Fabien Reignoux, Quatre poèmes

Plusieurs yeux plus contre le béton dont se désarme la main en corailleuses
déchirances rance le temps s'assiège
Peintures écaillées
Coups de gris
Mauvais temps
Ce sont les alertes vaincues du surmenage, quelqu'un parle et se lamenterait cent
fois si la fuite en bas n'arrachait sa peau et vaine
Bruits rouleurs
Lourds faux
Puits d'os
Regarde ces énormes carrés rouillés auxquels périt un constant instant consom-
mateur dont s'enfantent
Autres morts
Lointains ailleurs
SOS ténébreux
Le rail s'enfuit passe la ville trouve dans son regard absorbé la couleur sent
tressaillir devant le temps ses cils
États de misères
Absurdes sens
Fils époux
Mais bientôt parce que tout est dans un jour l'œil aura du lendemain la fade cendre
au cœur et finira de battre sous les neiges enfui belles d'inutile prison
Vents passeurs
Charrons poreux
Rets d'hormis

*

 

C'était près de ces nuits qu'ils marchaient
Le ciel étonnamment clair
Des morceaux de feuilles se déchiraient sous leurs pas
La veste bleue lui glissant aux coudes et la bretelle du sac
Glissait
Écoutant ils firent le dernier pas
Mais dans l'air froid leurs mains
Ne se rencontrèrent
Ils pensaient Peut-on imaginer peut-être que nos mains se touchent
Mais dans l'air froid ils n'auraient rien dit
Dans les millions d'années jamais ils ne se seraient dit une parole
Sous le ciel étonnamment clair
Sous la pollution lumineuse d'une grande cité trop proche
Eux trop près du monde

Un hurlement pouvait tuer

Se rêvaient seuls
Leurs yeux clairs regardaient leurs corps
Sans y paraître
Mais silencieux ils ne se toucheront pas
Ils ont passé trop de temps debout l'un près de l'autre
Ces perdus
Se rejoignent et ne seront pas
Tous deux
Ne seront pas

*

 

La table la chaise face à la fenêtre c’est où passe le jour.
Le jour éclaire tout,
Le jour, c'est la mémoire d'une nuit très longue froide mortelle
Les noms

S'il regarde par la fenêtre,
Le jour est un long moment et vertigineux de survenues,
Dont toutes les lumières les plus lointaines voltigeront et
Lui passeront de leurs doigts l'ancienne invisible braise
Que brûlèrent tant de lèvres

Sur les siennes il passe alors un charbon froid et noir
Il frappe lourdement le volet dans la croisée dont le verre se fend et
Lui a fait crisser les dents
Noires de cette chair ancienne du monde qu'est le charbon
Ce goût cette force en son corps
Vont toucher aux chairs vives
Elles sont les braises nouvelles des jours
Aux volets clos
Aux mains ouvertes pendant le long de la chaise puis
Puis soudainement serrées sur la table et
Il tient amoureux ce qu'il aime par-dessus tout sans tout en aimer
Comme on sent l'amour sans le connaître
Des nuits et des nuits tiennent entre ces deux mains serrées
Qui n'enferment rien que de libre et
D'où revit

*

 

Ils l'ont pris
L'ont noué sur un arbre
Un vieux pin aux branches maigres, au tronc maigre
Avec un lierre épars
Ils ont tiré leurs flèches et l'ont percé dans son corps
Il mourait devant eux, triste

Puis, ils l'ont
Détaché
Lui était mort.

Longtemps après, sur le corps du pin
L'on pouvait voir chaque hiver
Les longues coulées blanches de sève sèche
Pleurées de sous l'écorce en quelques points que la flèche a touchés

C'était aussi comme la cire d'une bougie mourante
La glace plue aux corps abandonnés
Le regret d'un vieux complice
Les larmes honteuses au vent trop aride
Que pleurent les survivants
Quand ils revoient la mort

 

Présentation de l’auteur




Paul Vidal, Mélodie des Villes et des temps, petit recueil

 

1) Ile méridionale

La grève défie le temps pendant que les poches de fruits sont retournées par le vent de
l’Orient.

Au port les bateaux s’enivrent d’un départ pour des côtes lointaines ou chavirent les sens.

Quelle est brève la vie pour contempler l’étang, affronter l’orage tapis sous un porche la nuit
me grisant ainsi du fumet des citrons et des palmiers et rêvant de gréements.

Au bord des canaux, je me délivre du regard lourd de mes fautes anciennes, je respire de
nouvelles essences.

 

Courant au milieu des avirons, les jouteurs s’arrachent au son des trompettes.

On attend une Antigone qui enflammera le théâtre qui surplombe les flots.

Garçons preux en pompons, ces acteurs aux airs bravaches rêvent chansons et conquêtes.

J'entends cette Babylone qui rit avec fracas de ces régates ou on dénombre tant de
matelots.

 

Sur la place du marché des négociants prennent le pouls de la ville en devisant autour d’un
café.

Les mouettes dansent une sarabande qui entraîne un ballet d’ombres sur les allées de
tombes blanches soigneusement rangées l'âme du poète s'est envolée.

L’Azur embrasse les orchidées, les accents se traînent d’un ton si doux et tranquille comme
un instrument qui marque le jour étoilé.

Des vaguelettes passent avec l’élégance d’une atalante, les sirènes divinisées sortent de la
pénombre pour une nature que Valery a célébré de manière si féconde de toutes ses
branches, onguents raffinés qui enflamment la vue des êtres abandonnés.

 

Les notes de guitare sonnent encore, ci git l’homme à la pipe qui à travers les âges versifia
un idéal.

À quelques encablures du troubadour est allongé sous la terre un héros qui a connu l'enfer.

Il escamote le brouillard des hommes qui emprisonne les corps, le Py dernier forum ou
s'agrippent les trouvères avec le rivage empli de magnolias comme seul égal.

Immortel malgré ses blessures, sa bravoure força le respect de ses pairs, autour de Thau il
parcouru encore d'innombrables hivers.

 

2) Aliénor des Merveilles

L'espace éphémère d'un soupir, je rebrousse le temps
le siècle oublié du fin amour me saisi comme une chanson par le bras
Une fleur occitane chantée par chaque troubadour, grave son nom dans l'Histoire avec fracas
Jeune héritière d'un empire, héroïne à la source de tant de romans

Loin si loin des rires et de la chaleur des couleurs poitevines
Aliénor la magnifique flanquée d'un bien triste sire embarque pour l'Orient lointain
Météore agnostique et enjouée promise à un moine copiste, elle chevauche son destin
Rêvant d'amour à bord d'un navire, la duchesse se meurt sur la route de Palestine

Soudain la rose d'Occident s'arrache aux rancunes d'une union délétère
Gagnant les cours enjouées d'Aquitaine, on crée avec frénésie sous la férule de la fougueuse mécène
Cependant les vautours l’assiègent par dizaines, de diplomaties en conciliabules, elle est peinte en Hélène
Un Angevin ambitieux et fringuant, vint lui proposer de partager sa bonne fortune, par-delà la mer

Noble dame tenant fièrement les rênes de ses fiefs, nonobstant la tyrannie royale et patriarcale
Affrontant sans faillir, les querelles de ses rejetons princiers, cœur de lion et sans terres
Tristes enfants à chérir, guerroyant sans pitié, uniquement freinés par l'ardeur et la passion d'une mère
Loin des vignobles de l'âme, Robin et Petit-Jean égrainent leurs griefs, passent les ans sans poésie, dans un dédale

Enfin l'écume des tempêtes de ce monde vint à s'apaiser, l’infatigable combattante sent que le soir de sa vie arrive
Gagnant la quiétude de sa chère abbaye ou dormait déjà les siens, elle pensait à Lancelot, penchée sur son écritoire
Trompant la solitude en narrant sa vie de merveilles, alors que résonnait dans le lointain les sanglots de la Loire
Jetant son enclume, la comète de Gironde tint à s'envoler, incontrôlable et trépidante ses victoires furent décisives

 3) Magnifique chevauchée

Du haut des remparts d'Alésia Vercingétorix contemplait les corbeaux tournoyant dans le ciel

Il y'a longtemps déjà le fils de Celtillus courrait et riait dans les champs lumineux du pays arverne

Pas un printemps ne passa sans que ne s'affermisse son respect d'Uranus, il arpentait les forêts,
s'instruisait en devisant avec les dieux convaincus que sa patrie n'aurait pas un rôle subalterne

Loin des assauts de César, la guérilla des gaulois atteignait son paroxysme, ils marchaient tel un
troupeau, beuglant leur fiel

 

Gobannito l'intriguant avait conduit à la perte de son frère.

Son neveu brave guerrier fier de son sang et de sa lignée avait tracé son chemin

La chanson des tempétueux et graves sorciers avait marqué les temps, les troubles dans la cité
conduisaient les cavaliers au son du déclin
Le drapeau des insolents trouvait son agonie dans la découverte d'une nouvelle bannière

 

Rome était en lien avec de nombreux peuples de la Gaule depuis toujours

Vercingétorix s'imposa aux siens et fit le choix des armes pour que son intrépide pays trouve la
liberté

Tel un phénix il culbuta les romains à Gergovie suscitant émoi et alarmes, le recours aux oraisons
des druides avait guéri des brouilles et des malhonnêtetés
Les hommes s'armaient avec entrain, les valeureux peuples marchaient derrière leur icône dans une
nuit emplie de vautours

  

Le calvaire d'un siège infini s'acheva par une réddition pleine de gloire

Pour sauvegarder ses tribus des misères et de la faim il se sacrifia aux tribuns
Harassé par la vue de tant de disparus et de cimetières, il se livra à ses assassins en simple patricien
Un sévère sortilège l'avait vieilli, il trépassa un soir, ultime humiliation de celui qui avait les rênes

 du pouvoir

 

4)  Un jour viendra l’été

Les combats font rage sur les plateaux enneigés comme dans les plaines arides.

L’ennemi invisible est tapi dans chaque recoin, distribuant l’infortune.

Les rats pour seul compagnonnage, murs et barreaux souillés de l’opium des haines sordides.

Pari pénible que de jouer sa vie un opaque matin, priant pour revoir la lune.

L’aube fracassante vint réchauffer ces soutiers du crépuscule.
Arme au poing ils déferlent dans les villes et les villages désertés par l’oppresseur.
Le charme remplace le chagrin, les héros défilent avec des yeux qui pétillent, les visages
bouleversés, car enfin c’est l’heure.
Les Robes éclatantes de lin bleuté, ont submergé un pays encore incrédule.

Âmes tourmentées continuellement par un engagement sans failles.
Hommes de l’ombre venus des entrailles de l’Hexagone.
Femmes héroïsées se sacrifiant le cœur battant sous la mitraille.
Capharnaüm soutenu par Londres, fil tenu d’une maille qui s’étend dans le Rhône.

Combattants armés de leur seule foi en des lendemains meilleurs.
Artisans, employés et militaires se muent en missionnaires de la liberté.
Haletants, traqués seul l’honneur est leur loi, ils ont faim de grandeur.
Militants dévoués et sincères, ils remuent ciel et terre dans une intense fraternité.

   

5) Respiration Pastorale

Des nuages de sable, sertis de rouge s'égrènent sous nos pas.
Le soleil réchauffe les doigts dans un écrin de verdure sans âge.
Les ramages insaisissables comme sortis de gouges accompagnant le pouls de nos voix.
Pareil à une gaufre qui laisse coi, suivant un chemin à petite allure, croisant de paisibles pâturages.

Sur des terrains hyppiques les juments soigneusement pansées se frottent au mouvement des
Alysées.
Quelques arpents de neige défient encore ces vallées silencieuses.
Azur vaccin que cette promenande bucolique, le temps silencieusement arrêté, comme une note
parcourant l'été.
Comme un auvent qui protège la vie, de la boite de Pandore, les bosquets d' azalées
miséricordieuses.

Au loin les sonates résonnent tour à tour graves puis légères.
Les villages déploient artifices et lumières.
Soudain un tocsin bourdonne sans détours tel un vautour, il est temps de trouver un havre ou
fermer les paupières.
Des mages tournoient emplis d'une malice qui libère.

Enfants et adultes farandolent dans les rues.
Les esprits et les corps s'enjolent sans fin.
Les chants émergent des tumultes et des cabrioles, jusque dans les charrues.
La nuit plante son décor ou s'égayent les lucioles, en haut des s

Présentation de l’auteur




Marc-Henri Arfeux, Initiation d’amande

Seule est la maison seule
Environnée de neige
Et de distance épanouie,
Hurlant le blanc de son silence ;
Et seule offerte illimitée comme un désert 
Est l’étendue des vents premiers.
La nuit implore la nuit,
Le temps s’est entièrement vidé de ses viscères
Que le haut gel a résorbés.
Tu es dans la maison natale des nombres purs
Assis parmi le cercle en un,
Devant les fins esprits du feu 
Ouvrant au centre 
Un jardin spiralé.

Puis les paupières ébènes
Inversement,
Te conduisant 
Au lent couloir d’abolition.
Les voix se lèvent
Ainsi que des lueurs
Aussitôt résorbées,
Frôlant tes joues
Tandis que tu respires 
Dans l’abandon,
Laissant répandre tes lambeaux 
Parmi les ombres oublieuses ;
Et seuls frôlant la nuit
Les rameaux chuchotés,
Comme un brouillard marchant à pas de léopard.

Puis les appels froissés,
Le chant des talismans
Faisant trembler le vide entier
Qui te remplit,
Comme si tu n’étais rien qu’une simple flamme
Sur l’eau nocturne de l’absence,
Et les ténèbres autour de toi s’étendent à l’unisson,
Prenant ta forme écartelée.
Il n’est d’espoir au pli du rien
Que ce noyau d’exil,
Tel un visage demeurant clos.

Alors, en cercles de furies,
Les songes et les clameurs,
Les talons rouges battant le marbre du néant,
Et les lanières de lune ensorcelant tes souterrains.
Tu es renard, hibou, écorces amères,
Imploration d’étoiles trouées dans le grand gel,
Bourrasques de l’immense 
Annulant ton image.
Le thé bouillant du fer prend maintenant ta place.

Il te faudra franchir par abstention,
Livrer bataille sans un mouvement,
Offrir la poudre d’os de ta douleur
À la dureté du labyrinthe 
Murant l’amande
Où tu persistes
En un pétale.

Voici l’esprit de l’aigle.
Il boit en toi la cendre
Et les éclats coupants,
Le gravier funéraire de tes membres épars
Et les anneaux d’épines
Entrelacés d’organes ;
Il brûle
En un grand cri qui se propage
Ton lièvre de blessures,
Rendant leurs seuils
Aux larmes dénouées.

Voici la mousse,
L’humus humidifié de ses constellations,
La fine enfance de l’herbe nue,
Et les cavernes des racines ensemençant 
Les souvenirs d’outre-nuage,
Et les masques d’ancêtres 
Soufflant l’ardeur dans les forêts du bronze,

Voici la nuit,
La haute nuit de la lumière
En sa vie ramifiée,
L’encens des résonances
Touchant les tempes,
Et le feuillage multiplié des doigts
Recomposant ta tête ainsi qu’un vase
Où sont versées les huiles de tes reflets 
Transfigurés
Et réunis
En une seule aube.

Elle a, tandis que tu éclos,
L’apesanteur des gouttes
À la surface d’une obsidienne.
Devant toi sont les lampes,
Aussi légères que les fontaines ressuscitées
De ton cœur jaillissant.

Présentation de l’auteur




Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel,

Peut-être s’avère-t-il nécessaire, pour comprendre toute la quête poétique, toute la démarche d’écriture dans laquelle s’est lancée Adeline Miermont-Giustinati, à travers le partage de ce recueil, entre confidence, poème, essai et récit, de revenir à l’origine des mots, à leur étymologie, tout particulièrement celle du verbe de grec ancien qui donne son titre à l’ouvrage fondateur et dont elle rappelle la définition antique dans un glossaire des thèmes-clés de son œuvre précieusement glissé après une postface révélatrice ? « SUMBALLEIN : transcription française du grec ancien Σύμβα λλειν que l’on peut traduire par « jeter ensemble », « mettre ensemble », « assembler », « réunir ». Dans l’Antiquité, deux personnes qui passaient un contrat cassaient un morceau de poterie. Chacun gardait un bout. Quand les contractants se revoyaient, ils lançaient leurs fragments de tessère respectifs (les sumbola) afin de se reconnaître. Terme à l’origine du mot symbole. »

Tessons rassemblés, fragments réunis, les « symboles » de son écriture donnent de la chair aux mots et tracent le parcours d’une vie dont la genèse des textes qui semblent s’écrire sous les yeux du lecteur, comme sous la dictée de son auteur, insuffle la vie, donne forme à l’être, prépare le surgissement de l’existence prise, là encore, en son sens initial d’ek-sistence, sortie de soi, naissance d’un monde singulier qui procède d’une nuit matricielle, celle-là même dont Pascal Quignard fait le récit de la présence mystérieuse dans La Nuit sexuelle et l’analyse de l’absence de son image secrète dont procède pourtant le nouveau-né dans Sur l’Image qui manque à nos jours : « Une image manque à la source. Personne d’entre nous n’a pu assister à la scène sexuelle dont il résulte. L’enfant qui en provient l’imagine sans finir. C’est ce que les psychanalystes appellent Urszene. »

Témoignage de ré-écriture au féminin de ce cheminement d’existence, à travers la figure de la mère à la genèse, à la fois génératrice et génitrice, l’emploi sans doute non innocent d’une formule qui fait là encore écho à la conception de chacun dans sa traversée de sa vie, selon l’écrivain Pascal Quignard, comme un « dernier royaume » de son vivant, autrement dit depuis la naissance jusqu’à la mort, monde souverain mais voué à disparaître et dont les femmes, seules, les mères, plus particulièrement, ont le pouvoir d’être à la source, au commencement de la nuit d’amour fondatrice des deux fragments/amants à l’union/unisson à cette relation première mère-embryon-bébé-à-naître-nourrisson que l’auteur qualifie, quant à elle, de « premier royaume » : « le premier royaume est un désert / un silence liquide / le premier royaume est une nuit / le départ de la vie est un intermède / le premier royaume n’est pas encore l’ex-istence / il est l’in-istence / le premier royaume est un prélude / une préface / un préambule »

Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel, éditions Phloème, 2021, 15 €.

Prélude ludique, variation du désir en exploration d’une forêt primitive que le corps féminin personnifie avec toute la force des mythes : « je suis une forêt / je suis un monde secret et opaque / je suis le monde d’avant l’humanité / je suis la vie errante / réfugiée dans une nuit / sous une ramure / île dans une île dans une île / une et île font dans » : ce corps devient alors matrice dont la formule inaugurale du recueil en fait la matière béante du passage, des passages, de tension érotique en naissance sublime : « je deviens mon entaille » ; mais c’est d’une écriture au scalpel, sans fioriture, au corps à corps justement, dans son intensité physique comme épousant une poussée de la physis antique, la nature première dont l’auteur garde tant l’absolu mythologique de la parole oraculaire que le détail dérisoire de la contingence charnelle, que se distinguent les éclats, les poèmes divers, les différentes transformations d’un texte en métamorphose, signe d’un voyage primordial où selon ce témoignage éblouissant : « l’horizon est dedans »…

Présentation de l’auteur




Joseph-Antoine D’Ornano, Instantanés sereins

Un univers à part, un peu hors du temps. Des tranches de vie saisies par un poète qui est aussi artiste-peintre. Les Instantanés sereins de Joseph-Antoine D’Ornano (né en 1948) ont une forme de douceur doublée de la conscience aiguë du temps qui passe. Voilà, en tout cas, une voix originale dans le paysage poétique actuel.

On peut faire des poèmes avec peu de choses. Les auteurs chinois ou japonais nous ont beaucoup appris là-dessus. Joseph-Antoine D’Ornano n’écrit pas des haïkus mais capte à sa manière des instants de vie, souvent dans leur banalité la plus extrême.

Dans ses poèmes il y a des « lilas aux fenêtres », des « limonades roses », une rue discrète, un banc de pierre, un lit défait, un parapluie qui se retourne, « des petites fleurs qui jouent les coquettes », un « pré charmant », des fontaines… Voilà qui nous éloigne du tohu-bohu ambiant. Avec le sentiment, néanmoins, de se retrouver au cœur d’un monde un peu révolu.

Les aquarelles, encres et autres pastels de l’auteur qui accompagnent les poèmes sont au diapason. Le gris, le brun ou l’ocre, tonalités dominantes des tableaux, sont là pour nous signifier que le temps a passé (si c’était de la photographie, on parlerait de sépia) et que les couleurs éclatantes de la vie ont un peu fané. On découvre ici des paysages ou des visages sur lesquels le temps a fait son œuvre.

 Joseph-Antoine D’Ornano, Instantanés sereins, L’inventaire, 2023, 60 pages, 12 euros.

Car c’est une forme de retour sur des souvenirs enfouis qui imprègne ce recueil. Les personnages évoqués sont parfois des figures évanescentes et quand elles ne le sont pas, ce sont des hommes ou des femmes vivant avec le « dos cassé ». De celui-ci, le poète dit qu’il « ne sort presque plus », de celle-là que « parfois, elle quitte son fauteuil ». Les maisons sont habitées de souvenirs ou de regrets. Mais ce n’est jamais dit avec lourdeur. Non, plutôt avec une forme de douceur, dans une série de poèmes d’une étonnante clarté (sans recours aux images ou au procédés poétiques classiques). Il y a dans tout cela, au bout du compte, une forme discrète de nostalgie dans l’évocation, par exemple, de « l’amour d’une seule saison » ou de « la tristesse de ces instants disparus ».

Joseph-Antoine D’Ornano ne se paie jamais de mots. Ses Inventaires sereins font la part belle aux gens âgés et aux enfants. L’atmosphère y est légère en dépit de ce temps qui file entre les doigts. On peut découvrir, au détour d’une page,  des « gens heureux » et parfois « Sous la voûte étoilée du ciel/Le village en fête/Au son de l’accordéon ».

Présentation de l’auteur




Claude Favre, Thermos fêlé

 Un thermos est une bouteille isotherme dont la fonction la plus répandue est de conserver la chaleur d'un liquide (café, thé). Dès lors, le titre du dernier livre de Claude Favre, Thermos fêlé, nous fait songer à une déperdition, une porosité, aussi à un fonctionnement défectueux : quelque chose à réparer en même temps que difficilement réparable. La citation de Lorca en exergue, Est-ce qu'un homme peut jamais cesser de l'être ?, est précédée d'une dédicace :

À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins,sous les coups de la douleur,  du froid, de la faim, du mépris, des oublis, de la haine, du feu, la lâcheté des pierres, des bombes, des oublis, des silences et des cris, des oublis, à ceux qui regardent le monde, entendent les cris du monde et la peur, la peur, l'intolérance, l'obus des oublis recueillent violence sans nom se recroquevillent, et meurent

 

Claude Favre, Thermos fêlé, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 66 pages, 15 €.

On voit d'emblée de qui il s'agit et le mot oubli quatre fois répété annonce que le livre s'emploiera à le conjurer. Il prend la forme d'une sorte de journal, chaque page datée, du lundi 29 décembre jusqu'au jeudi 19 mars (avec des jours absents après le 21 janvier). Journal qui peut-être à la fois intime, je lis « Moujik moujik » de Sophie G. Lucas (l'auteur de cet article le recommande également), et de compte-rendu d'actualités, comme il est convenu de les nommer. Tout cela est entremêlé ; or, on ne saurait réduire le livre à cet entrelacs, il faut en dire d'une part l'empathie et la colère sourde qui tissent ces pages, d'autre part le formidable travail de la langue qui par son architecture en hoquets incarne les brisures des êtres pris dans les situations qu'elle évoque qui sont aussi celles de l'auteure. Claude Favre est une habituée des lectures-performances. Elle a notamment travaillé avec le musicien Dominique Pifarély. Pour qui connaît le violoniste — je pense à sa participation au quintette de Louis Sclavis ou encore avec le groupe Next du saxophoniste François Corneloup — qui sait, donc, l'importance de ce jazzman sur la scène française contemporaine, saura du même coup que l'écriture de Claude Favre est faite de ces métissages, ces ruptures, ces lignes mélodiques interrompues, distordues, reprises et développées.

 

mercredi 18 février, andiamo, quelques années déjà autres
vie à l'os, gaie tout de même souvent, pour liberté choisie
dans la colère heurtée, colère dans ma besace, jusqu'où
L'Insee évalue à 112 000 le nombre de, personnes sans
domicile dont 31 000 enfants, ce qui dit plus dans la douleur
augmentation de 44 % entre 2001 et 2012
au même moment des migrants touchent terre
c'est le mot, dont une cinquantaine d'enfants
certains même naissent dans la traversée
de Syrie, répartis en Toscane, Sicile, sans famille, sans
espoir, que faire de l'amour, l'urgence

 

Que faire de l'amour ? C'est cet amour pour l'autre et son impuissance à changer les choses qui irrigue les vers de Claude Favre, qu'il s'agisse de la misère « ordinaire » de chez nous, 6 personnes / en quelques jours mortes en France / d'hypothermie, 6 retrouvées, pour combien, cette misère dont Claude Favre est très avertie, le mot ne dit pas ce que ressent un père avec son fils / dans un garage abandonné, ou ma mère à l'école, qui / voulait apprendre / désignée par un mot qui tue / indigente, ou la misère extrême plus lointaine géographiquement, mais si proche dans le cœur de Claude Favre, les Français déprimés / compulsifs, quand à Port-au-Prince chaque geste, altier est de la vie aller chercher l'eau. Que faire de l'amour ? Comment éradique la haine de l'autre ? Ces mots écrits après l'attentat contre Charlie Hebdo :

 

dimanche 11 janvier, éloignée je suis des vôtres
conjurer le chagrin conjurer le chagrin
marcher, marcher avec des morts travers avancer
avec sa petite mal langue à soi qui aux autres, doit
marcher, à Paris, cette puissance du non
ce n'est pas vivre que perdre sa part d'humanité
mort aux arabes écrit en breton, mort aux juifs
dans tant de bouches ici et encore, ici et encore
qu'est-ce qu'un slogan, ce mot gaëlique
qui signifie cri de guerre
et qu'en penserait Abdelwahab Meddeb ?

 

 J'ai eu la chance d'assister à un débat œcuménique auquel participait le poète et essayiste, spécialiste du soufisme. Il a toujours dénoncé l'intégrisme et appelé à une réforme de l'Islam.

 Ce livre est un plaidoyer, formule que l'on a coutume d'employer, contre l'injustice, l'intolérance, avec cette dénonciation de notre indifférence et de nos petits soucis dérisoires :

 

[…] la haine contre la présence, l'irresponsabilité dit-on, françaises
on brûle des effigies du président de la France au Pakistan
et c'est Sarkozy, c'est dire notre différente temporalité
à Grozny éclatent des manifestations obligées téléguidées
au Niger il y a 45 églises brûlées, et dedans, des morts
à Ploucville on espère il n'y aura pas de vent

 

Tribut également rendu à celles et ceux qui comptent, qui se dressent :

 

les poètes, les hommes pour qui dire c'est / faire c'est dire n'est-ce, Nasreen, Rushdie, Djaout et cætera, soulever traces, des autres quand le mot blasphème est / un mot en langues, terrain commun de la haine l'assignation / perdre les siennes, tracer plus haut, sans peur vouloir, danser

 

J'ai dit l'écriture particulière de Claude Favre, les extraits que j'ai donnés montrent un aperçu de cette langue, tendue, vibrante d'une auteure qu'il faut suivre. Pour conclure à propos de ce beau livre, accompagné de peintures de Jean Dalemans, je citerai ce long vers, isolé sur une page :

 

un peu comme un thermos fêlé — impeccable intérieurement, mais dedans rien que du verre brisé

 

Présentation de l’auteur




Richard Rognet, Dans un nid de flammes

 Rognet emprunte son titre à un vers de Rimbaud dans son poème Nuit de l'Enfer : Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes. D'ailleurs, il le signale dans une note en fin de livre et précise : Ainsi, je me rapproche de Rimbaud, comme j'ose penser qu'il le fait pour moi, me signalant où je puis le retrouver, le rejoindre, au sein d'embrassades drues, de frôlements émus, au point que ce qui est à l'un est aussi intemporellement à l'autre.

Il s'agit en effet de frôlements, plus que de références directes, une parenté que ressent peut-être plus l'auteur que ne le fera le lecteur. Formellement d'abord : point de poème en prose comme pour Une saison en Enfer, mais des poèmes rimés (quelques exceptions à l'intérieur de certaines strophes), tous construits sur le même modèle : sept quatrains pentasyllabiques.

Une horrible crasse
couvre les maisons,
je sais les grimaces
qui donnent raison

aux mensonges flous
qui dressent des piques
sous nos chants épiques
immensément fous,

je vais de guingois,
frileux, maladroit,
j'ai l'allure sotte
d'un jour lourd de flotte,

pourquoi contempler
ma misère nue ?
Vaut-elle une nue
jalouse des blés ?

Je ne comprends rien
au couloir sonore
où s'abat l'aurore
sur mes va-et-vient,

regarde ! me dis-je,
ton chemin vaincu,
a-t-il jamais su
où pousse une tige ?

où le vent se colle
à la boue des routes ?
suivant ta déroute
entre les deux pôles.

Et c'est là le deuxième différence : on est loin des fulgurances hallucinées de Rimbaud., aussi du style impeccable de ses poèmes en vers : je vais de guingois, / frileux, maladroit, / j'ai l'allure sotte / d'un jour lourd de flotte ne résiste pas à la comparaison avec : Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache / Noire et froide où vers le crépuscule embaumé / Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche / Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Certes, de légers clins d’œil renvoient à l'homme aux semelles de vent mais sans éclat : il me précéda / partout dans le monde, / ô ma triste ronde, / mes pieds dans le plat ! // dans ses yeux trop bleus / aucune voyelle / ne comprit le feu / qui rampait sous elle. Mais il ne suffit pas d'écrire Mon Rimbe, mon beau, ni pissotière, odeurs, faisant sans doute référence à ces vers On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe, / Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été / Surtout, vaincu, stupide, il était entêté / À se renfermer dans la fraîcheur des latrines, extraits du poème Les poètes de sept ans pour égaler la façon incisive et ciselée du garnement sublime, comme le surnommait Mallarmé. Rimbaud écrit dans son poème en prose Vagabonds, extrait des Illuminations : Pitoyable frère ! Que d'atroces veillées je lui dus ! […] J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. Ce qui donne chez Richard Rognet : Feu, vagabond, frère, / à quoi rêves-tu ? / moi, ce que j'espère / ne sera pas tu, // le lieu, la formule / d'un fils du soleil, / voilà mon éveil / lorsque tout bascule

 

 Richard Rognet débute son poème, page 59, par : Je cours à tes trousses / car tu n'es pas mort

 Gageons qu'il peut courir longtemps...

Richard Rognet, Dans un nid de flammes, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 150 pages, 18 €.

 

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Lili Frikh, Un mot sans l’autre — dialogue avec Philippe Bouret

Attention, pas motus, et bouche décousue ! Un mot sans l’autre, paru chez Mars-A, est un livre fort, plus fort que le café le plus fort, mais en aucun cas fort de café. C'est un livre difficile à lire parce qu'il ne triche pas comme sait si bien le faire le genre humain entre autres en littérature et poésie.

Ac-couchée sur le divan du psychanalyste, mais aussi poète et écrivain, Philippe Bouret, Lili Frikh nous donne en un peu moins de cent pages les clés de compréhension qui ouvrent grandes les portes de ses travaux d'écriture et graphiques. Ici la confiserie poétique, cette perversité consumériste du système marchand, n'est pas de mise. Lili prévient : quand elle écrit c'est dans le vide. Il n'y a pas de chaise pas de table pas de papier pas de stylo...C'est aveugle. Et plus loin, lorsque sortant opportunément du retrait qu'il s'impose, Philippe Bouret pose la question écrire à partir de l'oralité ?elle précise : oui, j'écris à voix haute. Ecrire à voix haute, ce n'est pas lire ou relire à voix haute. J'écris avec la voix qui prononce, dans le souffle de l'oralité. Le passage de cette voix dans l'espace littéraire a été et reste une véritable traduction. Le papier fige la voix, l'embaume, le livre consacre sa mort, ou la renvoie dans la lecture performance où trop souvent la forme colonise le fond. Le livre est une amputation, un livre ça coupe, alors que parler, nous dit Lili, c'est pour tenir dans le vide, pas sur la page. Elle nous ramène au mystère de la création, ce viscéral besoin sans cause diagnostiquée de dépasser les normes, ces tue l'amour nécessaires dans toute leur effroyable dualité, parce que constate Philippe Bouret vous êtes plus une amoureuse qu'une artiste. Et l'artiste, surtout quand il se vend au genre contemporain en oubliant les mots perd pour Lili sa capacité de résistance et de souffrance ; l'obligation à verbaliser dans l'indicible, l'effondrement n'est pas plastique.

Lili Frikh, Un mot sans l'autre, Editions Mars-A, 15 euro.

Lili Frikh nous instruit de la jouissance de la voix d'avant les mots, fluide circulant dans.  l'espace du corps que la sortie en langue mortifie. Elle nous rappelle aussi la putasserie des créateurs de tendances qui vont faire un tour de bidonville pour détecter et s'emparer des trouvailles de la misère matérielle. Quand le fond humain est d'un côté et l'oeuvre de l'autre, le crime est parfait. Pour se guider, sur son chemin, l'auteure plaide pour le renouvellement de l'inconnu qui existe comme tel et fait partie de vivre, la plongée dans l'insoupçonné de nous-même car ça permet de laver les œuvres, et oui faut laver les œuvres pour qu'on ne les prenne plus pour des objets d'art. Il nous appartient de ne pas faire basculer les mots tout de suite dans la langue, ne pas les prostituer trop vite, les laisser parler avant de les égorger dans le miroir. 

Un mot sans l'autre est une œuvre de salubrité publique sur la misère d'écrire en poète. Le poète n'a jamais été celui qui veut être malheureux et crever de faim . La misère n'a jamais été une revendication, pas plus que la souffrance, seulement la conséquence d'une résistance. Pour changer la donne, il faudrait que le refus de, la liberté de, la résistance à , soient côtés en bourse. UN MOT SANS L'AUTRE est un cours de philosophie sans les afféteries absconses de trop de philosophes dont les antiennes séculaires n'ont rien corrigé de la nature humaine. Ainsi relève Lili Frikh, la déconstruction linguistique n'est chargée que de la part conceptuelle de la langue et passe totalement à côté du souffle analphabète qui traverse la totalité du langage et unit tous les mots de tous les pays de tous les hommes. Un mot sans l'autre est l'ouvrage indispensable pour comprendre comment échapper à la dictature du portrait sur la vérité du visage, savoir qui on est et où et coment on va en poésie. Enfin. Quand Rimbaud parlait de changer la vie, c'était pour plus de vie, pas pour moins de vie. Dont acte. 

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Valéry Zabdyr, Injures précédant un amour légendaire

Avec une colère rentrée, profonde et qui ne demande qu'à exploser, avec un agacement pathologique, une susceptibilité exacerbée, une allergie au bruit, aux odeurs et à la connerie, un narrateur bien ronchon traverse Paris. Il se heurte à la foule, aux couleurs, aux formes et chaque aspérité est inacceptable. Comme un sans abri aviné, il déverse un tombereau d'insultes, d'insanités, de grossièretés et d'éructations. Un inculte parlerait de syndrome de la Tourette, sauf que l'homme est archiconscient des énormités qu'il débite dans un flot ininterrompu.

Le lecteur, moi, vous, nous sommes face à un texte énorme et poétique de la veine de Gombrowicz, Bloy, Céline ou Vallès. C'est dire l'enjeu ! Le lecteur, moi, vous, nous sommes pris par l'inventivité et la musicalité, et nous finissons par nous approprier cette colère qui, peu à peu, nous apparaît légitime. D'ailleurs, qui, aujourd'hui, oserait accepter comme normales les pollutions sonores, les réflexes panurgiens d'une foule partout présente, la surproduction d'objets inutiles et, surtout, celle de livres insipides ? Cette déclamation terrible est une ode à la pensée qui n'existerait plus, une ode à un humain qui stupidement s'autodétruit, une ode à la poésie dans ce qu'elle a de plus pur et qu'il faudrait savoir recréer. Valéry Zabdyr prouve par son contraire que la beauté existe dans la fange.

"Quand je me lève, j’en dégueule, faces de rats trompés par des souris et mariés à des ragondins, vieux vikings vaincus par le confort des chaussures d’agents immobiliers, ô planètes étranges, inatteignables comme vos trous de balle odoriférants, salingues, corrompus, je me rue moins que je ne me tue en raison de votre salope saloperie de médiocrité. Un exterminateur, je veux être. Je me sens bien en uniforme, tirant au hasard, butant agneaux et pigeons humanoïdes. Le matin est atroce. La journée est ignoble. La soirée ne vaut rien."

Et, pour que la chose dite soit encore mieux comprise, Valéry Zabdyr l'illustre avec une enluminure du XVe siècle où il repère "nettement cet enculé de Gaston Phébus et cette brêle de Jean de Grailly charger les Jacques et les Parisiens, ces mouches à merde de la révolte qui tentent de prendre la forteresse du marché de Meaux où est retranchée la famille du Dauphin, le 9 juin 1358."

Valéry Zabdyr, Injures précédant un amour légendaire, Ed. Unicité, 2024, 110 pages, 14 €.

Si dans la première partie de ce petit roman, l'atroce est érigé en sublime, la seconde partie montre ce même narrateur dans un autre espace, un autre temps et donc une autre humeur. Brutalement, l'excès s'inverse et devient extase. Une face noire et une face blanche. De l'Enfer au Paradis. Le promeneur-narrateur, sorte de Dante sans Virgile, se défait de son allure de clochard. Il est en Bretagne et a rendez-vous avec Nathalie. Dans les prémices de la rencontre fatale, les tremblements, les doutes, les émois le rongent et le ravissent. Et ces sentiments semblent s'appuyer contre les collines, les ruelles, les murets ou la flèche tordue de la chapelle Saint-Gonery.

J’avais même pensé à l’immanquable et passionnante promenade au bord de la mer avec Nathalie, au dos si beau et musculeux de cette déjà bien-aimée ardente, que le sentier prolongeait intimement, oubliant jusqu’à l’insipide bêtise de la répétition des jours et des nuits, à quelques années-lumière des bagatelles de la vie sociale. J’avais envie de redevenir niais grâce à quoi le cynisme redeviendrait une école de pensée, ni plus ni moins.

Quel effet de balancier entraîne-t-il un même narrateur dans une telle binarité ? Comment peut-on passer d'un pessimisme cynique à une forme de vénération ? La réponse, le narrateur nous la donne : par la force d'un amour démesuré où l'objet du désir se fonde au paysage. Un amour fou dans un cadre idéal, idyllique.

J'avais envie de parler d’amour, du vrai amour, celui qui ne porte ni signe distinctif ni ironie littéraire. Je ne connaissais qu’un roman d’amour réussi, celui de Marcel Moreau, "Nous, amants au bonheur ne croyant...

Celui qui est capable de sonder aussi profondément l'humain a le droit et le pouvoir d'atteindre une sorte d'ivresse permanente, une béatitude terrestre, accrochée au ciel et à la mer. Et si Injures précédant un amour légendaire était unautre roman d’amour réussi ?

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Joël Gayraud et Virginia Tentindo, Les Tentations de la matière, Ocelles

Les Tentations de la matière
sur des sculptures de Virginia Tentindo

Vingt-quatre poèmes, le plus souvent brefs, pour autant de sculptures d’une artiste d’origine argentine, installée de longue date à Paris où elle possède son atelier. Les poèmes n’existeraient pas dans ce cas sans les sculptures, photographiées sur fond noir par Luc Joubert et reproduites dans un beau livre tel que les éditions Pierre Mainard savent les confectionner.

En Virginia Tentindo, née à Buenos-Aires en 1931, Joël Gayraud, traducteur, poète et essayiste voit à juste titre « une créatrice de première grandeur dans la constellation surréaliste des cinquante dernières années ». Pour ceux, si nombreux, qui ne la connaissent pas, nous recommandons de commencer par visionner le film réalisé par Fabrice Maze en 2011 (1). On y découvre une artiste et une œuvre puissante auquel le livre dont il est question ici ajoute les commentaires poétiques d’un maître dont les recueils sont publiés, chez José Corti, Libertalia, l’umbo, etc.

Virginia Tentindo façonne d’abord des petites figures en argile qui seront éventuellement agrandies et/ou non fondues dans le bronze ou sculptées dans le marbre en Toscane (où se trouve son autre atelier). Ses œuvres sont surréalistes sans faire penser pour autant aux artistes de la génération d’avant (comme Bellmer, etc.). Elle crée des chimères, des hommes dans des carapaces de tortues, des corps humains à tête d’animal. On verra dans le recueil une étrange sirène dont la queue est en réalité un énorme phallus. Le sexe et la mort sont partout présents avec de claires réminiscences de la civilisation Mochica (ou Moche) qui fleurit au Pérou entre le second et le septième siècle de notre ère. 

Joël Gayraud, Les Tentations de la matière – poèmes sur des sculptures de Virginia Tentindo, 21,4x27 cm, Nérac, Pierre Mainard, 2021, 62 p., 18 €.

Ainsi les deux figures des pages 26 et 34, toutes les deux au sexe dressé et dont les quatre membres sont réduits à des moignons, l’une à tête de singe, l’autre à tête de mort, sont-elles très directement inspirées d’une sculpture Mochica. V. Tentindo pratique également des emboîtements : le haut d’un crane peut être une assiette (p. 20), une tête de lionne sur un corps de femme peut se détacher pour révéler autre chose (p. 8), etc.

À propos de cette dernière sculpture, baptisée « La Lionne terre-lune » par l’artiste, une femme arc-boutée la poitrine en avant, dont les reins se prolongent en une longue queue qui se termine elle-même par deux courtes pattes et des fesses surmontées d’uns calotte amovible, J. Gayraud commence son poème ainsi :

Elle se dresse de toute la force de son désir
dans la savane des nuits et des jours
des jours enfuis comme le vent
emplis comme le verre à boire
perdus comme le hasard
échevelés comme les saturnales
Elle s’offre aux mille échos de son plaisir
dans la savane des jours et des nuits
des nuits claires comme le jour
[...]

Le poète laissant courir librement son imagination, le résultat peut nous paraître éloigné ou non de notre propre perception de l’œuvre mais ce n’est pas ce qui importe. Le but est bien de « faire poésie » à propos mais à côté de la sculpture, sans chercher à la copier. Néanmoins, dans ce cas, des vers comme « elle se dresse de toute la force de son désir » ou « elle s’offre aux mille échos de son plaisir » traduisent à la perfection l’attitude de la femme-lionne sortie des doigts de V. Tentindo.

La statue « Alice prend son pied » (p. 36) montre effectivement une femme qui prend dans sa main le pied d’une jambe démesurée qui traverse le toit de la maison dans laquelle elle se trouve acagnardée. Ici le poète joue avec toutes les expressions qui tournent autour du pied.

Oui elle jouit elle prend son pied
sans nous casser les pieds
ni faire des pieds et des mains
ni se prendre les pieds
dans le tapis volant
des grandes idées
mais en levant le pied
tout simplement
sans épine à tirer

Ailleurs, à propos, par exemple de la statue intitulée « La fiancée » (p. 48), soit un petite fille la bouche ouverte regardant vers le ciel, avec des seins minuscules mais néanmoins bien formés, assise sur un tabouret recouvert d’un voile d’où sort une tête de diable, le poème ne parle nullement de la sculpture mais se met à l’unisson de l’inspiration surréaliste de l’artiste avec des vers comme ceux-ci :

La fiancée est arrivée en sous-marin décapotable
véhicule idéal pour une créature amphibie
et les grands oiseaux blancs ont déroulé un tapis de guanox

On l’aura compris, ce recueil qui vaut aussi bien par ses illustrations que par les poèmes réserve autant de surprises du côté de celles-ci que de ceux-là.

∗∗∗

Ocelles
avec des dessins de Virginia Tentindo

 

Le propos est ici tout autre que dans le recueil précédent. Ocelles regroupe quarante-huit courts poèmes, le plus souvent de trois vers brefs, sans être pour autant d’authentiques haïkus, à l’instar de celui qui est reproduit sur la couverture :

Lèvres blanches
De la neige
Ne parlez pas

Une poésie minimaliste, donc, et la contribution de Virginia Tentindo est également minimale puisqu’elle se réduit au dessin de la couverture, repris sur la page-titre et dont un détail, le stylo couronné d’une plume (2), apparaît en trois endroits dans le corps de ce livre qu’on considérera peut-être avant tout comme un bel objet, au format inusité, imprimé sur un très beau papier Rives.

Il serait dommage, pourtant, de passer sans s’y arrêter sur les fulgurances de ces petits poèmes, par exemple celui-ci :

Épée de lumière
Dansant sur le fil
De la pensée

Neige, pluie, vent, nuages, grêle, givre, mer, vague, rivage, étang, roche, sable, arbre, olivier, feuilles, lumière, feu, étoiles, lune, éclipses, arc-en-ciel, l’inspiration est naturaliste. Des animaux sont présents, bête, aigles, épervier, lions, troupeaux et les organes du corps humain sont convoqués à plusieurs reprises, les lèvres, on l’a vu, mais aussi la tête, le visage, la joue, les cils, les mains, l’os, le sang ou les yeux, comme ici ceux de rochers troués par l’érosion :

Rochers déchirés
Yeux caves des falaises
Habités par la fièvres

Joël Gayraud, Ocelles – couverture et dessins de Virginia Tentindo, 19x28,5 cm, Toulouse, Collection de l’Umbo, 2014, 20 p. 15 euros (+ 3 euros pour les frais de port). Adresse pour les commandes : jeanpierreparaggio  @yahoo.fr.

Un érotisme discret surgit ça et là. Ainsi dans cette évocation du désir masculin :

Flèche de chair
Aiguisée
De ses désirs

Il y a bien des manières de poétiser. La plus brève, la plus discrète, n’est pas la moins délicieuse.

 

Notes 

(1) https://www.virginiatentindo.fr/films/minimes_innocences/

(2) Plume bien pourvue de son « ocelle » !

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