Dans la mêlée des étoiles : entretien avec Claude Gobet

Ce recueil se présente comme une longue lettre adressée au père disparu, un long poème ininterrompu, écrit d’un seul souffle.

Claude Gobet « revient sur les lieux », comme on dit. Dans une écriture poétique incisive, concrète et sans complaisance aucune, il ré-ouvre les forces puissantes de l’indicible, celles qui écrasent, figent et éteignent toute vitalité.  Il refait le chemin, pour mettre à vif la blessure, en affronter les ombres, de façon centrale l’ombre du père. Aveux difficiles et déchirants, d’une profonde sincérité, qui laissent filtrer la lumière d’une espérance, d’une création de soi qui m’a profondément touchée.

Ce recueil semble avoir été écrit d’une seule phrase, avec fougue, comme un cri.  Pourtant il est d’une grande pudeur. Il respecte la mémoire de la figure du père, et d’ailleurs de chacun des êtres que tu évoques, les plus « anciens » et les plus actuels.  Tu as réussi à te dégager de toute accusation, ou pire encore de ce qui aurait pu prendre la forme d’un règlement de compte. Dans le tout premier poème, un poème fort que tu appelles « Pater Noster », la tendresse, et même une certaine forme d’admiration se mêlent à une profonde douleur. 
Cela m’amène à te demander dans quel état d’esprit tu t’es mis au travail de l’écriture de ce recueil ?
C’est vrai Christine, ce recueil est né d’un seul et même élan d’écriture. Je l’ai achevé en quelques semaines durant lesquelles j’étais, pour ainsi dire, en état d’urgence. Une urgence d’écriture pour nommer les violences subies durant mon enfance et tenter de briser les chaînes de leur emprise sur mon existence. Et dans le même mouvement, une urgence à donner sens à mon histoire personnelle en l’inscrivant dans un récit plus général, transgénérationnel, seul à même, selon moi, d’éclairer « Le Mal des fantômes » (titre de l’admirable recueil du poète roumain mort en déportation, Benjamin Fondane) dont je souffrais intensément. Je pense que cette mise à distance m’a permis de ne pas tomber dans la facilité d’un face à face avec mon père, qui m’aurait certainement conduit à un règlement de compte dont seule la colère et la haine auraient triomphé, et d’élargir le champ d’écriture à d’autres figures passées et présentes de mon histoire personnelle.

Le titre de ce recueil « Dans la mêlée des étoiles » est très beau.  Il est intriguant aussi. Dans la préface de ton recueil Nourrédine Ben Bachir écrit que « les fragments de météorites et de lambeaux d’histoire se sont agglutinés pour faire du père un personnage traversé comme rarement par la folie du vingtième siècle ». C’est le sens que tu donnes à ce titre ?

Mon ami poète et romancier Nourredine Ben Bachir a donné un sens différent du mien à ce titre. Et tant mieux ! Il en a fait sa propre lecture et elle est pleinement judicieuse par rapport au livre dont la figure du père est centrale, et par là incontournable.

Pour ma part, je suis parti de l’idée que lorsque nous regardons le ciel étoilé, étrangement, nous regardons le passé. C’est lié aux distances prodigieuses qui nous séparent des étoiles et à la vitesse de déplacement de la lumière. Dès lors, on sait que certaines étoiles continuent de briller dans le ciel bien longtemps après qu’elles se soient éteintes. Un peu comme nos ancêtres qui continuent leur vie en nous à travers les legs conscients et inconscients qu’ils nous ont laissés.

Extrait Live Ginkgo Music Composition de Claude Gobet guitare chant Lead guitare : Olivier Thévenin Basse Ambroise GLD Percussions : Jimmy Lops.

Tu abordes de front les enfermements, les terreurs, la « chaîne de souffrances/Et son cortège tragique/de hontes et de peurs irréparables (p 15). Il est vrai qu’en plein cœur de l’histoire la plus intime s’incluent les mouvements de l’Histoire, les voies et images entêtantes du pouvoir, de la guerre, de la torture, les camps, tout autant que les mouvements de libération, de lutte et de résistance. C’est l’une des grandes originalités de ce livre d’avoir montré les répliques et les résonances qui se tissent entre la vie intime et les conditions politiques, économiques et sociales.
C’est naturellement que j’ai inscrit ce récit familial et ses trajectoires individuelles dans le cadre plus vaste de ce que tu nommes « les mouvements de l’Histoire ». Mon éducation intellectuelle marquée par le matérialisme historique et la sociologie de Pierre Bourdieu m’a très tôt ouvert les yeux sur l’importance de l’arbitraire dans l’existence. Certes, nous faisons notre propre histoire mais nous évoluons dans des conditions matérielles, culturelles et psychologiques d’existence que nous n’avons pas choisies et dont il est extrêmement difficile de s’extraire, surtout lorsque l’accès à l’éducation et à la culture est restreint pour les classes les plus modestes, dont ma famille est issue. Dès lors, pour briser les chaînes de l’enfermement, reste les actes de résistance et de libération qui jalonnent depuis les temps les plus reculés de l’Histoire la condition humaine et auxquels je suis extrêmement sensible. Reste aussi les actes de création, l’art, et pour moi tout en haut, la poésie, pour nous éclairer, nous émerveiller et parfois nous révolter contre l’ordre établi, l’embourgeoisement, le conservatisme.
Bien au-delà de toute accusation, comme nous l’évoquions, ton écriture cherche à sortir d’une certaine fatalité.  Elle assume pleinement le désir de s’extraire d’un passé éprouvant, de s’en affranchir, de retrouver du souffle, en même temps qu’une certaine dignité, autant pour toi que pour les êtres qui te sont chers.
C’est tout à fait cela Christine !
Pendant l’écriture de ce recueil, j’ai été porté par un élan vital. Ce sursaut intérieur, cet état d’urgence dont je parlais précédemment, était animé par un intense désir de rupture avec les violences intra- familiales héritées du passé. Car je me sentais comme possédé par des forces inconscientes et destructrices et leurs répétitions traumatiques qui affectaient ma vie en agissant sur elle. Pour m’en affranchir et recouvrer ma dignité d’être humain tout en restituant celle de mes ancêtres, qui le plus souvent n’ont fait que survivre tant ils ont été malmenés par des conditions de vie épouvantables, après vingt années de psychothérapie, Il me fallait affronter ce passé une bonne fois pour toute. En démêler les fils ténus qui reliait chacun des êtres qui le composaient. Afin de revenir à la vie. Ce livre est un acte de liberté tout comme une tentative de renaissance par la création et la transmission. Je le devais à moi-même mais aussi à mes enfants afin que ce passé familial soit moins lourd à porter sur leurs épaules, et j’espère qu’il l’est aujourd’hui. D’ailleurs, en écrivant ce récit de l’intime, je n’ai jamais cessé de penser à l’idée de transmission.

Claude Gobet, Ambroise et Alex au STAQ, novembre 2023.

Il s’agit véritablement de « te désempoisonner l’âme » comme tu l’écris p 98.  D’ailleurs, l’écriture de ce livre arrive après une période de quasi-effondrement mental. Pourrais-tu plus nous donner quelques éclaircissements sur la temporalité de cette écriture.
L’écriture de ce livre est en effet arrivée à une période particulière de mon existence. Une période où je souffrais de troubles de stress post-traumatiques, avec son lot de peurs intenses, de détresse et d’impuissance. Ces troubles mentaux étaient consécutifs à un épuisement professionnel et à sept années de harcèlement sur mon lieu de travail. J’étais en soin psychiatrique, avec un traitement médical lourd afin de neutraliser des pulsions suicidaires récurrentes… Je n’écrivais plus depuis de longs mois, j’avais également totalement délaissé la musique, je ne jouais plus de guitare, ne chantais plus… Comme souvent en de telles situations, ces troubles ont fait réémerger les traumas de l’enfance que j’avais réussi jusque-là à endiguer et à domestiquer. J’étais littéralement envahi par la douleur… Il m’est encore difficile aujourd’hui d’évoquer cette période… Et comme je n’ai pas voulu quitter la vie, les mots sont revenus peu à peu à moi. J’ai repris langue d’abord par la lecture. Avec les ouvrages de la psychanalyste et philosophe Alice Miller, que je cite d’ailleurs dans le premier poème ainsi que dans le dernier du recueil, et dont les thèses sur la violence cachée, qui de son point de vue caractérise souvent les relations entre parents et enfants, m’ont laissé une empreinte très forte. Sur les conseils d’un ami, j’ai également découvert au même moment le philosophe Hartmut Rosa, en particulier son essai intitulé « Résonance » qui m’a beaucoup aidé à revenir à mon essence de poète… Puis la corde vibrante qui me rattache à l’existence, la poésie, sans laquelle je ne peux véritablement exister, s’est remise en mouvement et très rapidement m’a envahi en un flux continu pour donner naissance à ce livre.
D’ailleurs, tu parles p 89 d’un voyage initiatique/vers ce qui n’est pas encore advenu et de « l’inespéré désir d’habiter pleinement/ Ma propre existence. Un projet vital. J’aimerai bien que tu nous dises comment la poésie justement vient ouvrir cette voie. 
« Habiter pleinement ma propre existence » signifie pour moi entrer en état de poésie c’est à dire pouvoir ressentir intensément le souffle de la vie. Vivre des moments qui me semblent plus vrais que d’autres lorsque le regard cesse d’être usé, lorsque l’imprévisible peut surgir. Le poème devient dès lors une trace de ces moments, une tentative de les fixer. Ce qui est certain en ce qui me concerne c’est que la poésie telle que je la ressens et la pratique à plus à voir avec « le langage de l’âme », pour reprendre les mots de Gaston Bachelard, qu’avec l’esprit, plus à voir avec l’intuition qu’avec l’intention, plus à voir avec le sensible qu’avec la raison. Cette manière d’être en poésie nécessite une condition essentielle, celle de la disponibilité à moi-même et aux autres. Autrement dit, je me sens poète et me vis comme tel lorsque je suis disponible à la vie et que celle-ci déborde soudain en moi. Comme le dit le poète Charles Juliet « J’ai les mots quand j’ai la vie ».
Claude, Tu es poète et aussi musicien.  Dans ce long poème, il y a un rythme particulier, une sorte de paysage musical qui donne vie et dessine les entrelacements entre chacune des existences que tu nommes, mais aussi entre le quotidien et les contextes sociaux- politiques. Ce rythme-là est très émouvant car il est une mise en mouvement, un réveil de quelque chose qui semblait s’être immobilisé et qui avait phagocyté ton âme ? 
Je suis heureux Christine que tu soulignes cet aspect de mon écriture car je me situe dans la tradition de la poésie orale et sa dimension lyrique. N’oublions pas qu’avant d’être écrite et publiée, la poésie était un art exclusivement oral par lequel se transmettait, de génération en génération, jusqu’aux racines de l’être, les vibrations profondes des émotions qui font notre humanité commune. Ce lien entre l’écrit et l’oral, entre poésie et voix, entre poésie et musique, je le pratique également depuis plus de vingt ans à travers l’écriture et la composition de chansons. Ce qui m’inscrit humblement dans la lignée d’Orphée, à la fois poète et musicien. Actuellement, je présente sur scène un spectacle dans lequel, avec mes amis musiciens, j’interprète des poèmes et des chansons parmi lesquels deux textes de mon dernier recueil dont voici des extraits : « 1956 : Contrairement à toi papa/A ton père/A tes deux grands-pères/Je n’ai pas fait la guerre/Pas eu à tenir une arme/Contre mes frères humains/Pas eu à subir les humiliations et les ordres/D’officiers assoiffés de gloire et de sang/Pas eu à assister impuissant/A la torture/Aux viols/A la métamorphose en criminels de guerre/De camarades de chambre...//», « 1965...A deux ans d’automne à hiver/Je fus projeté loin de l’appartement de la cité Mozart/Dans le vide de l’abandon/Et l’étrangeté d’une langue inconnue/Chez mes grands-parents maternels/Victor et Julia Espinosa/Dans un village du pays cathare/Entre mer et montagne/Où les paysages languedociens/De vignes d’oliviers et d’amandiers/Chargés des parfums odorants du maquis/Apparaissent dans la lumière de l’arrière-saison/Clairs comme du verre... // »

 

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Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie renversée

Dans notre monde de l’urgence, il est des ouvrages qui ont non seulement le temps, mais l’espace. Prenant leur temps et leur espace, ils deviennent, ce faisant, temps et espace à part entière, ils « inclinent », comme « Le Cerisier » de Philippe Jaccottet, ils exercent cette pression amicale, suggérant, à voix basse, une « insinuation » : « Regarde », ou « Écoute » ou encore « Attends ».

MAGIE RENVERSÉE est de ceux-là, il ralentit le temps, démesure l’espace, il demande à son lecteur de prendre, à son tour, son espace et son temps, de respirer, enfin, de vivre et lire lentement. C’est que la poésie, comme l’amitié qu’elle peut générer, n’est pas chose qui peut se faire à la va vite, il y faut de la durée, des protocoles, des règles qui ne soient pas formelles mais protectrices.

On retrouve ici le « dispositif » inauguré dans un précédent ouvrage, ayant mis en scène et en dialogue Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch, et publié aux éditions « Pourquoi viens-tu si tard », Tu dis délivrer la lumière, dans lequel les deux poètes avaient mis en place un protocole fondé sur le don et le contre-don. Entre deux amies. « Lorsque Florence m’a offert la première photographie, je me suis sentie délicieusement entraînée dans une démarche inédite » avait dit Sabine. Et Florence lui avait répondu : « Alternativement, chacune de nous deux proposait à l’autre une photo qu’elle avait prise, à charge d’écrire l’une et l’autre un poème en regard. Puis, après avoir partagé nos poèmes, nous en écrivions un second en répons. (…) » (in Préface de Tu dis délivrer la lumière). On retrouve ici cette même « magie », où l’image devient poème(s), entre Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, cette fois, sauf qu’une troisième personne s’introduit dans le dispositif : la peintre, Caroline François-Rubino, puisque les prolongements textuels seront initiés par ses œuvres picturales. 

Je voudrais tout d’abord souligner les principes qui, selon moi, se trouvent au fondement de cet ouvrage. Il s’agit de poésies croisées, fondées non plus sur une individualité solitaire mais sur des échanges, des dialogues, non seulement entre des subjectivités mais encore entre des arts différents. Ce qui est mis en avant n’est plus le « génie » d’un poète singulier mais cet autre génie fondé sur la « relation entre ». Il est moins question d’écrire que de s’écrire et cela change tout, puisque le génie n’est plus le singulier d’un regard clos sur lui-même mais le singulier pluriel d’une amitié. Entendre, s’entendre avec l’altérité de l’autre. Modestie et ambition typiquement féminines ? En tout cas, je voudrais souligner ici l’originalité de cette démarche, qui n’est ni collective ni individuelle, mais interpersonnelle. Il ne s’agit pas, ici, de renoncer à son individualité, mais de la mettre en relation. Et cela, au lieu de l’amoindrir, la multiplie. Le « je » est le plus souvent lié au « tu », le « nous » domine.

Ma voix chemine,
ta réponse m’élève

(…)

Nous guettons.
Tu vois l’ombre sur l’ombre
Laquelle luit ?
Ensemble l’une et l’autre.

(…)

(…) Nous sommes au centre 

Écrire retrace le lierre
qui cache la nudité

(…)

Hêtre, nommé
pour accroître le risque.
Nos bras l’entourent,
le masquent
(si petits).

(…)

Sur mes lèvres closes, trace
le nombre de cernes,
nous serons
savantes. 

Voilà que se retrouve, dans les échos et les répons, mais à taille humaine, la solidarité secrète entre les plantes, cette solidité des racines s’entrecroisant et se mêlant sans se confondre.

La troisième personne, ici la plasticienne, ôte ce qui faisait la dynamique du précédent ouvrage, où chaque poète proposait tour à tour une photo, tout en donnant une autre dimension au recueil. Dialoguer sur une œuvre ensemble découverte n’est pas le même geste qu’écrire sur une photo prise par l’une ou l’autre protagoniste. Ici, les deux poètes sont à égalité, semblablement étrangères, tout d’abord, à ce qu’elles s’approprient en le contemplant et en y répondant de concert. Les dialogues devenant des duos. Les peintures de Caroline François-Rubino sont chaque fois superbes, dans leurs compositions et les harmonies de leurs coloris.

 

Présentation de l’auteur

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Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie renversée

Écrivant un poème, nous nous tenons au plus intime de nous-mêmes, sommes-nous seuls pour autant ? Nous pouvons nous adresser à quelqu’un, nous pouvons lui répondre, mais le dialogue a lieu dans l’espace intérieur. Magie renversée, le livre que publient Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, renouvelle les perspectives.

On a parfois nommé les ouvrages qu’un artiste et un écrivain réalisent en commun « livres de dialogue », il en existe également lorsque deux poètes s’associent.

 

De notre élan caché
nous ferons la colonne
du ciel : les pointillés rejoignent
la ligne continue.
Quand tu la coupes je lis
le hiéroglyphe inédit
du vers tu [.] 

Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie renversée, peintures de Caroline François-Rubino, préface de Florence Saint-Roch, non paginé, Les Lieux-Dits, 2024, 20 €.

Isabelle Lévesque envoie ces lignes à Sabine Dewulf dans les premières pages. Deux poètes ayant reconnu leurs affinités et leurs différences décident d’un même « élan » de partir à l’aventure pour la joie d’être et de faire ensemble, de s’ouvrir, de découvrir. Que ce soit en solo ou en duo, écrire ne réclame que l’élan initial, mais certains ont besoin de se donner au préalable un thème, voire un sujet, ils s’imposent aussi une forme générale. Peu importe, à vrai dire, si l’élan est profond, s’il se régénère, les règles ne deviendront pas des contraintes stériles.

Dès l’origine Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf ont défini ce que seraient le domaine de leurs explorations et le protocole de la composition. Sans doute est-ce Sabine Dewulf qui a tenu à ces exigences, on les trouvait dans Tu dis délivrer la lumière (éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2021) qu’elle a composé avec Florence Saint-Roch, la préfacière justement de Magie renversée. Ce nouveau livre se présente en 15 séquences, de 4 poèmes chacune. (Quatre, un bon chiffre, « [c]ompte rond », dirait Isabelle Lévesque.) Une séquence est engendrée par une photographie, laquelle inspire un premier poème, celui-ci appelle l’intervention de la partenaire, qui fermera la séquence, mais c’est elle qui commencera la suivante. À une exception près le passage de relais sera respecté à travers tout le livre.

Cette rigueur de la construction néanmoins n’entraîne aucune monotonie, et peut-être était-elle nécessaire sinon pour canaliser l’animation générale qui conduit les auteures de surprise en surprise, mais pour la valoriser. Nous sommes ici, une fois pour toutes, dans l’univers enchanté des fées et des sorcières, le titre immédiatement nous avertit, ou bien dans le poème initial le mot « conte ». Faut-il distribuer les rôles ? Isabelle serait la fée, Sabine la sorcière. Les allusions à leurs livres précédents sont nombreuses. Philtre, chaudron, brouet, baguette, talisman, pentacle, hiéroglyphe, grimoire, etc., tout le champ lexical de la magie se déploie.

Rien n’est stable, tout change à chaque instant. Le mouvement qui caractérise la magie et celui qui emporte la poésie ne font qu’un. Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf sont par vocation actives : « nous avançons », « nous courons », « nous volons »… On assiste même à une accélération, due à l’allégresse ou à l’ivresse. L’écriture leur semblerait vaine si elle se bornait à constater, elle est dans ce livre synonyme de « métamorphose » (le mot est répété) : « la clef du poème », dit Isabelle Lévesque, « la métamorphose ». Le connu devient l’inconnu. C’est en permanence la quête de l’inconnu qui exalte Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, elles parlent encore, l’une comme l’autre, d’« alchimie ». En les lisant, comment ne pas penser au Rimbaud des Illuminations, « Conte », « Enfance » ? Le conte et le poème sont indissociables, l’esprit d’enfance y règne.

Sauf la noire, la magie a toutes les couleurs, elle est tour à tour blanche ou bleue ou rouge ou jaune, jaune d’or. Une analyse serait possible de leurs apparitions selon le processus alchimique. Les fleurs sont de préférence évoquées, du bouton d’or aux crucianelles. (Les lecteurs de Chemin des centaurées d’Isabelle Lévesque ne seront pas dépaysés.) Ce sont leurs couleurs que naturellement, bien qu’elles ne lui soient pas habituelles, Caroline François-Rubino a choisi de mettre en valeur. Les photographies qui avaient déclenché l’écriture n’ont pas été reproduites, elles ont été remplacées par ces merveilleuses images d’un kaléidoscope d’encres et d’aquarelles dont les fluides se répandent, se fondent, rayonnent, éblouissent, refusant de cerner des frontières comme de distinguer le haut du bas. Certaines fleurs, par exemple, ont leurs têtes renversées. Nous voici en présence de cette « [t]able d’orientation » ou de cette « table ronde », c’est-à-dire de la table d’émeraude chère à Sabine Dewulf où le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Tout est sens dessous-dessus :

Si c’est une onde
l’éternité s’enlace au temps :
une pincée d’écume
donne goût à l’azur.
Si elle est particule,
elle émerge au zénith
sur la plus fine pointe du présent,
comme le point du i. 

Et Sabine Dewulf ajoute ces deux vers : « Nous apprenons / à ne rien retenir. »

Tel est l’enjeu de ce grand livre, il correspond à une initiation, une libération simultanément. Cercle après cercle, à l’image des ondes, le livre s’élargit, il se dégage des sortilèges qui entravent nos démarches, l’appât du gain, le désir de possession, il lève des censures, il détruit l’armature des concepts et des contraires, et peu à peu s’effectue la genèse du poème. Magie renversée nous charme intensément parce que les auteures ne prétendent ni à la victoire ni à l’assouvissement, « nous écrivons », disent-elles, « nous vivons ». Sabine Dewulf, citant Isabelle Lévesque, rappelle que « ce qui cesse commence » (une phrase décisive du Fil de givre), et les deux dernières pages (quinzième séquence, « Ailé ») ne concluent pas : « L’amplitude / nous embrasse », dit Sabine Dewulf, « le livre n’est pas fermé », dit Isabelle Lévesque.

Nous les reconnaissons, elles n’ont pas perdu leur identité, ce n’était nullement leur intention : Isabelle Lévesque garde « la fougue de [sa] phrase », ses vers sont fréquemment heurtés, alors que la voix de Sabine Dewulf « chemine », elle est dans sa métrique soucieuse de mesure. Pourquoi dissimuleraient-elles ou atténueraient-elles leurs différences ? Celles-ci ne s’opposent pas, elles se conjuguent et se complètent. C’est cela, l’œuvre commune portée par le dialogue, le jeu des questions que les réponses relancent. Le dialogue n’est possible que par la grâce de l’attention à l’autre. « Suis-je l’écho ou l’écoute ? » L’écho par miracle invente, l’écho multiplie, et le livre qui ne cesse de s’élaborer nous communique sa vivacité, nous partageons le plaisir qu’ont éprouvé à l’écrire les magiciennes.

Présentation de l’auteur

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Entretien avec Abdellatif Laâbi

Abdelatif Laâbi connait la guerre, a subi la haine et les régimes coercitifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guerres, massacres et génocide comme un long chapitre que rien ne vient clore. Il a accepté de répondre à nos questions.

Les Palestiniens vivent des moments terribles. Et, bien sûr, vous avez déjà vous-même vécu des horreurs... Vous en avez parlé dans de nombreuses publications. Que peut faire la littérature aujourd'hui ?
Ce qu’elle a toujours fait quand il y a eu péril en la maison humaine : affuter ses « armes miraculeuses » pour se dresser contre la barbarie, défendre et illustrer ce qui fonde l’humain en chacun de nous, soutenir la raison au moment où elle est en passe de s’écrouler, rappeler, preuves esthétiques à l’appui, que rien ne saurait être plus sacré que la vie. Et puis, la littérature a cette capacité de nous grandir de l’intérieur, de féconder nos consciences, de nous faire rêver les yeux ouverts, d’abolir en nous l’indifférence, d’y combattre la haine, de nous engager, encore et encore, sur les « chemins de liberté ».
Cela dit, je ne vais pas revenir ici sur l’immense tragédie que les Palestiniens vivent aujourd’hui. Je préfère faire entendre avec le plus de fidélité possible les voix de leurs poétesses et poètes. Je m’en remets à elles et à eux pour m’éclairer et nous éclairer sur l’enfer qu’ils sont en train de vivre. Et je rappelle cette atroce adresse de l’un d’eux, Mouride al-Barghouti, qui nous a quittés il y a quelques années :
O Dieu !
Y a-t-il une vie
avant
la mort ? 
Pensez-vous qu'elle ait servi de guide à l'être humain pour l'aider à avancer vers une plus grande sagesse ? Y a-t-il dans l'histoire des exemples de livres qui ont changé le monde ou qui ont contribué à le rendre plus habitable ?
Je crois avoir énuméré, dans ma précédente réponse, les quelques « pouvoirs » que la littérature est en mesure de revendiquer, légitimement. Mais je n’irai pas plus loin ou ailleurs, en la dotant d’un rôle de « guide » ou de pourvoyeur de sagesse. Ces deux rôles me paraissent assez incompatibles avec ce que la littérature peut opérer.
Quant à savoir si des livres ont pu ou peuvent changer le monde, je m’abstiendrai de tout jugement. En revanche, à l’échelle individuelle, j’affirme qu’il y a eu des livres qui m’ont changé d’une façon ou d’une autre. Mais aucun d’eux ne m’a fait accéder à la sagesse, avec laquelle, d’ailleurs, je ne m’entends pas très bien.

Abdellatif Laâbi, L'arbre à poèmes, lu par l'auteur, 2017.

La poésie est-elle différente des autres genres ? Peut-elle, plus que la prose, évoquer les atrocités qui portent atteinte à la planète et aux êtres humains ?
Pardonnez-moi de ne pas répondre à cette question. Je vous renvoie à mon avant-dernier livre intitulé « La poésie est invincible ». Vous y trouverez, ce me semble, ample matière.
Quels sont les recueils qui vous ont marqué ou ouvert des portes ?
Plutôt que de recueils de poèmes, il me semble plus judicieux de parler de poètes. Parmi ceux-ci, il y a des anciens et des modernes, avec une prédilection pour des auteurs de langue arabe (en particulier les poètes soufis) et espagnole (la génération des années 30 en Espagne, et de nombreux poètes sud-américains). Et puis, il y a de grands frères en poésie comme Nazim Hikmet et Aimé Césaire.
Comment évolue votre écriture, votre poésie, alors que nous assistons, impuissants, à des crimes de part et d'autre de tant de frontières ?
Dans cette affaire, je ne peux être juge et partie. Il m’est arrivé de dire quelque part qu’on peut voir et lire dans les yeux des autres, mais pas dans les nôtres. Cela me rappelle aussi ce que je disais au tout début de mon expérience littéraire, en comparant le poète, et plus précisément son corps, à une sorte de séismographe. Les bouleversements qui s’opèrent dans le monde, la condition humaine, ont donc une répercussion quasi physique et au plus profond de mon être. Leur retentissement sur ma langue, ma voix et mes autres facultés, est immédiat.

Abdellatif Laâbi, La porte de l'enfer, Bernard Ascal, L'étreinte du monde (Poètes & chansons) ℗ Ascal, 27 août 2014.

Votre carrière de poète s'est développée au niveau international. Pensez-vous que vos mots et votre présence rendent le monde plus conscient de ce qui se passe ?
Je n’ai pas cette prétention. Mais je ne peux pas nier ma satisfaction de voir que mes œuvres, notamment poétiques, sont suivies par un nombre grandissant de lecteurs à un moment où la poésie en général peine à sortir de sa marginalité ou sa marginalisation. De voir qu’elles sont traduites dans un nombre de langues tout aussi grandissant. Qu’elles puissent, de ce fait, avoir un certain impact, est assez normal.
Quels sont vos projets pour l'avenir ? Qu'en est-il de demain ?
A mon âge, ce serait un peu indécent de parler de projets ! J’en suis plutôt aux « finitions ». Ce qui ne veut pas dire que je chôme. Je me suis attaqué par exemple à la traduction vers l’arabe de l’intégrale de mes œuvres. Voilà un chantier qui avance et me donne de grandes satisfactions. Je continue à traduire en français des auteurs arabes, notamment palestiniens. Et puis, comme chacun ne le sait pas nécessairement, je poursuis une expérience avec la peinture commencée « clandestinement » il y a maintenant près de quinze ans. Il y a là de quoi cultiver amplement son jardin !
Je n’attends rien
de la vie
Je vais
à sa rencontre 

Le grand poète Abdelatif Laâbi, Pensée et culture, 2023.

Image de Une © Thierry Rambaud.

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Bluma Finkelstein, la leçon suprême

Bluma Finkelstein porte le flambeau de la sagesse, et éclaire toutes celles et tous ceux qui croisent sa route. Auteure de nombreux essais, récits, recueils, son témoignage est de ceux que l’on conserve près de soi. Déportée lors de las econde guerre mondiale, elle sait ce dont l’humain est capable, et aujourd’hui, résidente à Tel Aviv, elle subit à nouveau l’innommable. Elle s’exprime dans ces quelques lignes, et essème la beauté de ses mots par-dessus la pénombre de la guerre.

Hier soir, à Londres, dans le Hyde Park, le monument à la mémoire de la Shoah a été recouvert d’un sac en plastique bleu afin d’éviter le vandalisme… Paraît-il que la police se trouve dans le périmètre pour veiller à ce que personne ne touche à ce monument.

C’est la leçon suprême de cette guerre entre Israël et les islamistes du Hamas. Une triste leçon pour les Anglais d’abord, pour nous tous ensuite, car elle veut nous démontrer qu’il faut à tout prix apaiser une haine qui ressort depuis 2000 ans du plus profond de l’être humain, par rapport à tout ce qui touche les juifs et le judaïsme. Une leçon qui démontre que les démocraties meurent en se taisant. Toutes les démocraties, y compris Israël. Je voulais écrire Israël d’abord, car il est le plus vulnérable étant petit, avec ses 7.7 millions de juifs.

Personnellement, le vandalisme ne me touche pas, car je le connais bien, sous toutes ses coutures. Par ailleurs, l’inculture m’angoisse, car elle vient avec le racisme, la haine et le mépris de l’autre. Ceux qui doivent être scandalisés par le vandalisme de leurs troupes sont leurs chefs, de la même façon que je suis moi-même scandalisée par le gouvernement d’extrême-droite que nous avons, par sa corruption et son manque de perspective. Mais les vandales ont-ils une conscience morale ?

J’ai plus de questions à poser que de réponses à donner. Pourquoi les étudiants de Sciences Po, de Columbia University, de Harvard, etc. ne sont-ils pas scandalisés par plus de 800 verdicts de mort déjà appliqués à Téhéran ? Comment se fait-il que personne ne défile dans le monde démocratique en hurlant : « Mort aux Iraniens ! » Ni les catholiques, ni les protestants, ni les juifs. Ces étudiants ne liraient-ils pas les mêmes informations que moi ? Combien de manifestations « les étudiants offusqués » ont-ils organisé pour la Syrie ? Contre la Russie ? Pour les Ouïgours ? Contre la Chine ? Et pour l’Ukraine ?

Ce sont ces questions-là, auxquelles je ne peux donner de réponses, qui devraient être posées par les démocraties à leurs propres citoyens. Or, nous sommes dans une situation où seules les vociférations vindicatives et les fake news défilent sur les sites antisémites. Les pays dits libres sont gangrénés par une sorte de cancer de la conscience, qui grimpe en intensité, d’année en année.

J’ai passé toute ma vie sous le signe de la Shoah, mais le temps et la vieillesse ont fait que je suis maintenant à tel point habituée à l’antisémitisme qu’il ne me fait plus vraiment d’impression. Plus que de haine, il s’agit d’une jalousie perverse, alimentée par une masse amorphe d’arguments tout simplement idiots. Cela mène à des réactions exacerbées qu’on voit surtout en temps de guerre. Et au Proche-Orient, il n’y a que des temps de guerre ! Je deviens comme ces microbes résistant aux antibiotiques…

L’extrême-gauche fait honte à la gauche classique, car on l’a déjà vue à l’œuvre, d’une certaine façon. Moi, j’ai grandi et vécu en Moldavie roumaine, du temps de Staline. Le communisme n’est pas de droite, à ce que je sais ! Que des tyrans haranguent les masses incultes, c’est presque normal, mais des étudiants ? Ils sont censés être les meilleurs dans les Temples de la science et du savoir. “From the River to the Sea, Palestine will be free!”The River”, disent certains étudiants, c’est le Nil et “the Sea”, c’est la Mer Noire… Une géographie variable !

Et puisqu’on parle de la Palestine ! J’ai toujours milité pour la création d’un Etat Palestinien et je l’appelle aujourd’hui encore de toutes mes forces, surtout intellectuelles. Car si moi-même, j’ai droit à un Etat, alors tout le monde a le même droit que moi. Ce n’est pas une pensée simpliste, mais la seule qui soit juste ! Et ce n’est pas à moi de décider du droit d’autrui à un Etat, c’est presque un droit naturel comme celui de respirer. Et s’il s’agit du même territoire, comme c’est le cas chez nous, il faut le partager. J’irais directement à la Bible et je citerais ces versets d’Ezéchiel (47, 21-23) : « Vous partagerez ce pays entre vous, selon les tribus d’Israël. Vous le diviserez en héritage par le sort pour vous et pour les étrangers qui séjourneront au milieu de vous ; vous les regarderez comme des indigènes parmi les enfants d’Israël ; ils partageront au sort l’héritage avec vous parmi les tribus d’Israël. Vous donnerez à l’étranger son héritage dans la tribu où il séjournera, dit le Seigneur, l’Éternel. »  Ces versets, l’extrême-droite israélienne ne les connaît pas ?

Illusions, poème de Bluma Finkelstein, musique composée et interprétée par David W Solomons.

Le reste, c’est de l’entêtement politique des deux côtés, rien d’autre. Si les Palestiniens ne voulaient plus souffrir, ils n’auraient qu’à changer leurs dirigeants. En Tunisie, en Libye, en Égypte, les révoltes ont eu lieu, pourquoi pas à Gaza ? Que leur a apporté cette guerre, sinon une souffrance infinie ? On oublie que c’est Israël qui a été attaquée le 7 octobre 2023, de la façon la plus barbare qui soit …

En ce qui concerne l’impact de la littérature, j’ai des opinions mitigées. Elle a joué par le passé un rôle non négligeable. On écoutait un Camus, un Sartre, un Brecht et tant d’autres. Même quand ils se trompaient, on avait encore avec qui débattre. « Débattre » signifiant discuter, écouter, s’imprégner de la pensée de l’autre pour apprendre et comprendre. Aujourd’hui, la pensée semble être faite de toutes pièces par la presse et les réseaux sociaux. Albert Camus avait raison, quand il écrivait, dans La Chute : « Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs :  les idées et la fornication (…) Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé. »

En dépit de cela, il y a eu des livres qui ont changé le monde, pas toujours en bien. La Bible hébraïque et le Nouveau Testament, le Coran, L’Éthique de Spinoza, Le Capital de Karl Marx, Mein Kampf d’Adolf Hitler. Mais sauf pour L’Éthique, beaucoup de gens sont morts au nom des autres livres…

 

Quant à la poésie, elle se distingue aujourd’hui par son incapacité à tenir son lecteur en haleine. Jadis, la poésie tenait seule le haut du pavé, elle était présente partout dans les écrits anciens. Selon Henri Meschonnic, la Bible hébraïque est un immense chant avec un rythme à nul autre pareil. Je ne pense pas seulement au Cantique des Cantiques ou aux Psaumes, mais à toute la Bible qu’on chante dans les synagogues. Je pense aussi à L’Hymne à l’Amour de Saint Paul, c’est une poésie si belle, et même au Sermon sur la Montagne où Jésus instruit ses disciples. Mais je crois aussi que l’hermétisme de certains textes poétiques de ces deux derniers siècles a fait qu’on lit moins la poésie, car on essaie toujours de la « comprendre » et cela n’arrive pas si vite…

C’est vrai que la poésie peut exprimer avec plus de force et d’intensité le mal de ce monde. En effet, les mots qu’elle utilise sont les mots de tous les jours, mais peints de couleurs différentes. Quand il est court et concis, le poème gagne en puissance, car il éveille plus vite l’émotion. Je crois qu’il faudrait initier dans les écoles, des lectures de poésie et choisir les poèmes les plus à même de séduire un jeune public, de le bouleverser, de lui imposer presque des émotions, auxquelles il ne s’attendait pas. Autrefois, nous avions des cours de récitation…où nous devions apprendre par cœur des poèmes et aussi les grands textes de la littérature !

Je ne peux pas dire quel recueil m’a le plus touchée, mais je sais que les pièces de théâtre de Molière, Racine, Shakespeare qui sont en vers, m’ont influencée dans mon désir d’écrire de la poésie. En fin de compte, c’est toujours l’école qui prépare la sensibilité littéraire de l’homme. C’est peut-être pour cela qu’inconsciemment j’aime tant écrire mes premiers jets au stylo sur des cahiers d’écoliers…

Il s’avère qu’en temps de guerre, on écrit mieux qu’en temps de paix, où les émotions baissent en intensité et où la paresse fait la loi. J’écris beaucoup, parce qu’en Israël, l’état de guerre est une donnée permanente depuis sa création en 1948 et ce qui me désespère, c’est que je crains la disparition de cet Etat. Un vrai poids sur le cœur. On ne peut pas résister longtemps face à 1,6 milliard de fidèles musulmans, soit 23% de la population mondiale, même si tous ne sont pas contre nous. J’ai une question bête : l’Etat d’Israël a-t-il pris un centimètre de terre à l’Iran ? Non, et cependant, à la première occasion, l’Iran, qui n’a aucune frontière commune avec Israël, a envoyé, le 14 octobre dernier, plus de 350 missiles et drones vers Israël. « To destroy Israel ». Il existe aussi ce qu’on appelle la haine gratuite, la pire de toutes les haines.

J’écris donc pour me débarrasser de ce poids que je porte sur mes épaules, en tant que juive et israélienne, depuis que j’existe. J’écris beaucoup sur la Shoah, parce que je suis née dans cette tourmente et qu’Angela Merkel a reconnu récemment ma ville de Roumanie comme « un ghetto ouvert » … C’était un tout petit ghetto où j’ai vu le jour, quand mon père était déjà aux travaux forcés et que ma mère, enceinte de moi, a été chassée avec d’autres juifs de son petit village vers une ville qui avait une gare, d’où on pouvait tous nous déporter vers Auschwitz …  Tous préparés pour le Grand voyage ! J’ai même écrit un long poème intitulé Ils marchaient sans chanter, en pensant non seulement à ma mère, mais aussi aux « Marches de la mort » en 1944, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Des marcheurs, qui marchent sans chanter, nous en voyons hélas de plus en plus sur notre planète, et je pense aux Syriens, aux Afghans, aux Ukrainiens, aux Africains, etc., à tous ces millions de migrants, qui fuient de nos jours leurs pays à pied. Si je résumais en une expression ma poésie, je dirais : « Je n’ai pas oublié. »

Je viens de publier aux Editions Unicité un roman historique, qui s’intitule Jacob Ben Judas l’Iscariote, une histoire du Juif Errant, où le Juif Errant rencontre tour à tour Saint Paul, Don Isaac Abravanel, Spinoza, Heinrich Heine, Kafka, Rosa Luxemburg, Stefan Zweig, Hanna Arendt et tant d’autres ! Chez Jacques André éditeur, sort très prochainement un recueil de lettres fictives, intitulé Je suis Rosa Luxemburg. Ce livre fait partie d’une collection Je suis… destinée aux élèves d’écoles primaires, de lycées et autres établissements scolaires, qui portent le nom de Rosa Luxemburg. Elle a écrit des milliers de lettres de prison et d’amour, d’une très grande beauté littéraire. J’ai dévoré ses écrits avec passion et me suis tellement identifiée à son parcours. C’était une grande rêveuse socialiste et pacifiste, que les Corps francs ont assassinée dans une voiture à Berlin en 1919 et jetée comme un chien dans un canal. Dans un autre registre, je publie un livre de bibliophilie, Le Couteau rouillé d’Abraham, chez Wanda Mihuleac, aux Editions Transignum. Dans tous ces livres, les mêmes sujets reviennent : je cherche encore et toujours à comprendre pourquoi on nous hait à tel point, nous, les juifs, car finalement, nous ne sommes pas pires que le reste de l’humanité.

Des projets pour demain ? J’ai un manuscrit tout prêt, intitulé Les pèlerins de Prague, l’immortelle légende du Golem, le Golem étant cette créature d’argile créée par un Rabbin au 17èmesiècle pour défendre la petite communauté juive de Prague…Ces pèlerins vivent au moment de la Révolution française et rencontrent, eux aussi, comme mon Juif Errant, toutes sortes de personnes dans leur périple…

Présentation de l’auteur




Par-dessus la guerre, la poésie : entretien avec Gili Haimovich

Gili Haimovich est poète, traductrice, psychologue et art-thérapeute. Elle écrit en hébreu et en anglais. Ses poèmes ont été traduits en 30 langues et publiés dans des anthologies et dans des journaux internationaux. Elle vit de plein fouet la guerre horrifiante qui sévit au Proche-Orient. Elle a confié à la poésie la mission de dire non aux haines séculaires, et d'énoncer grâce à une anthologie qui réunit les poèmes d'auteur-e-s israéliens et palestiniens opposés à la guerre le lien fraternel qui les unit, car toutes et tous refusent ces massacres épouvantables.

Chère Gili, la guerre laisse les êtres humains impuissants, et vous vivez tous des moments terribles, qu'il s'agisse de vos compatriotes ou de la population de Gaza, c'est une catastrophe ! Vous êtes poète, alors que peut faire la poésie, que peut faire l'art, en ces temps terribles ?

La poésie est un moyen viscéral, intime et direct d'exprimer et de communiquer des expériences que les mots ne parviennent pas à exprimer, comme c'est le cas de l'art. C'est un rappel et l'expression de notre humanité. Le simple fait de l'avoir à portée de main, de savoir que c'est une option, un choix à faire, aide à vivre. Peut-être ne pouvons-nous pas vraiment "nous mettre à la place de quelqu'un", en quelque sorte, dans des circonstances aussi extrêmes, mais la poésie fait quelque chose d'un peu différent qui est plus que cela, elle permet à votre propre esprit, à votre psyché, d'avoir ses propres réponses à ces rencontres plus intimes de réalités différentes et de se connecter par ce biais.

La poésie est capable de donner place à un spectre complet et nuancé d'expériences et d'émotions humaines et vous donne une perspective différente. Elle peut exprimer l'agonie, la frustration face à l'injustice ou même la haine de manière non violente. Le poème peut tolérer tout cela et ouvrir la voie pour que nous puissions nous y connecter d'une manière qui n'est pas répréhensible. C'est plutôt le contraire. Voici un de mes poèmes à titre d'exemple. (Mes Espèce,  tiré de Soleil hésitant, p.46, traduit par Marilyne Bertoncini, paru chez Jacques André éditeur).

My Species \ Gili Haimovich (Promised Lands, Finishing Line Press):

If I was any other animal but a human one,
I wouldn’t have survived so far,
in this habitat, too faltering to be called a jungle,
merely a savanna.

My happiness is untrained, unpracticed,
therefore tamed, actually.
I should have been a gazelle at least
so I can run away
and not be chased.
Or a snowman, woman
to melt away to the touch of heat.

If I was any other being but a human one,
I wouldn’t have survived.
If I did, it’s only thanks to the kindness of others.
And there’s not enough human in my being
to be thankful for that back.

Mes Espèces

Si j’étais n’importe quel animal autre qu’humain
je n’aurais pas survécu jusqu’à ce jour,
dans ce milieu, trop chancelant pour être appelé jungle,
à peine une savane.

 Mon bonheur est sans expérience, sans pratique,
donc insipide, en fait.
J’aurais dû au moins être gazelle
pour m’échapper vite
sans être attrapée.
Ou une bonne-femme de neige, femme
qui font au contact de la chaleur.

 Si j’étais n’importe quel animal autre qu’humain,
Je n’aurais pas survécu.
Si j’ai réusssi, c’est seulement grâce à la bonté d’autrui.
Et je n’ai pas assez d’humain en moi
pour remercier suffisamment.

Vous avez récemment coordonné une anthologie, pouvez-vous nous parler de ce projet ?
Le lancement et la création de l'anthologie ont été davantage une envie qu'une décision réfléchie. C'est arrivé assez tôt dans la nouvelle réalité de l'après 7 octobre. J'avais le sentiment que si je devais mourir, et même si ma famille et moi devions nous en sortir, je devais laisser une trace, un chemin, qui soit différent de tout cela, qui me distingue de ce qui se passe et qui fasse écho, d'une manière douce, à l'opposition à la violence qui éclate de toutes parts. Plutôt que de donner de l'argent ou des produits de première nécessité, j'ai pensé que contribuer avec quelque chose qui porte mon empreinte aurait un effet plus retentissant à long terme.
La guerre en Ukraine m'avait déjà alarmée au plus haut point en tant que juif, car elle me ramenait à l'histoire de certains des pogroms les plus violents contre les juifs dans ce pays. J'ai senti que ce passé pesait, et m'alarmait, car personne ne doit subir de telles agonies, peu importe qui il est, de quelle religion, de quelle origine. J'étais douloureusement consciente que, contrairement à l'Ukraine, ici, pour nous, tout serait différent. Et que cette bataille autour de notre histoire serait presque aussi dure que celle qui tue physiquement des personnes des deux côtés de la frontière. En tant qu'Israélienne, je savais qu'Israël était sur le point de perdre cette bataille. Je l'ai senti avant même que l'antisémitisme ne prenne l'ampleur effrayante qu'on lui connaît aujourd'hui. Pourtant, il se cachait déjà sous les critiques légitimes du gouvernement israélien, que je critique moi-même. Je me suis toujours perçue comme pro-palestinienne, ce qui signifie pour moi que je suis en faveur de la paix et de la cohabitation, et le discours polarisant me semble toxique, et souvent énoncé par des personnes qui ne sont même pas originaires de cette région. 
La conviction initiale que j'ai eue en lançant cette anthologie, avec les qualités uniques de la poésie, était que nous n'avons pas besoin de comparer nos blessures, de compter les corps ou de mesurer qui est le plus affligé, qui a commis les atrocités les plus impressionnantes ou les plus insensées, ou de nous extasier devant la pornographie de la douleur et du sang. Il ne s'agit pas de calculer qui a perdu le plus d'argent, d'extravaguer dans la douleur, mais plutôt l'inverse, de se faire petit et de partager nos les expériences personnelles et intimes et leurs expressions. Rien de bon n'est sorti de ces calculs ou de ces querelles puériles pour savoir qui a commencé. Comme l'écrivait Tolstoï dans Anna Karénine, 101 ans avant ma naissance, "les familles heureuses se ressemblent toutes ; chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière". N'est-ce pas déjà, en soi, une preuve que la littérature est importante et qu'elle résonne d'une vérité éternelle ? N'est-ce pas également vrai lorsqu'il s'agit de nations ? Et des individus, dans leurs singularités, qui constituent l'une ou l'autre nation ?
En tant que poète, je crois que j'ai tendance à agir par intuition. J'ai eu la forte intuition que Pablo Poblète, qui dirige la collection Poètes francophones planètes aux éditions Unicité, était la bonne personne avec qui établir un partenariat. Il y avait quelque chose dans sa conviction et dans la chaleur avec laquelle il a édité une anthologie en faveur de l'Ukraine, à laquelle j'ai participé, qui m'a fait m'attacher à lui, même si nous ne parlons pas la même langue. Je sais que je peux lui faire confiance et qu'il ne me décevra pas, contrairement à certains de mes collègues internationaux qui se sont autoproclamés experts du Moyen-Orient et qui ont soudainement choisi de prendre parti, d'adopter une attitude "politiquement correcte" et en cela de participer à nous affliger, alors que nous nous trouvons tous dans cette région déjà brisée par la douleur.
Comment évolue ta poésie, alors que tu assistes, impuissante, au déroulement de ces crimes de part et d'autre des frontières ? Continues-tu à écrire et comment tes poèmes reflètent-ils ces horreurs ?
Oui, j'écris, il le faut. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est d'explorer les limites du langage, ses capacités à exprimer les atrocités, et de trouver où je me situe dans tout cela, de témoigner de ce qui s'est passé, non pas d'une manière informative, mais plutôt comme un moyen de rendre compte de mes sentiments et de mes sensations, de ma vie intérieure, et de ce que je ressens en ce moment.
Le développement de mon utilisation des animaux comme métaphores m'aide énormément. Parfois, je trouve que les animaux sont plus fréquentables, ils partagent avec nous le besoin de survivre mais ne tuent pas et ne torturent pas, ils ne tuent que s'ils doivent vraiment le faire, pour survivre ou protéger leur progéniture, contrairement à ce qui s'est passé ici avec ce qu'on appelle les êtres humains. Et j'élabore mes poèmes à partir des attributs spécifiques que je leur trouve et qui ne sont pas toujours évidents, mais qui relèvent davantage de mes propres perceptions subjectives.
Étonnamment, je trouve aussi que j'écris sur les fêtes juives. Je ne suis pas religieuse, mais cela me donne un accès unique à l'exploration des questions d'identité en ces temps ténébreux, et permet de nous interroger sur la manière dont est constituée notre identité. Puis-je choisir d'être juif même si je ne crois en rien au départ ? Ou puis-je choisir de ne pas l'être même si je suis né avec cet héritage sans avoir eu le choix ? Et bien sûr, les histoires bibliques nous rappellent que nous avons tous été une grande tribu issue du même sol. En outre, ces textes sont à l'origine de plusieurs fêtes communes ou autres occasions de partages qui sont censées être heureuses, mais qui nous rappellent douloureusement à quel point la réalité est devenue insupportable et persistante.
Quels sont tes projets pour l'avenir ? Et demain ? Tu te bats grâce à cette anthologie, et après ?
Mon projet est de survivre, sans perdre mes enfants et mes proches, sans perdre la compassion, sans perdre la foi en l'humanité. J'aimerais bien sûr continuer à écrire et à publier et j'espère de meilleures conditions, même minimes, pour le faire. Il est difficile de faire confiance à l'avenir maintenant et de  faire des projets. Je reviens d'Estonie où j'ai lancé mon livre, ce qui m'a beaucoup plu et m'a encouragée à poursuivre cette aventure. J'ai également publié récemment un livre en Israël, Experiment in Parting. J'écris désormais davantage en anglais, ce qui me donne plus de recul par rapport à ce qui s'est passé. J'espère continuer à créer et à recréer du sens grâce à l'écriture et aux projets de collaboration avec d'autres personnes, afin que nous puissions nous soutenir et partager le travail de chacun. Ces partages sont une route commune pour que nous puissions marcher sur les ponts de papier sur lesquels nous écrivons vers un avenir différent.
Merci Gili !

Image de Une © Zaki Qutteineh.

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Siméon, Une théorie de l’amour

Ne pas se montrer, c’est s’enterrée vivante.
Les gens vous pardonnent tout, sauf de vous tenir à l’écart.

Marina Tsvetaïeva

C’est maintenant, oui, comme dans une envie dont rien ne pourra me détourner, ni la tendre malachite de l’herbe sous le soleil engoncé du printemps, ni le caprice de perdre la tête dans les artères des sous-bois, que m’est venue la belle audace de relire ce livre.

Quelque chose de l’ordre d’un désir. Avec le courage d’ouvrir encore aujourd’hui la fenêtre de la première page pour la lumière et le grand air. Puis aussitôt de répondre par contagion à la lettre par une lettre. À cet homme qui, de toutes ses forces s’adresse à nous, à travers ce prénom comme brodé en   dédicace et en filigrane sur tous les autres livres, Véronique.

Mais à travers elle aussi, par ricochets sur l’eau claire de son âme, à toutes les femmes. À tous les amants. À tous les couples et leur infini. À tous ceux, éprouvés ou blessés daimer.

Cest comme une lettre furieuse écrite les yeux fermés, du bout des lèvres qui embrassent, du bout des doigts qui caressent, un élan longuement façonné pour quil entre vivant et sans se froisser dans une enveloppe. Lenveloppe de notre corps et de notre âme, sous le même papier.

Une théorie de l'amour comme un coup de poing sur la table des audaces, un coup de sang. Un point dhonneur. Un sang dalliance. Un tremblement sur la terre du papier.

Aimer n’est-ce pas trouver
Ce qu’on ne cherchait pas ?

 

Jean-Pierre Simeon, Une théorie de l'amour, Gallimard, 2021, 112 pages, 12 €.

Une inspirante théorie en fait, un souffle et un parfum, une décision et un abandon à l’évidence, prétextes « À la transparence d’un regard / À la transparence d’une caresse / Cette transparence donne-t-elle corps à l’infini ? »

Je me suis réchauffé dans cette froidure dAvril et du soleil qui ne revient pas, dans cette grande clique des guerres et des désastres détoiles, cette contagion dindifférence envers toutes les morts qui frappent à notre porte, je me suis ranimé, revivifié contre les parois de ce livre chaud et lumineux, pardon, jusquà le serrer contre moi comme un bouclier de papier.

Jean-Pierre Siméon, frère adoptif de tant de poètes depuis tant dannées, « Debout, épaule contre épaule, sur le versant solaire » lutte et bataille mot à mot, du premier au dernier souffle, contre vents et marées des préjugés, contre et avec tout ce qui a été dit et non-dit avant lui sur lamour, comme sil exhumait de sa propre chair, de sa propre quête, une raison décrire par-delà les mots, une raison de vivre par-delà la vie. Un sens qui surgirait enfin de nos existences aveugles.

Un ciel dans lâme certes
Mais un ciel aux mains de feu

On en veut beaucoup à ceux qui osent. À ceux qui prennent des risques. À ceux qui nous atteignent. On aimerait détourner le regard de tout ce quils pourraient ressusciter en nous.

Lamour nest-il pas une autre forme de la pensée
Où tout peut arriver
À la jonction du vide et de l
éclair ?

Cette concision quasi aphoristique d’un René Char, ce Marteau sans maître de la phrase nous laisse béant, vacant, abasourdi, plus conscient et plus fragile aussi, poreux à ce qui cherche à nous rejoindre, franchissement permanent des contours, des limites mentales, dans la pleine conscience sensorielle du vivant, jusquau réel fraternel du poème, accomplissant main dans la mains avec des maîtres comme Juarroz ou Pessoa, une lucidité à l’exigence solaire irrigant les écorces d’une écriture singulière, totalement Siméonienne, phrasé de haute humilité reconnaissable entre tous, et qui nous cueille, nous emporte du plus rugueux de notre être, vers plus d’ampleur et de regards, n’est-elle pas aventure dans la paume du grand livre des poèmes, une audace contagieuse qui sans cesse nous rassemble vers une utopie du geste d’écrire : la beauté apaise, relie, la beauté est amour.

Une vie libérée delle-même
comme le monde dans la nuit
est délivré de lui-même

Il en faut du culot pour oser cette écriture, cette thématique, ce geste de la même ampleur quune Politique de la beauté, ou que linsensé dune Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et enfin de cet essai quantique despoir, La Poésie sauvera le monde.

Cest la belle audace dun aventurier créateur du printemps des poètes, dun voyageur de lintime qui a consacré sa vie à fraterniser avec la poésie des autres, à adopter des poètes de tous les pays, à ouvrir des espaces de rencontres et de lecture, de transmission et de partage, à libérer chacun de nous de ses impossibles pour lui ouvrir dautres espaces à franchir.

Ce livre est parfumé. Du boisé de celle qui nous cherche, nous trouve, nous contourne. « Un soleil de hanches et dépaules » nous réchauffe le cœur, lâme et serre notre solitude contre lui. Nous nous jetons dans les bras du ciel qui « sétire comme un rêveur au matin qui ne comprend pas la lumière. »

Il est temps de faire la fête
De ne pas en croire ses yeux
(...)
Après tant de nuits infiniment
et qui furent fleuves. 




Béatrice Libert, Comme un livre ouvert à la croisée des doutes

Une note en postface nous apprend que ce livre s'est construit durant le confinement de la façon suivante : Laurence Toussaint, cloîtrée dans sa maison de campagne et faisant une promenade quotidienne autour d'un étang, envoya une photo à Béatrice Libert qui lui répondit par un poème. Le principe était lancé : une photo suivit auquel un poème fit écho, ainsi de suite jusqu'à constituer un livre d'artistes de 56 images accompagnées de 56 poèmes, publié en 2023.

La seconde édition, courante, nous donne à lire les poèmes, cinq reproductions photographiques seulement figurant à l'intérieur de l'ouvrage (en sus de celle de couverture). Celles-ci signent la présence de l'eau (la promenade autour de l'étang) mais sont aussi un éloge de la lumière et de ses variations.

Le livre est encadré par deux citations de Christian Bobin : « Ce qui ne nous sauve pas immédiatement n'est rien. » en exergue et « L'art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d'émerveillement et de sidération qui seul permet à l'âme de voir. » en fin d'ouvrage. Voilà qui pose la tonalité (contemplative, sensorielle, de cheminement intérieur) : Une lumière qui tiendrait le pays / Comme on tiendrait la main d'un poème avec parfois des glissements mystérieux qui font que l'on reste songeur, laissant les vers flotter doucement, les répétant intérieurement : Partir est parfois une phrase si longue / Que certains n'en reviennent jamais.

 Si le poème est légèrement descriptif, évocateur plutôt, il s'accompagne souvent d'une interrogation sur soi, le monde, l'écriture, le sens...

Flambeaux drus d'avril
Promesses de Pâques

Écrire est-ce dédoubler le temps
Ouvrir un cahier d'eau

Faire sentinelle
Au bord du vide

Porter ce vide envahi d'azur
À son sommet d'incandescence ?

Béatrice Libert (poèmes), Laurence Toussaint (photographies), Comme un livre ouvert à la croisée des doutes, Le Taillis Pré éditeur, 2023, 96 pages, 15 €.

Nous voici donc dans un entre-deux : l'évocation du concret et la posture abstraite, intellectuelle et poétique : Debout sur l'aile de l'instant / Quel vertige nous saisit // Alors que la lumière / Joue à la marelle sur un arbre flétri ?

J'ai précisé les circonstances d'écriture de ce livre. Le confinement et ses conséquences sont bien là, en arrière-plan, dans ce poème par exemple :

Ce poids sur notre attente
Cette barrière invisible dans l’œil

Ce cadenas posé sur nos voyages
Cette frontière fermée à tous les horizons

Nous aimons leur donner
L'empire d'un nouveau langage

En levant chacune de ces limites
En nous disant « Le monde c'est toi ! 

C'est alors une attention plus grande portée au monde accessible, au proche : Il nous arrive quelquefois / De regarder ce lent bocage // Comme si c'était la première fois / Comme si nous étions photosensibles et cette acuité renouvelée mène à des associations : Ce n'était pas un paysage / Qui se lisait sur l'étang // C'était un tableau de Magritte / Peint par un nuage qui passait, un regard qui va du dehors au dedans : On jette l'ancre puis on écoute / Les voix qui nous traversent  dans une durée qui se trouve modifiée : Et voici que l'instant / S'est lentement dissous ou encore : La journée a eu lieu on ne sait trop comment / Mais elle a traversé l'immense et le peu // Comme si les heures n'existaient plus / Sinon pour le plaisir des seules horloges

Bien sûr, la nature est omniprésente (rappelons que le prétexte est une promenade autour de l'étang) et elle renvoie à notre incomplétude :

Après les pluies orageuses
Les arbres ont gonflé leur voilure

On se disait qu'ils réagissent mieux
Que nous aux éclats des intempéries

Leur faconde interpelle le ciel
Et la confiance demeure leur viatique

Nous nous avons les bras coupés
Comme par une ombre nostalgique

 J'aimerais conclure par ces trois vers qui, à mon sens, reflètent l'esprit du livre :

Peut-être ne faut-il plus rien dire
Ne rien penser ne rien écrire

Simplement respirer respirer

Présentation de l’auteur




Habib Tengour, Consolatio

Le recueil de Habib Tengour commence par une citation de Francis Ponge : « O Table, ma console et ma consolatrice, pourquoi, table, aujourd’hui me deviens-tu urgente ? » La table du poète, même « foutoir », devient dans la rue « Uhlandstrasse (…) un bureau de ministre où consolider ton imaginaire » Est-il étonnant que le poète chez qui l’exil est un thème récurrent nomme dès le début de son livre une rue de Berlib, où il se trouve alors en résidence d’écriture ?

Est-ce un hasard s’il mentionne à la fin du poème d’ouverture les noms des différentes villes où il l’a écrit, ainsi que des dates ? Habib Tengour esquisse d’emblée les contours d’une carte de l’exil et de l’errance. Si vaste soit son bureau de ministre à Berlib, il demeure l’espace restreint et délimité qu’il dédie à son écriture, au-delà de son perpétuel mouvement entre les lieux. Sa table est console et consolatrice, comme l’écriture est quête de réparation et de guérison symbolique.

Consolatio est le titre de ce recueil bilingue français-anglais, publié entre deux langues et deux pays, comme un surplus de sens accordé à des poèmes, nés eux-mêmes d’un entredeux.  Il y est question d’écriture, mystérieuse plongée à l’intérieur de la langue où le poète est à l’affût de mots que les contraintes, oulipiennes ou pas, excellent parfois à faire surgir, nous dit-il.

Et le chant de se faire « hymne pour mémoire », de désigner comme inséparables, l’individuel et le collectif, la traversée de l’un et la marche de l’Histoire. Le poète convoque le souvenir de l’Iliade et de l’Odyssée, épopées qui lui sont chères et dont il précise qu’elles sont « ininterrompues », inscrivant son errance dans leur sillage. Que sont errance, exode et exil ? Ils se transmettent, comme le chemin d’Ulysse, avec ce qui déborde d’une génération à l’autre, par-delà le mutisme ou la douleur restée plainte, sans verbalisation. Blessure pour laquelle on cherche un nom, la migration inflige une amputation de soi. Elle impose aussi de vivre avec la distance, de se soumettre au rythme des départs et des retours, à la cruauté froide des formulaires à remplir.

Habib Tengour, Consolatio, poèmes traduits en anglais par Will Harris et Delaina Haslam, édition bilingue français-anglais, World Poet Series, Poetry Translation Centre, 66 pages, 9 £   www.poetrytranslation.org,  

Où trouver son trésor, sinon dans la mémoire, dans la trace, celle que transmet l’institutrice de Yacine,  « Merveilleusement, / Comme la huppe de la reine de Saba dans son envol » ? Le monde est rempli de gares désaffectées et de signes à déchiffrer, par la grâce de la connaissance. Devenues musées, elles sont traversées d’ombres et d’histoires que croisent leurs visiteurs. Anciens lieux de souffrance, le passé qui s’y entasse s’offre à l’élucidation. Il est aussi rempli de la clameur d’« armées aguerries » et du « cri » de la résistance.

Dans l’écriture, parfois survient, comme de nulle part, ce qu’on ne connaissait pas, ce qu’on avait oublié. Ainsi ce « râle dans les grottes du Dahra/ au moment où tu traverses le quai de la gare », entaille gravée dans la chair par l’une de ces tragédies de l’Histoire que l’on porte au fond de la nuit de soi et qui ne guériront pas. Pas plus que « Les quais encombrés des fantômes d’Octobre » ne se dépeupleront de leurs morts. Le poème les rend au plein jour, là où on ne les attendait plus, sans qu’ils ne se soient jamais absentés vraiment.

Habib Tengour transcende dans son évocation de l’Histoire et de l’exil ce qui ne serait que rengaine. Il ancre ses poèmes dans les territoires d’une langue incarnée et sans complaisance. Matière défaite de ce qui relèverait d’une simple impression, pour garder et fixer, tel le métal, lui qui brûle lorsqu’il entre en fusion. « Ici, / La nuit n’a pas de fin / Ni le froid / L’hiver dure plus que de saison », écrit-il, avant de préciser : « Mourir, / Pas question / Non/ Il n’en est pas question ». Car les contours du bureau-console du poète sont garants de ces mots, puisés jusqu’aux tréfonds de l’impensé de soi-même et de ce qui résiste à l’oubli. Comme l’écriture demeure une contrée pour tenter de démentir l’exil.

Il faut souligner le beau travail des traducteurs Will Harris et Delaina Haslam, qui ont accompagné ce livre d’une belle et solide introduction. Ce recueil paru en édition bilingue est une avant-première, composée d’extraits d’un ensemble de poèmes à paraître en France.

Présentation de l’auteur




Marie Alloy, Ciel de pierre

Le poème/ n’est pas un récit/ mais le temps d’un passage

que le poème de l’aube t’apporte ma dédicace

En cette antithèse du titre, la légèreté de l’espérance et la pesanteur du chagrin.

Cinq parties composent ce recueil : Approche du corps, ciel de pierre qui a donné son titre au recueil, cécité de la lumière, l’ossature de la vie, la durée du silence.

Dès le premier poème est évoqué le moment de la séparation, quand approche la mort. La poète est sœur et accompagne son frère, elle perçoit ce qui se joue au plus intime alors que « le corps n’a plus ni faim, ni soif/ seulement faim d’amour à l’heure de l’acceptation/ où tu consens à perdre sans recevoir »

Se tenir là, dans le silence, à l’écoute pour traduire ce moment de douleur mais aussi d’espérance, car celui qui part n’est-il pas en train de naître, de renaître ?

frère ton désert n’est peut-être/  qu’un commencement/ tu es né le premier

Se tenir en cette fraternité, à côté de ce frère  que nous regardons et qui nous regarde. Marie Alloy est poète et elle est aussi peintre, elle sait que la peinture nous regarde aussi sûrement que nous la regardons et que  les couleurs délivrent comme les mots.

Voici la couleur/ qui blanchit dans l’absence/ se terre dans la mort/ explose dans l’amour/ délivre/ le frère 

Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€.

Le temps de la mort est un temps sacré, un temps béni, un temps de mystère et cet oxymore pour le traduire : «  tu es entré dans une nuit de lumière. »

Le recueil est construit sur l’antithèse, figure de style qui illustre parfaitement ce paradoxe, vie-mort, présence-absence. Mourir, c’est entrer en «  une nuit de lumière », la prière même ne pouvant élucider cette énigme, mais l’espérance pour l’accompagner.

 La poète témoigne que la vie et l’amour sont plus forts que la mort, là où a été l’amour tout se prolonge.

Nous ne lèverons pas le secret/ mais nous lui donnerons à boire/ la mort serait une arche où nous recueillir/ un lieu de pardon et de résurrection. 

 Alors qu’un être aimé disparaît, la poète interroge sur ce qu’est la création, cette source de vie qui permet peut-être à l’artiste «  d’exaucer ce qui n’a pu devenir. » L’œuvre  est souvent habitée de manque, d’absence ? « Nous voilà/ au bord de toi/ la vie en nous/ pour habiter ton absence. » Au sein même de la douleur, la consolation, celle la création littéraire et artistique quand elle naît de la contemplation, il arrive que parfois la lumière de l’instant ouvre le ciel, alors la mort est délivrance :

Souvenez-vous/ quand il est sorti de lui-même/ du fond de son désespoir/il a retrouvé la quiétude. 

Pour la poète aussi la quiétude, ses poèmes sont de lumineuses méditations sur la vie et la mort quand tout se mesure à l’aune du cœur.

Les mots et les couleurs sur la page blanche du linceul. Les mots pour se souvenir de la joie partagée, se souvenir de l’émerveillement et du temps de l’enfance et de la fraternité.

En ce recueil, l’ombre de la mort et la lumière de la fraternité ; entre fraternité et solitude, entre absence et présence, la vie à partager, la vie pour aimer jusqu’au bout,  pour accepter et pouvoir à l’ultime moment tout donner et se donner soi-même : «  tu as fini par lâcher prise/ pour tout donner. »

La vie se donne jusqu’à l’ultime moment, désarmés que nous sommes devant ce mystère, il nous reste la prière et la bénédiction et les poèmes pour panser la blessure des mots retenus.  

Marie Alloy nous offre une poésie lumineuse et apaisante, à la lumière de l’Espérance dans «  la bonté d’un sourire ».

La lignée se poursuit
La voix toujours se tient droite
Le temps redevient musicien
L’enfoui refleurit

……………….

Ce que tu éprouves tu l’écris
sur la toile avec les couleurs intarissables
de ce qui résiste à l’immuable perte
et tu sais combien la lumière même

est fraternelle.

Présentation de l’auteur