Pierre Tanguy, Poètes du monde

Le monde entier entre dans ce livre de Pierre Tanguy qui accueille des voix multiples en amitié poétique : quarante-sept poètes d’hier et d’aujourd’hui, de vingt pays différents nous invitant au voyage hors de nous-mêmes. C’est dire si le livre s’abreuve aux sources les plus variées et vise, comme l’auteur le dit en avant-propos, à « apprécier la constante vitalité de la poésie, notamment portée par ceux qu’on appelle les petits éditeurs ».

Point de volonté exhaustive pourtant, dans ces « lectures choisies ». Pierre Tanguy évoque en âme sensible et flâneuse les poètes qu’il apprécie et ceux qu’il a choisi de lire et de recenser. En résonance à Poètes en Bretagne et Écrivains en Bretagne publiés également aux Éditions Sauvages. Loin des modes, en prenant son temps. Des lectures de passage. Des lectures en partage. Le livre dessine ainsi une promenade sous toutes les latitudes et à toutes les époques, hautement révélatrice du regard posé sur le monde de Pierre Tanguy.

L’auteur donne leur place à Gustave Roud et Philippe Jaccottet à l’égard de qui il a une filiation naturelle. Comme à ceux qui sont porteurs de cette fibre spirituelle qui lui tient à coeur, François Cheng et Jean-Pierre Lemaire. Le poète reconnaît là ses dettes. Comme le dit Julien Gracq, « on écrit d’abord, parce que d’autres avant vous ont écrit ».

Pour évoquer cette poésie au pluriel, Pierre Tanguy s’attache à citer les noms, les biographies, les œuvres. Il nous emmène de Virgile à Seamus Heaney et Cypris Kophidès, d’Edith Brucq à Attila Jozsef, de Paul Guyon à Sôseki. D’un poète taoïste du Japon du 4è siècle à la redécouverte du poète ukrainien Taras Chevtchenko, heureusement traduit par Guillevic. Avec quelle force il résonne son recueil, Notre âme ne peut mourir, en ces temps d’invasion russe actuelle :

Pierre Tanguy, Poètes du monde, Les Éditions Sauvages, 2024.

Quand je serai mort
Mettez-moi
Dans le tertre qui sert de tombe
Au milieu de la plaine immense
Dans mon Ukraine bien-aimée

Ces « lectures choisies » forment ainsi une sorte de bibliothèque idéale en poésie du monde entier. Chaque recueil s’y voit présenté, documenté et judicieusement éclairé.

Nous avançons dans le compagnonnage de ces poètes, tantôt intimiste, fulgurant d’Emily Dickinson, tantôt minimaliste de l’iranien contemporain Reza Sâdeghpour nourri de tradition persane. Ou bien c’est le souci de la terre de la québécoise Hélène Dorion ou le chant d’exil du haïtien Antony Phelps. La poésie de langue française d’Henri Bauchau à Estelle Fenzy, d’Yves Namur et de Benoît Reiss montre la diversité des registres, la variété et l’inventivité de ses écritures contemporaines.

La parole poétique engagée, à des titres divers, n’est pas absente. Telle celle d’Anna Akhmatova, de l’irlandais Yeats, du marocain Abdellatif Laâbi, du palestinien Mahmoud Darwich, des femmes iraniennes rassemblées fort opportunément dans l’anthologie Zabouré zane et celle de l’anthologie des poètes féministes américaines. Il est à noter la présence importante des œuvres de femmes dans le livre de Pierre Tanguy. Il faut le saluer. Combien d’anthologies, sous la plume d’auteurs d’aujourd’hui, occultent purement et simplement toute poésie féminine.

Écoutons Hélène Dorion :

Mes forêts
quand je m’y promène
c’est pour prendre le large vers moi-même

Ces proses livrées ici donneront envie de lire, de découvrir au lecteur curieux d’aller voir plus loin sur ces chemins voyageurs, balisés ou non. Tant il est vrai que Pierre Tanguy, poète lui-même, fait allègrement vibrer cette compagnie de poètes du monde.

Présentation de l’auteur




Claudine Bohi, Un couteau dans la tête

Pour ce 31e recueil, la poète s'est jetée coeur et âme dans la déchirure incommensurable des familles qui ont connu la perte, l'absence, la séparation, à cause de l'effroyable guerre, à cause de toutes les blessures.

Alors, il reste à cette petite fille blonde de cinq ans comme "un couteau dans la tête", cette arme qui lacère, sépare, fouille les chairs, abat les corps.

Tout écrit en distiques qui rythment l'aveu, la reconnaissance, la blessure familiale, le livre cisèle la peine, le chagrin, les pleurs. Toute une famille est brisée, esseulée : la grand-mère qui a perdu "son monstre" à la guerre, la mère, la fille. La fille aujourd’hui témoigne de l’inceste que le grand-père a commis à l’adresse de sa propre fille. Cette douleur intime, l’auteure l’a gardée pour elle pendant quarante ans. Elle s’en délivre à présent par la force du poème.

Les images crues, nues, entaillent le coeur, le mettent à vif.

La poésie, seule, peut exposer ainsi, grâce à son chant, sa plainte, ce que chacun peut vivre, dans ces temps de souffrance.

la mère défait l'amour
comme on brise un miroir (p.25)

tout ce brouillard en elle
ce cocon plein de blanc (p.31)

Claudine Bohi, Un couteau dans la tête, L'herbe qui tremble, 2022, 60p., 14 euros.

Pas un mot de trop dans ce chant de douleur, pas de métaphore clinquante, la nudité seule prévaut. Un livre à la fois de compassion et de générosité, que la mémoire familiale nourrit d'une émotion non feinte.

Présentation de l’auteur




Giorgi Lobzhanidzé, un Professeur d’arabe en Géorgie

Le recueil de Giorgi Lobzhanidzé est une tentative éminemment empathique de partager l'expérience d'une vie libre dans la Géorgie d'aujourd'hui ; défi de chaque instant. L'individu y est broyé sous les difficultés matérielles, la pauvreté, la violence sociale, les propagandes politiques de tous bords, le carcan des différents dogmes religieux... Marginal et funambule, le poète renvoie dos à dos toutes les chapelles et préfère ne se fier qu'à ses propres vérités. Pamphlétaire, rêveur, il sera notre professeur surréaliste d'une langue nouvelle qui puise aux sources inédites d'un Coran secret et d'une conjugaison ré-imaginée, aventureuse, nomade, sans passé ni avenir.

Docteur en philologie, Giorgi Lobzhanidzé enseigne actuellement à l’Université d’État de Tbilissi. Il a traduit des œuvres médiévales et modernes importantes de la littérature arabe et persane. Il est l’auteur de la nouvelle traduction géorgienne du Coran, présentée et annotée par lui-même, pour laquelle il a reçu, en 2008, le Prix littéraire Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année » et le Prix d’État du « Livre de l’année » de la République islamique d’Iran. En 2010, Giorgi Lobzhanidzé a de nouveau reçu le Prix Saba pour sa traduction de Golestan de Saadi, éditée chez la Maison caucasienne, dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ». En 2020, il a publié aux éditions Sulakauri la traduction présentée et annotée par lui-même du premier des six livres du Masnavî de Djalâl ad-Dîn Rûmî, pour laquelle, en 2021, il a une troisième fois reçu le Prix Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ».

Extrait du poème « Les martyrs » de Giorgi Lobzhanidzé en géorgien et en français, lu par le traducteur B. Chabradzé, du recueil "Le professeur d’arabe", éditions Les Carnets du Dessert de Lune, la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme, 2023. Pikis Saati, émission radio publique géorgienne, 14.07.2023.

Ses poèmes sont traduits dans plusieurs langues et sont inclus dans diverses anthologies, notamment dans Le train de Koutaïssi : Vingt poètes géorgiens (traduction de Boris Bachana Chabradzé, éditions Caractères, Paris, 2022). En 2020, la maison d’édition lituanienne Kauko Laiptai a publié son recueil de poèmes « La phobie des saints » (traducteurs : Nana Devidzé, Viktoras Rudianskas et Jonas Liniauskas) qui a été nommé, en 2021, parmi les quinze meilleurs recueils de poésie de l’année par l’Association des éditeurs et critiques lituaniens. En 2022, son recueil de poèmes Nelle rovine del sogno (« Dans les décombres du rêve ») est paru, dans la traduction de Nunu Geladzé, en Italie, aux éditions Giuliano Ladolfi Editore.

Giorgi Lobzhanidzé
Traduit du géorgien par Boris Bachana Chabradzé

 

Faire connaissance

Bonjour,
J’ai déjà pataugé dans cette eau
Et je ne crois plus en rien,
Ni à l’amour
Ni à la tendresse juvénile,
Ni à la pudeur.
Je crois en un coup de poing dans la mâchoire,
En une rage de dent,
En un cadavre enfin redevenu
Ce qu’il était en réalité.

Partout où je vais, les loups hurlent après moi,
À mon tour, je hurle à la lune
Non pas comme un amant fou
Mais comme un loup
Affamé et souffrant d’une rage de dent,
Sans-abri,
Traçant son chemin dans la neige
De la forêt au village.

Bonjour,
J’ai déjà fleuri,
J’ai traversé tous les fleuves,
J’ai suivi tous les vents,
J’ai enfreint les dix commandements
Jusqu’à ce que je redevienne enfin
Ce que j’étais en réalité :
Un défunt heureux
N’ayant plus besoin d’amour,
De l’argile nue
N’ayant plus besoin de préservatif,
Ne pouvant plus m’accoupler qu’avec la terre.

Fais-moi faire connaissance avec qui tu veux,
Présente-moi des âmes sœurs plus belles les unes que les autres :
L’amour finit toujours de la même façon,
Il ne se suffit pas,
Il doit se déverser dans quelqu’un.

La prière de l’homme avec des sacs de courses

Merci mon Dieu !
Jamais tu ne m’oublies,
Pas même dans une telle tempête.
Elle aurait pu m’emporter,
Me porter au ciel,
Chez toi
S’il n’y avait eu ces sacs de courses
Chargés de nourriture pour deux ou trois jours,
Juste assez pour préparer
Quelques déjeuners
À condition de ne pas manquer d’imagination culinaire.

Merci mon Dieu
D’avoir créé,
Dans chaque quartier de notre capitale
Où j’ai vécu
Au moins un magasin
Où je peux,
Certes avec un sentiment de gêne,
Récupérer de la nourriture à crédit,
Où les vendeurs me font généreusement confiance
En notant néanmoins mon nom sur leur ardoise,
Tout en indiquant la somme à régler -
Le mois prochain, quand j’aurai touché mon salaire.

Sur ces ardoises, à côté de mon nom,
Ils ajoutent mes caractéristiques
Pour ne pas me confondre avec d’autres clients du même nom.
Auparavant, ils notaient : « chétif »,
Maintenant, ils notent : « Professeur ».
Or, moi, je suis l’homme
Avec des sacs de courses dans la tempête.
Quand j’écarte les bras
Afin de conjurer le vent
Pour qu’il ne m’emporte pas brusquement chez toi,
Je te ressemble soudain,
Tel que tu étais
Quand tu devenais Dieu…

Telle est la crucifixion des sacs de courses,
Avec deux poissons
Et cinq pains.

Le retour de Pénélope

Ici tout se passe à l’envers :
C’est Pénélope qui rentre à la maison.
Elle suit sa propre tapisserie
Telle une araignée,
Entrelace maille par maille
Les sentiers sortant de son ventre
Et avance ainsi
Vers son unique UlysseQui a pris le large
Depuis déjà si longtemps
Et a forgé sa propre histoire…
Tandis qu’elle, femme,
Est une Pénélope active,
Elle tisse et s’englue dans les mailles de sa tapisserie
Telle une araignée
Et son ouvrage
Pour lequel elle use de bleu
Se répand sur toute la terre
Comme l’eau de mer
Et fait déferler ses espérances comme des vagues.
Mais pourquoi « comme » ?
Cette tapisserie est une véritable mer
Salée par les larmes
De Pénélope esseulée.
Elle pleure…
Elle tisse…
Et au bout de la mer,
Ulysse.
Arrivée jusqu’à lui,
Elle déploiera à ses pieds
Son ventre lassé d’avoir tissé
Et lui dira :
« J’ai suivi ma tapisserie,
Je t’y ai tissé comme trame principale
Et puisque je suis
Une Pénélope active,
Je suis venue moi-même…
Cette tapisserie est notre progéniture ».

Ma voisine

Ma voisine est une vieille femme,
Avec une vie de galérienne derrière elle,
Asséchée par le labeur
Comme l’herbe des champs…
Alors que dans mon enfance
Elle était belle comme une immortelle d’Italie.

Maintenant, elle a tout oublié.
Dans son esprit, le passé a entièrement recouvert le présent,
S’étant peu à peu emparé, tel un marécage sans vie,
De l’espace vital de sa pensée
Où seuls les souvenirs glougloutent désormais,
Quelques souvenirs marquants,
Nénuphars flottants,
Étendards blancs sur les remparts de l’oubli.

Sa maison d’enfance
Est l’un de ces nénuphars…
Tandis que la maison qu’elle s’est construite,
Où elle a élevé cinq enfants,
Où elle a labouré toute sa vie,
Lui est étrangère.

Dès que les membres de sa famille s’absentent,
Elle se précipite dehors,
Verrouille soigneusement le portail derrière elle
Et remonte la rue vers l’autre bout du village,
Vers chez elle…
À quelques pas, il y a un carrefour,
Elle s’y arrête
Et s’apprête à crier de désespoir,
Or, n’en ayant pas la force,
Au lieu d’un cri, un râle pitoyable sort de sa gorge :
« Je veux rentrer à la maison !
Ramenez-moi chez moi ! ».
Tous ses souvenirs ont coulé dans le marécage.
Sur les décombres de son esprit
Entièrement effondrés sur son passé,
Un seul arbre a poussé :
« Ramenez-moi chez moi ! » –
Seule son âme se souvient de sa vraie patrie
Et tourne en rond…
Mais pour l’heure, elle ne peut aller nulle part.

Et, du carrefour,
Ses voisins la ramènent
Chez elle,
Jusqu’à son portail verrouillé.

Au revoir

Je t’ai dit au revoir
Comme
Un arbre à ses feuilles
Après les avoir serrées dans son cœur
Toute l’année.
L’amour
Exige toujours
De nouveaux habits
Et c’est le supplice des arbres :
Voir
Leurs feuilles choir
Et devoir leur dire au revoir,
Branches tendues vers elles,
Afin de pouvoir accueillir
Des feuilles nouvelles…

Recueil de poèmes de Giorgi Lobzhanidzé "Le professeur d’arabe", traduit du géorgien par B. Chabradzé, a été édité par Les Carnets du Dessert de Lune dans la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme. L'auteur et le traducteur parlent du recueil dans l’émission radio publique géorgienne "Pikis Saati". Source : https://1tv.ge/audio/pikis-saati-14-0...

Présentation de l’auteur




Jacques Robinet, Clartés du soir

La nuit, c'est la "mort" qui vient, c'est l'heure où "la lumière décline", alors, il faut promouvoir au mieux cette clarté, annonciatrice du jour.

Le poète oeuvre dans le feu de l'autre et du silence, à force d'images qui puissent nier l'exil, l'absence, la perte :

Une rose à la fenêtre
le gel au fond du coeur

Le chemin est un élément important de la poétique de Robinet : il inaugure "l'ouvert", engrange "l'estuaire", afin que la parole circule et vienne "le bleu du ciel".

Les poèmes, assez brefs, circonscrivent un domaine de réflexion : la présence de l'autre (ce "tu" obsédant), les impératifs dressés à soi ("reviens , n'écoute pas l'appel/ du vent"), les "traces" attendues, requises ou négligées.

Perdu sur mon chemin
j'ai tressailli à ton approche

Jacques ROBINET, Clartés du soir, unicité, 2022, 15 euros. Couverture de Renaud Allirand.

Un aller-retour désir / présence creuse les enjeux de cet intimisme brûlant : "la nuit respire/ ton silence".

On comprend l'intensité qui s'y joue et l'étonnement métaphysique "d'être là", encore, et toujours, en quête du beau, de l'impossible, de ce réel qui nous joue des tours.

"Rôdeur", témoin des "nocturnes", le poète sait "où règne la nuit/se tisse la lumière".

Lyrisme vivace, explorant les fins fonds de l'être : voilà où le poète nous mène, signe après signe, sans triche, énumérant les "passages incertains", "frottant les mots jusqu'à l'usure".

Le lexique, ainsi, ressasse les mêmes vocables, dans une volonté dense de tout dire de ce désir de "clartés".

Un beau livre.

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin

Avant de parler du nouveau texte de Jean-Pierre Vidal il convient d’évoquer son livre précédent, un recueil également publié aux éditions Le Silence qui roule de Marie Alloy ; il s’y passe déjà une rencontre, celle entre le vent et la couleur qui ont en commun la puissance. Ils sont tout un monde sous la dictée duquel le poète écrit.

Dans ce nouveau livre en partie en prose, la rencontre est celle de deux êtres vivants et, avant tout, il faut à propos de celui-ci laisser l’auteur parler lui-même. Il a eu l’occasion de dire :

J'aime beaucoup les grands poèmes narratifs italiens, par exemple La Chambre de Bertolucci, certains poèmes de Mario Luzi, en prose (Trames) ou en vers, et je considère bien des récits d'André Dhôtel comme des poèmes. Textes inclassables... Prose poétique, oui, je l'espère. Après tout c'est au lecteur de le dire.

 

Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin, éditions le Silence qui roule, 2024.

Certaines constations faites ici conduiront à affirmer qu’il s’agit bien de poésie et que cet ouvrage est bien aussi un recueil.

L’opus est placé sous l’égide de Robert Marteau, le poète des sonnets dont on lit cette citation : « …Intense viridité de l’amour inaccompli… »

La délicatesse de l’incipit liée à un échange inattendu dans le plaisir de la marche est à elle-même en effet d’ordre poétique ; l’économie de mots dans ce constat en est une de plus :

 l’autre était là, simplement, et c’était bien… et il en était ainsi depuis toujours…nous allions de concert.

S’engage ensuite une analyse très fine - avec son champ lexical abstrait de sentiments - de cette compagnie réciproque dont « l’inflexion » des voix rappelle celle des poètes.

La nuit innocente que passent ensemble le narrateur et la femme donne lieu à une aussi belle définition que le style du reste de ces pages de « prose » : « alors que…nous était perceptible l’irréductible et belle distance entre les vivants du monde », longue période qui s’achève par « un frisson du corps dans la nuit » ; ce partage supérieur entre écart et proximité des corps - « se repaître du monde… dans la bienheureuse proximité d’un autre mortel plutôt que dans l’isolement amer » est ici magnifié et participe de « l’ordre du monde ».

Les pages suivantes sont d’une pureté sans égale. La nudité décrite, les « corps intègres » ne sont « ni proies, ni prédateurs ». « Avec le monde comme jardin » on peut à coup sûr parler de prose poétique et le lecteur se réjouit d’avancer vers d’autres découvertes animées par « l’énergie divine ».

Le corps « comme part du paysage », le visage « comme un livre qui a la légèreté d'une feuille » : délicates notations pour un « absolu » anonyme et éphémère qui termine cette première partie éponyme du titre. Le désir finalement n'y aura été que celui du chemin et du rythme de la marche. Ni l'émotion ni « la culture » ni même « la pensée » n'en parasitent les instants. Seul ainsi comptent « le passage » et l'imaginaire face à une réalité où la liberté de chacun est restée vive. Les trois poèmes qui suivent intitulés Dans la chambre nue prouvent bien quel genre d'écrivain Jean-Pierre Vidal montre qu’il est depuis l'incipit. Un poète qui apporte un souffle nouveau avec toujours une dentelle de mots : « C’est par vagues la souvenance de toi ».

Puis viennent des pages dont les titres sont Présente et préservée et Si l’autre se donne et qui sont consacrées à des paragraphes ayant la même force que des versets. On y retrouve le thème de la pureté de la rencontre : « Pas de fauve dans ce livre heureux » et la question de savoir si le « récit » est commun entre deux êtres reliés par l’imaginaire d’une relation restée désir. La réflexion, monologue intérieur ponctué de questions, se fait incantatoire et ramène l’auteur à la question de l’écriture :

 

Ecrire, c’est souffler sur le feu frêle ou puissant que le monde nous propose. Se préparer à le voir, ce feu d’un visage, ce regard, d’une courbe, d’une voix.

Et dans cette vision libre et pure, sans passion, mais dans « une confiance absolue… qui leur donne un sentiment d’éternité » ils ne se perdent pas, ils se trouvent.

Il n’y a plus un homme et une femme mais deux êtres humains ce qui réjouit le narrateur :

 Je nage dans cette merveille que m’offre l’accord obtenu sans mots par l’acte de chacun.

A part un passage de nouveau en prose l’opus s’achève sur trois pages poétiques ; on retiendra, pour finir, de celles-ci une strophe qui résume la rencontre et son présent idéal :

L’un et l’autre simplement là
Où ils sont
Ni ensemble ni séparés
Là au même moment
Sans attente et sans promesse

 

Présentation de l’auteur




Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses

Parenthèses : voilà un titre plutôt énigmatique. Est-ce celles qui bornent notre chemin, depuis l’avant jusqu’à l’après, faisant de nous… une parenthèse dans le cours des choses ? Il semblerait ici qu’il s’agisse des deux parents défunts : « ceux qui les referment sont les mêmes qui les ont ouvertes ». On peut y voir une charge agressive : ils n’étaient donc qu’une parenthèse ! On apprendra au fil de la lecture que le père a manqué à l’enfant, et que la mère l’a délaissée.

Chantal Dupuy-Dunier ne nous a pas habitué à ce type de texte, on perçoit bien qu’il fut une urgence pour elle. Tant est fort le besoin que nous ressentons tous de retracer l’histoire au moment du décès de père et mère. D’inscrire des mots sur la dalle :

 

Ces mots
couchés sur le papier dans l’urgence,
comme s’ils pouvaient prendre la place des morceaux
de ton corps qui se délite

 

On comprend dès lors que le texte tienne autant du récit que du poème. Pourquoi aussi il se lit d’une traite, comme si nous étions à la recherche de l’histoire familiale de l’auteur ; l’histoire de sa genèse puisque le récit des origines est à l’origine de toute histoire. Est-ce pourquoi celles-ci sont toujours reconstruites afin de donner à lire une légende où les ancêtres sont toujours valeureux ? Du coup nous voilà gonflés au narcissisme, fiers de nous et de notre tribu… Rien de tel chez Chantal Dupuy-Dunier, elle nous fait voyager sur l’autre versant de l’histoire, celle que l’on balbutie dans les larmes et l’amour.

La première partie du livre porte comme titre : Passe impair et manque : le père est passé, il a manqué, quel impair a-t-il commis ? Avant tout celui de mourir, dépouillé de lui-même :

 

changé en un autre que mon père.
Réduite, sa tête,
comme par les Jivaros
Nez busqué
avec cette trace de piqure
sous le menton
On t’a vidé de ton sang,
Vampirisé

 

Pendant neuf mois (soit le temps d’une naissance ?), la fille imagine la dissolution, la dislocation du corps paternel – un corps qu’elle aima pour le voir ainsi dans sa matérialité ; d’où cet érotisme noir où quelque chose du corps de la fille est enterré avec celui du père, avec lui elle endure le froid sous terre, elle assiste à la décomposition de son visage, la perte de son sourire, jusqu’à l’insoutenable :

 

Et les vers…
Non !

Ton ventre d’où je viens.
Vaine vendange des vers

 

Tant fut intense la fusion amoureuse.

La seconde partie du livre est titrée : Laisse de mère. On appelle « laisse de mer » la bande de débris déposés sur la plage au gré des marées, composée d’algues, de bois mort, mais aussi de déchets abandonnés par les humains. Nous voici donc prévenus !

 

Tu me délaisses,
je te délaisse.
C’est comme une comptine…

 

Il semblerait que la mère fut aussi abandonnée que la fille, sur le sable au gré des marées :

 

Naufrage de tout ce que tu aimais,
Épave rejetée sur le rivage,
ma mère

 

Je n’en dirai pas plus, au lecteur de découvrir le fond de l’histoire…

La fille n’ira pas saluer la mère agonisante. Ni son cadavre avant la clôture du cercueil. Son corps va disparaître, enfourné dans le crematorium, la fille est là :

 

Moi muette,
pas un poème lu,
étranglée.

 

C’est le père qui lui donna les mots. Quant à la mère : « de chair et de lait / de lèvres et de mains aimantes », ainsi fut-elle en un temps perdu, depuis longtemps semble-t-il. 

Un amour contrarié, donc. De sa mère, l’auteur dit : « l’imparfait porte bien son nom ». Et cependant :

 

Dans mon miroir,
c’est ton visage éteint que j’aperçois désormais.
En vieillissant, je te ressemble, ma mère.

 

… Telle est la thèse sur les parents de Chantal Dupuy-Dunier …

Présentation de l’auteur




REGARD SUR LA POÉSIE « NATIVE AMERICAN » : William D’Arcy McNickle, père de la litérature amérindienne contemporaine

L’histoire commence au Canada, chez les Indiens Cree et les Indiens métis constitués en peuple, unis autour de Louis Riel, métis lui aussi,  qui voulait pour eux un état Indien démocratique indépendant de la couronne d’Angleterre et du gouvernement Canadien (territoire faisant partie de ce qui est aujourd’hui l’état du Saskatchewan). Les ancêtres de D’Arcy McNickle, du côté maternel, membres de la famille Parenteau installés dans une « ferme » à Batoche, avaient joué un rôle non négligeable dans la rébellion.

Le grand-père de William, Isidore Parenteau, avait parcouru des centaines de miles en raquettes pour aller chercher des renforts et des alliés chez les Indiens Sioux Assiniboines. Le soulèvement des métis de Louis Riel ayant échoué, la répression des autorités devenant menaçante, Louis Riel ayant été condamné à mort, la mère Cree de William D’Arcy McKnickle (Philomène Parenteau) était venue, en 1885, se réfugier avec d’autres Indiens Métis, parmi les Indiens Salish Kootenai  dans l’état du Montana aux USA. William naquit le 14 janvier 1904, d’un père d’origine irlandaise. Adopté en tant que membre de la nation Salish Kootenai et inscrit comme membre de la réserve Flathead de St-Ignatius, c’est sur cette réserve qu’il a grandi.

The Surrounded, de D'Arcy McNickle

Puis il a poursuivi ses études dans des écoles missionnaires et des internats à l’extérieur de la réserve avant d’aller, à 17 ans, étudier à l’université du Montana où il obtint un diplôme, en plus de consolider son amour des langues, y compris grec et latin. Il aimait déjà écrire. Pour continuer ses études supérieures, il vendit la parcelle de terre qui lui était allouée sur la réserve et partit pour l'Europe.
À l’université d’ Oxford, il compléta sa formation, il fréquenta aussi l’université de Grenoble. Rentré aux USA, il vécut et travailla un temps à New-York. En 1936 il publia son premier roman, « Les entourés » (The Surrounded ) qui est considéré comme le premier roman littéraire de la résistance amérindienne. Cette même année, il  obtint un poste d’assistant d’administration au bureau des affaires Indiennes. Il déménagea alors à Washington et travailla sous la direction de John Collier, commissaire aux affaires Indiennes qui voyait d’un bon œil l’autonomie gouvernementale des tribus Indiennes. C’est en poursuivant ce travail au BIA que D’Arcy McKnickle développa une connaissance fine des politiques menées envers les populations Indiennes et qu’il comprendra les enjeux de résister, de s’unir. N’étant pas d’accord avec le gouvernement fédéral qui veut délocaliser les Indiens des réserves vers les villes, entraînant alors un morcellement des réserves et une perte de territoire, D’Arcy McNickle démissionnera du BIA.  Il aidera à fonder le Congrès national des Indiens d’Amérique en 1944. Et il commencera à publier, en plus des romans, poèmes et nouvelles, des ouvrages historiques, des ouvrages expliquant le fonctionnement des cultures et des politiques gouvernementales des Amérindiens. Il fut actif aux côtés des organisations Indiennes qui commençaient à vouloir obtenir des droits civiques et qui se constituaient en représentants d’un groupe ethnique. En 1952 William D’Arcy McNickle fut nommé directeur de l’American Indian development , Inc., faisant partie de l’université du Colorado à Boulder. En 1961, il jouera un rôle déterminant dans la rédaction de la « Déclaration du but Indien » qui fut rendue publique et diffusée lors de la conférence amérindienne de Chicago. Il déménagea ensuite dans l’état du Saskatchewan au Canada, embauché à l’université de Régina, où il développa un nouveau département d’anthropologie. En 1963, D’Arcy McKnickle reçut une bourse Guggenheim et devint donc un « Guggenheim fellow », il est le premier Indien métis à avoir reçu cet honneur. Il a par ailleurs siégé à la Commission des droits civiques des États-Unis et a travaillé sur des ateliers de leadership pour les étudiants autochtones.

En 1972, il contribua à la création du centre pour l’histoire des Indiens d’Amérique à la célèbre bibliothèque Newberry de Chicago. Ce centre porte toujours son nom. La bibliothèque de l’université Salish Kootenai sur la réserve Indienne de Flathead dans le Montana porte également son nom.

Dans son poème Man Hesitates but Life Urges, William D’Arcy McNickle exprime le sentiment de perte, de nostalgie. Perte d’identité, perte de repères, perte du sentiment de réalité, désorientation : c’est n’avoir plus de pays, voir le territoire s’évanouir, devoir fuir, mais aussi savoir que la vie est là qui n’attend pas. Et pourtant elle offre toujours cette même expérience puisque le monde pour les Indiens d’Amérique a radicalement changé et que rien ne leur permet de s’y trouver accueillis, acceptés, ainsi leur quête se poursuit interminablement, faisant d’eux des sortes de fantômes errant sur une terre avec laquelle il est désormais difficile de se connecter. Ce poème a été publié pour la première fois dans la revue The Frontier (vol. 6, en mars 1926). Jennifer Elise Foerster (poète, membre de la nation Indienne Muskogee), lors d'une lecture et d'une réunion autour du livre When the Light of the World Was Subdued, Our Songs Came Through: A Norton Anthology of Native Nations Poetry (W. W. Norton, 2020), réunion organisée par l'Institute for Inquiry and Poetics, au Poetry Center de l’université d’Arizona, a qualifié le poème de : « exemple de la liminalité du langage et de la façon dont le langage peut nous ramener à un sentiment de patrie en tant que lieu intermédiaire », ajoutant que le pays ayant subi nombre de violences en termes d’environnement et de suppression des langues, « la poétique, je crois, peut devenir un moyen de recartographier. [. . .] Dans le poème de D’Arcy McNickle, nous pouvons voir le poème embrasser le fait de ne pas savoir, d’être perdu, mais de trouver une patrie intérieure, dans le voyage même de la recherche. » (pour en savoir plus sur Jennifer Foerster : https://www.recoursaupoeme.fr/un-regard-sur-la-poesie-native-american-16-la-poesie-de-jennifer-elise-foerster/)

 

Man Hesitates but Life Urges

There is this shifting, endless film
And I have followed it down the valleys
And over the hills,—
Pointing with wavering finger
When it disappeared in purple forest-patches
With its ruffle and wave to the slightest-breathing wind-God.

There is this film
Seen suddenly, far off,
When the sun, walking to his setting,
Turns back for a last look,
And out there on the far, far prairie
A lonely drowsing cabin catches and holds a glint,
For one how endless moment,
In a staring window the fire and song of the martyrs!

There is this film
That has passed to my fingers
And I have trembled,
Afraid to touch.

And in the eyes of one
Who had wanted to give what I had asked
But hesitated—tried—and then
Came with a weary, aged, “Not quite,”
I could but see that single realmless point of time,
All that is sad, and tired, and old—
And endless, shifting film.

And I went again
Down the valleys and over the hills,
Pointing with wavering finger,
Ever reaching to touch, trembling,
Ever fearful to touch.

 

L’homme hésite mais la vie le presse

Il y a ce film interminable et changeant
Que j'ai suivi au long des vallées
Et par-dessus les collines,—
Un doigt hésitant pointé
Quand il a disparu fondu dans les zones de forêt violettes
En une ondulation de vague au moindre dieu-vent qui respire.

Il y a ce film
Vu soudain, au loin,
Quand le soleil, marchant vers son coucher,
Se retourne pour un dernier regard,
Et là-bas, dans la très lointaine prairie
Une cabane solitaire endormie capte et retient une lueur,
Pendant un moment d’éternité,
Dans une fenêtre qui regarde, le feu et le chant des martyrs !

Il y a ce film
Qui est passé entre mes doigts
Et j'ai tremblé,
Effrayé de toucher.

Et aux yeux d'un
Qui avait voulu donner ce que j'avais demandé
Mais qui avait hésité—essayé, et puis
Avait conclu par un "Pas tout à fait" âgé et fatigué,
Je ne pouvais que voir ce seul moment détrôné,
Tout ce qui est triste, fatigué et vieux—
un film interminable et changeant.

Et j'y suis retourné
Au long des vallées et sur les collines,
Pointant d'un doigt hésitant,
Toujours essayant de toucher, tremblant,
Toujours effrayé de toucher.

Le poème The Mountains, Les Montagnes,  est apparu pour la première fois dans The Frontier : A Literary Magazine,(vol. 5, en mai 1925). Dans « American Indian Poetry at the Dawn of Modernism » (Poésie amérindienne à l’aube du modernisme), article publié dans  The Oxford Handbook of Modern and Contemporary American Poetry, (Oxford University Press, 2012), Robert Dale Parker, professeur d'études anglaises et amérindiennes à l'Université de l'Illinois, écrit : « Les Montagnes de D'arcy McNickle ne font aucune référence directe à quoi que ce soit d'Indien, mais les lecteurs de son grand roman The Surrounded (Harcourt, Brace and Company, 1936) reconnaîtront le décor montagneux du roman. Ils se rappelleront également comment, pour les personnages salishs de The Surrounded, les scènes de montagne résonnent avec la mémoire et la tradition salish et avec le sentiment d'espoirs persistants, mais finalement déçus, d'un refuge possible contre les colons blancs agressifs et les fonctionnaires fédéraux. En ce sens, un contexte plus large issu des écrits de McNickle contribue à alimenter les significations localement indiennes du paysage montagneux de son poème ».

THE MOUNTAINS

There is snow, now—
A thing of silent creeping—
And day is strange half-night . . .
And the mountains have gone, softly murmuring something . . .

And I remember pale days, 
Pale as the half-night . . . and as strange and sad.

I remember times in this room
When but to glance thru an opened window
Was to be filled with an ageless crying wonder:
The grand slope of the meadows,
The green rising of the hills,
And then far-away slumbering mountains—
Dark, fearful, old—
Older than old, rusted, crumbling rock,
Those mountains . . .
But sometimes came a strange thing
And theirs was the youth of a cloudlet flying,
Sunwise, flashing . . .

                  And such is the wisdom of the mountains!
                  Knowing it nothing to be old,
                  And nothing to be young!

There is snow, now—
A silent creeping . . .

And I have walked into the mountains,
Into canyons that gave back my laughter,
And the lover-girl’s laughter . . .
And at dark,
When our skin twinged to the night-wind,
Built us a great marvelous fire
And sat in quiet,
Carefully sipping at scorching coffee . . .

But when a coyote gave to the night
A wail of all the bleeding sorrow,
All the dismal, grey-eyed pain
That those slumbering mountains had ever known—
Crept close to each other
And close to the fire—
Listening—
Then hastily doused the fire
And fled (giving many excuses)
With tightly-clasping hands.

Snow, snow, snow—
A thing of silent creeping

And once,
On a night of screaming chill,
I went to climb a mountain’s cold, cold body
With a boy whose eyes had the ancient look of the mountains,
And whose heart the swinging dance of a laughter-child . . .
Our thighs ached
And lungs were fired with frost and heaving breath—
The long, long slope—
A wind mad and raging . . .
Then—the top!

                  There should have been . . . something . . .
                  But there was silence, only—
                  Quiet after the wind’s frenzy,
                  Quiet after all frenzy—
                  And more mountains,
                  Endlessly into the night . . .

                  And such is the wisdom of mountains!
                  Knowing how great is silence,
                  How nothing is greater than silence!

And so they are gone, now,
And they murmured something as they went—
Something in the strange half-night . . .

LES MONTAGNES

Il y a de la neige à présent—
Une chose qui rampe silencieusement—
Et le jour est une étrange demi-nuit. . .
Et les montagnes sont parties, murmurant doucement quelque chose. . .

Et je me souviens des jours pâles,
Pâles comme la demi-nuit. . .  également étranges et tristes.

Je me souviens des moments passés dans cette pièce
Quand, à jeter un coup d'œil à travers une fenêtre ouverte
elle se remplissait d'une merveille éplorée sans âge :
La grande pente des prés,
La montée verte des collines,
Et puis au loin, des montagnes endormies—
Sombres, craintives, vieilles—
plus vieilles qu’un vieux rocher rouillé s’émiettant,
Ces montagnes. . .
Mais parfois il arrivait une chose étrange
leur jeunesse était alors celle d’un petit nuage qui volait,
Côté soleil, clignotant. . .

                   Et telle est la sagesse des montagnes !
                   Ne sachant rien d'être vieux,
                  ni rien d’être jeune !

Il y a de la neige, maintenant—
Un rampant silencieux. . .

Et j'ai marché dans les montagnes,
Dans des canyons qui m'ont rendu mon rire,
Et le rire de l’amante. . .
Et à la tombée de la nuit,
Quand notre peau se crispait sous le vent de la nuit,
Elle nous faisait un grand feu merveilleux
Et je me suis assis tranquillement,
En sirotant soigneusement un café brûlant. . .

Mais quand un coyote a offert à la nuit
Un gémissement fait de tout le chagrin sanglant,
Toute la douleur lugubre aux yeux gris
Que ces montagnes endormies avaient toujours sues—
A rampé près de chacun de nous
Et près du feu—
À l’écoute—
Puis à la hâte j'ai éteint le feu
Et les poings serrés
je me suis enfui (donnant de nombreuses excuses).
Neige, neige, neige—
Une chose qui rampe silencieusement

Et une fois,
Par une nuit de froid hurlant,
Je suis parti escalader le corps froid si froid d'une montagne
Avec un garçon dont les yeux avaient l'aspect ancien des montagnes,
Et dont le cœur est la danse balancée d'un enfant qui rit. . .
Nos cuisses nous faisaient mal
Et nos poumons étaient enflammés de givre et d'haleine haletante—
La longue, longue pente—
Un vent fou et rageur. . .
Alors—le sommet !
                   Il aurait dû y avoir . . . quelque chose . . .
                   Mais il y eut seulement le silence—
                   Calme après la frénésie du vent,
                   Calme après toute frénésie—
                   Et encore plus de montagnes,
                   Sans fin dans la nuit. . .

                   Telle est la sagesse des montagnes !
                  Sachant combien est grand le silence,
                  Comme rien n'est plus grand que le silence !

Et donc ils sont partis, désormais,
Ils murmuraient quelque chose en marchant—
Quelque chose dans l'étrange demi-nuit. . .

Si les montagnes décrites dans le poème sont celles de son enfance sur la réserve Salish, si The Surrounded est un roman autobiographique, alors il faut imaginer l’auteur, métis qui ne trouve pas de « chez lui », ni dans les pensionnats, ni sur la réserve une fois revenu après ses études ; pas d’autre « chez lui » que dans l’écriture. Il faut comprendre la vie de William D’Arcy McNickle comme celle d’un homme luttant pour vivre, « entouré »,  ou bien comme assiégé, prisonnier entre deux mondes irréconciliables. Mais malgré cette ombre terrible portée sur sa vie, elle fut un exemple à suivre dont d’autres auteurs et poètes amérindiens s’inspireront. Il a laissé la mémoire du premier universitaire à écrire et à témoigner depuis le point de vue Indien. Et jusqu’au prix Pulitzer obtenu par le Kiowa Norman Scott Momaday en 1969, aucun autre écrivain Indien n’avait encore eu un impact aussi important que William D’Arcy McNickle.

  

Je laisserai le mot de la conclusion au poète et romancier Choctaw Louis Owens, spécialiste des nations Chocktaw et Cherokee, pour qui le roman The Surrounded a contribué au lancement d'un mouvement littéraire autochtone comparable au renouveau de la culture afro-américaine entre les deux guerres mondiales, mouvement appelé Renaissance de Harlem. De même un tournant s’opère dans la littérature autochtone américaine grâce au roman et à la vie de D’Arcy McNickle, vie dédiée à la reconnaissance et à l’amélioration des conditions de vie des amérindiens en Amérique.   

Présentation de l’auteur




Andrea Moorhead, IMAGES PERDUES

Comment parler à la Terre, évoque sa lutte contre la diminution, le déchirement, la disparition qui rendront toute vie méconnaissable ? Nous glissons vers les trous noirs des désastres planétaires dont il n'y a aucune certitude de continuation. Dans ces cinq poèmes je parle à la Terre, ma sœur, ma compagne, mon autre, miroir et reflet, mirage et mystère insondable. Toutes les légendes de naissance et de perte, de douleur et de joie se confondent dans notre échange. Nous sommes de la même matière, de la même nuit, de la même aube. Notre sang se fait parole et silence, attente et affirmation.

Tentations ou Images perdues

 Le velours de tes mots, le sang qui te couvre

comme une neige rouge sans fin

des flocons le long de tes bras

ton ventre rose en fleurs,

quand je te parle tu ne bouges pas

tu respires la lune et la poussière des étoiles

perdue sous la blancheur sans limites

tes voyages s’accélèrent

tes paupières lisses ne répondent

qu’à la douceur de l’aube

et la présence d’un hiver éternel.

∗∗∗

La topaze de ton cœur si fragile

brille parmi la paille et la cendre

elle absorbe les rayons du soleil

mêlant sang et hydrogène

et le son de ton nom

si délicatement prononcé

au soir de ta mort

lentement doucement

presque sans respirer.

∗∗∗

Un feu au centre des pierres

des cicatrices, des fuites

dans la mémoire

de nos conversations,

la peau ne connaît que la surface

de la parole, le frémissement

entre les mots,

flammes vertes de mémoire

flammes d’acier et de charbon

au moment où tu entres dans le feu

encore crépitant

les braises collées aux lèvres.

∗∗∗

Leur lumière de pierre et d'oxygène

 Visage qui tremble en regardant

ce qui n'est plus

ce qui frétille dans l'eau,

visage qui se détourne

en sentant le feu des nuages

le frémissement de ta voix

quand tu sors des ténèbres

un bâton de neige et de glace

entre tes mains,

des flammes des dents des pas

leur lumière de pierre et d'oxygène

heurte contre ma poitrine

quand j'essaie de comprendre

ce qui n'est plus

ce qui se noie sans tourment.

∗∗∗

L'hydrogène de ton sang

Tu passes à travers

les parois poreuses,

tu ne connais que les mots invisibles

des mourants et des nouveau-nés

des tripes et des veines soyeuses,

tu passes par les flammes de certains métaux

aux risques de perdre ta connectivité

ton lien précieux avec l'oxygène

léger et incolore

comme la conscience éblouie

au seuil de la naissance.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Urszula Honek : Hivernage

Traduit du polonais par Michał Grabowski avec la collaboration précieuse de Nicolas Bragard

 

Urszula Honek débute en poésie à l’âge de 28 ans lorsqu’elle présente le recueil Sporysz (« l’ergot », 2015). Sorti en 2021, Zimowanie (« Hivernage ») dont proviennent les poèmes présentés ci-après est son troisième ouvrage et aura valu à la jeune poétesse originaire de la région des Carpates polonaises le prix Bourse Stanislaw Baranczak et deux autres nominations pour des prix poétiques en Pologne (Orphée et Gdynia).

Le style poétique d’Urszula Honek la place en marge des tendances actuelles dans la poésie contemporaine. L’autrice renoue avec l’esthétique romantique, tout en adoptant un registre très sobre, presque dépourvu de figures de style. Elle place au centre de son intérêt poétique une collection d’histoires avec des personnages qui lui sont familiers, limitant son rôle à celui d’une tendre observatrice, pour paraphraser Olga Tokarczuk, sa compatriote nobélisée. Elle n’est cependant pas tentée de créer des romans-poèmes comme l’ont fait avec succès Laura Vazquez ou Marie Testu. Honek propose plutôt des miniatures narratives composées d’images incomplètes, recousues et à nouveau déchirées, accrochées aux détails insignifiants qui font revivre les souvenirs.

Urszula Honek, Ami, Przyjaciółka, extrait du recueil  Zimowanie.

La référence à l’esprit romantique passe par une aura de mystère omniprésent. Celui-ci se décline à travers les éléments de la trame narrative (« j’essaie de me rappeler son visage ou sa manière / de prononcer mon nom (sz sonnait comment dans sa bouche, déjà ? »), dans la frontière floue entre le ici et le là-bas (temporels, spatiaux, réels ou non : « je me réveille avant l’aube et je ne sais toujours pas / si je suis ici ou là-bas »), ou encore dans la référence à la mort qui revient sans cesse et se mêle à l’histoire (« on a retrouvé le petit garçon des P. dans un silo à grains » ; « le dimanche, nous allions nous promener là-haut. à droite, / le cimetière » ; « les cheveux d’Eleonora ont pris feu en premier »). La mort, par ailleurs, ne touche pas uniquement les humains mais s’étend à une maison à qui on coupe l’eau comme on couperait l’oxygène. Elle envoie des animaux comme messagers (des chiens apportant des jouets au moment du sommeil dans le souvenir de l’autrice, ou des renards dans un autre poème de ce recueil, non traduit dans cette sélection). Nous sommes au cœur d’un conte fantastique. Le rythme des poèmes n’est pour autant guère tumultueux. Honek propose une ambiance apaisée, muséale et douce, pour appuyer une fois encore le fait que les souvenirs de son village natal qu’elle tente de sauver de l’oubli font partie d’un passé révolu auquel l’accès n’est possible que par l’exercice de l’écriture.

Prix Conrad 2023, Urszula Honek. La cérémonie de remise du prix de la meilleure première œuvre en prose a clôturé le 15e festival Conrad. La statuette a été remise à Urszula Honek, pour White Nights. (Maison d'édition Czarne).

La poétique d’Urszula Honek se trouve aux antipodes d’une poésie herméneutique, au point où la simplicité des phrases et l’économie des moyens employés interrogent. Sommes-nous toujours dans la poésie, ou s’agit-il déjà d’une prose stylisée ?

Plus que de répondre à cette question, il semble intéressant de souligner quelques éléments supplémentaires. Le rythme de la phrase est précis, lent, comme dans Dead man de Jim Jarmusch, et le décor utilisé par la poétesse reste très chargé.

Le choix de la forme n’est pas anodin non plus. Parallèlement au développement de Hivernage, Honek écrivait des micro-récits, compilés en 2023 sous le titre de Białe noce (les nuits blanches) et qui développent certains thèmes de son recueil sous une forme nouvelle. Dans cette optique, Hivernage n’est pas une publication d’esquisses mais un format réfléchi qui permet de présenter certains aspects dans leur volatilité, dans leur caractère éphémère.

C’est une poésie vue comme une mise à l’épreuve, comme l’avance le chercheur en littérature Oskar Czapiewski en déclarant que « la lecture de son recueil est un test de tendresse et d’empathie plus qu’un test d’érudition ou d’orientation dans la littérature contemporaine ». Urszula Honek elle-même revendique sa poésie comme « compréhensible pour tout le monde, autant pour les universitaires que pour le maire ou le curé de [son] village de naissance ».

Urszula Honek sur la poésie dans la forêt.

uciekinierzy

chłopca od P. zasypało w silosie zboże.
próbuję przypomnieć sobie jego twarz albo sposób,
w jaki wymawiał moje imię (jak brzmiało w jego ustach sz?).
tak samo, jak próbuję przypomnieć sobie twarz Janka
i Mirka, których nie ma, a z którymi podpalam puszki z
karbidem i kruszę lód na zamarazniętym stawie.

les fugitifs

on a retrouvé le petit garçon des P. dans un silo à grains.
j’essaie de me rappeler son visage ou sa manière
de prononcer mon nom (sz sonnait comment dans sa bouche, déjà ?).
j’essaie aussi de me rappeler les visages de Janek
et Mirek qui ne sont plus là, mais avec qui je fais toujours
sauter des pétards et casse la glace sur l’étang gelé.

z oddali

w niedzielę chodziliśmy na spacer w górę, po prawej
był cmentarz. w marcu zawsze brakowało słońca, zniszczone kwiaty i
przewrócone znicze zbierali grabarze, rozmawialiśmy tylko o szczęściu, ale
gdyby przysłuchać się naszym rozmowom, mogłoby się wydawać,
że są o czymś innym.

psy niosły w pyskach zepsute zabawki: gumowe maskotki i piłki wyprute z powietrza. sierść jeżyła się od mrozu albo podniecenia,
choć po latach trudno rozpoznać, co bardziej kłuło w serce.

od czasu do czasu budzę się nad ranem i ciągle nie wiem:
jestem tam czy tu.

de loin

le dimanche, nous allions nous promener là-haut. à droite, 
le cimetière. en mars, il faisait toujours gris. les fossoyeurs ramassaient 
les fleurs délavées et les bougies renversées. nous parlions du bonheur mais,
à nous écouter, on aurait pensé
que nous parlions d’autre chose.

les chiens avaient dans la gueule des jouets en caoutchouc cassés et des ballons éventrés. leur poil se hérissait, de froid ou d’excitation : 
après des années, il est difficile de retrouver la vraie cause de cet émoi.

de temps à autre, je me réveille avant l’aube et je ne sais toujours pas
si je suis ici ou là-bas.

letnicy

co sobotę chodziłyśmy z Marią do państwa L.
w suterenach pachniało kwaśnym mlekiem i szarym mydłem.
Maria liczyła w kącie drobne i chowała do reklamówki
zawinięty w pieluchę ser. teraz dzieci państwa L. przyjeżdżają
tu tylko na wakacje. dom ocieplono z zewnątrz i ktoś regularnie
strzyże trawnik. na zimę zakręca dopływ wody.

les vacanciers

avec Maria, on allait chez les L. tous les samedis.
leur sous-sol sentait le lait fermenté et le savon noir.
dans son coin, Maria comptait sa monnaie puis cachait dans un sac 
le fromage emballé dans du linge. aujourd’hui, les enfants des L. ne viennent
que pour les vacances d’été. on a refait l’isolation de la maison et quelqu’un
tond régulièrement. l’hiver, on coupe l’alimentation en eau.

Eleonora

musiała być piękna.
wyobrażam sobie, jak trzyma sztućce i
w jaki sposób patrzy na mężczyznę, którego kocha.
w sierpniowy dzień kołysze śpiące niemowlę.
nie może doczekać się wieczora. spadł drobny deszcz
i zamknęła okna. burza nadciągała od zachodu.
pies obszczekiwał każdy grzmot.
łuna ognia rozświetliła całą dolinę.

Eleonorze najpierw zapaliły się włosy.

Eleonora

devait être jolie.
je l’imagine tenir ses couverts et
regarder à sa manière l’homme qu’elle aimait.
bercer la petite endormie un jour du mois d’août.
s’impatienter en attendant le soir. une pluie fine est tombée
et elle a fermé les fenêtres. la tempête venait de l’ouest.
le chien aboyait à chaque coup de tonnerre.
un halo orangé illuminait toute la vallée.

les cheveux d’Eleonora ont pris feu en premier.

Helenka

śpi w upalne sierpniowe popołudnie.
obok kołyski kot bawi się młodą martwą myszą.
jest tak cicho, że słychać jego zadowolone pomrukiwanie
i uderzanie łapą w deski podłogi.
dziewczynce śni się malinowy ogród i buczenie owadów,
które ją przebudza.
kot drapie w zamknięte drzwi, gdy ogień zwala strop.

La petite Hélène

sommeille un après-midi étouffant du mois d’août.
près du berceau, le chat joue avec une jeune souris morte.
le silence est tel qu’on entend ses ronronnements satisfaits
et les battements de sa patte contre le plancher.
la fillette rêve d’un jardin, de framboisiers et du bourdonnement des insectes
qui la réveille.
le chat griffe la porte fermée au moment où les poutres tombent sous les flammes.

Source : Urszula Honek, Zimowanie (fr. hivernage), éditions WBPiCAK, Poznań 2021. 

Remerciements à l’autrice pour son accord gracieux à la publication.

Urszula Honek - Effraie

Bibliographie pour l’article

Wojciech Bonowicz, Moi, mistrzowie: Urszula Honek, [dans :] Miesięcznik Znak, en ligne, mars 2022.

Oskar Czapniewski, Śmierć w kalejdoskopie, en ligne, août 2022.

Michał Pabian, Czy jeszcze żywe światy?, en ligne, octobre 2021.

 




Sandra Santos, Du Portugal au Brésil… En silence

uma aldeia por entre a névoa
da madrugada
a luz do poste elétrico
fundida
diante da paisagem
repouso o meu peito
espreitando à janela
as figurações
dum quase morte em chama
do que ainda tem pulsação
à procura do que é seu
ou dum
alguém
(difuso
etéreo)
só pó
só recordação

un hameau dans la brume
à l’aurore
la lumière du poteau électrique
en fusion
dans le paysage
j’apaise ma poitrine
penchée à la fenêtre
la figuration
d’une quasi-mort en flammes
où bat encore une pulsation
à la recherche de ce qui est soi
ou d’un ailleurs
(diffus
éthéré)
à peine poussière
à peine souvenir

∗∗

luzinhas brilham intermitentes na noite
sinalizam a solidão
dessa aldeia pessoal e intransferível
quantos milénios foram precisos
para acharmos o nosso lugar
o pedaço de terra que é nosso por inteiro?

habitamos uma casa
com grandes sacadas
para outras casas

les clartés clignotent dans la nuit
égrenant la solitude
de ce hameau personnel et intransmissible
combien de millénaires furent nécessaires
pour rencontrer notre place
le morceau de terre qui est nôtre en intégralité
c’est là
que nous habitons une demeure
aux vastes balcons
ouverts sur d’autres demeures

∗∗

 

há morte muita morte
nos gestos
no ventre
na fundura
que não alcanço
porque me detenho dobrada
sobre a infância
todos os dias
rememoro o estio
combatemos sempre
donde desertámos
o corpo é o caudal
nas minhas mãos
as fissuras

il y a abondance de mort
dans les gestes
dans le ventre
dans l’abîme
auquel je n’accède pas
parce que je me fige repliée
sur l’enfance
chaque jour
je me remémore l’été
nous combattons toujours
là où nous désertons
le corps est le torrent
dans mes mains
les crevasses

∗∗

 

ousara ser simples
como o vento
que passa pela árvore
e a agita suavemente
insondável é
o movimento dela
adentrando no real
talvez eu habite
no interior do tronco
e me vá alteando
sem ciência
e assista ao baile de duas vespas
ao acasalamento de dois pirilampos
à maternidade do ninho
à multitude da cor
ao voo sem retorno
à beleza
por si só

osera-t-elle être simple
comme le vent
qui caresse l’arbre
insondable demeure
son mouvement
s’incrustant dans le réel
peut-être habité-je
au cœur du tronc
et vais-je me hissant
pauvre de science
et assisté-je au bal de deux guêpes
aux noces de deux vers luisants
à la maternité du nid
à la pluralité de la couleur
au vol sans retour
à la beauté pour elle-même

∗∗

volta um pensamento de amor
ao coração cansado
num corpo que não recorda
a sua eternidade
o homem que sonha
extravasa as costuras
resvala sobre outro corpo
sutura e perscruta
é o vento
caminha até à fé
e cimenta a beleza,
volta um pensamento de amor
que fixa sobre o cume
o nome que damos às coisas
sombrio e intocável
à margem do que suspeitamos
ser ainda mais belo

ressurgit une pensée d’amour
dans le cœur épuisé
qui a oublié
son éternité
l’homme qui rêve
déchire ses coutures
dévale sur un autre corps
suture et scrute
il est le vent
il marche dans la foi
et cimente la beauté,
ressurgit une pensée d’amour
qui projette à la cime
le nom que nous donnons aux choses
sombre et intouchable
en marge de ce que nous suspectons
être encore plus beau

∗∗

 

os corpos se atraem
antes de qualquer sabedoria
os sentidos se apuram
para a grande madrugada
mas a mente trai
e o medo trucida
todo e qualquer pensamento de amor
somos menores
não nos atrevemos
perante o precipício
as máscaras não nos permitem voar

les corps s’attirent
précédant toute sagesse
les sens s’apurent
pour la grande aurore
mais l’esprit trahit
et la peur assassine
toute et chacune pensée d’amour
nous sommes mineurs
et n’osons défier
le précipice
les masques nous empêchent de voler

∗∗

 

a vénus faz dançar as labaredas
sobre o corpo amado
a vénus faz reverberar as ervas
e espraiar o espanto
a vénus faz parecer simples
amar
a vénus funda uma alegoria
de vida após vida
– o que pode uma vénus
rodeada pelo (próprio) fogo?
ninguém sabe
mas o desejo sempre inventa
um porto
onde ancoram muito barcos
milhares de almas

Vénus fait danser les flammes
sur son corps aimé
Vénus fait réverbérer les herbes et répandre l’horreur
Vénus fait croire qu’il est facile
d’aimer
Vénus fonde une allégorie
de la vie après la vie
– mais que peut une Vénus
encerclée par le feu même?
personne ne le sait
mais le désir toujours invente
un port
où ancrer nombre vaisseaux
des milliers d’âmes

∗∗

os pés pisam a erva
e o meu olhar se espraia
num tempo dobrando o tempo
sou uma criança que perscruta
a pulsação do ínfimo
agrego-me multiplico-me
à agitação dos animais e das crianças
caio de amores pelo indivisível
aproprio-me da fragância das flores
e parto em busca do vento
que me traga de novo
a esta imagem
que eu sei de cor

les pieds foulent l’herbe
et mon regard s’éparpille
dans un temps pliant le temps
je suis une enfant qui scrute
la pulsation de l’infime
je m’agrège me multiplie
dans la turbulence des animaux et des enfants
je meurs d’amour pour l’indicible
je m’approprie la fragrance des fleurs
et pars en quête du vent
qui m’offre à nouveau
cette image
que je sais par cœur

∗∗

o azul das tardes
remonta ao oriente
dum pensamento
sou toda escuta e visão
a minha cabeça é um cosmos
dos olhos escorrem-me
possíveis sinais de infinito
não quero ser excelsa
mas transbordam em mim
as cores que ainda não vemos
ainda assim pressentimos
estou no meio dos homens
– sou o silêncio

l’azur des après-midi
s’affiche à l’orient
d’une pensée
je suis pure écoute et vision
ma tête est un cosmos
de mes yeux coulent
des signaux possibles de l’infini
je ne veux pas être sublime
mais débordent en moi
les couleurs que nous ne vîmes pas encore
bien que nous les pressentions
je vis au milieu des humains
– je suis le silence