Alberto Comparini, Fribourg

9.

encore tu cherches mes adhérences dans le monde
tu distingues l’ostéosynthèse des tissu cicatriciel fibreux
allongée sur le lit tu peux percevoir les frontières effleurées
acceptes ses effets touchant les autres coupures superficielles
sur l’omoplate droite tu saisis un autre point d’ancrage
je fuyais moi-même quand je parlais en allemand et anglais
le médecin voulait m’appeler syndrome douloureux régional
c’est une dystrophie sympathique réflexe chronique complexe
il m’avait diagnostiqué la recherche de ce champ de sens
nous sommes vêtus de chair et paroles tu te souviens scrutais
les formes sur le canapé ensemble nous avons tracé un angle
convexe il ne faut pas deux côtés pour en mesurer l’amplitude
en degrés la solution appartient à la prolongation de tes mains

 9.1.

C'est libre cet endroit si tu veux tu peux t’asseoir
l’espace s’est rétréci tu viens d’accélérer les temps
verbaux les pauses les pronoms au dîner-conférence tu
me demandes qui je suis ce que tu es devenu pourquoi
nous nous sommes rencontrés avec deux ans de retard

9.2.

je suis passé aussi par Bologne pour plusieurs mois j’avais partagé
une chambre double avec quelques colocataires du Sud d’Italie
presque tous sont restés au deuxième étage de l’Institut Rizzoli
tu le connais pourquoi je devrais te parler d’eux écrivez-vous
encore dans le groupe Alberto Comparini est le seul survivant

9.3.

il est tard comment le sais-tu la montre est arrêtée
sur le fuseau horaire d’une autre vie ça te dérange
si je mesure le rayon de tes hanches la cuisine
ferme à 21 heures nous devons nous dépêcher
Alberto est-ce que je peux caresser tes cicatrices

9.4.

sur le bord de la route les fumées montaient haut entre les filtres les câbles
les aiguilles et les engrenages en filigrane le plomb fondu de tes cheveux
réchauffait notre grille de parole comment ils auraient pu ignorer le reflet
des pupilles nous sommes seuls les secours ne seraient jamais arrivés

9.5.

ce dimanche matin c’était encore l’hiver sur le quai de la gare de Fribourg
il faisait un froid typiquement suisse-allemand derrière les portes automatiques
d’un train prêt à partir nos doigts essayaient de s’exprimer avec une grammaire
floue de gestes privés peut-être que seul le chien en laisse aura remarqué
les chaussettes dépareillées le frottement des vêtements froissés les corps
fatigués et consumés par l’incertitude des pas avant de monter à bord

9.6.

tu adhères au lit comme une silhouette de verre
la jambe trace un arc maladroit
autour des draps
pas de plis d’échappatoire
les voisins
ont tout entendu peu importe de savoir
où tu as caché les traces de ton séjour à Trente
le cou l’épaule le bras engourdis sous ton poids

9.7.

décembre la troisième vague le retour de la maladie les premiers contrôles sont
prévus en Janvier je ne pense pas m’en sortir pour la session d’été ça te dit si
on se voit en piazza Maggiore les masques ont bien fonctionné tu es positive
je suis négatif si tu veux on peut passer Noël à Bologne pour la quarantaine
j’ai encore un peu de pesto un livre de poésie une traduction de Paul Celan

9.8.

une soirée au K comme dans quelle local avec vue sur la Sarina en voiture
tu écoutais les fragments d’os s’accumuler dans les reflets des verres vide
les récits avaient pris une forme liquide sur tes vêtements ils n’appartiennent
plus au présent le dernier rapport et les verdicts terminaux maintenant nous
nous sentons suspendus sur la ligne à grande vitesse entre Bologne et Trente

9.9.

après un voyage en Espagne le 21 avril 1960
Frank O’Hara a écrit Having a Coke with You
en 2008 un utilisateur américain a téléchargé
une vidéo sur YouTube l’amour dure presque
deux minutes on peut le répéter en boucle
il suffit d’avoir une connexion internet

Présentation de l’auteur




Maria Galkina, Une histoire du blanc

« mais traduire est une séparation aussi.      Traduire

la séparation »1

*

 

    Et puis, il y avait des forêts blanches. Champs à perte de vue. S’il fallait écrire une histoire du
blanc, ce serait l’histoire russe. Une fumée, et les tâches de sang dans la neige. En blanc : le
caméléon.

La neige est la couleur éblouissante du deuil

Tu t’es endormi : j’éteins

(On devient imprononçable)

*

 

    S’il n’y avait pas eu du noir, je ne t’aurais jamais remarqué. Mais le noir est, comme le sont les
étendues d’eau noire cet hiver sans neige dans un endroit proche comme l’Orient et distant comme le
ventre d’un étranger. Les champs s’alternent avec les champs, et la route est couverte de vides roux.
La tête de Jean Baptiste est déjà coupée, et elle saigne en laissant ses bassins s’étendre de l’Est à
l’Ouest.

Le monde n’est plus.

 

Les plaies sont en paix, je ramasse leurs couleurs.

 

*

 

    Tes cheveux sont partout : tempête de questions. Enfuis vers l’Est, les voici – à la ligne de front. Il neige.

    (Claquement de briquet)

 

    Feu.

 

*

 

    Et chaque visage est pauvre quand il n’est pas à toi. Les lacs de nuit se taisent devant ton
silence. Dans chaque flaque règnent tes lèvres discrètes. La cruauté de la mer ignore ses frontières
où le nous vacille avant de tomber. A peine toucher ta manche en partant et –

    m’effondre.

 

*

    Tu dis : « la double absence est inscrite dans nos visages de l’Est ». Je souris. « Un bourreau
n’a pas de visage ». Je ferme les yeux. Déjà vu.

 

*

    Je rêve d’un hiver nucléaire, et je ne sais plus dans quelle langue je parle, dans quelle langue
j’attrape les che
nilles (elles me brûlent les doigts, les peignent en bleu). Je te raconte les lacs des
morts, la terre. Vers nulle part coule – ma tête d’eau. Un soldat lui chante. Chut.

 

    Le lac se lave : se lève. Soulèvement des mers.

    Vent.

 

 

 

 

 

 

Note 

1. André du Bouchet, Ici en deux, Gallimard, p. 98.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (54) : Jean-Marie Corbusier

« Le mouvement poétique est un acte, un acte exclusivement intérieur et secret », écrit Pierre Reverdy. Cet acte, Jean-Marie Corbusier le pratique à un degré remarquablement élevé.

Il témoigne d'une exigence de lucidité singulière. A ras du réel et au profond de la conscience. Il s'exprime par images sobres, silencieuses, comme si le poète voulait coïncider avec le plus réel de ce monde et de lui-même, en un face-à-face dont aucun divertissement ne semble pouvoir le détourner.

                  Le face-à-face

                  pour que tu existes

                  mur

                  comme un baiser

                  inapprochable

                  un rien

                  où cogner fort

 

                  un espace qui réponde

Jean-Marie Corbusier, A ras, Le Taillis Pré, 17 euros.

Car le réel extérieur et la conscience se trouvent dans un rapport souvent oppressant : « Ciel autant que sol / froids / noués à la terre / au piétinement. »  Le titre  A ras dit bien cette sorte de servitude, sinon de résignation. Le poème éprouve cela et s'efforce de surmonter cette condition, par les mots, par les silences :

                  Silence

                  au bord des choses

                  amassé

                                       pantelant

Le malaise peut parfois s'alléger, Jean-Marie Corbusier en regarde les répits, le sursis.  En s'interrogeant sur le pouvoir et la fonction de la poésie, peut-être parvient-il à une forme d'assise, d'apaisement.

                  Où le souffle noue

                  le mot déteint

 

                  langue sifflant

                  dans son silence

 

                  plus loin que moi

                  elle s'accomplit

                  seule

                  s'active 

 

                                    je reste présent

« Etreindre ou étouffer », tel serait le dilemme. Peu d'oeuvres contemporaines se concentrent à ce point aigu sur lui. La véritable importance de la poésie est « vitale », écrivait encore Pierre Reverdy. Jean-Marie Corbusier le sait et sait transmettre cette essentielle vérité. Chaque poème reprend cette infatigable lutte, dont la défaite grandit celui qui la mène avec une si pure intégrité.

                  Sans issue

                  ce sol

                  tient lieu d'issue

 

                  d'empreintes

                  où trébucher

 

                  le mode d'emploi perdu

                  aller suffit

 

                  rien n'est dit

                  n'est fait

                  vraiment

Présentation de l’auteur




Pierrick de Chermont, M. Quelle

D’où vient M. Quelle, et qui est-il ? Selon la tradition biblique, si bien interrogée par la poésie d’Edmond Jabès, la question est dans le Nom. Et si on le prononce, ce nom, comme le souhaite Pierrick de Chermont, « Quouelleu », alors la question « où » est au coeur.

On pourra si l’on veut écouter la racine hébraïque « El » (Dieu) à la fin. M. Quelle a aussi un prénom, c’est « point » et c’est tout. On ne lui en demandera pas davantage.

Lui-même confronté à sa propre énigme, cet habitant des limbes habite le monde en poète.

Pierrick de Chermont est l’inventeur, comme le rappelle Gwen Garnier-Duguy dans sa postface, de ce personnage poétique abandonné aux masques changeants d’un paysage urbain (« les solides parallélipédiques de la ville »), qui promène tranquillement, en cultivant les saxifrages, l’absurde de sa  condition parfois fade (au sens verlainien) – « un grand humanisme mauve » –  ou même tiède (mais qui donc a vomi M. Quelle hors de ce monde ?) En effet, M. Quelle interroge bien ce monde-ci, qui se découvre dans les instantanés d’une poésie infiniment subtile et drôle, traversée de fulgurances. Le questionnement ensommeillé de ce Monsieur Plume réinventé - plume de Phénix - devient transfiguration ou révélation.

M. Quelle est capable d’étonnantes transgressions, de « vertiges spirituels » comme celui qui consiste à « franchir l’infranchissable frontière de la page d’un livre », grâce à la voix d’un lecteur, puisque « être sans voix, nous condamne à l’illusion. » Sachons entendre l’appel au secours. Explorateur d’espaces inconnus, d’autres vies, M. Quelle explore « le mystère de ses propres pas », car le poète restera toujours étranger à lui-même, et saura se laisser cueillir par les chemins identiques qui sont toujours nouveaux. 

Pierrick de Chermont, M. Quelle, L’Atelier du grand tétras, avril 2024.

L’appel d’un pays inconnu et familier, un pays à habiter, le conduit vers d’étonnantes découvertes, comme la visite de trois catamarans au coin supérette, où l’on peut voir une réplique burlesque de l’appel d’Abraham à Mambré. Dans les limbes de cette nuit mystique, « les anges hésitaient à intervenir ». L’hésitation, - « est-ce que j’existe ?» - est au cœur de la philosophie de ce recueil, dont chaque page est une découverte, une surprise, un émerveillement ou un sourire, un débarquement inattendu.

Cette condition heureuse ou malheureuse de l’homme, notre contemporain M. Quelle ne saurait l’incarner jusqu’au bout. Veut-il devenir singe, ou moine, ou vapeur ? Il est trop fantôme pour prendre vraiment corps. Et puisque dans ce monde les vérités ne tiennent qu’un jour, qu’en une page on « commet le mensonge sans avoir besoin de savoir ce qu’est la vérité », l’appel à la sainte miséricorde que Pierrick de Chermont fait entendre à la fin de son recueil n’en a que plus d’urgence et de profondeur.




Matthieu Lorin, Souvenirs et Grillages

C’est un recueil qu’il faut ouvrir en deux pour y déambuler librement. Après avoir « coupé le grillage des mots », on « pénètre les textes ». Le seuil est franchi. L’auteur nous invite à le suivre dans ses errances, ses expériences de lectures, ses souvenirs d’enfant, ses rencontres avec d’autres enfants qui se jettent dans le vide, avec William Faulkner ou Malcom Lowry, avec un homme qui demande son chemin, des chiens qui traversent les routes sans regarder.

Ce recueil se reçoit comme une invitation au cheminement. On suit les pas de ce je  qui traverse le monde furtivement. Il hante les poèmes avec discrétion et ténacité en même temps. Il est en mouvement, « marche tête levée (…) à la recherche de dieux en colère » et pourtant capable d’une immobilité redoutable dans son observation des petites choses du quotidien. Il est à la fois un passant - qui assume de n’être que passage, qui se laisse traverser par des figures littéraires tutélaires, les porte toutes un peu en lui (« Musil se trouvait dans le fond du sac »), les pose sur des bancs, les promène sous le soleil de Prague - et un poète qui affirme en même temps que sa seule façon d’être au monde est l’immobilité. C’est qu’il y a tant de regard dans tout cela ! Regarder, c’est être mobile et immobile, c’est pénétrer le monde et se laisser atteindre.

Matthieu Lorin a le regard affûté. Il devient même regard à part entière quand il cherche son enfance jusque sous les lames de parquet, « guette les tunnels creusés par les xylophages », observe un trognon de pomme jusqu’à ce qu’il devienne insecte étrange… Le lecteur, à sa suite, est invité à découvrir l’insolite derrière les vitrines crasseuses du quotidien, à contempler un temps le carton qui sèche au soleil, un pavé descellé ou trois cannettes posées sur le rebord d’une fenêtre.

On a alors l’impression d’être traversé. Comme le poète qui, de jour est « une cigarette éventrée » et de nuit « un lampadaire visité par les chauves-souris ». On lit comme si le monde nous passait au travers… comme quoi, il n’y a pas que l’auteur qui se fend de pouvoir franchir les barbelés ! Quelque chose traverse dans les deux sens.

Matthieu Lorin, Souvenirs et Grillages suivi de Proses géométriques et Arabesques arithmétiques, Sous le Sceau du Tabellion, 2022, 115 pages, 18€

Cette obsession de « fendre en deux » infiltre d’ailleurs le recueil : le poète veut fendre Franz Biberkopf en plein Berlin Alexanderplatz, fendre comme une bûche les livres de sa bibliothèque, couper le grillage des mots et l’écarter, ouvrir un mot en deux puis le refermer avec du ruban adhésif… Les mots et le regard ont ce pouvoir. En un mot ou un seul regard, on peut fendre un cœur. L’auteur nous invite alors à lire notre futur dans les entrailles du poème éventré : « Entre maintenant dans le jeu, pénètre ces textes en essuyant tes vertiges ». Et il nous montre l’exemple. Il ne s’agit pas d’un geste barbare. Simplement de franchir une frontière pour aller chercher le ballon qui s’est fait la malle de l’autre côté.

Cela ne se fait pas à grands coups de hache, mais avec des mots simples, de petits cailloux qu’on trimbale dans sa chaussure et qui brillent pourtant « comme des doryphores », et une langue toute en géométrie et en arabesques,  qui cherche de toutes ses forces à saisir avec la « précaution d’un paysagiste lorsqu’il descend les cyprès de son camion ».

Présentation de l’auteur




Louise L Lambrichs, Sur le fil, envolées

La voix du poète résonne ici comme un cri et une fulgurance. Elle jaillit tout à la fois des profondeurs de l’être et de l’obscur qui est notre demeure. Portée par une lucidité et un désespoir entremêlés, nul faux-semblant ne lui résiste.

Elle ne fait pas davantage de concessions aux modes passagères auxquelles certains vendent allègrement leur âme. Sur le fil, envolées est le titre de ce recueil de Louise L. Lambrichs. À la lecture de ses poèmes, on pense en effet à un fil tendu au-dessus de la nuit pour la traversée d’un funambule viscéralement épris de ce qui est plus loin, même au péril de lui-même. Le fil est aussi le tranchant d’une lame, où langue et concepts se défont jusqu’à l’os, dans la quête de ce qui s’échappe, sitôt entraperçu.

Ce cri qui transperce l’ampleur du silence est un Appel déchiré noyé / Révolte ou colère comment savoir. Le lecteur le suit sur le fil des mots, empruntant le chemin d’humanité où se fraye la poète, au-delà de sa rage de n’être pas entendue. Page après page, cœur broyé peau retournée, elle pose ses mots écorchés vifs sur une ligne de crête. Déterminée à écouter, elle reste attentive à toutes les voix proches ou lointaines qui ne cessent de la traverser. Elle les écoute, dans l’incessante rumeur de bavardages qui n’ont d’autre effet que d’éloigner les humains les uns des autres. Elle démasque la trompeuse illusion des surfaces et tout ce qui est mirage, pour chercher toujours plus loin une hypothétique clarté.  Elle entend ces voix, malgré ce qui blesse et ce qui assombrit. j’écris pour les seules et les seuls / les sans voix qui préfèrent dans l’équation taquiner l’inconnue / et qui de lire ce qui leur parle du fond de l’inconnu / s’éprouvent moins seuls, dit-elle.

Louise L Lambrichs, Sur le fil, envolées, dessins Granjabiel, Éditions Douro 2024, 140 pages, 20 euros €, https://www.editionsdouro.fr/

Si la poète dénonce les impostures, les dénis ou encore les tragiques schémas de répétition, elle s’adresse aussi aux êtres dont les voix chuchotent, parce qu’elles ont été rendues presque inaudibles. C’est à eux qu’est lancé son appel, et c’est de leur présence que se nourrissent ses mots. Mon pays abrite d’innombrables pays / Mon chant timide d’innombrables chants qui m’ont bercée. Au-delà la souffrance et de la colère qui accompagnent sa clairvoyance, elle sait dire la fugace beauté d’une comète ou l’émouvante présence d’une luciole. Une nuit claire s’est allongée au bord de ma fenêtre / Elle frissonnait /Penchée vers son triste sourire / Je lui ai tendu la main.

Point de frontières à qui sait accueillir la chatoyante multiplicité du monde. Pas davantage à qui le regarde au-delà de son seul passage. Mourir n’est pas un problème / Ce que nous sommes avons été / S’éparpillera en étincelles pour aller nourrir / D’autres âmes que nous accompagnerons discrètement. Pas de cloisons à qui sait regarder sous les paupières, vers l’insu, l’impensé de nous-mêmes, vers ce qui sommeille à tout instant, que nous le voulions ou pas.

Les dessins de Granjabiel sont à la fois limpides et empreints d’intériorité. Page après page, ils forment un beau contrepoint aux poèmes qu’ils accompagnent. Un livre dont les vers résonnent longtemps chez le lecteur. Ils font partie de ceux qui nous éclairent et vers lesquels on revient comme vers les lucioles dans l’obscurité.

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Boulic, Quelques miettes tombées du poème

Il vit à Trébabu, juste en face de l’île d’Ouessant, à la pointe du Finistère. Le poète Jean-Pierre Boulic baigne dans une forme de nature primordiale où il trouve, sans faillir, son inspiration (et sa respiration). C’est encore le cas dans ce nouveau recueil constitué de courts poèmes comme autant de miettes éparpillées sur son chemin d’écriture.

Mais que sont donc ces miettes étonnamment « tombées du poème ? » L’expression ne manque pas de surprendre. S’agit-il de « chutes » tombées d’un poème principal, comme on le dirait de « chutes » d’un morceau de bois que l’on vient d’équarrir ? Mais ne s’agirait-il pas plutôt, en réalité, de miettes tombées du Poème de la Création, autrement dit d’une évocation - rendue ici très contemporaine par le poète – d’un monde conçu par la puissance divine (L’Elohim de la Genèse)  dont il conviendrait de « réunir les morceaux épars » selon les mots du poète Novalis ?

On est tenté de le penser  à la lecture des poèmes de Jean-Pierre Boulic quand il écrit : « Aller en genèse//Ouvrir la parole/primordiale/d’un nouvel espace (…) Venir à la source/où le grain de lumière germe/sur la bonté des herbes// aller en genèse ». Plus loin le poète écrit : « Tu te retrouves à contempler/infiniment/les choses de la terre ». Ou encore ceci : « Paysage apprivoisé/infiniment contemplé/en lui bruisse une voix ».

La contemplation est au cœur de la démarche poétique de Jean-Pierre Boulic. La nature est l’espace où elle peut s’exercer sans répit, sous « les berges du ciel », sous « le châle noir des nuages » ou « les brèches de la pluie ». Nous sommes au bord de l’océan sur des terres qu’un « napperon d’embruns » ou un « tamis de rosée » peut investit sans coup férir.

Jean-Pierre Boulic, Quelques miettes tombées du poème, Editions Illador, 90 pages, 16 euros.

Parcourant ces terres océaniques, le poète fait corps avec cette création qui l’environne jusqu’à « tressaillir/à profusion/d’une joie inépuisable ». Les oiseaux, les fleurs, les arbres, qu’il désigne avec application, sont les messagers d’une sorte de révélation (« Au faîte des châtaigniers/le coucou/répète la patience des heures ») pouvant aller jusqu’à ces petits miracles que sait nous révéler le regard du poète : « La mousse de la dune/encore mouillée/allume des étoiles ».

Il y a dans ce nouveau livre de Jean-Pierre Boulic – n’hésitons pas à le dire – une tonalité encore plus mystique que dans ses précédents ouvrages. Car de cette contemplation, en dépit des temps mauvais, il s’agit d’en faire quelque chose. « Habiter dans la confiance », nous dit-il, ou encore « Tressaillir/à profusion/d’une joie inépuisable ». Et, nous le rappelle-t-il : « Aller en genèse » pour recueillir ces morceaux épars d’un « paradis dispersé sur toute la terre » (Novalis)

Présentation de l’auteur




Coralie Akiyama, Eternelle Yuki

Yuki : neige en japonais ou le blanc papier sur lequel l’écriture fine s’adresse est sans doute un des plus beaux vols blancs de papillons dans l’eau, qui m’ait été donné d’entendre et de lire depuis longtemps. Ça commence par un parfum, par le souvenir d’un parfum neigeux et par une adresse d’amour à une enfant.

Mon enfant prisonnière d’un royaume épais et d’une mer anodine rayée subrepticement comment m’aimes-tu encore et tes heures et ton île ?

Je t’aime plus que tout tant que j’écris pour toi sur un balcon étranger aux oiseaux de cuivre et feuilles rondes plus il y a de douleur et plus il y a d’oiseaux.

Coralie Akiyama, Eternelle
Yuki,
Editions du Cygne, 2024.

 

Le Japon ici n’est pas un décor mais un corps amoureux et imprenable. Sa neige a une vitalité qui recouvre le cri et la détresse de l’éloignement. L’écriture ne communique pas, elle exprime l’isolat et l’inaccessible. Elle ne peut que jeter un pont surplombant l’abîme du séparé. L’espace elliptique du poème souligne la distance, l’écart de chemin, comme on se cogne et se heurte à la cérémonie du réel. Bien sûr, le culte virginal est le rêve de toute poésie, le blanc aimerait se débarrasser des cités nourries de légendes et d’anecdotes. Et la neige reste la neige, l’absence reste l’absence, il n’y a pas d’empilement de mots sur les feuillets, mais un espace vide qu’il faut assumer, dans la richesse de la mémoire instinctive et de ses sensations. La voix solitude clame éternellement dans la neige. Ni forêt profonde ni océan en tumulte mais un Bonsaï seul, dessiné par Yukika Akiyama, change alors, par vitalité, l’univers des syllabes.

Il s’agit toujours de localiser une absence. Claudel au Japon le savait pour qui la part la plus importante est toujours laissée au vide. La poésie, nous dit Coralie Akiyama, n’a rien d’autre à communiquer que l’impossible à dire les nœuds, les passages, la mort et son sommeil : M’éteindre, mais alors complètement, M’éteindre à ne plus comprendre que je suis éteinte.

La force de ces poèmes, c’est qu’ils assument le vide, son épaisseur blanche. Le trajet blanc s’accomplit au-dedans de la blancheur et dans la sobriété. L’écriture acérée, tranchante dans sa douceur même, doit se lire avec les oreilles, comme le recommandait G.M Hopkins. Cassures, tensions, ellipses font de cette écriture une supplique offerte dans la nudité d’un dénouement ou plutôt d’une veille, dans la violence sans recours de la séparation qui n’est cependant pas une rupture puisque la poésie n’est pas seulement une habitation mais aussi une adresse. Souvent, Le champ de la représentation est bouleversé par la désarticulation syntaxique, la raréfaction méditée des signes, le recours à la suspension du vers, au renoncement de liaisons narratives. Cependant, il n’y a pas de vertige iconoclaste dans ces poèmes, le trait et le retrait ne figent pas muettement la parole. Aucun solipsisme, cette maladie postmoderne. Il ne s’agit pas – dans cette poésie splendide – de souffler sur la lampe pour créer les ténèbres. Pas de retranchement dans le grand minuit de la totale absence ! Au contraire, la voix du poème relève du charnel, avec une densité existentielle qui trouve son point d’ancrage dans l’exigence formelle. Le lien du langage au désir veille et relance toujours le chant, le chant brisé au mystère du cœur.

Présentation de l’auteur




Jean-Louis Rambour aux éditions L’herbe qui tremble

Les très actives éditions L'herbe qui tremble publient, ce premier trimestre 2024, deux livres de Jean-Louis Rambour. Tout d'abord Y trouver la fièvre, avec des illustrations de Pierre Tréfois : 70 poèmes environ, sous forme dense, ramassée (24 vers), qui prennent l'entièreté de la page.

Pour ce qui est de l'aspect formel, majuscule en début de phrase (on en croisera à l'intérieur du poème, facilitant le découpage de lecture) et un seul point en fin de poème Pas d'énonciation à la première personne du singulier. Le je est ici remplacé par il mais on a bien compris qu'il avait même valeur. Mise à distance donc du sujet qui s'observe comme de l'extérieur.

Plusieurs fois il s'est installé à table
avec le frémissement de celui qui vient
de quitter un carnaval bruyant
qui vient de se frayer son chemin
dans les guirlandes serpentins
vient d'une rue de fête populaire
si bien que la brutale mue
laissait sur sa chaise un être
improbable ni lui ni un autre

Jean-Louis Rambour, Y trouver la fièvre, éditions L'herbe qui tremble, 2024, 94 pages, 16 €

Ce dernier vers renforce cette idée d’extranéité, d'éparpillement, d'autant que ce je absent – le poète lui-même ne se sent-il pas comme absent de ce théâtre de vie – est aussi bien en embuscade derrière le on ou encore le vous et le nous.

Les jours se suivent comme
cailloux dans la chaussure
comme un début de colère
qui ne lève pas On les compte
en les alignant au sol ainsi qu'enfant
on alignait des noyaux de fruits
pour chiffrer le chemin
entre la terre et le ciel.

Et pour cette sorte de déréalisation, exprimée cette fois à l'aide du vous :

Les revers de poignet disent
la détermination Le souffle
sur les mains la certitude de savoir
une encyclopédie de choses
Les épaules font des signes
de délivrance tout le corps parle
les rêves parlent ils vous mettent
sur un paquebot de luxe sur
un Hollandais volant une nef
d'île au trésor ou sur un âne
qui traverse les Cévennes
Le cou est nu et la pomme d'Adam
s'agite au rythme des bruits
de l'orage des craquements
des bûches de bois des sauts
des aiguilles du réveille-matin
Vous êtes un membre de l'équipage
vous êtes des paupières et
des chemises ouvertes vous êtes
les pieds sur le sol et le trait
de lumière qui passe sous un nuage
et la liberté qui pousse en herbe
autour de tombes autour de puits
vous êtes un front blessé de pierres.

Cet autre extrait, jouant des mises en abyme, aussi bien de l'écriture que du "personnage" :

Il est là parce que nous y sommes
parce que notre repas de vivants
est une forme d'écriture de déclaration
Nous sommes à un âge grotesque
de la vie où l'on écrit l'oreille
plaquée sur les portes en alerte
du moindre bruit moindre arôme
moindre note d'un répertoire chanté
dans l'asphyxie des poumons et
le relâchement du sanglot du sang.

Observation quasi clinique, restituée de manière très poétique et qui inclut une introspection sans concession.

Il a toujours détesté la chasse
l'eau chaude des bains la boue
des chemins forestiers le café
brûlant les gens trop bavards

Dans cette longue plongée en lui-même, l'auteur évoque parfois le monde comme il va : [...] On tue Tout sert / à tuer la fronde de David aussi bien / Little boy sorti de Fat man / Tout sert à tuer même les pavots / des champs de Kandahar [...] mais c'est plus sa propre déchéance que celle du monde que le poète décrit : Si affaibli Il était une sorte de chien gris / efflanqué peut-être un cheval brisé / un prisonnier happé dans une bouteille / d'alcool comme on fait aux serpents

Magie d'un écriture qui emporte pour ce qu'elle dit et comme elle le dit.

Dans la nuit dans le sommeil
quand les étoiles n'en finissent plus
les mots en effet reviennent ne cessent
de revenir et forment des billes de sucre
des agates de cour d'école
des souvenirs des prophéties
qu'on mord à s'arracher la langue.

∗∗∗

Le deuxième livre de Jean-Louis Rambour, La bonne volonté de vivre, est plus court, une sorte de fable, symbolique, qui interroge la vie et son terme, allusive. Le titre questionne d'entrée. Faire preuve de bonne volonté, c'est se mettre dans une disposition à bien faire. Cette expression appliquée au verbe vivre titille l'esprit. On trouvera deux figures principales dans ce recueil : l'homme (comme dans le livre précédent, sans aucun doute l'auteur, pour une observation à distance, bien que celui-ci emploie également le je, ) et le passeur. Cet homme est double en quelque sorte, se regardant de loin et s'exprimant des profondeurs de son intimité : l'homme qui n'a plus d'enfant à saisir / (et moi qui si souvent ai trébuché dans mes colères). L'homme, c'est posiblement l'être social, celui qui se montre aux autres, dans le leurre des apparences, alors que je est l'authentique : Je ne triche pas. L'homme, lui, triche autant que la lumière du jour.

La figure du passeur renvoie inévitablement à Charon, le nocher des Enfers qui fait traverse le Styx aux âme des morts contre une obole. J'ai le visage transporté, en voyage vers une île déserte, derrière la porte. / Je tends déjà la pièce au passeur. L'auteur se sent proche de ce passage et fait une manière de bilan de son passé puisqu'il s'agit bien de contempler une vie à rebours. Belle formule pour dire le peu qu'il reste à vivre : L'avenir a déjà des rides.

On trouvera par ailleurs une référence au Christ : On peut percer un homme sous la cinquième côte, comme d'autres allusions à des figures apparemment tutélaires pour l'auteur : Hamlet, où est la tête du mort ? / Est-ce ce crâne posé sur des genoux, prêt à glisser / des mains de l'homme, Villon et Chagall, Hommes, ici n'a point de moquerie. Il y a / des paroles qu'on répète, secoue, dans le temps / où d'autres repeignent le plafond de l'opéra.

Le passeur est un personnage ambigu (un double, voire un triple de l'auteur ?) : Je n'y crois pas vraiment, / on navigue, on navigue et la mort n'est pas.et plus loin : Le passage n'existe pas puisqu'il n'y a pas de but mais dans le même temps : Toutes et tous allez passer à l'autre rive. [...] vous serez les compagnons et compagnes / des morts piteuses (comprenez : morts de pitié). / Votre Dieu ? Mais c'est fini maintenant...

Jean-Louis Rambour, La bonne volonté de vivre, éditions L'herbe qui tremble, 2024, 34 pages, 10 €.

C'est un long poème qui mêle désespoir, lucidité, colère parfois et un désir de douceur, d'acceptation : Je marche en fou à pas très lourds. / Je ne dévie que devant les murs. Certains vivent / assaillis par l'ombre des bonnes idées, / d'autres veulent prolonger un soleil qui s'étonne. / À la rigueur les parfums sont-ils justifiés pour laisser croire // à un reste de respiration. Moi, pour mon passage, / je ne me reconnais que dans les oiseaux en fuite. Finalement : Mon jour de colère / fait silence. La mort prononce des mots / avec une douceur de fenêtre brusquement ouverte.

Et, en conclusion, ces très beaux vers :

Voyez-vous,
il se produit que l'on croie pouvoir créér des feux
contre le feu, mettre des crèmes de couleur
sur nos masques et, sur les draps, un goût d'évangile.

Présentation de l’auteur




Olivier Risser lit Jean Lavoué

La poésie de Jean Lavoué est une terre d’accueil, un asile, une sauvegarde. Ne s’échafaudant pas sur une architecture alambiquée et ne s’éparpillant pas en de multiples pièces, elle n’a rien d’un imposant édifice. Au contraire, elle ressemble à un arbre qui unit et rassemble et qui bruit de toutes ses feuilles.

Chacune d’elles a un mot pour les exilés qui viennent, sous son ombre, s’abriter du soleil éblouissant et surchauffé du moi. Ces âmes y trouvent le sens de la communauté dans ce « nous » chéri du poète. Au fil des pages, au fil des ans, se forme une assemblée appelée au partage, conviée à la table de la solidarité des joies comme des tristesses, de l’espérance réaffirmée au creux même, parfois, de la détresse.

S’il est parfois question d’épreuves et de tristesse – certains poèmes en portent magnifiquement la mémoire – le lecteur est néanmoins invité à se tourner vers l’espérance et à accueillir l’esprit d’une joie élargie. Jamais le texte n’enferme.

Nous écrivions, à l’instant, « l’émotionnel » mais il serait tout aussi juste de parler « d’affectif ». En lecteur attentif de Hillesum, Jean Lavoué ne cède jamais à une quelconque désolation personnelle.

Cette poésie, orientée vers la communauté, ouverte au souffle, invite chacun à explorer une réalité « dont les bornes sont sans cesse reculées » sans jamais se replier sur elle-même. Toujours, elle ouvre grand la fenêtre pour se laisser cueillir par la lumière et le vent. Les aspérités, les poussières semblent disparaître grâce à cette invitation à élargir le regard. Cette poésie ne reste pas « derrière les vitres » (René Guy Cadou, Usage interne).

Olivier Risser, La Sève et le ruisseau, éditions A l’ombre des mots, 250 pages, 22 €.

*

Cette idée que l’être humain doit accomplir un chemin pour se trouver soi, et connaître sa propre vocation, parcourt toute l’œuvre de Lavoué. Sa poésie est l’héritière d’une anthropologie ouverte à l’espérance et à la foi qu’elle contribue, à son tour, à transmettre. Elle ne verse ni dans l’angélisme ni dans un optimisme de surface mais, s’il est bien vrai qu’elle ne méconnaît ni la part d’ombre des existences et des destins, ni les conditions réelles et historiques où l’on voit les humains se perdre et se détourner de leur vocation, elle se tourne résolument vers la clarté (voici deux extraits qui illustrent notre propos) :

 

Combien nous sommes dispersés,

Allant nos chemins sans boussoles,

D’informations en images,

De curiosités en impatiences

Ignorants du peu qu’il nous faudrait

(...)

Pour être dans la joie !

Ou comme l’exprime un autre passage du même recueil et en des termes très semblables, comme une sorte de variation :

 

Nous sommes faits pour le large,

Le mystère,

L’insoupçonné :

Du désir,

Ne manquons pas la cible  !

Tout âge d’homme est sacré, tout âge doit être préservé, soigné.

*

En définitive, chaque être de cette communauté du « nous » est appelé à prendre soin de soi, non premièrement pour soi mais, dit l’un des poèmes, « pour l’astre qui nous porte » et qui doit réchauffer et éclairer nos compagnons de vie, surtout en nos temps si incertains :

 

Là où croît le péril

Chacun de nous est concerné.

Feu, guerres, attentats,

Montée des eaux, ouragans, maladies,

discordes...

 

Temps qui, si nous n’y prenons garde et ne renouons pas le lien de notre humaine fraternité, déboucheront, par un mécanisme inexorable (observons ici l’énumération du deuxième distique), sur un avenir ‘‘embarbelé’’, comme l’auteur l’exprime, quelques pages plus tôt (dans Chant ensemencé). Si l’accent est ici pessimiste, les mots sont lucides :

Notre course aux mirages, nul ne l’enrayera :

 

Demain sera l’esclave des rêves d’aujourd’hui

Dès à présent, toute l’humanité est concernée. « Nul, en

dehors de nous-mêmes, ne l’enrayera ». C’est à nous et à nous

seuls de nous en délivrer. Cette fuite en avant au royaume

des illusions engendre des lendemains cauchemardesques.

Le poète nous rappelle ici que rien n’est sans conséquence pour nous qui formons l’humanité. Celle qui meurt sous les atrocités et celle qui regarde sans compassion, anéantissant par là même sa propre humanité, ont destin lié :

 

N’est-ce pas nous qui sombrons

Si nos frères meurent sur nos rivages

Si nous n’avons pas su partager le

Trop-plein avec eux (...) ?

 

Et l’on apprend aussi, à la fin de Fraternité des lisières, que nous avons, nous qui devons édifier une fraternelle communauté, à élever notre regard. A l’élever (lui enseigner), à nous élever, sans quoi nous ne nous souviendrons plus de nos liens, précisément, de fraternité. Alors se posera la question de « demain » (titre du poème) :

 

Habiterons-nous mieux la terre

Si nos âmes horizontales

L’encerclent de barbelés

Et de credo aveugles au ciel ?

Le zeugma des deux derniers vers place la conséquence avant la cause pour insister sur les effets de nos certitudes trop ancrées en nous-mêmes. Si nous ne sommes plus capables d’accueillir le ciel, nous ne saurons plus habiter la terre. Les âmes horizontales, comme tournant en rond, perdront le goût de l’horizon. « Terre », « ciel » : intéressant ici les places respectives de ces deux mots ; à nouveau, la conséquence est présentée en premier lieu (elle arrive donc, dans la chronologie de la lecture, avant la cause) comme pour mieux nous mettre en garde !

 

*

Cette terre nourricière, « comment ne pas la respecter et la protéger de tout notre être ? » questionne de façon rhétorique une dernière strophe d’un poème. La réponse, s’il devait en exister une, serait sans doute indiquée dans le poème lui- même : parce que nous n’avons pas vraiment commencé à nous comprendre ni à nous aimer. Parce que nous sursoyons à changer nos paradigmes. Naïfs ou faussement naïfs (naïfs à force de ruses et de dénis) quant aux échéances à venir, insouciants par paresse, nous pensons que le salut nous est dû et nous oublions commodément d’agir :

 

A force de demander au ciel

De nous accorder des délais éternels,

Nous en avons oublié notre demeure

 

C’est, bien entendu, une erreur grave de conséquences pour nous-mêmes comme pour la planète qui nous accueille, terre désormais et durablement « dévastée, humiliée par nos fautes » (cette personnification de la terre nous rappelle « notre mère la terre » de saint François d’Assise). Immoraux, nous le sommes déjà vis-à-vis de la terre. Immoraux parce qu’ingrats, immoraux parce que menteurs (un délai éternel, ça n’existe pas, sauf pour celui qui sans cesse repousse les échéances qu’il avait promises), immoraux parce que nous la tuons, elle, notre mère. Et Lavoué emploie bien ici un mot de sens moral, celui de « fautes ».

Le message et le ton de ces vers rappellent cette ouverture de L’homme sans nouvelle, d’Armand Robin : « La Terre est en peine en ce moment ; il ne faut pas dormir mais veiller avec elle (...). C’est l’heure de ne pas s’isoler d’elle, se désoler en soi mais de veiller avec elle, sur elle (...). Il ne faut surtout pas dormir, mais chercher et soigner jusqu’en nous-mêmes son mal ».

Cet esprit de communauté, ce souci de lien, cet usage du « nous » et du « tu », explique sans doute que « arbre » soit un des mots favoris de l’auteur. Parce que l’arbre, d’un unique tronc, révèle, en ses nombreuses branches et ramifications le « nous » véritable. Nourries à la même sève, et unies en un même corps, les branches, parce qu’elles se savent en lien, peuvent choisir en toute quiétude leurs directions et toutes, ainsi, s’étendent sans se perdre ni oublier ce qui les unit à la communauté.

 

L’arbre ne demande pas à ses

Branches

De se liguer les unes contre les autres

Pour atteindre le ciel

Il se contente de les laisser croître

 

La litote est jolie qui nous dit que l’arbre enseigne à ses branches la concorde et cet enseignement silencieux passe par l’amour confiant. Ainsi, le végétal déploie son envergure. Capable de regarder de tous côtés, il connaît le vaste champ du monde « où ruisselle la joie ». Dans toutes ses branches, coule une même sève et chacune d’elles s’oriente vers son propre horizon, par elle-même inventé. Symbole de vie et de sagesse, l’arbre ne cesse de s’élever en même temps qu’il allonge ses branches, dans toutes les directions. Transcendance et immanence, appel au voyage et à l’élévation, il offre l’idée d’enracinement auquel revenir si nos vies en éprouvent le besoin, en quelque « matin de défaite » :

 

Quitter la feuille pour la branche,

La branche pour le tronc

Le tronc pour la racine,

Ne plus faire qu’un avec l’arbre nu

 

*

 

Si, pour le poète marcheur, le mouvement de l’âme sur un plan d’immanence constitue un appel à vivre et à être pleinement incarné, ces vers indiquent aussi que les apparences seront trompeuses à qui ne lèvera pas les yeux. Il manquera une des deux dimensions de la vie : la transcendance.              

Comme l’espace ne saurait se confondre avec la surface, il implique une dimension verticale d’où le ciel finira par rejoindre les cieux. L’arbre habite ces deux dimensions et le poète, assurément, nous invite à l’imiter :

 

L’arbre ne demande rien à

Personne

Pour occuper l’espace qui lui est

Confié.

Il croît d’une lenteur parfaite,

D’une sobre liberté.

Il fait confiance au vent,

A la pluie,

Aux saisons qui l’ont vu naître.

Les mots de ce poème sont tous très bien choisis. Si le vent indique l’horizontalité, la pluie évoque la verticalité. Quant aux saisons, elles symbolisent le temps de l’immanence, de l’impermanence mais aussi celui de la vie qui passe et qui revient en cycles. Il s’agit là d’un « espace-temps » confié à l’arbre et ce mot, « confié », n’est pas sans importance. Il signifie ‘‘avoir été donné en toute confiance des possibilités de réception et de soin de la personne à qui l’on se fie en donnant l’objet, l’être, le secret’’.

Par ce mot, le poète nous propose une vision de la vie et de la création (pour qu’un bien soit « confié », il faut forcément un donateur) de toute beauté qui se couple avec une invitation à l’autonomie et surtout à la lenteur. L’arbre qui lentement mais indéfiniment s’élève pour rejoindre le ciel entre dans la danse, et donc dans la joie, et lui aussi – c’est écrit – est en « confiance ».

*

 

Pourrait-on parler des arbres sans mentionner les oiseaux, leurs hôtes et amis ? Un court poème des Carnets répond par la négative à notre question par cette autre qui exprime un étonnement émerveillé plus qu’une véritable interrogation :

 

L’arbre et l’oiseau

Ont-ils partie liée,

Comme la chair

Au souffle ?

Comme eux, ces derniers sont régulièrement conviés sous la plume de Lavoué et le poète lui-même reçoit l’invitation :

 

L’arbre abrite l’oiseau

Au-delà

Qui t’espère

 

Là encore, il ne multiplie pas les hyponymes. S’il arrive qu’on rencontre « mésange huppée », « hirondelle », « mouette rieuse » et « cormoran », « agile passereau », « alouette », le plus souvent, on regarde juste un « oiseau », des « oiseaux ».

L’animal, hyperonyme sous la plume du poète, voyageur entre ciel et terre, est évoqué pour sa fragilité, sa modestie, sa vulnérabilité et la mélodieuse poésie qu’il dépose sur le monde. Les vers ci-dessous et leur métaphore filée nous en offrent une belle illustration :

 

Imperceptiblement, nous laissons le chant de l’oiseau

S’élever en nous depuis sa partition cachée

Dans l’orchestre des feuillages.

*

 

Le poète ne se veut ni maître ni pédagogue. S’il nous questionne parfois, son ton n’est jamais appuyé ni démonstratif. Il s’agit toujours d’une invitation à la pleine et entière perception de la beauté du monde :

 

Le monde broie du noir

Mais il suffit d’ouvrir les yeux

Pour saisir encore le chant des

Couleurs

Sentir en soi le frémissement des

Feuilles

 

Tout un programme d’éveil aux choses et à soi nous est ici proposé. Le poète n’ignore pas le mal qui sévit sur les continents et Fraternité des lisières dont sont extraits ces vers en porte puissant témoignage. Pourtant, demeure (« encore ») la beauté. Ou faudrait-il dire, la beauté, toujours et partout, précède, comme une marque de fabrique du cosmos. Pour s’en rendre compte, « il suffit d’ouvrir les yeux ».

Ces vers que nous venons de lire mêlent habilement les sens de l’être humain. Entre les lignes, un autre texte s’écrit : « il suffit d’ouvrir les oreilles pour entendre le chant des oiseaux ». En effet, le mot « feuilles » et son « frémissement » ne peuvent manquer de faire apparaître l’image de l’oiseau. Le rejet opéré pour le mot « couleurs » suspend la phrase et crée une attente (le lecteur s’attendant à lire « oiseau » se dit, par anticipation, le mot à lui-même) et « couleurs », par un jeu de synesthésie, se teinte des sonorités diverses du chant des oiseaux, présents bien qu’invisibles.

Le monde peut désespérer et broyer du noir, les couleurs constituent la véritable texture des choses. Très nombreux sont ainsi les poèmes de Lavoué qui disent et rappellent l’éclat majestueux du monde et de la création. Tous guident le lecteur en chemin d’espérance.

*

Parenthèse (qui n’en est pas une) : Nous qui savons que Jean Lavoué se promène souvent sur le chemin de halage qui longe le Blavet et qui connaissons personnellement ces paysages qui ont vu naître tant de ses poèmes, nous pensons à lui comme le poète du Blavet. Il y eut, avec Aloysius Bertrand, ‘‘le poète de l’hôpital’’, on parle de Guillevic comme ‘‘le poète de Carnac’’. Verlaine surnomma Rimbaud « l’homme aux semelles de vent ». A chaque fois, ces périphrases qui font date offrent, dans une sorte de condensé, des clés de compréhension : sources d’inspiration, teneur de l’écriture et éléments biographiques. Si elles font bien leur travail, elles deviennent comme des épithètes de nature et la postérité les adopte parce qu’elles présentent, à elles seules, une part biographique et intime du poète, celle à l’origine principielle de sa poésie.

Osons dire de Lavoué qu’il est ‘‘le poète du Blavet’’. Entre le fleuve et l’homme, un lien s’est créé, non pas seulement esthétique mais aussi et surtout méditatif.

(…)

Le mot « fleuve », un des plus présents du corpus, invite à adopter un rythme en accord avec le flot de la nature et à se fondre pleinement dans cette mélodie, à en suivre la partition comme membre à part entière de l’ensemble orchestral. Le fleuve a au moins trois qualités qui en font un compagnon pour tout marcheur pèlerin : il va quelque part, il a une source autre part et entre ces deux extrémités, il est le lien, toujours fidèle à son tracé. Pour le poète qui fuit la nostalgie, il a cette qualité de ne jamais revenir en arrière et de se renouveler incessamment.

*

 

Le regard n’est pas celui, passif, d’un corps au repos, assis ou en intérieur. Jean Lavoué accorde une place importante à la marche. Source de présence authentique à soi, instant fécond de silence et d’ouverture, la marche est aussi cette occasion, trop vite négligée de nos jours, d’accéder à la verticalité. Le poète en chemin est aussi un poète en stature. Il a les pieds sur terre et le regard au loin, la tête droite et le pied ferme.

La marche, assurément, est une condition de présence authentique au monde et aux éléments d’abord par le voyage et la rencontre qu’elle permet. Il y aurait du malheur, pour le coup, à rester en chambre, privé de ce dialogue intime et corporel avec la création. Mais la marche représente, par essence, cette mise en mouvement de soi, de son corps et, pourrions-nous dire, cette mise en force de tout son être, indispensable à l’ouverture. C’est aussi le sens très concret de l’éloge que lui consacre le poète :

 

Marcher est un remède

Que ton corps

N’oublie pas

 

Pourtant fraternel en toute parole, le poète ne se prive pas, sur ce sujet, de certaines interpellations, comme ce début de poème :

 

Avez-vous déjà pratiqué la marche spacieuse ?

 

Nous voici, par cette question, prémunis contre notre myopie du quotidien, avec, entre nos mains, un riche programme de contemplation où il sera question d’adhésion pleine et amoureuse au monde et à sa beauté. Concept majeur que celui inscrit dans cette expression de « marche spacieuse » et où l’œil trop rapide croit d’abord lire « marche silencieuse » !

Cette marche spacieuse, en effet, nous pénètre de l’espace comme elle crée l’espace à chacun de nos pas. Elle devient ce qu’elle traverse et le silence lui est consubstantiel. Il s’agit de donner en recevant, de créer en contemplant parce que « Les premiers mots d’un poème naissent toujours d’une marche ». « Toute marche est une marche spirituelle », écrivait Grall et c’est bien aussi l’avis de Lavoué. La marche à pied est à la fois souffle et source de cette poésie. Et condition privilégiée de la présence !

*

Le silence délivre du trop de paroles et permet à la véritable parole d’advenir. Il élargit l’horizon de l’âme et rend audible la véritable présence. Chez Lavoué, proche en cela des sagesses monastiques, il s’agit aussi – et peut- être avant tout – de faire taire l’ego, de refuser l’éloquence, pour se mettre à l’écoute. L’ego est sourd mais il ne fait pas silence. L’esprit s’éveille dans le chant du silence.

 

Le silence

Est une vigile haute

Qui apaise la houle de ton cœur

Il entrouvre l’espace de tes pensées

Véritable veilleur (le mot « vigile » emprunté ici à la liturgie renvoie évidemment à la veille), le silence protège. La « vigile haute » pourrait être cette vigie des bateaux qui voit au loin et prévient la « houle » du cœur, autrement dit, cette force en soi qui permet de prévoir et de se prémunir. Le poème poursuit ainsi :

 

Il met une garde à ta bouche

Et à tes lèvres

 

Le silence, c’est donc d’abord une discipline. Se taire en paroles, c’est apprendre à faire taire au fond de son cœur ce qui s’agite et ce qui l’agite. Se taire, c’est éviter de blesser autrui, d’accaparer autrui et par là de blesser l’humanité qu’on porte en soi.

C’est dans ce silence de l’ego, dans cet éloignement des sentiments attachés à sa propre personne, dans ce silence aussi des passions tristes et parce qu’on parvient à faire taire toutes ces turbulences qui sont autant d’entraves, dans cette humilité enfin qui accueille la présence, c’est dans ce silence, disons-nous, que l’hôte divin ouvre grand ses bras :

La présence

Comme un arbre planté

Et tout au fond du silence

L’immense table dressée

 

*

 

C’est la plupart du temps de façon explicite que les poèmes de Jean Lavoué proposent des questionnements par un usage somme toute banal et normal des points d’interrogation. Il reste désormais à deviner, pour le lecteur, la portée véritable de ces phrases interrogatives. On peut relever chez le poète deux usages bien distincts même si tous deux cherchent avant tout à interpeller.

Le premier se fait à l’aide de questions dites rhétoriques. Il semble que l’auteur procède souvent ainsi, non pas à la manière d’un juge mais comme pour donner un ‘‘coup de pouce’’ à la prise de conscience, comme ici :

 

Cette éternité, la voulons-nous

Morts ou vivants ?

 

Si ces questions concernent en général le « nous », c’est bien que l’écrivain, jamais, ne se place en position de supériorité ou en donneur de leçon. Il s’inclut au contraire parmi ceux qui auront à méditer la question. Le second usage questionne en toute simplicité mais la tonalité varie. Parfois tragique, parfois naïve, parfois plus légère.

(…).

Les questions sont parfois posées comme on murmure un conseil, comme on chuchote dans l’obscurité d’une pièce ou sur un chemin au crépuscule. L’interrogation se charge dès lors d’un sens tragique, elle acquiert une densité et réclame qu’on la médite avant d’y répondre, comme dans ce tercet tiré de Nous sommes d’une source :

 

Dis, y aurait-il seulement place

Pour loger ce moineau

Dans la nuit grégorienne de ton cœur

 

Et le « Dis » qui ouvre la phrase comme une apostrophe orale invite en effet à tendre l’oreille. Signe que le poète a quelque chose d’important, dans son questionnement simple, à faire entendre (comprendre). L’interpellation est d’autant plus vive que le texte nous place au cœur de la situation d’un véritable dialogue par l’emploi du déterminant démonstratif « ce » qui rend l’oiseau présent à notre regard comme si le poète nous le montrait du doigt.

 *

 

En quelque sorte, on peut dire de cette poésie, qu’elle se déploie comme un long apprentissage de l’espérance, de la confiance, de la joie et de la présence et que cette dernière requiert d’abord l’acceptation, l’assentiment, l’accueil, le « oui ! ». C’est à l’individu qu’il revient de faire accueil à la lumière de vie et d’accueillir par là même la vocation qui est la sienne. « Nous sommes nés pour le printemps » rappelle le poète. Magnifique traité d’anthropologie chrétienne, ce vers dessine à lui seul le chemin, la voie d’espérance à suivre tout en rappelant l’intention divine. Dépasser le malheur et la froidure, aller vers le soleil et porter du fruit. Se tenir dans l’émerveillement. Voilà sans doute une belle feuille de route pour tout être humain :

 

C’est en amant de la terre

Emerveillé par le miracle

Sans cesse renouvelé de la vie,

Que tu accompliras ta vocation d’homme

(…)

 

La joie préexiste comme donnée même si, chronologiquement, il n’est pas exclu qu’elle vienne postérieurement à l’épreuve ni qu’elle ait eu un combat à mener pour pouvoir étendre ses rayons de lumière et illuminer le regard de l’homme. Voilà, une fois de plus, le témoignage d’une poésie qui nous invite à l’espérance, si bien que l’on pourrait tout aussi bien parler de poésie orientée vers la joie :

 

Que de temps

Pour quitter le lieu

De la blessure,

Et la porter

Partout en soi

Comme soleil !

 

La joie, ce n’est pas l’effacement improbable des souffrances (est-il seulement souhaitable, cet effacement ?) :

 

Nulle traversée

Qui ne garde les cicatrices

Du naufrage.

 

Au contraire, puisque, comme nous le disent en creux ces vers, il n’existe pas de traversée qui ne connaisse son naufrage, la joie n’oublie pas les tumultueux déferlements de la tempête tout au long de ce voyage au long cours. Chaque vaguelette conservera, après plusieurs milles, quelque chose de la force surgie des houles et fera encore siens les remous de jadis pour donner son surcroît de force à l’embarcation.

La joie est comme une survivance parce qu’elle est aussi le principe de vie de toute chose (souvenons-nous : « Au commencement était la Joie »). Il faut y croire, nous dit le poète. Elle est toujours le terme à toute crise, et ce en quoi toute chose, toute vie, tout combat, toute souffrance finit par se rejoindre :

 

Le savais-tu

Que le lieu de ta perte

Est aussi l’espace inouï de ta joie ?

Cette joie, nous devrions la qualifier plus précisément, et lui donner pour nom celui d’allégresse, à la fois vigueur et jubilation. C’est la joie printanière et nourricière, celle de la sève et du ruisseau.

Présentation de l’auteur