peut colorier, plier, raturer, écouter… et, accessoirement, lire ! Tout, dans ce livre, invite au jeu et à l’appropriation de l’objet. Tout cherche à dire à l’enfant : « prend le chemin que tu veux, explore, essaie, joue ! ».

Présentation de l’auteur




Marie Murski, Ailleurs jusqu’à l’aube

Les éditions Les Hommes sans épaules publient l’ensemble des poésies de Marie Murski, poétesse singulière d’origine polonaise qui vit actuellement en Bretagne, et dont l’œuvre d’une grande sensibilité est ici réunie, depuis Pour changer de Clarté, paru en 1977, sous le nom de plume de Marie-José Hamy, suivi par Le Bleu des rois (1983), Si tu rencontres un précipice (1988), La Baigneuse, et enfin Le Grand Imperméable.

Marie Murski a rejoint le comité de rédaction des HSE en 1989, avant de disparaître pendant quatorze ans de la scène littéraire. Elle réapparaît en 2007, reprend son nom de jeune fille, et publiera notamment un récit, Cris dans un jardin. Nous ne reviendrons pas ici sur la violence conjugale subie par Marie Murski, qui est rappelée par Christophe Dauphin dans sa préface. Mais l’enfance traumatisée, « l’enfance à la mine de plomb » est déjà présente dans les recueils qui précèdent chronologiquement la fatale rencontre.

Car la poésie de Marie Murski est un jardin, c’est-à-dire un lieu changeant ou s’expriment toutes les saisons de poésie, un lieu de vie, et un lieu de mort. Je pense en la lisant aux roseraies d’Apollinaire d’Automne malade, où le vent souffle, aux vergers vénéneux, où il a neigé ; chez Marie Murski,

L’automne est en sursis

Lèvres fendues en leur milieu
puis ouvertes en vol d’hirondelles
se parjurent d’onguents cireux
nommés rouge sang dans les couloirs de la mort.

Marie Murski, Ailleurs jusqu’à l’aube, Les hommes sans épaules, 2019, 20 euros.

Le jardin de Marie Marie Murski est un jardin intime où s’épanouissent -  et avortent parfois - d’étranges images qui rappellent celles d’André Breton ou de Philippe Soupault. C’est un jardin où se rejoue, se recompose en permanence, un drame personnel. La poète rebat les cartes et remodèle son territoire.

Ce jardin est aussi le lieu où se pressent l’intrusion, où la violence n’est jamais très loin :

 

Décisive cette main qui déshabille
qui se taille la part du lion
et crachote dans mes crocus 

 

Mais on y trouvera aussi un érotisme floral qui prend le temps de s’épanouir, notamment dans le recueil La Baigneuse :

 

laisser la légèreté
dans son plaisir
la lenteur du fruit
autour du noyau 

 

La poète nous livre une anatomie intime, à travers les images d’un corps-jardin, qui devient parfois un corps-paysage, et aussi un corps-mémoire :

Certains nuages restent
sous la peau 

Mais le jardin de Marie Murski est aussi un laboratoire, un lieu de renaissance et de re-création, dont l’enchantement procède d’une animation virevoltante, parfois éperdue, d’abord parce que c’est un lieu habité de présences, un bestiaire dont la poète entend l’appel ambivalent :

Le rêve a ses raisons
des raisons de loup dans une forêt verte

Et si je cours sans cesse
c’est pour passer sans regarder
les petites têtes hilares
qui partout
jaillissent des troncs d’arbres 

Des voix tantôt harcelantes, tantôt consolantes.

Inlassablement la poète est

 

Dragueuse d’infini
porteuse d’eau dans le combat des heures

 

on ne compte plus ses incarnations, « toupie » (rêve d’un mouvement perpétuel ?), ou lutteuse qui ne souhaite pas « mourir gentiment », et qui oppose à la fixité glaçante de la mort la virtuosité du verbe. Déjà, enfant, elle « tournait à l’envers ». N’est-ce pas la vocation du poète d’aller contre la rotation habituelle du monde ?

Le jardin est juste en-dessous du ciel, comme chez Verlaine le ciel est par-dessus les toits. On lira aussi des poèmes plus contemplatifs comme celui qui est dédié à Hubert Reeves, où la poète « chavire en boule de vertige ». Sage-femme de son métier, Marie Murski accouche aussi les étoiles :

Au-dessus il y a les étoiles
qui sont mes sœurs on le dit et c’est vrai
nous avons le même ventre dur
fécond dans l’éternité 

Nous l’avons dit, le jardin de Marie Murski est un jardin violenté, un jardin saccagé, et pourtant, par la puissance du langage, elle fait entendre, dans des poèmes parfois difficiles, une voix dont les échos résonnent longtemps en nous, s’enracinent douloureusement dans la sensibilité du lecteur, y plongent des racines écorchées, à vif, palpitantes.

La poésie a sauvé la vie de Marie Murski, qui ne cesse de « vider ses poches », comme le petit Poucet rêveur de Rimbaud égrenant des vers. Et en effet, l’appel d’un départ se fait entendre souvent :

Partir vraiment
comme un pied qui s’écarte du continent.

Voici pour l’ailleurs.

Et pour terminer, je cite intégralement le magnifique poème qui termine le recueil Si tu rencontres un précipice, où la mort est évoquée dans un élan nuptial :

 

Qu’elle vienne
au galop comme dans les terres dangereuses
ou patientes comme les filets d’oiseleur,
mais
que son ombrelle ne soit pas tranchante
aux abords de mes yeux
qu’elle sache avec délicatesse
ôter la bulle d’air enroulée à mon doigt
qu’elle m’enserre doucement
dans son simple éclair 

Voici pour l’aube.

Présentation de l’auteur




Daniel Kay, Le perroquet de Blaise Pascal

Variations sur l’inachevé est le sous-titre de ce livre-poème tripartite composé de centaines de fragments, d’une seule ligne, de plusieurs, de petits paragraphes, le tout diversement inspiré, bariolé, spontanément improvisé. Sa visée, son pourquoi : une méditation sans clôture sur l’étonnante puissance du peu, qui peut s’avérer éclair, mais sans prétention totalisante, baignant dans sa légèreté, son intime mais frêle caresse des phénomènes qui sont et des mots qui surgissent pour les honorer.

Et ceci sans aucun poids théorique (ce ‘fascisme’, PBP27), puisant plutôt dans les forces de l’instinct, de la modestie d’un non-savoir, d’une ouverture quant à la question des valeurs de l’art, écrit ou pictural, face à ce ‘parfum de mystère’ flottant partout sur la terre (53).

Fragment, ébauche, esquisse, note de carnet, de cahier : acte et lieu d’un in-fini, d’un aller-dans-le-sens d’un sens, cet ‘aller [qui] me suffit’, écrivait Char, geste pour frôler cet incessant ‘papillonnement’ (56-7) de tout ce qui est, qui à la fois résiste à nos nominations et les incite, inlassablement aussi. En voici quelques traces :

Daniel Kay, Le perroquet de Blaise Pascal, Éditions des Instants, 2024, 128 pages, 15 euros.

* Ponce Pilate à l’occasion de présentations pratiquait brillamment l’art de la formule. 

* Il semble y avoir un aspect inactuel dans la pratique du poète ou du penseur qui décide de faire une œuvre fragmentaire. Inactuel ne veut pas dire nostalgique, encore moins passéiste ou réactionnaire mais la tentation de s’inscrire dans une temporalité, voire une historicité différente, légèrement décalée.

* Considérer le fragment comme un genre c’est du même coup manquer le fragment.

* Princier chez les romantiques allemands, le fragment, chez les modernes – Char mis à part – peut paraître moins recommandable. Presque voyou. Mauvais genre. Voir Scutenaire.

* L’encre du chemin. Par petites flaques.

* […] Le Titien en ses dernières années invente une sorte de tachisme figuratif insolite à la fois grandiose et ténébreux. Les dernières œuvres inachevées et retouchées avec les doigts semblent bien loin des compositions chatoyantes aux teintes délicates, aux lignes parfaites qui ont fait la gloire de l’artiste. Une porte s’ouvre déjà sur la Terribilità que développera l’inquiétant et sublime Tintoret.  (98-9/117)

‘Inachever’, verbe intransitif, mais aussi, déclare Daniel Kay, transitif, poussant à reconnaître l’infinissable, cet aspect de l’être qui semble exiger qu’on demeure ‘dans l’Ouvert’ (24), dans le tao, le fleuve inarrêtable de l’ontos où notre poïein peut choisir de nager, en savourant les infinies différences de sa mêmeté, comme dirait Deguy, leur pullulement, ceci sans vouloir en diminuer la murmurante symphonie insaisissable par le biais d’une écriture orgueilleuse. Le livre de Kay, comme d’ailleurs ses Petits pans de Proust (2022) et Vies héroïques (2024), un foisonnant ensemble de touches, de ‘petits pans’, sans rien posséder, sans aucun sentiment d’une domination, d’avoir réalisé quelque chose de définitif, d’absolu. D’amicales étreintes plutôt, fuyantes, instinctuelles, sans aucune idée de parachèvement. Le cœur ‘primant sur l’esprit’, affichant ses ‘tendresses’, souligne Kay dans Petits pans de Proust (68; 91), et parfois son désir de jouer, d’inventer, l’histoire du perroquet de Pascal en témoignant, pure fantaisie, objet devenu objeu et objoie, dirait peut-être Ponge, fait d’aisance, de grâce, parfois de frivolité. Et chaque fragment une esquisse, un humble peu devant cet ‘incommensurable’ (71) de notre demeure cosmique, humble mais jamais un rien, du néant. Toujours un remerciement, une gratitude. Cérémoniels, solennels, souriants, joyeux. De petits signes ou marques en-deçà de toute arrogance signifiante, stipulative, de tout abstractif totalitarisme. Un livre-poème de petites libertés. ‘Le marcheur  réinvente constamment, écrit Kay, le souffle du paysage’ (41). Ce beau livre-poème, acte et lieu de mouvance, de variation, d’une ‘grande passion se nourri[ssant] de l’inachevé’ (37).

L’inachevé, alors, ce peu sans insistance, sans lourdeur, ce ‘génie de la brièveté’, dit Joubert, que Kay cite (45); ce petit joyau du discontinu, de l’éphémère, d’un ineffable. Et ‘pour tout atelier le chemin’, ce petit sentier qui traverse la vaste, fourmillante vie, lieu d’inattendus, de spontanéités, d’inhérences, où, si souvent, manquent nomenclature et taxons, de simples adjectifs préférés (110). Le fragment, l’ébauche, plutôt que d’offrir raisonnement, logique, permet une présence suffisante, comme dans les arbres d’Alexandre Hollan (38) ou les derniers portraits esquissés de Léonardo et Michelangelo (passim), unis enfin par le biais de telles beautés splendidement improvisées malgré leur parcours conflictuel. Loin de viser un art-pour-l’art, cette textualité repliée sur elle-même, l’inachevé salue l’instant pour, étreignant sa mortalité, lui offrant sa main, lui dire adieu… pour l’instant, quitte à redémarrer, se rouvrir à ce qui est, sans penser à aucune fin, à la ‘guillotine’ de quelque point final (28). Inachever, ce geste qui frôle une petite et fuyante ‘quintescence’, ajoute Daniel Kay dans Petits pans de Proust (60), tombant amoureux de sa surgissante, papillonnante interface avec l’indicible essentiel au cœur de chaque chose, chaque moment, chaque aperçu ou sensation. Vivant cette microplénitude ontologique qu’est, destinalement, tout peu, tout petit pan, toute ébauche, tout fragment.

Présentation de l’auteur




Luce Guilbaud, La perte que j’habite

La “seule voix qui vaille”1

Partager l’indicible de la perte et prendre appui sur les mots pour tenter d’habiter le seul lieu “qui vaille”, celui de l’absence.

Dans ce recueil au titre programmatique, en écho à la très belle épigraphe de Jean-Paul Goux, Luce Guilbaud engage la première étape d’un chemin de deuil qui s’avèrera progressivement, mais avec évidence, une “leçon de présence”2.

Dès l’ouverture du livre adressé à l’aimé, au compagnon de toute une vie, Louis, “prince amer de l’écueil”, le poème en effet affirme “(vouloir) penser”, explorer ce lieu de l’absence, si fortement présent : “Tu me suis   m’appelles en silence / (...) t’effaces / et pourtant pèses    si lourd”.

C’est dans son propre corps, fouillant la déchirure, dans le poème lui-même, interrogeant le pouvoir des mots, et dans le paysage du jardin et des marais, parcouru avec l’aimé et qui a irrigué tant de ses oeuvres poétiques ou plastiques, que Luce Guilbaud tour à tour mène sa quête.

à ton corps dispersé / jusqu’à mon explosion

Luce Guilbaud, La perte que j’habite, avec un dessin de Sylvie Turpin, Coll. Cahiers du Loup bleu, Ed. Les Lieux-Dits, 2023.

Si la poète peut dire la douleur de la perte et “réveiller les couteaux” des souvenirs, c’est qu’elle sait qu’“on peut vivre (...) dans la déchirure. On peut très bien."C’est qu’elle sait, et nous le fait comprendre, que la perte trouve refuge en son propre corps, qu’elle en redéfinit la géographie.

Que l’explosion n’est qu’un temps, comme n’est qu’un temps le cri (“ce qui rugit depuis le gouffre /        ————— je ne l’oublierai pas ! // jamais ne me sera rendu /      l’éclat des lucioles dans la chambre ni /      le regard qui me disait vivante”).

Que le cri de douleur est cri d’amour (“aimer toujours      aimer encore / c’est maintenant toujours /            et j’y suis toute entière”).

Et que pour “avance(r) dans cet entre-deux de désastre” est le poème.

 

maintenant que les mots m’abandonnent (...) / dis-le moi / toi qui marches devant

 

La sidération de la perte provoque d’abord chez la poète une véritable aphasie. Mais la “muette liée” n’a que les mots pour se confronter à cet indicible. Elle cherche donc “entre les mots /                là où l’on n’entend / ---------- Rien” et la page se creuse de blancs, parfois aussi de signes graphiques (lignes, tirets).

Sans cesse mesurer l’insuffisance du langage et son “bruit d’illusion”, sans fin pourtant reprendre le métier. Tisser. Et faire texte.

Et pour cela, elle prend appui, dès le troisième poème, sur les mots des autres.

Ceux de Louis, “qui marche devant”, dans une si juste inversion de l’image d’Orphée conduisant Eurydice hors du monde souterrain, car c’est bien l’aimé disparu qui la guide alors sur la voie du poème et le chemin de vie.

Ceux des pairs aussi :  Georges Séféris, Roberto Juarroz, Pascal Quignard, Marina Tsvetaïeva, Aimé Césaire, Howard Nemerov et Louis Aragon qui semblent, tous deux à leur manière, dans les tous derniers textes du recueil, délivrer les clefs de sa lecture : “(...) les poèmes ne sont pas le but. / Retrouver le monde. Voilà le but”, retrouver “le lieu du nous où toute chose se dénoue”.

 

l’autre de nous / (...) qui ouvre le regard et les images du livre de vivre

Marcher comme écrire (“les pieds suivront (et les lettres)”) pour retrouver en effet le corps d’un monde qui vibre de la présence du disparu en chaque lieu avec lui parcouru : “surveiller l’horizon / où peut-être tu attends”, “tenir ta main dans la terre remuée.”

Si le paysage, “dévasté”, “désolé”, ne dit d’abord que la perte (“J’avance près de ton ombre absente / nous n’irons plus par les forêts”) et son propre mutisme (“le printemps sera sans réponse”), il se révèle en effet progressivement tout à la fois le lieu du souvenir et celui de la vie-même.

Là où “les pierres s’effritent / et préparent leurs ruines” vibre “un rayon de soleil très bas”. “Remuer les jambes” alors, “mettre les pas dans les pas” : malgré l’épuisement et l’irrémédiable “mécanique” des jours, et au prix d’un puissant effort, d’un courage sans cesse rebattu, reprendre la marche comme on reprend le poème, parcourir le livre du monde, apprendre à savoir “ce qu’il faut garder de ce qui fut vécu” et vivre encore.

Dans l’enclos du jardin ou la vastitude des paysages du marais, face au ciel déchiré,  ou tout au ras du sol, de l’eau, contre les êtres et les choses, “roses d’hiver”, “hortensia”, “noeuds joints du lichen” dans “le cerisier”, et les oiseaux ... la poète fait “provision de réel”.

“c’est ici”, affirme-t-elle, le lieu du “combat” : “marcher autour et reconstruire la digue /            entre les mots”, “attendre entre les mots levés / le jour qui passe      se dépasse”, “cherche(r) l’ouverture”...

Apprendre à y entendre les voix amies des grues qui “savent / le commentaire qui me devance” et la voix de l’aimé “sans souffle entre les herbes”. Sans plus d’illusion d’ailleurs sur le pouvoir de ces voix que sur celui des mots, répéter “ta voix” “jusqu’à l’effacement”...

Et “un doigt sur les lèvres”, parvenir un instant “à voir” “ce que je fuis”, et relâcher l’étreinte : “tu as lâché ma main / ou est-ce moi ?

Alors sans doute peut-elle “éteindre la lampe / pour que ton absence s’étende près de moi.”

les mots entraînent et tissent” - en guise de post scriptum

 

“aimer se coud à la main”, Luce Guilbaud le sait bien, qui tisse son poème comme tapisserie. Celle “d’une dame” de haute vertu, “sur un tapis de fleurs      d’une ancienne verdure”.

“Avec l’autorité d’un savoir dérobé”, la force et la justesse de ce qui a été pleinement traversé, ainsi nous rend-elle à “l’énigme” de cette “perte qu(’elle) habite”.

Notes

  1. Julien Bosc, La demeure et le lieu, Faï fioc, 2019 (posthume) : “à pied / le matin plutôt / mais l’après-midi aussi / une toujours même promenade / et / quelquefois / pas après l’autre / des mots cheminent // plus tard dans la journée / le soir la nuit / après un jour dix ou vingt ans / si tout s’est tu / le corps assis parle // ​​​​de cette seule voix qui vaille”

     2. Luce Guilbaud, Une leçon de présence, Al Manar, 2023

     3. Henry Bauchau, La déchirure, Actes Sud, 2021 (première édition 1966)

 

Présentation de l’auteur




Eve Lerner, Un tant soit peu de lumière

Eve Lerner récidive. Convaincue que « Le chaos reste confiant », titre d’un précédent livre (Diabase 2020), elle nous dit tout le mal qu’elle pense de ce monde qui part en vrilles. Son verdict est implacable avec, cette fois, une petite couche de noirceur supplémentaire. Mais tout n’est pas perdu : il y a toujours la vie qui palpite, il y a la poésie, il y a l’amour…

« C’est le temps de l’obscur », écrit la poétesse lorientaise. Il faut dire que, depuis 2020, la pandémie et la guerre à l’est de l’Europe sont passées par là, sans parler du réchauffement  climatique dont on connaît les effets les plus délétères. Eve Lerner commence par lancer une charge contre « les hommes de pouvoir » et « les décideurs » qu’elle qualifie de « briseurs de rêves, fossoyeurs de la pensée ». Elle n’attend plus grand-chose d’eux. « Tu voudrais écrouer ceux qui déroulent sans fin la fausse parole et les fausses images ». Cette « fausse parole », elle l’avait déjà dénoncée dans son précédent livre, comme l’avait fait en son temps le poète Armand Robin (La fausse parole, 1953) Poussant l’acte d’accusation, elle va aussi jusqu’à dire : « On cherche à nous faire peur ».

Que faire dans ce maelstrom ? « Il faut tenir », nous dit Eve Lerner. « Aller jusqu’au bout du chaos triomphant, l’épuiser, le retourner comme une crêpe, l’embobiner, le réduire à moins que rien, et l’envoyer aux travaux forcés ». Mais comment s’atteler à un si gigantesque chantier ? La poétesse, qui s’exprime ici sous forme de fragments,  ne nous conduit pas sur les chemins de la rébellion, même si son souhait est bien que l’on puisse arriver un jour à « déboulonner les statues des oppresseurs, cisailler les grillages de chasseurs, ceux des camps et ceux des burkas intégrales ».  Mais son livre n’est pas un manifeste politique. Plutôt un manifeste poétique quand elle écrit : « Tout acte infime peut changer la donne qu’on nous impose. Sauver un orque, une femme, un jardin, une source, un oiseau, un marais peut ouvrir une veine de vie ». Plus loin, elle ajoute : « Soigner les blessés, les arbres, les oiseaux, les chevaux,  soigner la terre, la mer, soigner son style ».

Eve Lerner, Un tant soit peu de lumière, Diabase, 100 pages, 14 euros.

Il y a, dans ces propos, quelque chose qui relève de l’acte de foi. Ou du moins d’une espérance. Elle la place dans notre capacité d’émerveillement (« que ton cœur s’envole, que ton sang vire à la sève… ») Mais Eve Lerner apporte d’emblée un bémol. Pour pouvoir s’émerveiller (injonction qu’elle juge un peu trop dans l’air du temps), « il faudrait assagir la part sauvage de l’homme et retrouver la part sauvage du monde ». Alors il reste à célébrer inlassablement l’amour et le désir, « un refuge, un havre de bien-être » dans « la noirceur du monde ». Ou, comme elle le dit aussi : « Pouvoir encore dire à un être, à une idée : je tiens à toi. Réussir tout cela, qui nous tient à cœur, tient du miracle. Il ne tient qu’à nous de le faire. Il faut tenir la distance ».

Pour elle, « tenir la distance » devient un redoutable défi. Elle fait, sans fard, le constat d’une forme d’éloignement progressif du monde. « Je ne sais plus recevoir et ne sais plus si j’ai encore quelque chose à partager, à transmettre ». Qu’elle se rassure. Ses lecteurs ont encore la conviction qu’elle n’a pas dit son dernier mot. Ses propos sont dans le droit fil de ce que disait le poète italien Giuseppe Ungaretti : « La poésie consiste à convertir la mémoire en songes et à apporter d’heureuses clartés sur les chemins de l’obscur ». Ou de ce qu’affirmait le Marocain Abdellatif Laâbi : « De l’homme à son humanité/la poésie est le chemin le plus court/le plus sûr ».

 

Présentation de l’auteur




Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage

Autobiographie d’un lieu

Mona Ozouf a préfacé cette deuxième édition de la Petite Plage, elle évoque ce lieu comme un paysage originel qui ouvre un chemin mémoriel : « Marie-Hélène Prouteau établit sa filiation avec ce lieu-dit au fil de 26 fragments où elle convoque ses souvenirs, ses admirations littéraires (…) Elle a ouvert le chemin de la mémoire. »

Ces fragments sont « autobiographie du lieu » selon l’expression de Erri De Luca  que Marie-Hélène cite en exergue de son ouvrage. Autobiographie d’un lieu mais aussi  autobiographie de l’auteure comme elle le révèle en page 18 : « La Petite Plage, n’en finit pas de dilater la vie, la sienne, la mienne aussi. »

« Ce paysage premier » laisse des traces indélébiles, comme un tatouage sur la peau, il marque aussi le cœur et l’esprit de sa présence ineffaçable : «  Cette petite plage me fait dans le cœur un tatouage d’écume » (p.17). Depuis l’enfance, en ce lieu de mer et de vent, tous les sens sont éveillés.

Si Philippe Claudel vit une passion pour les lieux d’altitude, Marie-Hélène Prouteau de cette terre armoricaine a la passion de l’Océan ; elle invite les lecteurs à la rejoindre en son jardin secret.  

L’écriture est en relation étroite avec le lieu et pour Marie-Hélène Prouteau la petite plage est la matrice de l’écriture à venir, elle est aussi le réceptacle de futures rencontres artistiques et littéraires.

Comment ayant vécu en ce lieu, ne pas être touchée par Les pêcheuses de goémons de Paul Gauguin ou La vague de Hokusai. Devant la mer ou devant ces œuvres, ne pas être submergée par «l’incroyable énergie des vagues… où le cœur se noie. » Comment ne pas être déchirée par le silence de l’Océan quand il est assassiné par l’Amoco Cadiz, un silence  qui alors se fait «  stupéfait, dévasté »

 Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage, suivi de Brest, rivage de l’ailleurs, éditions La Part Commune, 2024, 112 pages, 13€90.

En cette nature de terre, de ciel et d’eau domine le bleu mais aussi beaucoup de couleurs qui éveillent à la beauté, à l’humanité et à « l’éternité possible », cette éternité est présente dans le lavis du peintre He Yifu « qui a donné la parole à l’éternité. », comme elle l’est dans la poésie de François Cheng, «  ma petite plage de sable blanc est une estampe orientale » (p.37), qui aurait été dessinée par un peintre calligraphe et vue par un poète calligraphe en quête du vide et du beau.

Marie-Hélène Prouteau sait voir, vraiment voir, elle s’est approchée de l’invisible car  comme le dit un auteur qui lui est cher, Paul Celan « celui qui apprend vraiment à voir, s’approche de l’invisible » ( Microliti )

S’approcher de l’invisible comme ont pu le faire les tailleurs de pierre, quand le lieu se fait ancrage, qu’il devient le réceptacle d’un état d’âme, et qu’ il se fait immuable ; stabilité dans un monde fluctuant, fragile. Un passage du livre prend une tonalité nouvelle à l’heure de la reconstruction de Notre-Dame de Paris: «  J’admire ces hommes. Ils tracent des lignes invisibles depuis le clocher de la chapelle jusqu’aux dunes de Keremma à la somptueuse nudité. Entre ce lieu créé de la main humaine et l’autre, atelier du ciel et de la mer, l’esprit parle. L’on aperçoit un peu de la lumière. Le labeur de ces ouvriers relie ces points par la grâce d’un antique savoir. » (p.60)

Il y a des lieux comme des êtres  qui irradient l’écriture, car ils sont sources de lumière « il y a des êtres, il y a des lieux qui sont des sources de lumière. »(p.94)

 De très belles pages évoquent ces êtres lumineux que furent sa  grand-mère ou l’oncle Paul qui a fait don de son absence…

Cette Petite Plage a donné à la vie de l’auteure sa beauté, elle est ce que Milan Kundera appelle la mémoire poétique : «Il semble qu’il existe dans le cerveau une zone tout à fait spécifique qu’on pourrait appeler la mémoire poétique et qui enregistre ce qui, nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à notre vie sa beauté. »  

En partant d’un lieu, la dimension affective s’élargit, l’esprit s’ouvre au monde et nous mène de la singularité à l’universel, de la représentation d’un espace à la représentation commune de d’autres lieux. Il y a pour Marie-Hélène Prouteau comme pour Kenneth White ou Eugène Guillevic une double géographie, la géographie spatiale et la géographie intellectuelle ; l’écriture capte et l’espace géographique et l’espace intellectuelle pour créer « un espace littéraire » selon Maurice Blanchot.

Ecrire  ce lieu de l’enfance, permet de découvrir d’autres lieux ou de les inventer, d’aller à la rencontre de lieux imaginés ou transformés par des artistes selon un triple procédé définit par Georges Perec d’esthétique, d’intériorité et de poétique.

La Petite Plage est un lieu de lumière, de mémoire, de quiétude, un lieu d’intériorité qui ouvre au monde ; Bien réelle mais par le jeu de la distance, elle devient lieu de l’imaginaire car elle est source inépuisable de création. A la lumière de ce lieu l’auteure aborde l’art et la littérature. La Petite Plage est le lieu d’une identité. Immuable, elle est un pont entre l’hier de l’enfance et l’aujourd’hui, elle a ouvert à l’émerveillement, à la beauté, à la vie intérieure et à l’éternité possible…

Présentation de l’auteur




Yves Caro, Singe, Agnès Valentin, Trouer la nuit

Possibilité des signes, réalité du singe : Yves Caro

C’est pratiquement un descendant (voire ascendant) du poète anglophone Synge, que le Singe de Caro fait signe en une écriture plus enjouée que désespérée. Nous accompagnons ici son cheminement de  croix plus ou moins famélique que gaélique en 49 station où le héros finit en histrion avant de quitter la scène.

Ce parcours révèle la vie aux champs, foires marché, cirque et une existence de clown dont celui-ci est fait plus par le nez rouge que par son métier. Mais existe une chasse gardée dans les vicissitudes du sens et des non-sens au cœur d’une rythmique endiablée. Caro impressionne par sa verve. Sous les signes de Singe il affiche  ses incertitudes dont il reste possible de détecter les croyances païennes. En conséquence, son héros fut et reste bien plus ancien et neuf que nos ancêtres.
L'expérience de Singe sert de base à recomposer sa sagesse dont une Sophie fut l’aimée et lui le cavalier dont les aventures et accessoires sont ramenées en un spectacle des plus convaincants.  Jailli e pages en pages une forme de dialecte comique où la langue survit même si elle n’est pas crue. Singe nous rapporte ce qui est permis  d'entendre tout ce qui se disait même si des critiques pourraient le fustiger.
Caro refuse d'idéaliser un tel personnage sans scrupules. Il le représenter sans s’en indigner. Surgit alors la possibilité d'une poésie tournant le dos au classicisme et à l’ idéal pour un état  convivial, primesautier, révélé en dehors des réalités fondamentales de la vie - lesquelles ne sont jamais fantastiques.
Au lyrisme et à la boue, Caro le démystificateur préfère ce qui arrive - jusque dans le langage - de manière enjouée. Aprèsl’expérience d’un Armand Robin, en ce qu’elle avait de fragile, de novateur, l’auteur devient la source de ce Singe avatar du poète maudit, se sacrifiant lui-même bien que son métier devienne un temps la vie dans ce chef-œuvre. S’y découvre celui qui s’efface lorsque le rideau tombe.

Yves Caro, Singe , Louise Bottu éditions, 2025, 60 p. , 10 €.

Une telle expérience, vise à faire éclater les limites du genre poétique qui échapper au commerce littéraire habituel. Le tout en un petit milieu reclus, se reproduisant et secouant sans fin à la perdition de celui qui s’y laisse prendre. Mais il est totalement libre, et c’est cette liberté qui compte. 
S’y découvrent des affirmations qi se contredisent mais en début de vérité par étapes. Elles ouvrent une réflexion subversive. Le tout en une complainte jouissive  où tout cela n’a aucune cohérence apparemment mais elle parait miraculeuse en répondant si précisément à ce que chacun cherche dans la poésie du temps. L’auteur propose donc là un chaînon manquant.

∗∗∗

Agnès Valentin : la vie où tout est permis

Dans ce superbe livre la vie est là.  Avec lucidité et humour. Car certes il y a des avanies (type Covid) mais pas questio de se couper la langue. La poésie d’Agnès Valentin incite à ne pas caricaturer des distinctions négatives mais elle les nuance. Le tout dans une profondeur signifiante et connotative dues mots « confettis » solidaire de l’existence. Et à chacun de se dépasser mutuellement pour laisser vibrer, dans toutes les acceptions possibles, ce que nous appelons  la corde sensible  de la vie (et de la créatrice.)

Il y a eu les vagues successives de Covid et des canicules qui isolent, épuisent. En dépit de telles affres, l’auteure ne cesse de poursuivre, l’esprit toujours vif même parfois l’épuisement a gagné son corps. Mais comme une mèche, elle rebique. Avec, en prime, l’envie de découdre avec le sexe, et toute forme d’hédonisme. C’est ainsi découvrir ce que nous ne connaissons pas dans ce que nous connaissions déjà. Après tout, les Champs-Élysées, la place de la Concorde et la place Montparnasse le soir se découvrent comme on n’a pas encore jamais vu Paris comme cela. Même si les autres le voient tous les jours.
 Dans le désir d’écrire et d’aimer un homme (ou "l’intrus") de façon délibérément subjective , Agnès Valentin nous éloigne des fictions rocambolesques ou à thèse. Nous sommes embarqués dans un immense travelling de l’infime au géant transfiguré,  D’où cette poésie de l’affection, sans affectation. 

Agnès Valentin, Trouer la nuit, Editions Au Salvart, 2024, 82 p., 13 €.

L’auteure prend la vie, le redonne, la partage, lectrice et lecteurs compris. Sa poésie s'emparant non seulement des images mais des littératures pour ouvrir le monde qui nous reste. Mais pas n’importe lequel : celui où  tout est permis.

Présentation de l’auteur




La Caryatide du Pausilippe : Paloma Hermina Hidalgo, les soupirs de la sainte et les cris de la fée

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Cristina, le Réalgar (2020, réédité en juin 2023)1
Rien, le ciel peut-être, les Éditions Sans Escale (mai 2023)2
Matériau Maman, Éditions de Corlevour (décembre 2023)3
de Paloma Hermina Hidalgo

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Gît sur le sol d’Agrigente une gigantesque caryatide déboulonnée ; la nôtre est, à son corps défendant, encore debout. Situons-la au-dessus du Pausilippe, au-delà de la mer nervalienne. Elle porte son monde en un entablement d’un ornement inouï dont la symbolique troue tout palimpseste référentiel jusqu’à laisser paraître la nuit.

Comme dans un temple, entre en littérature celui ou celle capable de créer un monde et sa fable en ce qu’ils donnent à lire aussi la naissance d’une langue.

Au commencement fut une déchirure de l’être. Pire : un charnier. L’art commence lorsque tout se décompose. La pourriture lui est nécessaire, comme elle l’est à la vie. La scène fondatrice : le massacre de l’innocence, cœur écartelé, ventre déchiré d’une enfant à la délicatesse de porcelaine, livrée à l’abattoir : « Ils mitraillent chevaux, lapins, lièvres, volailles, ils fendent le crâne des chiens. Le métal laboure, cisèle les esquilles, la pulpe des gencives, les restes de l’émail. Hectares sans voix ; seul le cri du corbeau sur la glèbe moelleuse, à peine moissonnée. […] guerrière troyenne, elle se cache dans une jument, au creux du magma tiède. » (p. 19. C). Au cœur du chaos, il y a toujours à la fois un cheval de Troie et un cheval crevé, signe de vocation.

Qui règne sur ce fracas de Premier Monde ? « Maman, tapisserie ou vitrail, enluminée de rouge, dans l’ombre des pommiers » (ibid.). Retourner dans le giron sacré des amours monstrueuses, retourner dans le jardin du péché originel, épuiser le corps de Maman dans tous les genres, l’entourer de bandelettes, endiguer son suintement délétère : « Je te magnifierai, putain, si tu me donnes la main » (p. 13. RC). 

Paloma Hermina Hidalgo, Cristina, le Réalgar, 12 €.

C’est la lèpre qui ensemence le récit, doublement cause et origine de la parole, et son plus secret objet. Pour naître à l’écriture, il a fallu à l’auteur une résurrection à la Lazare, l’enfant Jésus ayant été crucifié une seconde fois dans la crèche : « Nativité. Voile-moi de festons, langes, cédrats confits, pistaches, pour ton désir à pâle dentelure. L’alcôve : notre crèche. Dans le ciel, derrière l’astre à queue, trompettent les anges – musettes, hautbois, tambours de Basques s’étoilent en messe païenne. Tu danserais presque, madone, comme au sein danserait ton enfant » (p. 26. RC).

La lèpre, comme une démangeaison de la mémoire, est le berceau de la parole et l’atelier de la création. La lèpre n’est pas l’objet du récit, elle en est la poétique : la putréfiée, « glaise à pleine gueule » (p. 28. C), remonte à la surface des textes comme ces excédents de peau, ces étranges convulsions de la chair que forme le tissu cicatriciel d’une plaie recousue et que la langue rouvre à vif d’un livre à l’autre. Paloma Hermina Hidalgo tourne jusqu’au vertige autour de cet autre enchanteur pourrissant : le corps magnifié de la mère, tombeau idolâtre où fermente la légende dans laquelle la parole a pris.

Paloma Hermina Hidalgo, Rien, le ciel peut-être, les Éditions Sans Escale, 2023, 100 pages, 15 €.

Dans les morsures du baiser maternel s’est instillé le venin d’une altérité fondamentale : « Tes lèvres, au-devant des miennes, me croquent. Et ma bouche renaît, te renouvelle ses soins. » (p. 18. RC). L’infans est l’enfant qui ne parle pas encore. La naissance à la parole a eu lieu dans un gauchissement de la jouissance. De la fellation à la phonation, la bouche de l’enfant profanée s’est disjointe dans la confusion de la chair et du mot. La langue de Paloma Hermina Hidalgo suce, tète, lèche, soigne les mots ; c’est une langue qui fouaille le langage pour retourner son objet – la mère - comme une peau, et le dépecer : « Tu tètes, lascive, un couteau. Tes lèvres s’empoissent de gris – l’eau glauque, ta bouche l’assombrirait encore » (p. 17. RC). La bouche de l’enfant-poète a bu au sein marbré, aux lèvres vénéneuses d’une sphinge. Dans un violent écart de la conscience, la parole dès l’origine a œuvré pour intégrer l’indicible et le monstrueux de l’énigme : «  quel crime t’enseigne à m’offrir ces lèvres, à darder en alliance ta bouche de tribade ? » (p. 71. RC).

Corps à deux têtes – mère et enfant – les deux bouches se sont entre-dévorées dans un archaïsme de titans et de châtiment biblique : « … j’inciserai la voûte de ton pied – tu iras sur le sel » (p. 14. RC). Paloma a hérité d’une bouche de goulue pétrissant nos langues et d’une « âme de langage », comme le disait Jean Grosjean à propos de Claudel dans la préface aux Cinq grandes odes (Poésie Gallimard, 1966). Il faut la mort de l’autre, en particulier de la mère, pour que l’écriture devienne possible. Quand l’objet du désir a disparu, l’écriture peut s’identifier au vécu en devenant matériau. Il n’y a qu’aux morts que nous ne cachons rien. Le mal est intégré dans le vivant et la parole peut alors tout embrasser dans l’acte salutaire de la sublimation : « Je dirai, redirai, pour que ton dieu l’entende, le nom de nos étreintes ; te flattant de la lèvre, encore ! » (p. 35. RC). Une seconde parturition peut advenir, celle, triomphale, de l’auteur qui met à distance la fillette embaumée dans une idéale falsification du souvenir : « Grande poupée » et « petite poupée » y peuvent rejouer les scènes hallucinées de leur amour « baratté », « nourri de pêches vertes et de coliques » (p. 33. RC), en des dérives textuelles dont les signifiants se dédoublent jusqu’au vertige, dont le pouvoir spéculaire et la reproduction multiple les exhaussent jusqu’au merveilleux de la fable. Les livres se lisent – et même Matériau Mamanétiqueté roman – comme les bris de tesselles d’une mosaïque de Pompéi ou la subversion de la Première Station du Christ au Jardin des oliviers, quand « Dieu s’appelle Maman » (p. 143. MM) et qu’il reste sourd à l’agonie de son enfant : « "Reste, Maman, reste encore." Personne ne répondra à ma prière. » (p. 130. MM).

Paloma Hermina Hidalgo, Matériau Maman, Éditions de Corlevour, 2023, 160 pages, 18 €.

 

Don de marraine à la naissance, Paloma Hermina Hidalgo – Neige, Nieve - a reçu celui du démon de l’écriture : elle parvient à « penser la discordance de cette mère de tendresse et de sexe » (p. 122. MM) ; elle accueille la division en elle de la vertu et du vice, de la natte et de la ronce, de la sainte et de la fée, du réel et du conte, de l’adorée et de l’ogresse en une logique de miroitements intimes et d’images neuves, proches de l’illumination : « Noces. Ta couronne est de tiges – qu’elle traîne sur ta nuque en mauvais équilibre, touffe de véronique mâle, sueur, mousses, où s’abreuve ta peau. Sous l’auréole, hallier d’épines ; lichens, russules, mésanges, tout ça qui buissonne à ton front ; carillons, oiseaux de feu, fleurs de nuits sur le mont chauve. » (p. 31. RC). L’écriture qui ne guérit pas est la plus admirable. Paloma Hermina Hidalgo orchestre la dérive des identités en des épiphanies de la supercherie et de la disjonction. La stylisation du réel n’est pas chez elle une simple opération intellectuelle et langagière. C’est la vie qui devient style dans ses livres : éloigner la vie du récit, voilà sa plus belle prouesse. La vie ou l’écriture comme la poule ou l’œuf. L’écriture est une conquête et une construction, une manière de dédoublement pour se réinscrire au monde, y retrouver sa place : « "Il faut, Nieve, que ton enfance soit tendresse. Il faut brûler en toi les autres contes. " Vite : jeter, pêle-mêle, les images sur le papier ; trouver grâce dans leur épuisement ; vivre de cette mémoire, comme on vit d’un amour. » (p. 108. MM). Paloma Hermina Hidalgo porte son texte-monde au lieu de le détruire. Les motifs récurrents de ce texte-monde sont les fleurs du jardin maternel, la chair des fruits, les étals de poissons entre Marennes et Rochefort, et les robes de princesses, cousues à même le corps-sage de la fillette par une marâtre. Entablement richement ornementé, la voilà, notre caryatide, au-dessus du tombeau de Virgile !

Dans la cosmogonie intime de Paloma Hermina Hidalgo, la jeune enfant qui en savait déjà trop se révèle savante en toutes choses. Contrainte de proférer des réalités qu’un enfant est censé ignorer, elle modèle l’obscène et le tabou sur la sensualité des choses, parce qu’une enfant ne peut s’abstraire de la beauté, aussi abîmée soit-elle : « Cursives pâles sur deux lignes. Mots en boutons : "Ma-man". La parole me vient sous la voûte des fleurs. » (p. 23. C). Elle est un petit Dieu qui sait tout nommer de la Création des animaux et des plantes. Elle a la séduction de l’élève modèle dans son grand inventaire du vivant et de la grâce. Dans une féerie de la parole, elle prend en charge le pervers, le nauséeux et le trouble en des transpositions romanesques et poétiques qui sont comme autant de petites mandragores poussées au pied du tombeau de la mère. « J’ai tué Maman », pourrait-elle dire, « et la pare de fleurs de laurier rose, de myrte et de thym ».

Première anamorphose littéraire : la phanérogamie des fleurs à l’œuvre dans les textes de l’auteur qui fut une toute jeune fille en fleurs : « Un peu, beaucoup : candeur de t’effeuiller à la manière des hommes. » (p. 48. RC). Paloma Hermina Hidalgo se révèle redoutable botaniste dans ses textes d’une extrême technicité qui intègre à bout portant les perversions adultes. Relisons Proust au passage : dans le règne végétal, la sexualité se fait à ciel ouvert, s’exhibe. Les boutons de fleurs sont les organes féminins et la virginité. Paloma sait la fondamentale impudeur des fleurs quand, côté jardin, elle tremble de rencontrer un insecte – ces « il(s) » anonymes qui gravitent autour de la mère, joyau du jardin. Elle sait  que la langue même inverse la sexualité des fleurs : les étamines aux consonances douces et vocaliques sont l’organe mâle, tandis que le pistil à fortes consonances, désigne l’organe femelle. Enfant-fleur, enfant-fruit défendu, elle absout la perversité de la mère dans l’extravagance du comportement floral : « Les petites filles, d’où gicle l’androcée, comme d’une rose les carpelles, dansent à la barre. Cache-cœur, tarlatane renversée, jambes en pistil que dévoilent les pointes, le grand jeté. » (p. 20. C). Ses textes font très XIXème, siècle porté, on le sait, à une intense sexualisation des fleurs. Relisons Proust, dans À propos de Baudelaire : Lettre à Jacques Rivière : « Lesbos m’a appris le mystère des vierges en fleurs. » Mais la fleur n’est pas seulement la beauté, elle est aussi le malaise, le maladif, le pathologique, l’horrible. Pour grandir envers et contre le malheur, l’enjeu pour l’auteur semble de devoir naturaliser l’inceste et le viol en l’accueillant au sein du règne végétal. La fleur serait ainsi une version angélique de ce qui est sous terre, le gluant des racines et le mou des tubercules : « La porte s’ouvre sur un potager […]. Odeur de terre retournée, de dattes pourries. Au milieu du jardinet, les branches épanouies d’un prunier ; la lune cisèle l’ombre des fruits sur les murettes […]. Un ogre de conte de fées pousse la porte de métal. […] À sa taille, un ceinturon clouté, des taches de sang frais comme une gerbe de tulipes. Ses prunelles s’allument […]. J’implore, joins les mains. Un filet d’urine court le long de ma cuisse. » (p. 75. C). Floraliser la jeune enfant, c’est déjà la mortifier, annoncer son dépérissement. La mère par ailleurs expose son enfant comme un bouquet dans un salon, son ornement. La mère elle-même devient motif floral esthétisé, enluminé, comme sur une portion de vitrail ou de lampe de Lalique ou Gallé : « Rosier cent-feuilles : fleuraison d’un sein. » (p. 48. RC). Il s’agit bien, d’un livre à l’autre, de « fui[r] toute brutalité par un luxe de raffinement » (p. 99. MM). Le langage des fleurs permet la transsubstantiation du matériau opaque de la réalité en une substance idéale qui atteint la transparence des idées. Le style de Paloma Hermina Hidalgo a la transparence cristalline de l’air solidifié, du verre, dans une miniaturisation orfèvre que l’œil, coupé du corps, opère en refoulement de la douleur. Il en va des fruits comme des fleurs, fruits dont on sait qu’ils désignent souvent le sexe féminin : « pêches d’une peau neigeuse, cerises d’une robe brune. Vénus, les suçant : "Je quitterais mon corps, flétrirais mes pétales, pour licher en salope ces fruits doubles et veinés". Faut-il que je jalouse ! Voile-lui, ma garce, ton verger, d’où sourd le suc dès que ma lèvre le presse ! » (p. 40. RC). Quant au violeur d’un jour, il a « les paumes molles comme des pêches au sirop » (p. 26. C).

 Seconde anamorphose remarquable de la transgression : les étals de poissons, les grèves marines et ces autres fruits, qui sont de mer, aux formes et aux odeurs de sexes moites. Ils sont cette fois accordés à la brutalité vulgaire des marins de passage, amants de la mère aux queues d’écrevisses : « Et que s’y gave ma langue en tortil de luxure. » (p. 45. RC). L’enfant ravie sur le bord de mer, dans son effroi de statue de sel, écrit sa blessure à l’encre de seiche, à la corne de narval. Les détails sont grossis, l’action échappe, la symbolique est brouillée, un soupçon de crevé en tout, pas seulement dans les manches de velours des robes de princesse-Peau d’âne. Tout sent l’algue pourrie, le coquillage altéré sur l’Île de Cythère : « Il dépiaute praires, palourdes, clams entre les miroirs d’eau. […] Il rue de colère. J’étincelle, humiliée, foule la menthe perlée de clovisses. Les cris de la mer nous transpercent, mes pieds pourrissent dans l’algue. J’essuie mon genou écorché, lèche sur mes doigts sang, sperme, eau marine. » (p. 24. C). La côte océane française prend vite des allures de grottes marines antiques, de « criques de pampre noir » (p. 34. RC), pour le festin de murènes, tel que le rapporte le personnage de Domenico dans le « Naples » du Bourlinguer de Blaise Cendrars. Il s’agit d’un mythe d’origine relatif à la ville de Taormina : « Chez nous sous chaque maison s’étend une grotte sous-marine pleine du va-et-vient et du frissoulis ou du mugissement des vagues. Ces grottes sont profondes. Depuis toujours on y jette les petits enfants qui viennent au monde. Ceux qui ne savent pas nager sont mangés par les murènes. Les autres se sauvent au large et reviennent adultes sur les côtes ; […] Les filles qui sont malignes se laissent couler à pic et remontent à la surface quand elles sont nubiles […]. On les appelle les sirènes, et elles passent pour être princesses. » Ce que dit le mythe est multiple : d’abord que pêcheurs et poissons sont de même race, que par ailleurs la perte des limites est à la fois la pire et la meilleure des choses, perte par dévoration ou par métamorphose. Face à la menace de l’informe réalité et de la perte de raison, l’écriture et le style préservent encore l’espoir de ressaisir une identité ferme dans l’acte même de métamorphose. Paloma Hermina Hidalgo œuvre contre la dissolution et parvient en définitive à trouver dans la conque d’un eros mortifère un fonds de pureté baptismale.

Les trois livres de Paloma Hermina Hidalgo n’en sont qu’un, répété, replié sur sa propre densité, comme un symbole médiéval d’une vitalité vertigineuse : noir de la terre, noir des bois, brume plombagine, motifs floraux jusqu’au hors-cadre, Nieve (Matériau maman) se vêt d’une robe pourpre pour des noces recommencées avec la grande baigneuse phocomèle de Taormina. On ne pourra nier l’évidente autorité de l’auteur sur son texte – presque théocratique. Le dernier en date – Matériau maman – se lit comme la chambre de récupérage clinique des saintes écritures poétiques des deux livres précédents. Tous trois se nourrissent au triple régime de l’enfance : « Gadoue, purin, rosée » (p. 27. C) et à un syncrétisme où sacré et païen exhaussent, dans un manteau d’hermine, « Maman, fée ou vierge des trèfles […], mains jointes. » (p. 27. C). Écrire toujours le meilleur et le pire, quand on a su inventer sa langue.

L'écrivaine et poète Paloma Hermina Hidalgo à la Maison de la poésie, Paris, février 2024. Lecture d'un extrait de "Souillon", texte inédit de Paloma Hermina Hidalgo, paru dans l'édition 2024 de l'anthologie du Printemps des poètes, Éd. Le Castor astral. Musiciens : Lola Malique et Pierre Demange.

Notes

  1. C pour Cristina

     2.  RC pour Rien, le ciel peut-être

     3. MM pour Matériau Maman

 

Présentation de l’auteur




Samira Negrouche, cinq poèmes

Il fait sombre dehors || toujours autrement || toujours plus || sombre à
Alger et || ailleurs j’ai vu la neige || il y a dix ans la neige || les branches
ont cassé || je m’en souviens et les poteaux brisés || le vent brise et le
poids || la neige sur ma terre-mère || on dit que ce n’est pas si rare || il
neige sur les dunes du Sahara || pas si rare || on a beau revoir la scène ||
neige sur sable || c’est toujours la première fois || qu’il fait trente-trois
degrés un vingt-trois octobre || il fait sombre dehors || c’est midi plein.

***

Il y a des choses Anna || ça n’a rien à voir avec le sein et le téton || ni
avec l’éveil du désir || le réveil des sens || il y a des choses comme le
dérèglement des sens || qui me préoccupent || quand je pense à toi || c’est
aux incendies || à la Californie en feu que je pense || à la Kabylie au
Portugal || à la Grèce à la dune du Pilat || au parc d’El Kala ses oiseaux
migrateurs || à l’ouest du Canada || je ne savais pas que le pays froid
peut brûler || ainsi on brûle le pays froid et l’Amazonie || et l’Australie
encore || rien de Flat à ce sujet || pas lisse || ça grimpe || ça saute || partout
de proche en proche || ça flambe.

***

Il y a une faille en Californie || comme il y a une faille à Alger || moi
aussi je suis nulle en géographie || le plus souvent || j’oublie où se
trouvent les failles majeures || en Méditerranée en Anatolie || sur la mer
morte je ne sais pas || s’il y a autre chose || que la guerre || j’y ai pourtant
nagé || toi et moi vivons || sur la faille || et d’autres que nous || failles et
fissures habitent || nos profondeurs || je suis née le jour || du grand
séisme || une deuxième fois || dans mon berceau || les mères oublient
parfois les nourrissons || elles se sauvent || les mères pleurent d’avoir
oublié || qui pour sauver les mères || je traduis les secousses malgré moi
|| l’échelle n’est pas référencée || je traduis du bout || de la langue.

***

Je n’oublie pas les trente-trois degrés || le chaud quand ça vient à cette
saison on dit || ça rappelle le grand séisme || celui d’Orléansville il y a
quarante-deux ans || moi aussi j’ai peur || quelque chose me secoue ||
j’aimerais avoir une queue à balancer || nous autres humains traduisons
la peur par || des flambées cutanées || des démangeaisons || la maladie
mentale est toujours || une traduction || tu ne sauras jamais || la langue
de départ || زعزعني secouée ébranlée déracinée || accepter la part de
secousses || inventer entre les lignes de quoi || traduire tordu || passer
juste || la frontière.

***

Anna la chaise est renversée c’est à partir de la fin—n’importe quelle
fin—qu’il faudrait réajuster l’oubli—le paradis Anna a parfois un goût
de soleil moisi—quand je pense au soleil je veux penser à Sénac à
Amrouche à Amrani—mais quand je pense soleil je veux penser au
soleil de la Californie—celui que je n’ai jamais vu—cette terre mère
qui t’irrigue—le désir prend place dans ce qui adviendra peut-être—
peu importe si ça advient—à la fin le paradis rétablit la chaise—je ne
dis pas que la chaise redevient droite—je ne dis pas qu’elle se dresse—
mais quelque chose n’est-ce pas doit être rétabli et je crois que c’est
l’idée même du paradis qui m’inquiète—dans le Coran il ruisselle sous
les pieds des mamans—dans le Coran certains retiennent les vierges
offertes aux sacrifiés—il faut renverser le sacrifice Anna—sans doute
rétablir les vierges et les mères—pour le Marabout de Dakar il ne sert
à rien d’aller à la Mecque car dit-il la Mecque c’est le flanc de ta mère—
honore le flanc de ta mère dit-il—il ne dit pas étrangle-toi avec ton
cordon ombilical—mais ta mère comme une Mecque est une terre
promise—il ne faut y voyager qu’une fois—la terre de ma mère est un
cordon joyeux—c’est une chanson dans le bain—thawardets—la
rose—ma mère se rappelle le bain—tous les enfants sont beaux—et le
paradis Anna est une mère dans laquelle on ne voyage qu’une fois—un
refrain qui reste comme un battement lointain—nous ne sommes pas
parfaits Anna—nous ne sommes pas imparfaits non plus—

Extraits de Stations, éditions chèvre-feuille étoilée, 2023.

Samira Negrouche, deux extraits de Stations, Stations, éditions chèvre-feuille étoilée, 2023.

Présentation de l’auteur