Chronique du veilleur (58) : Guillaume de Pracomtal

Clair-augure est le troisième livre de Guillaume de Pracomtal, qui fait suite à deux recueils parus en 2024 chez Encres vives. Il faut écouter cette voix qui dit une profonde soif intérieure : « Ton âme a soif / Et dans ta nuit / Tu ne sais que faire ».

Cette soif s'exprime à mots souvent murmurés, sur le ton d'une méditation simple et sobre. Guillaume de Pracomtal ne reste pas dans une solitude qui serait sourde aux solitudes du monde. « Les étoiles aussi se sentent seules ». Il sait combien la vie peut devenir éprouvante, faire « perdre pied ». Mais il sait aussi qu'une lumière vient toujours au secours de celui qui sait l'accueillir. Il suffit sans doute de

 

         Sentir la joie simple du soleil sur sa peau
         Debout dans le matin recommencer le monde.

Guillaume de Pracomtal, Clair-augure, Les Cahiers d'Illador, éditions Illador, 14 €.

Le poète s'encourage et, par-là, nous apporte l'envie de vivre autrement, de puiser en nous l'énergie nécessaire pour affronter ce qui arrive.

 

         Accepte que la vie
         Puisse te faire descendre
         Au point d'ombre

          Connais que tu n'en es pas
          Toi-même la cause

         Mais par ta lutte sereine
         Sans armes
         Trouve la force du rebond.

 

L'écriture poétique est un moyen très salutaire pour cela. « Sois pressé d'écrire », conseille le poète, « Hâte-toi vers tes sources. »  Les sources les plus pures et les plus abondantes ne seraient-elles enfouies dans l'enfance ? « Voir le monde au travers  / Du rire d'un enfant », ne serait-ce pas la voie la plus simple, celle qui nous réconcilierait avec nous-même et avec la vie ? Ceux qui ne sont plus là peuvent aussi nous permettre d'avancer sur le chemin. On sent que le poète est tout proche d'eux, malgré l'absence, fidèle à la Saintonge de son enfance, à laquelle il consacre l'épilogue de ce livre. De « ceux qui sont  passés », il faut recueillir « le legs de lumière » qu'ils nous ont laissé. Ainsi, nous ne pourrons nous égarer sur le grand océan, notre route sera bien tracée :

 

                  Tiens le cap qui te ramènera
                  Toujours vers les rivages de l'enfance.

 

Ainsi, la poésie donne  une boussole irremplaçable, mais aussi permet d'ancrer, avec l'encre des mots, la vie que le temps agite de ses flots.

 

                  Les mots s'assemblent
                  En barque frêle mais constante
                  Qui devance l'ensablement

                  L'écriture comme point fixe
                  Ancre qui raccroche à la rive

                   Encre qui maintient en vie
                  Force vitale augure des mots.

 

Quel bel éloge de la poésie ! Les poèmes de Guillaume de Pracomtal la servent de belle manière, la font briller d'une aurore fraîche, comme celle du dernier poème « Angélus du matin dans l'île » :

 

                  La blancheur des façades écrème la lumière
                  Qui ricoche sur les tuiles et les volets verts
                  Ici chez elle parmi les roses trémières

                   Du ciel trop grand
                  Le soleil est tombé sur la place
                  L'Angélus du matin sonne

                  Effectivement la grâce me suffit.

Présentation de l’auteur




L’œuvre poétique de Marc Alyn : un itinéraire alchimique

Les trois volumes des œuvres poétiques de Marc Alyn se déclinent comme une merveilleuse somme poétique dans les éditions de La Rumeur Libre, Andrea Iacovella, l’éditeur étant lui-même un extraordinaire visionnaire du livre et de la collection, créateur d’une sorte de bibliothèque absolue, bibliothèque universelle qui a pu être rêvée par un philosophe et mathématicien comme Kurd Lasswitz ; ou encore véritable architecte, lancé dans une quête d’un Graal littéraire, renvoyant à la Bibliothèque de Babel de Borgès.

Cette vision, ou véritable pensée philosophique du livre, s’exprime dans le soin apporté à chaque partie de ce volumen qui se déploie comme un fabuleux monument aux lisières du rêve et de l’imaginaire.

Chacun de tomes est initié par une préface magistrale, la première de Jean-Jacques Celly, la deuxième par Georges-Emmanuel Clancier, et la troisième signée Pierre Brunel.  Chaque recueil s’ouvre également par une notice explicative retraçant, au sein de l’histoire littéraire, le parcours d’un poète qui commence dès l’âge de 18 ans à être reconnu pour une poésie nouvelle entée dans les fééries de l’imaginaire. Les trois titres des tomes des œuvres poétiques, comme piliers d’un remarquable édifice, sorte de temple poétique, renvoient d’ailleurs tous à une forme de pénétration dans un monde sacré, « L’aventure initiatique », « Le Rêveur éveillé », et « L’Image, la magie ».

Le premier tome se présente comme la quête initiatique de « l’enfant de poésie » qu’a été le poète. C’est dans une quête alchimique le premier stade de l’initiation, celui de « l’œuvre au noir », sorte de cheminement qu’emprunte le poète en Hermès Trismégiste pour découvrir les sentiers de la création. 

Marc Alyn, Œuvres poétiques, Tome I, « L’Aventure initiatique » (1956-1991), 2024, 448 pages, 21 € ;   Tome II, « Le Rêveur éveillé » (1992-2004) ; Tome III « L’Image, la Magie » (2006-2023), La Rumeur libre, 2024.

Des bonheurs d’écriture jalonnent cet élan vers le mouvement sacré d’une vocation, véritable témoignage sur les étapes d’une architecture, celle d’une œuvre en poésie, celle d’un destin de poète : « Peut-être, ayant rêvé, seconde après seconde, notre vie, serons-nous quelque jour vécus par notre rêve ». Celui qui s’est rêvé Fantomas ou prestidigitateur, celui qui a contemplé l’apocalypse du feu, celui qui choisit le pseudonyme de Marc Alyn, celui qui a vécu la passion de la mère pour les livres d’aventure et de mystère, et celle du père pour la magie des livres, celui-ci devient le poète, le grand rêveur de mots, « passages secrets se profilant et menant aux demeures austères du Merveilleux », désir de l’Autre, du divin et de l’absolu « s’exaltant pour les couleurs mystiques des rosaces des cathédrales », ainsi le poète de l’extrême, nouveau Rimbaud auréolé de jeunesse, s’engage-t-il  avec bonheur dans l’oxymore comme danse de liberté qui brise ses liens, comme cristal de rythme :  

Plein feu !
je suis sur la balance
du désespoir et de l’extase
de la tendresse et de la cruauté.
je dépends d’un seul mot
comme fruit de sa branche
quand le vent vient musarder 

Traces de pluie, empreintes de l’arbre ou de la forêt, mains éblouies sur les cavernes de la mémoire humaine, marécages de silence, fleurs de l’invisible, taches de lumière, ocres des terres et des automnes, bulles d’eau et de nénuphars, bouquets de feuilles et de neige, cette poésie cosmique s’affirme dans un deuxième temps alchimique comme « l’œuvre au rouge », dans la force d’une parole devenue fulgurante par la traversée de l’imaginaire. "Le Rêveur éveillé " du Tome II,  affirme désormais sa fantasmagorie, s’ouvre au monde, rêve qu’il s’envole :

 

au printemps les mésanges se nichent entre ses feuilles
pour becqueter joyeux don texte lettre à lettre
et lui parler d’amour avec des mots d’insectes.

Le texte se fait archétypal, dans la force originelle d’une brûlure :

 

langue d’avant la langue
ouragan déferlant sur les soleils futurs
nébuleuses chiendent archipels tropiques !
le Verbe originel à jamais se répand
clarté embrasant les vitraux
source qui lie le prologue à la fin
l’éclair inaugural à l’ultissime braise 

Le tome III est celui de « l’œuvre au blanc » à travers la maîtrise du poème en prose. C’est l’ultime ouvrage achevé par le poète et il constitue l’acmé du travail poétique, comme s’il parvenait, par sa recherche de perfection dans cette forme poétique bien particulière qu’est le poème en prose, à placer le diadème ou l’auréole sur son œuvre tout entière. Le poème en prose semble répondre à cette exigence, un concentré en même temps qu'une « devanture » de ce que la littérature fait, des compétences qu'elle met en œuvre, des opérations de reconnaissance et de méconnaissance auxquelles elle soumet la singularité des œuvres. Le genre poétique du poème en prose, permet ainsi, par sa forme même, d’établir une réflexion forte et achevée sur le processus de création et son lien à l’intertextualité avec Baudelaire par exemple.

Ce recueil n’est pas, en effet, un tout autonome et fermé dont les éléments composent un système clos. Il présuppose un dialogue avec l’Autre, avec les autres créateurs, en particulier les peintres, dont T’ang. Le poème et la calligraphie adviennent alors par ce qu’il y a de plus subtil, reliant entre eux les différents aspects du réel, les ouvrant l’un à l’autre, les faisant communiquer dans une nouvelle esthétique du passage et de la porosité comme disponibilité aux fluctuations du monde, comme limpidité et transparence. Poésie faite de cristal et de simplicité. En face du poème, le texte en prose se présente en italiques : « Nulle empreinte sur la grève ». Poésie sereine et détachée, belle dans sa limpidité, dans son atmosphère de présence-absence, de manifestation et de retrait. Rien n’accapare l’attention ni ne l’obnubile. Tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme, tracé d’écriture comme traces, sentiment de dessaisissement qui auréole l’écriture de vague et de solitude, mais cette délicatesse contient la plus extrême présence, ce qui passe inaperçu devient inoubliable, la saveur idéale étant celle de la neige, de l’eau, de « la respiration des oiseaux privés d’ailes ». Poésie qui n’est accessible qu’à partir d’un véritable itinéraire intérieur, le vide accueillant en lui tous les mondes possibles du poète initié, désormais réconcilié au monde :

Il n’y avait jamais personne
au bout du fil.
Seule une abeille aux ailes diaphanes
nous pénétrait de son bourdonnement
porteur d’une verbe intraduisible. 

Présentation de l’auteur




REGARD SUR LA POÉSIE « NATIVE AMERICAN » : Mikhu Paul, ou comment mettre l’accent sur ce qui est important pour la communauté des humains et leur « mère », la Terre.

Mikhu Paul (née en 1958) est une poète Wolastoq (Malécite). D’ascendance mixte, née dans la nation Malécite (qui originellement vivait au Québec, au Nouveau Brunswick et dans le Maine). Elle est membre de la communauté de Kingsclear, lieu situé au Nouveau-Brunswick, au Canada.

Après le lycée, Mikhu Paul a obtenu une licence en développement humain et communication à l’Université du sud du Maine, ce diplôme a été suivi d’un master en création littéraire à Stonecoast. Dans un entretien, quand on lui demande quelles sont les personnes qui l’ont le plus inspirée dans son art et dans sa quête de justice, elle cite d’abord son grand-père et sa mère, mais elle reconnaît également l’influence puissante que d’autres écrivains autochtones d’Amérique du Nord ont eu sur son travail et sa démarche. Leslie Marmon Silko, par exemple, et surtout son célèbre roman Ceremony, sont cités comme une influence particulière, tout comme la poésie et la prose de Joy Harjo et Louise Erdrich ainsi que les études de Robert Warrior, Jace Weaver et Craig Womack. Son poème intitulé « House of Dawn » est certainement un clin d’œil à une autre voix autochtone canonique, celle de N. Scott Momaday, qu’elle cite également comme une influence littéraire importante. Pareil au roman de Momaday, la poésie de Mikhu Paul s’intéresse à la guérison qui doit suivre un traumatisme.

La poète Mikhu Paul lit son poème 21st Century Lullaby extrait de l'anthologie de poésie Littoral Books Enough ! Poèmes de résistance et de protestation.

Elle vit à présent à Portland dans le Maine (États-Unis) où elle enseigne l’écriture créative. Elle est à la fois éducatrice, artiste et militante. Son recueil 20th Century PowWow Playland a été publié en 2012 par Bowman Books et ses poèmes ont été publiés dans diverses revues, notamment dans la revue numérique Cabildo Quarterly. Elle milite pour un meilleur système d’éducation, débarrassé du racisme et de la discrimination, avec de meilleurs programmes présentant et incluant les populations autochtones comme part de la société, avec leurs cultures, leur histoire, leurs héritages toujours bien vivants. Elle a participé à la réflexion collective sur ce sujet en écrivant un chapitre dans Transforming Our Practices, il s’agit d’un texte pédagogique axé sur les paradigmes éducatifs autochtones. Elle prend souvent la parole afin de faire connnaître, de partager son expérience dans différentes écoles, comme par exemple lors d'événements organisés soit par l'Immigrant Legal Advocacy Project, soit par le Maine Wabanaki REACH, ou encore par la Maine Wabanaki-State Child Welfare Truth & Reconciliation Commission. Elle veut faire comprendre que le procédé de génocide contre les amérindiens continue, elle veut « faire briller la lumière de la vérité », elle veut  que soit visible le génocide jusqu’alors resté invisible, faire entendre ce qui est passé sous silence à propos du génocide ; et faisant cela elle cherche à  motiver le développement de la sensibilisation et des actions afin de faire face aux défis que tente courageusemement de relever la population indigène du Maine.

Mikhu Paul est également une artiste multimédia dont les œuvres ont été exposées dans des musées et des galeries, et vendues aux enchères afin de collecter des fonds pour des causes caritatives. Elle utilise la plume et  l'encre, l'aquarelle, la gouache, elle a recours au collage pour créer des œuvres qui visent à affirmer son identité à travers ses propres valeurs artistiques. La première exposition multimédia de Mikhu Paul fut une installation en 2010 au musée Abbe de Bar Harbor, dans le Maine, intitulée « Look Twice : The Waponahki in Image & Verse ». Les poèmes publiés dans l'anthologie Dawnland Voices étaient accompagnés de photographies et de ses propres dessins. Son but est de changer le regard du spectateur afin qu’il abandonne les stéréotypes attachés aux Amérindiens, qu’il ait un regard plus objectif afin de comprendre ces autres cultures qui sont les premières s’étant dévelopées sur le continent américain, ce dont tout américain devrait être conscient.

Dans ses écrits elle met en lumière les abus et les conséquences du racisme systémique enduré par les peuples autochtones mais aussi par les communautés afro-américaines. Dans ses écrits elle dénonce également le système scolaire et l’éducation qu’elle a reçue. Dans son poème Jefferson Street School elle se décrit comme une captive forcée de mémoriser et de réciter des paroles dans  la langue de l’envahisseur, elle fait part de son expérience personnelle au contact de l’éducation des « blancs » qui perpétuent la discrimination, les inégalités sociales et les différences culturelles, qui présentent de façon biaisée de nombreuses choses et notamment l’histoire. Les enseignements traditionnels autochtones lui ont été transmis par son grand-père sur la réserve indienne de Penosbscot, près d’Old Town, dans le Maine. Dans un entretien mené par Lisa Panepinto, Mikhu Paul parlant de son grand-père décrit comment il a été enlevé à sa famille dans sa maison de Kingsclear alors qu’il était jeune garçon, pour être placé dans le système de pensionnat du Nouveau-Brunswick, un placement auquel il a résisté avec véhémence en tentant à plusieurs reprises de s’échapper. Elle explique : « L’une des choses qu’il avait appris à faire lorsqu’il s’enfuyait était de ne pas rentrer chez lui à Kingsclear. Il allait là où vivaient ses cousins ​​sur une autre réserve […] il a appris à aller là où ils ne le trouveraient peut-être pas ».

Avec ce grand-père, appelé Ray, elle a cueilli des crosses de fougère, elle a chassé et piégé lorsqu’elle était enfant. Elle honore la mémoire de son grand-père dans le poème intitulé « Trapper », qui décrit un homme aux mains « monstrueusement fortes » et à l’index « de traviole », déformé par son métier :

 

Pendant des années et des années, ces mains ont soulevé des mâchoires de métal.
En toutes saisons, qu’elles soient gelées ou humides,

il marchait des kilomètres jusqu’aux endroits où les animaux rampaient et se cachaient,
où ils se nourrissaient et se reposaient.

 L’hiver, la rivière : long chemin enneigé et glacé vers les carrefours secrets de créatures qu’il connaissait comme des parents, comme des cousins.

Bien que Mihku Paul ait grandi principalement à Old Town, elle a également passé une grande partie de son enfance avec sa famille sur Indian Island, qui est le siège du gouvernement tribal de la nation Penobscot. Paul a grandement bénéficié des enseignements culturels de son grand-père, ce qui lui a permis de compenser sa désillusion quant à son éducation dans le système éducatif mainstream des « blancs ». À l’école comme en dehors, ses expériences en grandissant à Old Town ont été la pauvreté et la discrimination ; parmi les quatre enfants de sa famille, elle a été la seule à terminer ses études secondaires. Elle attribue en grande partie ce succès aux enseignements traditionnels et à la forte influence de sa famille, en particulier de son grand-père. Dans ses écrits elle partage ses réflexions, parfois en forme de palimpsestes, sur le passage du temps, réflexions sensibles et frappantes, faisant allusion à la fois à l’assimilation et à l’héritage.

Dans son recueil, à la magnifique couverture aussi orange qu’un coucher de soleil, sur la quelle on peut lire « l’évangélisation des Indiens », de laquelle découlent toutes les catastrophes qu’on sait, Mihku Paul raconte des histoires vivantes de héros malécites à travers les millénaires. Elle s’attache à cartographier de manière vivante un territoire englobant d'anciennes routes de canoë, elle « chante » sur tous les registres, du mythique au moderne. Ce livre nous rappelle la présence autochtone qui a toujours imprégné le Maine et le Québec. Mikhu Paul s’aligne  avec d'autres poètes Wabanaki importants dont les plus connus sont Alice Azure, Carol Bachofner, Joseph Bruchac, Carol Dana et Cheryl Savageau. Son style est simple, sans fioriture, ses mots vont droit au but avoué : faire connaître et faire comprendre ce qu’il en coûte et en quoi consiste être Indien d’Amérique aujourd’hui.

Voici quatre poèmes tirés de son recueil 20th Century PowWow Playland (dont la version originale est publiée dans iwar Mayu, un blog sur internet pour 3 d’entre eux et le quatrième, Her Medicine, est publié dans Dawnland VOICES 2 :0,  n° 11). Le premier évoque les pensionnats pour Indiens et les mauvais traitements subis par les enfants arrachés à leur famille, à leurs cultures, à leur réserve.

Langue maternelle

Enfant volé, étranger sans nom.
Sa bouche a été cousue.
Perdues les chansons, au cours de leur long vol,
années après années, naissance après mort.
Témoin muet, quel silence est-ce là ?
Malheureuse disparition, chair et os,
langue par laquelle nous avons vécu,
dispersée comme la poussière de pollen,
la trace de la poudre la plus fine.
Possédés, nos dents claquent et grincent,
nos lèvres violettes battent et s’enroulent, un gémissement étranglé :
tuberculose, dysenterie, pneumonie.
Mille façons de tuer une chose, et
une seule vraie façon de la sauver.
Nos mots, une forme de sons qui ne sont plus familiers,
enterrés à Carlisle.
Oh, Grand-mère, nous errons maintenant.
La carte obscurcie, déchirée et ensanglantée.
Nous parlons une langue étrange.
Nous sommes des fantômes, nous nous hantons nous-mêmes.

Dans le poème intitulé Sa médecine, Mikhu Paul évoque ce sentiment de perte qui se répercute en sensations désagréables dans le corps. Perte de la liberté et parcage sur des réserves, perte d’estime de soi, perte de la confiance face à la vie, perte du tissu tribal qui donnait sa force aux individus, perte des repères car plongée dans un monde qui n’est pas fait pour les amérindiens et qui veut les faire disparaître. Perte, mais la notion d’interdépendance et d’appartenance à la grande famille des êtres vivants perdure, le lien avec les élements et la nature n’est pas rompu .

 

Sa « médecine »

Ce corps, je le connais mieux qu'un oiseau ne connaît
l'arbre qu'on appelle maison, perché dans les rêves feuillus et
la folie estivale qui m'invite au vol. 

J'ai toujours rêvé que je volais.
Une quête déterminée, je me déplace au-dessus de la canopée,
je contemple les cimes des cousins ​​à la peau d'écorce, les mains vertes ondulant en dessous.
Leur souffle recueilli est un soupir qui me porte au travers d’un terrain inconnu.

Toujours un visiteur étranger au monde,
j'adore néanmoins ces lieux d'ombre,
je crains le passage de l’éclair brûlant comme une résurrection impie,
l'accélération, un effroi élémentaire que je ne peux pas nommer.

Une fois, j'ai entendu ma mère murmurer, après avoir laissé tomber son corps,
au plus profond des heures sombres quand le sommeil ne vient pas.
Sa voix dans mon oreille gauche, le son le plus hésitant et le plus conscient,
la façon dont on parle à quelqu'un au bord d'un bâtiment ou
d'un pont en surplomb d'eaux dangereuses.

Je me suis réveillée seule dans le noir, mon pouls battait régulièrement dans ma gorge.
Le chagrin étouffe comme de l'argile, emprisonne ce corps, alors je dois
lutter pour avancer vers mon propre avenir, mes ailes lourdes d'un
étrange désir du passé m’ayant jour après jour échappé
jusqu'à ce que je me retrouve dans
ce nouvel endroit, cette nouvelle vie.

À présent mes cheveux scintillent, d’argent ils renaissent à la lumière.
Je garde mes ailes en réserve, à l’encontre de
l’aube exhortant de prendre son envol.

Dans le poème qui suit, l’identité morcelée des métis est décrite comme une malédiction :

 

Amerindia

Ces hybrides errent du Mexique à Montréal,
trempés dans le miel, tachés de thé.
Leurs yeux verts attirent la lumière, les paillettes,
les éclats de miroirs brisés.
Maintenant, nous avons sept ans de malchance,
cousin, au moins sept hivers de pénitence.
Nous sommes, nous tous, jetés dans un vent brûlant.
Les mots de prière montent et descendent
les feuilles rouges fendues d'un vieil arbre,
les plumes blanches arrachées à l'aile d'une colombe.
Pas de chiffre, sauf le cœur qui bat,
enfermé dans cette chair nouvellement créée,
battant des rythmes ancestraux.
Dans mille ans, quel visage captif
planera, emprisonné dans du verre argenté ?
Comment l'appelleras-tu,
celle dont les yeux étaient les tiens, qui te scrutaient en retour,
tandis que le miroir se brisait et que l'arbre portait ce nouveau fruit ?

Dans le poème suivant, la création de l’état du Maine en 1820 est évoquée.  Territoire ancestral de nations  Algonquines parlant le wabanaki dont les Abenakis, les malicites, les Miq’mac, les passamaquoddys et les Penobscots, il fut le champ de bataille d’armées colonisatrices, puis partie du «commonwealth of  Massachussetts ».  Une allusion au massacre de Wounded Knee Creek est faite,  massacre perpétré par l’armée américaine contre des Indiens Lakotas guidés par Big Foot, le 29 décembre 1890 dans le Dakota du sud.

 

Aire de jeux - PowWow du 20e siècle

En 1920, une célébration centenaire, le temps mesuré,
à commémorer ce moment
où tout a changé.
Une séparation, un territoire renommé, vicieusement dompté.
Sculpté et revendiqué, colonisé, l'État du Maine.
Deux visages se regardent, des enfants, couleur sépia,
qualité musée, pressés sur des pages.
Un garçon et une fille froncent les sourcils devant l'œil de la caméra,
objectif rigide de l'histoire, une arme dangereuse.
Trente ans depuis cette dernière grande danse dans
les Dakotas, lorsque les balles
voyagèrent plus vite que la lumière
qui piège ces deux-là.
Rassemblant des fantômes, les suppliants enterrèrent leurs cœurs,
moururent sur le sol gelé.
La lumière captive aveugle ces jeunes yeux,
met à nu les sourires à demi grimaçants.
Fini, le wigwam en écorce de bouleau,
le tipi en peau de bison.
Derrière une tente en toile de fond, le garçon
aux joues creusées de peinture de « guerre »
se tient debout à côté de sa sœur, sa cousine.
Ses tresses sont suspendues à des plumes bon marché.
Les enfants posent maintenant,
la guerre remplacée par l'apparat.
Le loup : une légende portant
la peau d'un chien en laisse,
l'œil du guerrier froid est  maintenant fermé,
sa main ferme est vide, son cri de guerre
à présent silencieux sur cette image qui s'estompe,
ce terrain de jeu d’un pow-wow du 20e siècle.

En conclusion je laisserai la parole à Mikhu Paul elle-même, dans un entretien elle explique sa démarche : « En tant que poète et artiste visuel Waponahki (Wabanaki), je suis toujours à la recherche de nouvelles voies vers de nouvelles œuvres et je m’efforce de transmettre mon point de vue sur des sujets qui me semblent à la fois pertinents sur le plan culturel et importants pour notre famille humaine et notre Mère (la Terre). » Ainsi est résumée une façon de vivre, une façon de donner sens, de partager une vision de la vie très familière non seulement aux artistes amérindiens, mais aussi à tout « Native American ». 

Présentation de l’auteur




Pierre Zabalia, Il pleut un ciel en écharpe

Il pleut un ciel en écharpe :
mouise des langues marécageuses ou
firmament de combat mais
lequel, de multitude
pommelée mais

dans le piétinement d’un ciel
ventousé à
la douleur –

Il pleut des infinis
à l’heure
des trombes et des
frissons, ô
adagio –

∗∗∗

C’est ainsi que je fusionne
avec la laiteuse
incomplétude du jour
avec

un paysage en suspens,
tel nul orietiur
dans la bouche
des beautés immobiles,

c’est ainsi que je m’enfonce
avec la blanche et
apathique chanson
du cyprès, dans
le bouillonnement de personne –

∗∗∗

Dimanche raclé, dimanche
blanchi comme un cerisier perdu –

Un pépiement ou plutôt un toujours aux abois,
jouxte la non-présence de tout –

Cerisier des rêveries infirmes, ô
dans la blanche dépossession des silences,

je t’enchâsse, je te trouve âpre et blanc, je
te murmure une quelconque scintillation,

une quelconque démesure et
une cloche tinte dans l’à-peu-près des lointains-

∗∗∗

L’innocence grandit au jour languide
et avril au merle estourbi rêve comme moi
mais je repasse, mais je traînasse
au jardin-Mandelstam,

au fond du sans-dieu,
au fond d’
un bleu
reverdi par les multiples

distillations, dislocations
de l’âme, dans
chaque atrocité –

∗∗∗

Il y a au fond du ciel
une barcarolle qui somnole
dans sa casemate de vent, il y a
une présence à l’envers comme

un être ébouriffé d’angoisse,
il y a une ébauche de parler
dans les grenailles d’amour,
quelque part envolées,

quelque part enchemisées
dans l’éternelle incurie, il
y a une brisure, il y a

un poème qui flotte
et qui ravine sur les
mamelles du temps –

Présentation de l’auteur




Philippe Tancelin, Frangments, extraits

UN RÊVE ?

Au-dedans de soi
au-dehors de moi
ni ne commence ni ne s’achève…

IL N’EST QU’UN RÊVE

Une balle dans la gueule grande ouverte
du reptile que rien ne distingue
de la minime histoire de chacun
                                                   arrêté à la béatitude de l’autre…

LE RÊVE D’AIMER ?

A chaque instant il serait fait un pas
                                                        vers le rivage
un pas de dérobade
                             sur le sable endormi
                              sous la divagation des vagues

Au pied
           sur la terre
commence ma langue que ne dessine rien
quand je n’aurais été que craie blanche
                                                              échappée de la nuit

LE RÊVE !

S’est effacé à mi-chemin d’un autre monde
disant la lune insuffisante pour le clair d’aimer
où se croisent les voies de différentes couleurs

UN RÊVE A BLANC !...
Cet irrregard de l’eau
en proie au silence

 

Le cerf à ma rencontre

Plus droit encore
et plus que lui
il va
par cette lenteur qui le fait paraître
immobile

De tous côtés qu’on le croit cerné
toujours de soi il s’échappe
et nous croyons en nous
                                      être attendu de lui

Il ne nous leurre pas

Nous ne sommes rien pour lui
qui mériterait sa course
pour témoigner de nous

Il traverse la forêt
bénissant de ses bois chaque arbre
qui l’aborde en jalousie

 

Tout tient de tout en lui

les bois dans ses bois
le sursaut dans le saut
le silence dans la  meute 


la puissance dans l’être-là fragile

Le ciel dévolu à son brâme
son regard dans le temps mort du fusil
il dément le final de qui l’obligerait

disparaît au couchant
dans son souffle-linceul

 

Nous nous répandions

sur les murs
en mots à blanc

Ils nous accueillaient par rafales de braise
sur chaque carrefour d’histoires in-dites
qui renversaient l’encre
sur nos cahiers d’écolier

Le présent en indivis
avec les jeunes lunes
apprivoisait notre impatience
d’amoureux

Nous parlions d’autres âges
d’éternité rebelle
voguant sur l’éphémère

Nous changions de saison
aux quatre coins du ciel

Nous courions de vaisseaux à vaisseaux
vers la mer en détresse

C’était par d’autres temps du monde…
Une planète révélée…

Un chemin secret à chaque pas dépassé…
Une pierre assourdie entre envol et achoppement…
Un voyage en lieu-dit…

Ce risque du vivant
à travers l’usure des destinées

∗∗∗

Elle

est la nuit

antérieure à une nuit

Elle murmure l’engagement

de nos sangs calligraphes

∗∗∗

Le soir descend

bercer le livre vierge des flammes

où page notre enfance des choses

∗∗∗

Le poème dispense  son exception

au cri qui le précède

interroge ce qu’il eut été

si l’avait emporté le souffle sur la flamme

renouvelle son parfum aux fleurs brisées

Fragments, extraits de A contre-jour    le jour, à paraître.

Présentation de l’auteur




Mireille Cliche, Dents de quartz et autres poèmes

 

Des oiseaux sur un rivage roux
laissent des hiéroglyphes
octobre a pris feu en une nuit d’orage
souvenir volcanique d’une fête abrégée
la vie pulse rouge
condensée

Rubans d’odeurs fumées douces
une framboise oubliée
concentre sa couleur
vertige tranquille dans la pinède
où couvent des chanterelles
la saison capitule

Au bout des débarcadères
les chemins tricotent
entre des murs burinés
des cheminées odorantes

À la lune des chasseurs
le lac dézippe le paysage
avale les pentes
retouche ses bleus
roule ses histoires
ses ponts de billots ses draveurs brisés
ses nageurs pugnaces

L’abbaye veille dans la brume
les quais dorment et le lac
le lac a trop bercé ses voiles
trop claqué ses vents
il rentre ses bouées ses drapeaux ses oriflammes
endort ses kiosques
ses nuits plumeuses et braves
aspire au repos sous la glace

Les ruisseaux transparents ronflent sous le frimas
écumes et brouillards s’emmêlent
enrubannent les jours
d’un pays où les glaciers
ont fiché dans la mousse
leurs dents de quartz

Crépitement de l’automne
ses roulements sans tambours
sa vaste indifférence

Le lac séduit enveloppe engourdit
prépare lentement son solstice

Un sommeil aussi long que ses côtes
taira ses profondeurs
mais pour l’heure il s’entête
à ronger ses plages

Memphrémagog Mamhlawbagak1
ces noms en castagnettes
racontent des conflits
des forêts à abattre
la contrebande et les bateaux à aube

Des fantômes flottent sur le miroir martelé
rêves et souvenirs s’entremêlent
on appareille pour un dix-millième hiver

 

Rouge ma Rouge

À trop de femmes

Sur la peau gravelée des murs
ces bruns sont-ils du sang
il était grenat sous les coups
là-bas sur la place
quand tu as cru un moment
au pouvoir du nombre

D’où viennent ces sons qui bondissent
sur la terre battue et la fiente
ces bruits lourds de pieds en armes

Rouge ma Rouge
le temps s’écoule de ses blessures
tes ongles bleuissent à gratter les heures
les geôles s’effritent et tout manque
les jardins l’apaisement du soir
tout manque

Les couloirs convergent vers la peur
la lumière les tranche comme un couteau
et la soif ma Rouge
ce béton dans ta gorge
les fissures par lesquelles s’écoulent
ta douleur
le prénom qui te hante

Tu t’es fait voler ta solitude
la trace de la mer dans tes yeux de sel
et ses yeux ses yeux à lui
qui disparaissent

Rouge ma rouge
tu as perdu jusqu’à la paix du sang
sa pulsation tranquille
les voies du silence dans tes artères

L’air bruisse gémit tremble
tu n’entends plus que son nom
son nom à lui couché sur la place
que tu ne reverras pas

 

Pister

Avancer reculer
Flotter craindre se perdre
Se dire oh et peut-être
Ne rien décider attendre l’émergence
Marcher en spirale
Sentir son estomac ses poumons ses cellules
Retenir la peur chien fou
(La laisse scie le poignet)
Retenir la peur molosse épais
(Les jambes s’agitent le dos s’arque)
Sceller ses mâchoires
Croire que demain ou peut-être aujourd’hui
Perte de signal

Avancer se perdre
Dormir dans les ornières
Refaire sa coquille la lécher
N’attendre que soi

Avancer
Placer ses pions programmer
Refaire ses calculs pister
Se demander qui
Et pourquoi

S’arrêter
Attendre consoler
Pleurer

 

Note

  1. Le lac Memphrémagog est un long lac glaciaire dont les eaux se partagent entre le Québec et l’état du Vermont, aux États-Unis. Il tirerait son nom du mot abénaquis mamhlawbagak.

 

Présentation de l’auteur




Sylvie Poisson, Le poème dans ta main

parfois tu rôdes loin de toi                 tes traces vacillent

            errance entre les mots      tu réclames les ombres

                     glanes des miettes d’enchantement

vol écarlate          quiétude de la neige        

                     novembre dépouillé

tu ne sais pas où va le poème

                                               tu voudrais qu’il te trouve   

***

tu déchiffres les vents             puises les mots

tu esquisses l’indicible           perçois l’invisible       palpes l’intouchable

traduction imparfaite de l’infini       

***

tu ne connais que l’effacement

            tu veux l’embrasement des brindilles           

tu y jettes ton souffle

***

tu cueilles                                                                                                     

le chant du merle    de l’amour    du désir    de la jouissance                         

l’odeur du gazon fraîchement coupé             la brise du soir tremblant sur tes épaules

                        l’ondée épelant sa musique sur le toit

 tes déserts            leurs désarrois            leurs oasis                                         tu cueilles tout

                                                                                                    le poème se dépose dans ta main 

Présentation de l’auteur




Sylvestre Clancier, L’ÊTRE EN QUESTION QUESTIONS DE LETTRES — Abécédaire existentiel et symbolique

        

     A

Attire
A toi l'enfant qui vient de naître !
Abel  est-il
A l'unisson de l’
Ancienne harmonie ?

                       B

Belle promesse de lumière
Béatitude après le cri de vie
Beatrix
Beauté  ou serait-ce la nuit sans le
Bien être,  sans la secrète musique de la mère ?

                    C

Combien de temps faudra-t-il à
Caïn pour transformer l’homme   Ce
Cloporte en humain ?

               D

Devines-tu
David qui sera roi
Demain quand
Daniel a péri
Dans la fosse aux lions ?

            E

Eve
Eviteras-tu la science
Eve
En
Evitant   la pomme
Eve
En te moquant du serpent ?

                 F

Familière
Fantaisie de la
Femme et de la
Forme
Fabuleuse
Fatima
Fille du prophète
Femme d'Ali es-tu sûre de ta main protectrice ?

     G

Génie de la
Génération,
Génitrice
Gaïa, terre féconde, paradigme des
Gamètes bleu vif aux sources de la vie que
Génères-tu?

                  H

Hannibal, te
Hisseras-tu jusqu'au sommet, jusqu'à chanter l'
Hymne parfait
Himalaya de la joie ?

                   I

Imagine l'
Infini, Agamemnon,
Imprime l'
Image fugace de la divinité.
Immoleras-tu ta fille
Iphigénie aux dieux de ton pays ?

                   J

 Jalouse de l'harmonie céleste
Jérusalem de terre et de sang
J'invoque ta mémoire pour la paix.

         K

K Joseph,
Komplice du mystère, chiffre de la
Kabbale
Kafka en son château, en sa métamorphose, sans autre forme de procès.   

                  L

Légère ligne de l'horizon
Lavis de brume et de frimas
Londres, quelle était
L’heure de l'espoir dans
Les ténèbres du vert de gris ?

           M

Maudite lettre du
Malheur :
Marasme
Mort
Malédiction !
Méphisto  le
Malin
Mesure-t-il-le
Mal à l'empan de sa
Main ?

          N

Navire céleste pour sauver la
Nature du
Naufrage
Noé économisait-il sa peine avant que
Ne survienne l'arc-en-ciel ?

  O

Obéir à l'injonction
Ouïr la syllabe secrète
Opérer le point avec l'
Ourse polaire !  L'
O de l'homme peut-il
Ouvrir la voie qui mène à l'
Omega ?

          P

Participe à la quête, va jusqu'à Troie où
Pâris endormi croit maîtriser Hélène !
Prends la pour tes ancêtres,  ta
Patrie de vainqueurs à la mâle assurance.
Prends la pour Ménélas
Pour le sage Nestor ou le rusé Ulysse !

           Q

Qu'attends-tu que diable ?
Que nenni, je n’attends point !
Queneau a des oreilles et fait des exercices
Quel style,
Quand j'y pense et
Que dois-je en conclure ?
Que tout part en quenouille !
Que seule vaut la question !

               R

Ravale ta salive  
Retiens ta parole
Romeo, tu peux plaire en silence, ton œil
Ravageur,  ton charme opère à
Rome aussi bien qu'à Vérone.
Ralentir travaux: Sator Arepo Tenet Opera
Rotas.

                   S

Sacré
Serpent qui
Siffle sur nos têtes
Sois satisfait, la
Science n'était-elle pas
Souhaitée ? Et pourtant quand j'y
Songe, ce n'est pas la
Sagesse : la conscience est restée
Solitaire.

           T

Trouveras-tu la
Tombe du maître,  la voie de la sagesse, la
Trace du passage ?
Tubalcain, forgeron de l'esprit
Tiens-nous la main quand nous marchons dans les
Ténèbres,
Tentes de rectifier notre chemin ?

        U

Ultime envie avant la fin quand l'
Urgence s'élève ?
Ulysse, compagnon de l'humain, sauras-tu
User de tes mains pour rendre
Utile ce que la vie t'a appris ? 

       V

Vin ou
Valium pour ne pas
Voir la vie ou le
Venin subtil de l'ennui ?
Vie in Vitro qui fuit la
Vérité
Vinci lui, Vint et Vainquit.
Victoire de l'art,
Vecteur de l'âme, seule
Voie possible ?

        W

Wellington fut bien vainqueur à
Waterloo, un an plus tôt naissait
Wagner qui plus tard mourut à Venise, mais toi
Wilhelm, tu as su de ta flèche sans boire de
Williamine, transpercer le chapeau de la vilainie.

                 X

« X :La mer cette inconnue : »
Thalassa!  Thalassa!  Voici enfin la mer
Xénophon, chroniqueur de l'Epos
Xénophobe  ou
Xénophile ? Tu dis la Grèce qui devient légendaire
Premier reporter sans frontière.

                 Y

" Ya!  Ya! "  disait l'idiot à la garde barrière
" Je fais venir le train quand tu barres le chemin !
C'est moi! Si, si, c'est moi qui l'appelle de loin! "
Puis la barrière se lève : tous ceux qui attendaient
ont vu à l'horizon le signe de
Yahvé.

  Z

Zut ! C'est déjà fini et « j' n'avais pas
Zenvie » !
Zénon et les sophismes
Zazie et les
Zazous me font bien rire aussi, ainsi va la vie, brave
Zoé.

 

 

 

                                  

 

 

Présentation de l’auteur




Théâtre/poésie….Quel PENSER pour un jugement de goût ?!

Depuis le 20è siècle,  consécutivement à la rupture brechtienne opérée avec l'héritage aristotélicien, le théâtre,  s'interpelle lui-même dans son rôle, sur sa propre scène à propos du rapport de l'Homme à la parole, à la langue qu'il profère. Le théâtre confronte  ainsi l'idée d'Homme, avec la représentation qu'il s'en fait et l’offre à la communauté des témoins-spectateurs.

A l'heure de l'hybridation des genres, non moins que du mêle plus ou moins heureux des arts dans une postmodernité du théâtre, il peut être important de considérer les termes de la relation-violence (au sens étymologique) entre le théâtre de représentation et l'irreprésentable rébellion de la poésie.

Les questions que nous voudrions évoquer ici surgissent principalement de notre expérience de création poétique, en tant que poète-chercheur,  travaillant particulièrement sur l'oralité poétique. Nous envisageons la relation théâtre/poésie du point de vue de la théâtralité du poétique plus que de toute théâtralisation du poème.

ONE POEM / Philippe Tancelin : Ceux-là* de la lumière dans l’obscur des temps… Un clip de Reha Yünlüel.

Le « ET » en question

Lorsqu'on assemble les deux termes théâtre et poésie,  n'ouvre-t-on pas aussitôt la scène d'un drame, le drame du « ET » car n'est-ce pas dans cet intervalle des deux termes  et avant toute confrontation entre eux et leur lien, que se joue  la poésie comme scène de bouleversement, et ce qu'elle écrit du drame de l'Homme en sa parole de libération.

Qu'entend-on de qui parle?

Que voit-on  de qui se met en regard depuis sa parole?

Qu'est-ce qui est mis en question relativement au voir et à l'entendre? Nous pourrions commencer par citer cette anecdote qui frôle l'allégorie et qui nous fut rapportée  à la fin des années 1970 par le poète dramaturge Kateb Yacine1 lui-même.

Tandis qu’il se rendait avec ses comédiens dans un « bled » pour y représenter sa pièce « Mohamed prends ta valise », Kateb Yacine nous raconte comment la représentation à peine commencée sur la place du village,  le public se tourne dos aux acteurs. Ceux-ci désappointés,  n’osent s’interrompre et poursuivent le spectacle jusqu’à son terme. Quelques instants après la fin,  le public se retourne  face aux acteurs,  les applaudit chaleureusement.

Alors interrogé par Kateb sur un tel comportement,  le public répond : « Nous nous sommes retournés car avec la poésie de la pièce,  on ne pouvait pas voir et entendre à la fois ».

Cette saisissante anecdote, suscite une question: Quand on parle dans la langue du poème, qu'advient-il de la parole de la scène ?

Maeterlinck en son temps et dans son théâtre,  invitait déjà à la prise en considération de cet "ailleurs" qu'ouvre le poème dans l'ici-même de la représentation théâtrale ainsi que de ce que voile le visible (cf. pièce « les aveugles ».) Il insistait  sur la "présence" comme convocation urgente devant l'irreprésentable. Nous citerons à ce propos la poète Geneviève Clancy2 "Il y a ces alertes brusques qui suspendent le pas, détournent la tête comme si nous étions suivis par un sens informulé/ Est-ce la présence....Il y a cette surprise éclair de voir derrière les choses....quand le regard quitte les reflets et se lève pour calmement les traverser, il découvre cette terre allongée en nous où l'on cesse d'avancer pour s'avancer....la présence...passeur traversant les formes pour délivrer les profondeurs qu'elles retiennent"( Chemin du regard. )

Depuis ce drame du « ET » de théâtre et poésie, sont interpellés les concepts d'espace et de temps, leur rapport asservissant ou de libération de la scène « postmoderne ».

La poésie n'a d'espace que celui de l'intériorité qu'elle crée et elle n'a de  temps que  celui de sa parole. On  peut constater que cette parole interroge les lieux où elle se tient. La poésie fait ainsi entendre que toute assignation à un lieu est sans doute  l'enjeu de sa perte compte tenu du nomadisme qu’elle implique depuis l'échange des profondeurs de méditation de chacun avec lui-même et avec l'autre.

Un des foyers du drame entre  la scène de l'Ouvert  du  poème au sens de Rainer Maria Rilke et  la scène du théâtre,  ne tiendrait-il pas en ce qu’on s’attend à l’une tandis que l’autre est inattendue. Ne découvre-t-on pas alors, la puissance  de la parole poétique au lieu même où on ne l'attend pas ? Elle interroge la liberté de notre accueil de l'in-ouï autant que de l'in-vu (ce qui n'est pas entendu, n'est pas vu et ne relève pas de l’invisible ou de l’indicible)

CAPHARNAÜM - POÈME THÉÂTRAL, Valérian Guillaume - Cie DÉSIRADES, © Illus Franeck, TNg de Lyon, https://www.tng-lyon.fr/evenement/capharnaumpoeme-theatral/

La scène-poème

Si l'espace poétique comme nous venons de le suggérer est celui de l'intériorité,  il s'ouvre depuis une  écoute qui se tend et  devient une scène active que l'on pourrait appeler la scène-poème: quand l'écoute du verbe poétique déchire l'écran d'obscurité de la représentation et permet d'entrevoir, d'entre-entendre la voix nue des espoirs possibles, les espoirs qui ne souffrent aucune représentation mais sont autant d’incantes.

La scène-poème profère une pensée de résistance qui permet à chacun.e de se convoquer à la fidélité ou non  qu'il entretient avec lui-même dans l'espace de son intériorité profonde.

C'est selon nous la voix de la présence, celle du témoin lorsqu’il interroge la clarté de l'eau aveuglant ses fonds, ce même témoin appelant dans l'histoire,  au partage entre sens et silence.

On pense à la voix de Manouchian3 le résistant étranger,  expulsé de l'espace d'audibilité (le terroriste de l'affiche rouge) qui au moment d'être fusillé  crie à  l'amante, par la voix d'Aragon, "Ne pleure pas,  toi qui vas demeurer dans la beauté des choses" malgré les temps d'horreur, de détresse. On pourrait dire aujourd'hui, ces temps de misère obscure pour lesquels la lucidité du poète demeure « cette blessure la plus rapprochée du soleil » (R. Char).

Au long de ce drame du ET  entre théâtre et poésie.  Que convoque le théâtre?  Qu’invoque toujours le poème?

La scène du théâtre tente de réaliser l' "avec" : l’assemblée des Hommes dans leur « vie en commun », selon l’expression brechtienne.

La scène-poème invite l'"en" (intériorité) de chacun.e grâce à qui tous.tes peuvent se mettre en résonance?

La scène-poème  est  ainsi le  signe d’une alchimie entre la réalité prisonnière de la représentation et l’imaginaire de libération dans son  exigence urgente de beauté à laquelle l'Homme s’accueille aux frontières du réel.

La scène-poème deviendrait alors cette ouverture sur l’ « IMAGINAL »…. au sens où Henri Corbin4 l'entend c'est -à-dire ce lieu d'accueil d'une spiritualité sous forme d'intangibles mais de pure présence, là où sont déposés les paysages, les faces de ce que nous exigeons de beauté pour éprouver le monde dans sa robe stellaire.

La scène du théâtre-poème

La scène-poème peut-elle être contenue sur la scène de la représentation théâtrale?

Si elle est y est convoquée ou invitée, en tant que scène de l'Ouvert, que bouleverse-telle du continuum de l'existence, du cours des représentations ?

La scène -poème est  scène d'utopie, non pas au sens d'un « topos » inaccessible mais auquel on n'a pas encore accédé et qui offre à la voix,  la porte du souffle. Elle ouvre par  élans fondateurs  notre être sur ses profondeurs.  Ce sont des élans qui  chaque fois qu'on cherche à les représenter,  perdent leur nature de fondation.

Cette ouverture de la conscience aux autrement possibles, à tous les ailleurs d'un monde que le théâtre cherche, n’est-elle pas le fruit de la scène-poème ?

 …Comme un cri avant la chute,  quand est pressenti le sentier invisible de la source en son revenir…

La scène-poème émancipe le regard du témoin. Elle le libère de son arrestation par le représenté, et l'invite à aller regarder de l'autre côté,  "dans l'au-delà du contour des choses comme le fait le nouveau-né autant que le mourant, afin  de déceler ce qui monte de derrière les figures", (G. Clancy :"le chemin du regard")

Rappelons-nous la question de René Char dans « Au-dessus du vent », " La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce ? »

On a trop souvent coutume de penser que l’essentiel de la poésie se tient pareillement à la saxifrage, comme une force d'éclats, de mise en lézarde de son support qui se développerait en archipel et se projetterait dans l'avenir.

Mais de quel support s'agit-il sinon celui qu'on appelle communément l'image poétique ? Cette force d'éclat, de mise en dispersion dont parle Char, ne s'applique-t-elle pas à la dissolution même de toutes formes de représentation dont l'image théâtrale ferait encore partie?

Il faut envisager que la scène-poème vient là pour arracher l'imaginaire aux images.

Un tel arrachement, ne s'effectue pas sans difficulté bien au contraire, car il doit tenir compte de la résistance sans relâche contre la tentation de la picturalité, c'est à dire de l'image avec ce que celle-ci d'emblée représente, raconte, ne veut pas rompre de la quiétude narrative.

En ces jours d’invasion de l’IA,  des tempêtes d’images médiatiques toutes aussi homogénéisantes les unes que les autres, quelle fausse assurance veut-on entretenir contre la poésie, en l'instrumentalisant selon une syntaxe d'images qui dénaturent profondément son essence, la réduisent à une embellie.

Quelle scène du théâtre comme scène de penser poétiquement ce monde peut-être envisagée ?

Nous ne chercherons pas à répondre à cette question mais plus modestement nous référerons à  des expériences entreprises dans le siècle précédent (Artaud,  T. Kantor5,  C.Bene6) qui relèvent de « La déconstruction du théâtre »,  à savoir le rejet de la volonté de vérité, le refus de la représentation, la mise en exergue des intensités, des potentialités pour un théâtre des devenirs...

Révolte contre la poésie, une lecture d'Arnaud Carbonnier du texte d'Antonin Artaud illustré par Claire Malary . Livre d'artiste publié en janvier 2022 dans la Collection "Vu par" (édition Aux Cailloux des Chemins)

Déconstruire pour à nouveau créer.

Au départ,  pour Artaud,  Kantor et Bene, toute interprétation est une trahison et nécessite donc une variation avec tout ce qu’elle fait exploser de fidélité au texte et par voie de conséquence le texte lui-même.

La représentation est considérée comme un occupant,  un colon de l'imaginaire,  un territoire d'enfermement auquel est opposé un théâtre de la non représentation en tant que scène ouverte à l'Irreprésentable de ce qui est vécu, senti ; ce que d’aucuns ont pu nommer le dépassement du théâtre par un agir de sa destitution, de son identité même,  fondée sur l'affirmation de la représentation.

Contre une pensée de la scène close en sa forme même, ces recherches théâtrales suscitent une scène ouverte par une pensée en mouvement, c'est-à-dire traversée des multiples passages, métamorphoses, transformations, variations permanentes qui font éclater les concepts de temps et d'espace au profit d’ un hors temps de tous les temps,  un hors lieu de tous les lieux, espace-temps des intervalles, pensée intervallaire…

Ceci conduira à un bouleversement de la  notion même du théâtre comme faiseur d'images et leur substituer des effacements successifs jusqu'à la transparence comme on peut le relever autant chez C. Bene que chez T.Kantor,  lequel mettra en jeu les structures de la mémoire en tant que magasins d'accessoires et de fragments de clichés éparpillés, au profit d’une puissance de la fabulation propre à l'artiste qui opte pour sa vérité contre la vérité.

Cette fabulation permet de multiplier les masques et de devenir sans cesse un « Autre » sans quête d'une identité fixe ; d’où cette importance de la superposition pour une transparence,  vers une présence pure dans et par les mouvements incessants de changements au sein même de la répétition.

Ce qui est intéressant dans la poïétique des œuvres de ces artistes, c'est qu'elle invite simultanément à plusieurs créations selon le mouvement d’une scène nouvelle de pensée à laquelle les œuvres participent non plus séparément mais mêlées et superposées.

Eu égard à la recherche théâtrale de C. Bene, l'important n’est plus de donner une réflexion mais de donner à voir que quelque chose est réfléchi, ce qui interpelle non pas la réflexion mais son objet, et fait surgir toutes ses potentialités.

C.Bene, s'attaque au pouvoir de représentation des textes dans l'histoire de la littérature dramatique, textes qu'il ampute sans cesse pour se situer dans l'écart entre le fragment qu'il extirpe et la totalité. Ainsi il n’y a plus de lien entre le drame et l'histoire comme il n’y en a plus dans le drame entre les actions et l’histoire. Tout est empêché de se lier pour qu’existe  le seul lieu d'une scène qui elle-même se destitue comme temps et lieu de l'autorité.

Plus qu'une crise du théâtre de la représentation, c'est une destruction de la Trinité aristotélicienne et la multiplication à l'infini des points de vue qui deviendront des points de voir, des visions incessantes, ces in-vus, in-dits que nous évoquions  plus haut à propos de la poésie.

De cet irreprésentable surgi dans l'intervalle entre la scène à accomplir et une scène accomplie, de cette scène en devenir où tous les genres ont été pulvérisés,  qu'en est-il encore de l'usage  historique du concept  théâtre ?

On peut à fortiori se le demander quand C.Bene lui-même abandonne le terme d'acteur au profit de « machine actoriale » et d'amputation incessante d'elle-même ou de tout ce qui la rendrait majeure,  afin qu'émergent des mineurs virtuels comme différence contre l’invariant des pouvoirs quels qu'ils soient. Ces mineurs sont ceux du labyrinthe intérieur de l’être en son devenir.

Il n’est pas difficile de relever les grandes résonances entre certaines démarches de poésie contemporaine et ces précédents théâtraux qui comme en poésie,  mettent en place des méthodes d'empêchement, d'obstacles, d'obstruction, de handicaps à l'accomplissement du dire et de l'action en tant que forme aboutie de la pensée (G. Luca7,  parmi d’autres).

Un théâtre radical ?

C’est à  travers les créations d'un théâtre dit de la « non représentation », que la scène théâtrale  nous semble pouvoir être directement interpellée par le plan poétique depuis l’état poétique du langage.

Pourquoi?

Parce que la poésie ne dit pas ce que nous ne voyons pas, mais que quelque chose n'est pas vu, que quelque chose n'est pas entendu, n'est pas inventé dans ce que nous percevons du monde à travers les représentations y compris imaginaires que nous nous en faisons.

 La matière du  poème ne raconte aucune histoire. Elle ne représente que son propre mouvement, le mouvement de sa pensée. Elle rassemble des éléments radicalement étrangers en une seule intensité continue. En cela,  elle résiste farouchement contre toutes les mémoires pâles du souvenir,  de la commémoration qui tentent de piéger le devenir dans des valeurs normatives, celle du désastre, de la catastrophe...depuis des images qui s'enlisent dans le regard inhabité du miroir.

Or comme l’écrit René Char, " Nous errons auprès de margelles dont on a soustrait les puits".

L’art du théâtre tend à représenter la pensée au sein du réel. La pensée quant à elle,  ne représente pas le réel, elle s’y représente elle-même par crises successives où la notion même de crise de la représentation est régulièrement mise en avant tantôt pour annoncer une mort prochaine du théâtre, tantôt sa renaissance imminente.

Depuis ses origines antiques jusqu'à aujourd'hui, le théâtre occidental a fait l'objet d'une succession de provocations de pensée sur ce qu'il devrait être, pourrait être, fut et sera.

Une nouvelle pensée-théâtre émerge sans doute. Elle se rapproche de ce que nous évoquions plus haut d’un état poétique du langage. En effet elle propose dans nombreux cas sinon la désertion, du moins le retrait de la parole en invoquant la nécessité d'une expression autonome de la scène de la pensée, c'est-à-dire un langage scénique susceptible de faire émerger une pensée où le spectateur ne se positionne plus par rapport à un donné là  du sens, mais devient faiseur de sens par lequel l'œuvre est créatrice.

C'est ce faire sens propre à la poésie  qui semble permettre aujourd'hui d'aborder nouvellement la relation poésie-théâtre- selon cette  scène-poème qui est un faire signe d’un autrement voir.

La poésie-le théâtre d’un éclair.

Mais quel est donc cet  autrement ? Comment le trouver parmi ces images toutes faites qu'on nous livre du monde, comme s'il n’y avait quelles, comme si le monde n'avait pas d'autre visage que ces images chocs ou non chocs, oniriques ou technologiques, virtuelles ?

 La poésie nous dit qu'on ne peut qu’entrevoir les profondeurs du monde, voir entre... Mais pour voir entre, faut-il encore ouvrir,  faire écart entre les choses les unes les autres, investir leur intervalle.

C'est un éclair dans la nuit, tout s'illumine soudainement le temps d'entrevoir, puis la nuit se referme sur ce qu'on a entrevu. Mais on a entrevu, comme entre les lèvres d'une plaie, entre les bords d'une fissure.

Le poète Hölderlin écrit dans les hymnes : « La poésie fait signe d'un éclair des dieux,  un éclair qui se voile aussitôt dans les mots par lesquels il apparaît".

On entend mieux la complexité de la relation théâtre/poésie car  ce ne peut être que dans un agir radical du théâtre que la lumière entrevue ne serait plus voilée par ce qu’elle éclaire. On peut à ce sujet se remémorer  le travail théâtral singulier d’un metteur en scène comme Claude Régy8 qui sut en son temps proposer à des écritures relevant de la poésie,  des dispositifs scéniques prenant en compte les interrogations que nous avons ci-avant proposées.

Aucune conclusion ne saurait s’avancer plus avant dans la relation théâtre et poésie,  nous lui préférerons cette citation extraite des « cahiers de la nuit » de G. Clancy : L’essentiel n’est plus à dévoiler mais à regarder par l’émanance de la nuit au-delà de l’image sensible,  son double de lumière » (Cahiers de la nuit)

février 2025

 

Notes 

1) Kateb Yacine 1929-1989,  Poète Dramaturge Algérien
2) G.Clancy 1937-2005,  Poète Philosophe Française
3) Henri Corbin 1903-1978 Philosophe Français
4) M. Manouchian 1906-1944 Résistant antifasciste Fusillé
5) Tadeusz Kantor 1915-1990 P weintre metteur en scène Polonais
6) Carmelo Bene 1937-2002 Acteur,  réalisateur,  écrivain,  metteur en scène Italien
7) Gherasim Luca 1913-1994 poète Roumain
8) Claude Régy 1923-2019 Metteur en scène Français

 

Entendre des mots..*

ce qui de leur intériorité
résonne en nous
nous accueille
nous enveloppe d’une danse accomplie
pour dieux tourneurs

Ne sachons vivre qu’en la croisée
des désirs souterrains
sous les formes qu’elle improvise
jusqu’aux visages éclos sur un nuage

Soyons les enfants des labours de la langue
quand aspirent les printemps à grandir dans les failles
                                                      à lancer la pierre tombée en travers du rêve
                                                      à inscrire dans le ciel l’épigraphe de  la terre
pour une étoile

Accueillons sans trêve le voyageur
portant légende d’un miel antérieur à toutes plaies
lorsque la conscience inaugurale surgit
contre le visage remontrant de la fatalité
dresse cette partition soudaine
d’une main dans la main
pour qu’adelphité advienne

Ainsi peut-être l’homme serait à l’Homme
tel qu’en lui-même
délivré d’une existence où il n’est plus visible
qu’à travers le souvenir lointain
de son étoile éconduite

Nous sommes en la posture
de l’oiseau confondu
devant l’appel de sa couvée
au nid violé

Nous voulons entre les pierres sèches
dételer l’ombre qui les mure
déborder la mémoire qui les met au secret
ruiner les silences qui dorment le plus en elles

Des savoirs enchaînés à la peur de l’inconnu
nous briserons les lignes de partage
qui courent le long des in-penser la guerre

Le jeu cruel de plusieurs fois mentir
                                                               à ses fonds d’enfance
                     de toujours dessiner la porte étroite entre tous
tient visage de crime d’humanité

Nous serons ce cheval de traie
affectant son courage 
au labour de nos rêves

Nous voulons qu’il en soit de nos pas
comme une fidélité à ce qui les excède
plutôt qu’à leur  empreinte
au dernier clair de lune

*extrait de A contre-jour le jour recueil à paraître février 2025

Présentation de l’auteur




Marin Preda – le plus haï des écrivains

Le « dossier Marin Preda »

La mort du grand prosateur Marin Preda (1922-1980) fut, comme d’autres crimes politiques en Roumanie, officiellement attribuée à l'alcool. Le peu d’éléments qui ont pu filtrer dans le rapport médico-légal, tenu secret et découvert près de vingt ans après dans les archives de la Procurature, indique pourtant clairement, dans ses conclusions, « une mort violente », notamment « par étouffement », mentionnant également des contusions et des plaies au visage, et des tâches noires et violacées sur le buste (marques peut-être d’instruments de torture).

Ce rapport, ainsi que les déclarations et récits divers inclus dans la soi-disant « enquête » (y compris des notes issues des dossiers de la police et de la Securitate), bien que souvent partiels, confus et contradictoires, sont aujourd’hui connus grâce à l’investigation approfondie de la journaliste et écrivaine Mariana Sipoş (Dosarul Marin Preda / Le dossier Marin Preda, Bucarest, 1999, 2017). Les pièces réunies et analysées dans ce livre montrent sans conteste qu’il s’agit d’un assassinat politique. « Motivé » – si jamais une motivation du crime peut être invoquée – par la parution, seulement trois mois auparavant, et l’immense succès de librairie du dernier roman de l’écrivain, la trilogie Cel mai iubit dintre pămînteni (Le plus aimé des terriens) : « le roman qui lui a provoqué, en fait, la mort », comme l’a déclaré quelque part le critique et académicien Eugen Simion1.

Entretien avec Marin Preda, 1970, productrice Alexandra Orban.

Ce chef d’œuvre (hélas, non traduit en français) est un livre réaliste autant que symbolique, dont le personnage principal – un philosophe ex-prisonnier politique des années 50-60, non réhabilité, devenu, d’universitaire, chef d’une équipe de dératisation urbaine (!…) – dénonce les atrocités et les aberrations du système. Il y a des écrits dont la critique et la vérité dérangent, au point que leurs auteurs sont menacés de mort – comme l’a été, on le découvre d’après certains témoignages, Marin Preda – et finalement bel et bien tués, sans que jamais, des décennies après, les responsables, commanditaires et exécutants, ne soient inquiétés, et qu’aucune véritable enquête pénale n’aboutisse. Situation standard pour la Roumanie, où – pour nous limiter à la période d’après-guerre – ni les responsables de la mort du poète Nicolae Labiş, ni ceux de l’assassinat de Ioan Petru Culianu n’ont été mis en cause à ce jour, ni officiellement dénoncés.

Les « déclarations des témoins »

Pour estimer la validité méthodologique des « déclarations » versées au dossier reconstitué par Mme Mariana Sipoş, il faut dire avant tout que certaines sont écrites, sur des formulaires-type, de la main même de l’enquêteur qui les enregistre et les contresigne – et dans ce cas, elles contredisent les déclarations autographes, sur papier libre, du même déposant (c’est par exemple le cas de la double déclaration « manuscrite » du poète Virgil Mazilescu) ; d’autres, dactylographiées, semblent carrément dictées à un greffier par le meneur de l’enquête, tant le style et les fautes de langue sont impensables sous la plume d’un écrivain, même quand il est mis sous pression pour témoigner d’un certain scénario préétabli. Il semble évident que de telles déclarations sont construites de fond en comble par les enquêteurs, avec ou parfois même sans la contribution des déposants…

D’autre part, toujours dans un esprit d’analyse méthodologique, on constate que les différentes déclarations (que nous ne reprenons pas ici, nous les avons citées et analysées ailleurs2) constituent autant de mini-scénarios, dont les variantes confuses et contradictoires portent sur tous les points de détail factuels : l’heure d’arrivée de l’écrivain, le 15 mai 1980, au palais Mogoşoaia, où il a été découvert mort le lendemain en fin de matinée, la personne du chauffeur du taxi qui l’y a amené (qui apparaît tantôt comme connaissant fort bien l’écrivain, tantôt comme ne sachant pas à qui il avait affaire), l’identité du gardien qui l’a réceptionné à la résidence (qui change de nom selon les déclarations), le fait, une fois amené dans sa chambre, d’avoir ou non demandé à manger, le fait d’avoir eu ou non des coulées de sang sur son visage à ce même moment, l’heure où l’écrivain serait descendu de sa chambre, l’état où il se serait trouvé à ce moment-là, les personnes avec qui il aurait été à table dans le restaurant, la quantité et la nature de la boisson qu’il aurait absorbée à cette occasion, l’heure où il se serait retiré, enfin, la position où on l’aurait retrouvé en milieu – ou en fin – de matinée… (tombé du lit ? assis sur son lit ? couché sur le dos ? en pyjama, où habillé de son manteau ?).

Tous ces « faits » sont tellement flous dans les différentes relations, qu’on sent bien le manque d’assurance, le tâtonnement, l’embarras même des « déposants » face à une injonction sous-jacente leur intimant l’ordre de faire croire que Preda était arrivé la veille du décès, « en état avancé d’ébriété », et qu’au cours de la nuit il avait encore bu au restaurant du palais. Ce sont là les deux pivots communs de tous ces scénarios, autrement divagant chacun à sa guise, tant il est difficile d’inventer des détails concrets pour des faits irréels, comme il est difficile de complétement gommer des faits réels. Ainsi les bruits entendus dans sa chambre, selon le témoignage crucial de l’écrivaine Sânziana Pop, qui donne la description la plus saisissante au moins d’une partie de ce qui a dû se passer durant cette nuit du 15 vers le 16 mai 19803 :

« J᾿ai quitté la maison de création Mogoşoaia quelques mois seulement avant la mort tragique et stupide de Marin Preda. Stupide ? Il aurait suffi, rien qu᾿en apercevant les gardiens qui avaient été de service la nuit du drame, pour comprendre que le diagnostic officiel du décès par asphyxie mécanique était un conte à dormir debout. Les gardiens n᾿étaient pas tristes. Ils étaient terrorisés. Ils ressemblaient aux noirs jugés par les tribunaux du Ku-Klux-Klan. La nuit du drame on a entendu des coups très forts dans le plancher. » (n.s.)

En tout cas, selon le témoignage du jour même que je détiens de la bouche du philosophe, helléniste et éminescologue Petru Creţia (1927-1997), qui m’a raconté avoir vu Marin Preda se faire déposer à Mogoşoaia par un taxi au petit matin, et se faire soutenir sinon traîner vers l’immeuble par deux gardiens de la résidence (d’où les bruits entendus de sa chambre), l’écrivain n’était pas arrivé la veille au soir et n’avait pas passé la nuit à boire au restaurant avec ses collègues écrivains... Il avait dû sans doute passer sa nuit ailleurs, en tout autre compagnie, d’où les traces de violence sur son visage et son corps, constatées dans le rapport médico-légal, et il a été amené dans sa chambre à la fin de la nuit, à l’instance de la mort sinon déjà décédé.

Deux éléments, dans la sémantique contextuelle des déclarations, révèlent la non-pertinence, sinon la fausseté de celles-ci.

Marin Preda - entretien avec le grand écrivain sur ses débuts dans le journal « Timpul » en 1942.

Le premier élément de discours révélateur est – au-delà de toutes les confusions et contradictions qui caractérisent les pièces du dossier – un syntagme immuable, présent immanquablement dans toutes les déclarations, avec des variantes minimes, uniquement de topique : Preda aurait été, pour toutes et pour tous, non pas tout simplement ivre, mais « dans un état avancé d’ébriété », respectivement « dans un état d’ébriété avancée ». Voilà ce qui tranche avec les ambiguïtés et met tout le monde d’accord ! Gardiens, serveuses, restaurateurs, taximen, écrivaines et écrivains, poètes et poétesses, sculpteur et peintre, tout ce beau monde multiculturel parle de la même façon et désigne par la même formule administrative-policière un état qui, si réel, aurait été évoqué autrement dans le langage propre de chacun, de manière plus colorée, plus personnelle… (bien grisé, ivre mort, marchant sur quatre chemins, etc. etc.) Mais non ! Il était « dans un état avancé d’ébriété » (avec la variante topique respective) ! On pense immédiatement, en constatant la constance de cette formule, à cette « signature du crime » que repère, dans les différentes dépositions, le juge joué par Jean-Louis Trintignant dans le célèbre film « Z » de Costa Gavras, comme étant en fait un élément de scénario dicté aux « témoins » par le meneur du conclave des généraux tueurs : « il a surgi souple et féroce comme un tigre ! » Oui, dans notre cas, la formule toute faite, introduite dans toutes les déclarations, est une signature du crime. Et d’ailleurs, une constante de système : la victime doit être rabaissée, en général, accusée d’alcoolisme, par exemple.

Rappelons-nous que la même formule « dans un état avancé d’ébriété », apparaissait aussi dans des « déclarations » visant à accréditer le décès par accident – et de sa faute ! – du jeune poète Nicolae Labiş (qui pourtant a bien notifié dans ses confessions faites à l’ami Imré Portik sur son lit de mort : « Je n’étais pas ivre... Je ne suis pas tombé, on m’a poussé par derrière… »)4. Rappelons-nous aussi que la même étiquette visant un prétendu alcoolisme était apposée, à côté d’autres « vices » et « maladies mentales » inventées, sur l’image du grand poète Mihai Eminescu, dont le portrait calomnieux était censé, dans le cadre même d’un soi-disant rapport d’autopsie, couvrir le décès prématuré et brutal !…5

Le second indice révélateur consiste dans le double scénario de l’épisode de l’arrivée à Mogoşoaia. Dans l’un, Preda est parti de son bureau, aux éditions Cartea Românească, dont il était le directeur, le soir autour de 21h, avec un taxi dont le chauffeur le connaissait bien car il l’avait souvent pris en charge pour l’amener à Mogoşoaia, trajet qui lui était donc parfaitement familier, et qui normalement durait environ 15 minutes ; l’écrivain y serait pourtant arrivé… bien plus d’une heure après ! (entre 22h et 23h selon les déclarations). Dans l’autre scénario, le prétendu chauffeur de taxi ne sait pas comment arriver au palais Mogoşoaia (ce qui est fort peu crédible) et ne connaît même pas Marin Preda – il l’apprend en s’arrêtant pour demander son chemin à des officiers de police, dans un commissariat, officiers qui, eux, reconnaissent l’écrivain et indiquent le trajet au taximan égaré, qui passe pourtant encore un long moment à chercher le palais dans la petite commune de banlieue !... (pour y arriver, d’après lui, autour de 22h30).

Tout se passe comme s’il y avait eu en fait deux chauffeurs : l’un, qui l’aurait pris à son bureau à 21h pour l’amener à Mogoşoaia, était un habituel, connaissant l’écrivain ainsi que sa résidence, mais pour des raisons et dans des circonstances sur lesquelles on n’a aucun élément, il n’est pas parvenu à le déposer à sa destination, on dirait que son client a été « intercepté » en route ; l’autre, totalement étranger à la personne et aux habitudes de l’écrivain, a pu le charger, à une heure très avancée dans la nuit, peut-être dans ledit commissariat de police, où l’écrivain, manifestement dans un état qui le rendait incapable de parler pour lui expliquer le trajet, lui a été livré tel un ballot à transporter vers une destination que de toute manière le chauffeur ne connaissait pas (était-il réellement chauffeur de taxi ? peut-être juste le chauffeur du commissariat…). L’arrivée à Mogoşoaia après moult détours se situerait alors, en réalité, vers le petit matin du 16 mai – comme l’avait constaté Petru Creţia – et non la veille.

Les contradictions dont est tissée la déclaration du « chauffeur » nous semblent donc représenter en fait deux scénarios distincts, non pas alternatifs mais complémentaires, l’un suivant l’autre dans la chronologie des événements et expliquant ainsi le grand laps de temps – en réalité, toute une nuit – entre le départ du bureau, le soir, et le moment réel de l’arrivée à la résidence, avec la révélation d’un passage entre temps par un commissariat de police… (c’est là, probablement, qu’a eu lieu la maltraitance qui a entraîné inévitablement le décès).

Comme le reconstituait fort pertinemment le poète et écrivain Ion Caraion (1923-1986), dans un article basé sur ses notes de l’époque, publié posthume6 :

« Dans la nuit du 15 mai 1980 il a été amené là [au palais Mogoşoaia n.n.] par des inconnus, dans un état indescriptible, tout préparé et aux trois quarts emballé, pour qu’après quelques heures il arrive seul dans l’au-delà ».

Le rapport médico-légal

Notre reconstitution ci-dessus est la seule qui permette d’expliquer les traces de violence constatées sur le cadavre, dont atteste le rapport médico-légal – car vu ce qu’on peut y lire, on est loin d’être en présence d’un rapport d’autopsie (nous avons déjà vu ce même manque de professionnalisme dans le cas du soi-disant rapport d’autopsie concernant Mihai Eminescu – mais ici, on est quand même un siècle plus tard !). Tenu secret pendant la soi-disant enquête – vite bouclée au titre des « déclarations » ordonnancées pour faire créditer la mort par alcoolisme –, ce rapport a été découvert dans les archives et rendu public par l’investigation de l’écrivaine et journaliste Mariana Sipoş, dans son livre susmentionné.

Le document faisant office de « rapport médico-légal », sous la signature de distingués spécialistes (le Professeur Dr. M. Terbancea, médecin primaire légiste, et Dr. Constantin Rizescu, médecin légiste secondaire, à l’Institut Médico-Légal de Bucarest), commence avant tout par faire, on dirait, une synthèse des déclarations des « témoins » – comme si c’étaient eux qui faisaient l’objet de l’examen et non le corps de la victime !… On y retrouve donc les principaux éléments accréditant le scénario d’une arrivée de l’écrivain la veille, d’une nuit passée en partie à boire, d’une mort dans son lit, au milieu de son propre vomi : bref, un portrait répugnant de l’écrivain. La méthode, on la connaît déjà – on l’a vue aussi à l’œuvre, toujours sous couvert d’expertise médico-légale, avec Eminescu et Labiş ! Et apparaît aussi – il fallait s’y attendre ! – la formule magique que nous avons appelée signature du crime, comme un sceau : l’écrivain aurait été amené la veille au soir, « en état avancé d’ébriété » !

Mais malgré tout, dans sa partie « médicale », le rapport atteste clairement la « mort violente », notamment « par étouffement avec un corps mou », et fait état d’éléments descriptifs révélateurs, alors même qu’il comporte des manquements inacceptables dans un travail professionnel – notamment, aucun repérage scientifique de l’heure du décès d’après l’état de rigidité et de lividité du corps, aucune identification médicale de la nature et de la cause des plaies, tâches et colorations constatées, au niveau de la tête et du visage ainsi que sur le corps, aucun examen de laboratoire des fluides et des substances gélatineuses trouvés dans la bouche et les narines. Or ces éléments, que les spécialistes n’expliquent pas scientifiquement – alors qu’ils auraient pu et dû le faire – ne s’expliquent pas non plus par le scénario qu’ils nous ont débité dans la partie « témoignages », notamment, par… « l’état avancé d’ébriété » de la victime, ayant amené à un « coma éthylique », comme l’invoquent les légistes !

Mais la description, parfois, est plus parlante que les explications scientifiques… En voilà l’essentiel :

« Le 16.05.1980, autour de 12 heures, dans la chambre n° 6 du Pavillon C, sur le lit près de la fenêtre, la tête appuyée contre le tablier et le pilier du lit, est trouvé l’écrivain Marin Preda décédé, avec rigidité cadavérique installée. (…)

Le cadavre appartient à un homme âgé de 55-56 ans, d’une taille de 170 cm., le tissu musculo-adipeux est bien représenté.

Les signes de la mort réelle : des lividités cadavériques présentes, de couleur rouge violacée, disposées sur les faces antéro-latérales du thorax et de l’abdomen sous formes de plaques grandes, parmi lesquelles quelques zones où la couleur des téguments se maintient (pâle). Les lividités sont présentes aussi sur les faces latérales des deux bras, sur toute la surface de l’avant-bras gauche, sur les faces antéro-latérales des cuisses. Les lividités ne disparaissent pas à la pression digitale.

La rigidité cadavérique se maintient à toutes les articulations. La putréfaction n’a pas commencé.

Dans la région frontale gauche, à 1,5 cm au-dessus de l’arcade et à 4 cm hors de la ligne médiane se trouve une plaie en forme de demi-lune avec la concavité vers le bas, aux dimensions de 1,5/0,5 cm, couverte d’une croûte hématique épaisse, de couleur rouge-foncée. Les tissus alentour ne présentent pas de modifications.

À 3 cm au-dessus d’elle et à 2,5 cm hors de la ligne médiane se trouve une autre plaie ovale irrégulière, aux dimensions de 1,9/1,5 cm, le diamètre le plus long étant orienté transversalement, couverte d’une croûte hématique épaisse, de couleur rouge-foncée. Les tissus alentour ne présentent pas de modifications. Les deux lésions sont légèrement ombiliquées.

Au niveau de la lèvre supérieure, sur la muqueuse, para-commissurale gauche, se trouve une ecchymose rouge-violacée de 1/0,5 cm, aux tissus mous légèrement tuméfiés.

Signes de traitement médical : non constatés.

Signes divers : Les téguments du visage, les pavillons des oreilles, la muqueuse des lèvres, les ongles aux doigts des mains et des pieds ont une coloration violacée-bleuâtre. Sur le fond des lividités cadavériques au niveau du thorax, se trouvent de nombreuses formations de la taille d’une tête d’épingle jusqu’à celle des graines de lentille, de couleur violacée-noire.

La bouche est légèrement ouverte, la langue prolabée entre les arcades dentaires, de la cavité buccale s’étire une trace de liquide jaunâtre, sentant l’alcool. Dans les orifices nasaux se trouvent des bouchons de substance gélatineuse, de couleur jaune-grise. Les pupilles sont dilatées. La cornée, opacifiée. Sur la joue droite, commençant à l’angle externe de l’orbite jusqu’au lobe de l’oreille, se trouve une dépression en forme de fosse, large de 0,2 – 0,3 cm et profonde de 0,3 – 0,4 cm, sans modification des téguments alentours. »

Le rapport omet le minimum indispensable dans une expertise médico-légale : établir l’heure du décès. Avec un minimum de recherche d’information sur la toile, on apprend que les lividités cadavériques installées, non sensibles à la pression digitale, à savoir, exactement comme celles constatées par les légistes, indiquent un décès depuis au moins 12 heures. Preda ne pouvait donc pas arriver à sa résidence du palais Mogoşoaia la veille à 22h30 et descendre de sa chambre pour boire au restaurant du palais entre minuit et 1h30, selon les déclarations ; il était probablement mort à cette heure-là, ailleurs, dans un endroit où le corps, jeté à terre gisant sur le ventre, est resté en cette position pendant des heures, puisque les lividités signalées sont sur les parties antérieures des bras, du thorax et des cuisses – et non sur les fesses et le dos, comme ç’aurait été le cas s’il était mort assis dans son lit, la tête en haut, ainsi qu’il a été découvert dans la matinée du 16 mai vers 12h.

Marin Preda, Le Plus aimé de tous les terriens.

La cause immédiate du décès est établie ainsi dans le rapport médico-légal: « asphyxie mécanique par étouffement des orifices respiratoires avec un corps mou, possiblement lingerie de lit » – autrement dit, un banal coussin maintenu de force sur le visage… – « dans les conditions d’un coma éthylique ». Ce codicille est voué à « adoucir » le scénario d’un étouffement volontaire par des mains criminelles, en introduisant subrepticement la possibilité d’une auto-suffocation, par aspiration de particules alimentaires provenant d’un vomissement – d’où la rumeur de la « noyade dans son propre vomi » – phénomène pouvant en effet se produire en cas de coma éthylique.

Mais, comme le Professeur Dr. Vladimir Beliş, directeur de l’Institut Médico-légal de Bucarest, l’a confirmé en 1998 en analysant le rapport médico-légal mis à sa disposition par Mme Mariana Sipoş, d’une part, le degré d’alcoolémie, même si relativement important, n’était pas aussi élevé pour aboutir nécessairement à un coma éthylique, d’autre part, on n’avait pas retrouvé de particules alimentaires dans les voies respiratoires (au niveau de la trachée et des bronches) : donc, exit « noyé dans son propre vomi » ! D’ailleurs, l’épouse de l’écrivain, Mme Elena Preda, a relaté que ce qu’on lui avait présenté, lors de la découverte du corps, comme étant des traces de vomi sur le lit, lui a clairement semblé, par la couleur, plutôt une tache de sang coagulé. Enfin, Dr. Vladimir Beliş remarque pertinemment qu’un « bouchage des orifices respiratoires avec un corps mou » n’aurait pas pu « provoquer les plaies, les tuméfactions, les ecchymoses » sur le visage et la lèvre, et n’aurait éventuellement pu se produire par accident qu’en position couchée sur le ventre, la tête enfoncée dans le lit – or l’écrivain avait été trouvé sur le dos, la tête en haut, dégagée, « appuyée sur le dossier et le pilier du lit » : « s’il s’agit d’une asphyxie mécanique, elle n’est pas accidentelle ».

Sans doute, « l’étouffement par un objet mou » genre coussin par exemple, serait vraisemblable au cas où il se serait produit dans la chambre même de l’écrivain, après son arrivée, comme le Dr. Beliş semble l’impliquer. Or, les lividités cadavériques indiquent clairement un décès antérieur, se situant autour de minuit – une heure du matin. Et dans ce cas, le « bouchage des orifices respiratoires avec un corps mou » pourrait s’expliquer précisément par les « bouchons de substance gélatineuse, de couleur jaune-grise » trouvés exclusivement « dans les orifices nasaux », et non dans les voies respiratoires comme cela aurait dû se passer en cas d’étouffement par le vomi.  C’était cette « substance gélatineuse » intentionnellement non analysée, qui, introduite par l’extérieur, constituait donc le « corps mou » utilisé comme arme du crime, pour provoquer, justement, l’étouffement fatal. Mais, si tel a été réellement le cours des choses, pourquoi avoir recouru à une méthode somme toute plutôt laborieuse pour assassiner un écrivain ? Sans doute parce que c’était la plus commode manière pour forger la thèse officielle de la « noyade dans son propre vomi » !

On a pensé aussi – en tout premier lieu, des personnes de la famille de l’écrivain – à un empoisonnement, le poison ayant pu être mélangé à l’alcool. Cette thèse est également soutenue en 2002 par un médecin légiste, Dr. Şerban Milcoveanu (décédé en 2009 à 98 ans), notamment sur la base de la couleur faciale, qui indiquerait un empoisonnement au cyanure de potassium7. Ce qui est peut-être un scénario complémentaire, les traces corporelles restant toujours témoins d’une violence physique extrême exercée sur la personne de l’écrivain.

Dans ce sens un élément non apparent dans la description médico-légale peut s’avérer décisif. Selon les témoignages réunis par Mme Mariana Sipoş dans son livre susmentionné, l’épouse de l’écrivain Ion Caraion, grand ami de Marin Preda et modèle, en quelque sorte, de son personnage Victor Petrini du roman Le plus aimé des terriens, a raconté qu’il a été conseillé à l’un de leurs amis médecins, par le légiste qui avait pratiqué l’examen médico-légal sur le corps de l’écrivain, de ne pas trop remuer cette affaire : il y avait donc des choses à cacher et à taire. Par ailleurs, un autre médecin leur aurait téléphoné pour leur dire qu’il était présent lorsque Marin Preda avait été amené à la morgue de l’Institut médico-légal, « avec deux coups à la tête » – ce que le rapport ne mentionne pas.

Le peu d’éléments présents dans ce rapport, corroborés avec la photographie mortuaire, et avec les indications sur les étranges « têtes d’épingles » et autres tâches sur le corps, les tuméfactions et plaies du visage, la coloration des ongles, les substances qui lui bouchaient les narines ou s’écoulaient de la bouche, tous cela trahit non seulement « une mort violente », mais probablement conséquente à des tortures.

Il y a là comme un air de déjà vu : faut-il rappeler ici l’« égratignure » d’Eminescu, qui était en fait une plaie ouverte dans son crâne brisé, comme l’a prouvé le fragment de cerveau abîmé maculé de sang, apporté par un inconnu à deux jeunes médecins, Alexandru Tălăşescu et Gheorghe Marinescu (le futur grand neurologue), ou, enfin, l’injonction faite aux jeunes médecins par leur professeur, le fort réputé Victor Babeş, de ne pas en parler ?!8

Oui, le témoin-corps, le plus fidèle... c’est lui qui fait mentir les déclarations des soi-disant témoins, regroupées dans des « enquêtes » officielles, et tous les scénarios bâtis autour par les enquêteurs eux-mêmes.

Le « sens » de l’assassinat

En tentant maintenant de déchiffrer le texte du crime, d’en révéler la syntaxe, d’en décrire le style, et d’en saisir le sens – ou l’objectif, si un terme aussi rationnalisé que celui-ci pouvait convenir – nous constatons avant tout que le dossier des déclarations, toute cette embrouille de mini-scénarios confus, partiels, contradictoires, fonctionne comme un voile à double effet : de couvrir, cacher, et en même temps, de faire comprendre, en donnant des indices de ce qui s’est réellement passé. Pourquoi ?

Nous pensons que cette tactique, voire même cette stratégie, répond à l’un des « objectifs » que le pouvoir, en l’occurrence totalitaire, se propose : celui d’intimider. Il veut que le crime soit, techniquement parlant, indétectable en tant que tel (du moins, dans la mesure où c’est le pouvoir qui détient et manipule les moyens techniques de dépistage et donc il ne peut y avoir de contre-expertise) ; il veut, autrement dit, que le crime puisse, aux yeux du public, être facilement masqué en… accident, quelle qu’en soit les circonstances (une syncope médicalement indéfinie, un tramway importun, un excès d’alcool…). Mais, d’autre part, il veut (apparemment, comme tout tueur en série) que sa propre signature soit, sinon clairement affichée, du moins sensiblement perceptible pour tous, car c’est là où il manifeste son pouvoir sur ses « sujets », sa griffe du lion, ou plutôt du chacal ou de l’hyène, sa menace à peine voilée, menace que tout un chacun doit sentir et craindre, s’il ne veut pas finir comme l’« accidenté »… C’est une stratégie d’asservissement, de mise sous la chappe de la peur de toute une population – à grande échelle, le modèle stalinien – ou d’une catégorie d’humains – ceux, surtout, qui sont les plus remuants, ceux qui pensent librement, ceux qui créent sans se soucier de plaire au César ou au Jupiter du moment. Les écrivains, les artistes, les journalistes… Autrement dit, les hommes pour qui l’expression de la vérité compte plus que la vie.

Ainsi l’identité des assassins doit-elle apparaître simultanément, bien que non concomitamment, comme cachée et comme dévoilée, comme évidente et comme indémontrable. Dans les régimes où la violence de cette stratégie est plus feutrée, on parlerait d’hypocrisie, en se rappelant le moraliste : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » (La Rochefoucauld, dans une de ses Maximes). Mais ce n’est guère le cas en Roumanie : à l’impossible nul n’est tenu… Là, pas de masque. Le ricanement du tueur est bien visible, car il se prévale justement du fait qu’on ne puisse pas le confronter. Pourtant, corrompre et subjuguer par la terreur n’est finalement pas si productif que cela, l’histoire l’a prouvé.

Derrière cette stratégie, plus ou moins intentionnelle, il y a peut-être aussi une impulsion plus obscure, moins contrôlée, qui fait échapper aux criminels des éléments de vérité dans la texture de leurs mensonges, en produisant ainsi un mixage de contradictions et d’absurdités : c’est un phénomène que j’appellerais la compensation aléthéique. Car il y a dans l’individu le plus corrompu, dans l’assassin le plus cynique, une structure profonde qui appelle désespérément à être vue, à se rendre visiblement présente, même si occultée par un rôle abject. C’est ce besoin structurel de vérité – faut-il l’appeler, en plaisantant, « conscience » ? – présent même dans le pire criminel, qui fait dire à Richard III sa fameuse « confession » (Shakespeare, acte V, scène III, vv. 178-207).

Reste enfin la question du mobile. Tuer, pour intimider, pour subjuguer, pour terroriser et se faire craindre – mais, à cause de quoi ? Qu’est-ce qui est en jeu ? Que représente la cible, pour vouloir ainsi l’écraser, en faire un exemple ?

Pour moi, la cause du crime est parfaitement claire : c’est l’œuvre elle-même. Car la littérature, celle de Marin Preda en particulier, est transgression spirituelle, hybris sublime de la connaissance visant la nue vérité existentielle et le dévoilement, parfois brutal, des mécanismes du pouvoir. À commencer par son premier roman, Moromeţii (saga familiale dont le nom est tiré – personne, me semble-t-il, ne l’a remarqué bien que le personnage principal, la figure du père, s’appelle précisément Ilie Moromete – de celui du célèbre héros (Bogatyr) des bylines russes Ilya Mouromets; de ce point de vue, le pluriel du patronyme n’est guère anodin!) ; ensuite, Moromeţii II, axé essentiellement sur ce pillage des terres paysannes qu’a été la « collectivisation », passant par Intrusul / L’Intrus – qui récupère et en un sens dépasse les enjeux de L’Étranger camusien – et par Viaţa ca o pradă / La vie telle une proie, pour culminer avec Cel mai iubit dintre pămînteni / Le plus aimé des terriens.

Faut-il s’étonner alors que Marin Preda était, parmi les écrivains, celui que la Securitate haïssait le plus, plus même que le Soljénitsyne roumain, Paul Goma (1935-2020) !... Car si, à la limite, Paul Goma pouvait encore être expédié en exil comme un simple marginal sans beaucoup d’attaches dans lʼestablishment littéraire roumain, Marin Preda, lui, représentait, tant par sa littérature que par sa fonction de directeur de la plus grande et la plus influente maison d’éditions de Roumanie, Cartea Românească (Le Livre Roumain), le noyau même du système, l’irréductible « grand solitaire » de l’intérieur, exprimant viscéralement dans ses livres la répulsion devant la possibilité même de se conformer aux zombies et aux fantoches de l’« ère des salauds » (la formule lui appartient), une mort à l’apparence de vie, une vie d’abus monstrueux et d’arbitraire scélérat.

Marin Preda, oui, en existant comme écrivain, il dénonçait ! (Il avait même menacé Ceauşescu de se suicider si celui-ci s’avisait de revenir au « réalisme socialiste », comme à une certaine époque « maoïsante » le dictateur en avait eu grande envie). Surtout dans ce dernier roman-fresque où tout était dit à partir non des positions de « l’homme révolté », mais de l’homme normal qui ne peut, dans les conditions données, presque malgré lui, QUE choisir la révolte. Le seul délit de Victor Petrini, son personnage, comme de lui-même, en tant qu’écrivain, étant de ne pas cesser, de ne pouvoir cesserd’être une conscience libre.

Or, c’est cela que s’avéraient incapables de lui « pardonner » les gouvernants communistes ! Eux, les déshumanisés, les aliénés, les damnés qui, tout d’un coup, se voyaient démasqués : se voyaient tout court ! Comme dans un miroir ! Rappelons le final de l’Intrus, qui sonnait déjà comme un avertissement :

« Adieu, les gars ! Vivez et travaillez dans votre nouvelle ville jusqu’à ce que vous lui donniez les vieillards dont elle manque, et ensuite, les morts qui puissent écouter dans le silence de leurs tombes la vie des héritiers. Et créez-vous les légendes qui vous conviennent. Moi, vous m’avez chassé et autant que cela vous importe, sachez que vous n’aurez pas mon pardon. Vous êtes affamés de vie, mais pas de bonheur, et votre seule chance est que vous n’êtes pas éternels et que d’autres, meilleurs, peut-être, viendront prendre votre place. N’espérez pas qu’ils vous épargneront ! »

Le fait, avéré, que le jour même du décès de l’écrivain, la Securitate a soustrait tous les manuscrits trouvés dans sa chambre au palais Mogoşoaia, ainsi que la valise aux manuscrits et documents que Marin Preda avait confiée un an avant sa mort à sa secrétaire, au siège de la maison d’éditions dont il était le directeur, avec consigne de la donner à son frère au cas où il lui arriverait malheur, ne prouve pas que le mobile du crime aurait été, comme dans quelque film d’espionnage, la récupération du précieux contenu de cette mallette. En l’occurrence, à part des lettres, son journal personnel, et des écrits, elle contenait aussi, selon Ion Caraion, quelques documents à valeur de preuve en vue de la préparation d’une suite à son roman Delirul / Le délire, visant notamment l’époque de l’installation du régime communiste en Roumanie.

L’enquête menée par Mme Mariana Sipoş révèle que des intrusions des services de la police secrète au siège de la maison d’éditions de Marin Preda avaient eu lieu bien avant, avec soustraction par effraction de manuscrits et documents, donc s’il s’agissait juste de les récupérer, la Securitate n’avait nul besoin d’en tuer le possesseur ! Même si le procédé anticipe en quelque sorte un braquage similaire, celui des disquettes et de l’ordinateur de Ioan Petru Culianu, à son domicile de Chicago, 11 ans plus tard, braquage qui avait précédé de quelques jours l’assassinat du professeur… Le contenu de ces supports importait peu, ce qui contait, c’était le message : soustraire à la victime ses objets personnels, le support de ses pensées, de ses écrits, est une étape annonciatrice de la suppression physique. Tout comme les menaces.

Et Preda en avait reçu, des menaces, comme en témoignent ses proches.

Quelques jours avant ce fatal 15 mai, selon le témoignage de Cornel Popescu (rédacteur en chef de la maison d’éditions Cartea Românească), l’écrivain recevait des représentants de la Procurature municipale dans son bureau, en présence aussi de son épouse, en relation avec une plainte qu’il venait de déposer pour harcèlement, surveillance et menace : une voiture rouge qui poursuivait partout sa femme et ses enfants, des coups de fils anonymes avec des menaces, insultes et injures. Terrorisé, Preda dit alors à son adjoint : « Mon cher, ils vont tuer mes enfants ! » Il aurait reçu pourtant à cette occasion des assurances comme quoi « le problème allait être résolu » : il l’a été, en effet, quelques jours plus tard, par l’assassinat du plaignant !...

En tout cas, l’état de panique de l’écrivain allait persister après l’entrevue susmentionnée. Ainsi l’atteste un jeune écrivain de l’époque, Radu F. Alexandru, à qui Preda disait au téléphone, dans l’après-midi du 15 mai, la veille du crime : « Mon petit, je suis un homme fini ! » Enfin, témoigne de cet état de terreur Ion Caraion, son ami de longue date, à qui l’écrivain avait téléphoné paniqué le 15 mai au soir vers 21h – sans doute, juste avant de commander le taxi pour se rendre à Mogoşoaia, quelques heures donc avant le crime et dans un état fort éloigné de l᾿« ébriété avancée » qui allait devenir le leitmotiv de l’enquête de la Securitate – pour lui demander de l’accueillir chez lui cette nuit-là (hélas le poète se préparait à déménager le lendemain et n’a pu le recevoir). Manifestement, Preda craignait, avec raison, pour sa vie.

Car ce qui irrite le pouvoir totalitaire et le pousse immanquablement au crime c’est l’être même de l’écrivain, son existence qui se dresse en conscience libre et du coup, ses écrits, son expression la plus directe, son être de mots – et seulement ensuite, ses éventuelles activités.

Ainsi la valeur d’avertissement du crime est uniquement confirmée par la personnalité et l’œuvre de l’auteur de ce formidable roman : Le plus aimé des terriens. Par son assassinat, ont aussi été visés ses personnages – l’héroïque Ilie Moromete, l’utopiste désabusé et l’éternel intrus Călin Surupăceanu9 et, bien entendu, Victor Petrini lui-même – dont le modèle était le poète et écrivain Ion Caraion10. Celui-ci allait d’ailleurs faire l’objet d’une « fatwa » morale suivie d’une longue campagne de dénigrement et calomnie, avant et après qu’il ait quitté le pays en 1981, visant à le briser définitivement (avec le résultat escompté, puisque le poète a fini par se suicider le 21 juillet 1986, dans son exil à Lausanne).

Ion Caraion était lui-même de ceux qui refusent de sombrer dans le magma de l᾿« ère des salauds ». Ainsi il écrivait, quelques jours après l’assassinat de Marin Preda11 :

« … il voulait vivre, mais pas n’importe comment. Pas n’importe comment. Pas à la manière des salauds. Pas comme une canaille. Ni ignoblement et sans lucidité. (…) Il n’y a que les imbéciles pour penser que persévérer à ne pas écraser et vendre aux enchères sa conscience, dans un siècle qui a tué la sienne, veut dire être naïf. (…) Ne pas survivre par l’abjection a toujours préoccupé Marin Preda, et, au sacrifice de sa propre vie, il a réussi. »

Avec Marin Preda était assassinée l’une de formes les plus structurées et les plus profondément individuées de la conscience collective roumaine – ou, pour dire les choses un peu trop pathétiquement peut-être mais au fond si simplement, était assassiné moralement le peuple roumain.

Il résulte aussi, des documents trouvés dans les archives de la Securitate et révélés par Mme Mariana Sipoş, que l’écrivain était sous surveillance depuis très longtemps, et qu’il était entré dans le viseur de la police politique dès 1952 – alors qu’il n’avait même pas encore publié son premier roman, Moromeţii, mais seulement des nouvelles, qui jetaient un regard cru sur le monde paysan, tellement éloigné de la vision idyllique attendue ; l’une en particulier, Desfăşurarea / Le déploiement, publiée justement en 1952, visait d’une manière assez équivoque la collectivisation de la paysannerie, sujet brûlant à l’époque. Un rapport secret de la Securitate préconise alors à l’encontre de l’écrivain l’« intégration à l’U.T. » (« unité de travail », désignant probablement, à l’époque, le fameux canal Danube-Mer Noire, sorte de goulag à ciel ouvert pour détenus politiques envoyés en « rééducation »). Des notes et rapports secrets de la Securitate le concernant, et attestant une surveillance rapprochée permanente, se concentrent ensuite en 1966, juste avant le roman qui démasque la violence de la collectivisation, Moromeţii II / Les Moromete, deuxième partie : est préconisée alors, par un officier de la Securitate, l’installation d’écouteurs téléphoniques à son domicile. Puis, en 1971, après L’Intrus, le roman qui met en cause le système communiste dans son ensemble, a lieu un braquage en règle effectué par les agents de la police politique, dont la préparation minutieuse est bien documentée, avec soustraction de manuscrits et documents à son bureau, au siège de la maison d’éditions Cartea Românească, dont il était directeur depuis tout juste un an…  

Internement, surveillance, confiscation ‒ un trinôme vectoriel indispensable aux régimes totalitaires. Culminant en 1980 avec le quatrième terme, qui change la donne et achève le dôme : l’assassinat, trois mois à peine après la parution du roman Le plus aimé des terriens.

Maintenant, le comble de l’horreur est quand on tombe, dans les documents exhumés, sur des notes d’instruction datées des deux-trois premiers jours après l’assassinat, ayant expressément comme objectif « le positionnement intégral des films de l’enquête sur le terrain », pour « l’interprétation objective, en rapport avec les conclusions médico-légales, des circonstances du décès ». Vu le contenu du rapport médico-légal, tel que décrit auparavant, on est en droit de penser qu’il s’agissait de recommander l’ajustement le plus plausible (« objectif ») entre le scénario des déclarations, en train de constitution (« les circonstances »), et les films réalisés sur le terrain (« les conclusions médico-légales ») : cela peut vouloir dire aussi que non seulement la découverte du cadavre, mais aussi le calvaire et la mise à mort de l’écrivain ont peut-être été filmés… En tout cas, cela suggère fortement que tout le dossier est construit artificiellement de manière à imposer une certaine vision des choses, par exemple, « interpréter » comme des lividités certaines traces pouvant indiquer des coups, des lésions ou une hémorragie interne – quitte à conserver des pièces secrètes (éventuellement détruites ultérieurement : aucun film, finalement, n’a pu être récupéré à ce jour). Ces notes nous semblent prouver également la tentative occulte mais directe d’influencer les médecins légistes.

Revenons à l’idée plus générale du mobile. Dans les dossiers de « mise sous surveillance » de l’écrivain, tenus secrets durant plusieurs décennies de sa carrière littéraire, on invoque – dès le rapport de 1952 – un « motif » : « attitude hostile et liaisons suspectes ». Une manière, typique à l’époque pour le régime communiste, de vouloir tout dire tout en ne disant rien.

En fait, quelle était la cause et donc, la cible de la surveillance, de la répression, et finalement, de la suppression physique de l’écrivain ? La conscience libre, non contaminée, représentée par un combattant de la plume : celle qu’abhorre, par un instinct obscur et inconscient, l’idiotie enragée de l’abjection totalitaire. Le contrôle et la suppression de la conscience libre, voilà la cause efficiente et la cause finale communes aux crimes d’État que nous avons évoqués. D’ailleurs l’État, même non explicitement totalitaire ‒ car il y a une certaine dose d’arbitraire dans toute forme de pouvoir politique, quelle qu’en soit l’étiquette ‒ est le principal vecteur de la corruption et de la destruction des consciences. Rappelons encore l’adage de Culianu : « il n’y a pas de pouvoir bon »12.

Si les manuscrits de Marin Preda ont été confisqués en même temps que sa personne était détruite, c’est encore un indice de la haine viscérale des pouvoirs envers la parole, dictant une volonté brute et brutale de tout faire taire, l’homme et son verbe, dans chaque trace de papier. Et de faire tarir, de faire taire, cet autre sang : l’écriture. Mais il s’agit après tout de régimes moribonds, ou pire, de charognes politiques en putréfaction, paniquant de cette étrange panique devant tout mot de vérité qui pulvérise leurs échafaudages criminels de nuit et de brume.

Le visage martyrisé de Marin Preda, que tout un chacun pouvait voir, grossièrement « réparé » et couvert d’environ un demi-centimètre de poudre rose bon-marché, sans pouvoir camoufler vraiment la pommette gauche tuméfiée par les coups (probablement avec un poing américain), ni la lèvre supérieure écrasée de la même manière, rendait inutile, à nous, les quelques « pèlerins » qui tournions autour de son cercueil ouvert, tout autre éclaircissement supplémentaire. Comment douter d’ailleurs devant cet écrivain manifestement battu à mort et ensuite maquillé par les assassins eux-mêmes, devant cette horreur fardée, abjectement soulignée plus qu’occultée ‒ oui, comment douter ?… Alors je souris jaune, et je sens que sur mon visage pétrifié les larmes ne coulent pas, mais cuisent tels des abcès.

Notes

[1] Dans Portretul scriitorului îndrăgostit. Marin Preda / “Le portrait de l’écrivain amoureux : M.P.”, Editura MNLR, 2010, p. 163.

[1] Voir notre livre numérique Totalitarisme et littérature (II). Une nouvelle synthèse sur les crimes d’État en Roumanie (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html.

[1] Non inclus dans les documents de la soi-disant enquête, ce témoignage a été publié dans le journal Seara / Le Soir, du 5/6 août 1991, p. 4, et a été reproduit dans Mariana Sipoş, Dosarul Marin Preda (viaţa şi moartea unui scriitor în anchete, procese-verbale, arhive ale Securităţii, mărturii şi foto-documente) (“Le dossier Marin Preda (la vie et la mort d᾿un écrivain dans les enquêtes, procès-verbaux, archives de la Sécuritate, témoignages et photo-documents)”), Éditions Eikon, 2017, p. 181.

[1] Voir op. cit, (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html ainsi que, désormais, La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 21-27.

[1] Voir op. cit. (ibid.) et La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 8-20.

[1] “Cîteva detalii despre uciderea lui Marin Preda” / Quelques détails sur l’assassinat de M. P., inclus dans le volume Tristeţe şi cărţi / Tristesse et livres, Editura Fundaţiei Culturale Române, Bucarest, 1995.

[1] Son article est paru dans la revue Lumea Magazin de septembre 2002, qui ne m’a pas été accessible, mais qui est la source à laquelle se réfèrent d’autres auteurs : Lucian P. en 2009 ; Paul B.[ertalan] en 2011 ; I. Chircu en 2013 ; le professeur Ion Coja en septembre 2020.

[1] Voir notre article indiqué à la note 3 ci-dessus.

[1] Pour l’étymologie du nom il ne faut sans doute pas recourir à suru (‘gris’), appellatif prudent utilisé dans le roman par l’écrivain, mais au verbe a surpa – variante surupa (‘renverser’, ‘faire crouler’, ‘détruire’), avec une évidente connotation politique. Non « l’homme révolté » mais le destructeur des mythes, celui qui fait tomber tous les masques. D’ailleurs, le prénom du personnage – Călin – complète en quelque sorte sa sémantique, en renvoyant à deux poèmes de Mihai Eminescu, Călin, file din poveste (Călin, feuilles de conte de fée) et Călin nebunul (Călin le fou), le premier, suggérant plutôt la dimension utopique du héros prédien, le second – son côté déstructurant antisystème.

[1] Le poète, mis sous accusation politique – alors qu’il avait été l’un des plus fervents écrivains antifascistes en Roumanie avant et pendant la guerre – a été emprisonné à deux reprises, 1950-1955 et 1958-1964, effectuant 11 ans de détention, dans les prisons de sinistre renommée Jilava, Gherla et Aiud, véritables camps d’extermination, au Canal Danube-Mer Noire, camp de travaux forcés, dans les mines de plomb, etc. 

[1] Ion Caraion, „Ultima convorbire”, dans le journal România Liberă / La Roumanie Libre, n ° 11059, lundi 19 mai 1980.

[1] I. P. Couliano, Éros et magie à la Renaissance. 1484 (éd. Flammarion, Paris, 1984, deuxième partie : ch. IV – “Éros et magieˮ, pp. 147-150).

 

Présentation de l’auteur