Les couleurs du poème : entretien avec Germain Roesz

Germain Rœsz est peintre, poète, enseignant chercheur à l’université de Strasbourg, et éditeur. A la pratique des arts plastiques, il joint, donc, la poésie et de la recherche théorique. Son expérience, ses publications ainsi que ses productions plastiques et éditoriales, le placent donc au cœur de ce sanctuaire mystérieux qu'est l'Art. Il a accepté d'évoquer son parcours, et ses avancées, si précieuses, avec Recours au poème

Germain, tu es plasticien, et écrivain. Pourquoi la poésie ? Quel lien avec ta discipline première ?
La peinture et l’activité d’écriture sont nées d’une immobilisation de 2 années faisant suite à un accident de voiture. Ce genre d’épreuves (je mets au pluriel) au moment de l’adolescence modifient complètement nos trajectoires, nos systèmes de pensée, et plus sûrement encore notre rapport à la vie. Cet accident pour fracassant qu’il fut (et qui m’a bien entendu poursuivi tout au cours de ma vie par la nécessité de nombreuses interventions chirurgicales jusqu’à récemment) a aussi ouvert de nombreuses portes sur l’art en général et plus fortement sur ce que peut signifier une vie d’engagement. C’est ainsi que j’ai fait irruption dans le monde de la peinture, de l’écriture. D’abord en autodidacte (j’avais 16 ans), ensuite par l’étude universitaire dans des domaines multiples. Cela m’a conduit à enseigner en théorie pratique et sciences des arts à l’université de Strasbourg après une thèse consacrée à la création collective. Il faut bien sûr des éléments fondateurs pour s’inscrire dans une pratique de l’art.
Pour moi ce fut une expérience avec la lumière, à la sortie du coma, que j’ai mis des années à élucider mais qui m’a plongé (ce terme est le bon mot) littéralement au cœur de la création (dans ce que Breton appelait cet infracassable noyau de nuit).
Mon parcours a toujours été mis en éveil par la pratique de la peinture, de l’écriture de la poésie et de textes théoriques (sur l’art bien entendu). Je dois aussi rappeler que j’ai participé à la création de plusieurs groupes artistiques (Attitude, le Faisant, Vis-à-vis, PlakatWandKunst et le duo l’épongistes avec Jean-François Robic) qui sont souvent à l’origine de l’existence même de l’art contemporain dans ma région. Ces groupes avaient aussi une forme structurelle qui se constituait autour de la création plastique, de l’écriture, de la recherche théorique voire de revues créées en commun (Feuilleton’s, Compresse, Scriptease). 

Exposition : L'Art monumental, Germain Roesz crée des oeuvres monumentales pour faire danser la couleur. Il a même créé des oeuvres inédites pour son exposition à Montigny-le-Bretonneux. 2018.

Dans l’effervescence des groupes des années 70 la dimension politique aussi était fondamentale. Et gérer des lieux d’artistes (nous en avons géré plusieurs), intervenir dans le débat théorique et politique était une manière nécessaire et presque unique de montrer et de faire exister la création contemporaine. Une donnée nouvelle aussi s’était imposée à nous, celle d’opérer en plusieurs domaines, un peu comme ce que thématisait Christian Dotremont, l’inventeur de Cobra avec Joseph Noiret, d’une déspécialisation. À partir de ce moment-là un peintre pouvait toucher au cinéma, un cinéaste à la musique, un musicien à la peinture, etc. Non pas dans un principe d’équivalence mais bien comme une série de portes qui s’ouvraient pour dire le monde autrement que celui qu’on nous imposait.  
Peux-tu évoquer la création de ta maison d’édition ? Les raisons pour lesquelles tu l’as créée, et sa structure ?
De par mes activités de peintre, de poète, de théoricien de l’art j’étais entouré d’un milieu fertile, bouillonnant et bien sûr parfois et heureusement contradictoire. J’ai créé la maison d’édition en 1994 tout simplement parce qu’il me semblait qu’il y avait autour de moi bon nombre de poètes qui n’avaient pas la réception qu’ils auraient dû avoir (à mon sens) et surtout une réelle difficulté à pouvoir être édités. C’est évidemment aussi une question d’amitiés fortes avec cette idée immédiate d’associer la poésie et les arts plastiques. Cette association évidemment ne cherche en aucun cas une illustration mais bien une succession d’échos toujours pour augmenter la compréhension commune. La maison d’édition a donc d’abord commencé avec des livres de bibliophilie (rares d’une certaine manière et à peu d’exemplaires). Cela s’est fait en premier lieu avec Jacques Goorma, Bernard Vargaftig, Henri Maccheroni, Patrick Beurard Valdoye, Patrick Dubost, Sylvie Villaume. Assez rapidement et en observant le lectorat, l’envie de faire en sorte que plus de lecteurs pouvaient accéder aux livres il s’agissait de réaliser des objets moins onéreux. Et c’est ainsi que sont nées plusieurs collections (Jour&Nuit, Contre-Vers, les cahiers du loup bleu, les parallèles croisées, Bandes d’artistes, Duos, DessEins, 2Rives). Chaque collection développe une certaine spécificité (textes courts, ou textes plus expérimentaux, ou textes longs, relations plastiques et poétiques immédiates, parfois partir de la pratique plastique même, etc.) et peut se développer grâce aux collaborateurs suivants : Claudine Bohi, Jacques Goorma, Haleh Zahedi et Arnoldo Feuer.
Pour ce qui est de la structure l’ensemble fonctionne sur mon activité d’artiste.

Lecture poétique de Germain Roesz à la Galerie Nicole Buck - partie 1, autour de son dernier livre La part de la lumière ainsi que quelques inédits - 28 septembre 2019.

Comment se porte le marché de la poésie ? Et celui de l’art ?
Vaste question. Il faudrait un livre pour y répondre. Pour l’art en général la substitution de l’œuvre comme possibilité de transformer le regard, de le porter plus loin, de respirer mieux, d’avoir des hauteurs de vue, et je pourrai poursuivre cette énumération, la substitution (comme on dirait d’une confiscation) donc de tout cela fait le lit de l’argent facile, d’une rentabilité immédiate, et d’une marchandisation de l’art. Les œuvres qui se constituent dans le long terme avec du côté de l’artiste tout d’abord l’approfondissement de son art s’effacent lentement de l’horizon ! Le constat que l’on doit faire c’est que la connaissance qu’ont les gens de l’art est parfaitement limitée à quelques connaissances médiatiques. Je défends l’idée que l’art que l’on voit est porté par une histoire plus profonde, plus dense, et parfois peu visible. C’est cette histoire que j’ai envie de porter et non pas celle qui est fabriquée à partir de systèmes de réception qui omettent l’épaisseur des débats, des conflits et des possibles. Et puis, pour l’art on voit bien que la légitimation (de manière générale) des œuvres se fait (ne se fait qu’) à partir de l’argent, du prix et de son corollaire la spéculation. L’enrichissement qu’on doit tirer d’une œuvre ne tient pas au bénéfice monétaire qu’elle peut rapporter mais à la force de ses représentations, des idéaux qu’elle véhicule, des modifications de pensée, des ressentis qu’elle produit en nous !

Angles couleur 10, recto, 30,7x26,1 cm, 2023.

Angles couleur 10, verso, 30,7x26,1 cm, 2023.

Mais ta question a débuté avec marché de la poésie. Et curieusement j’entends marche de la poésie, une sorte de cheminement qui opte pour les différences, un chemin pour monter plus haut. La poésie, si l’on cherche à la fréquenter dans sa diversité échappe parfois à une institutionnalisation, et d’une certaine manière à l’argent. Je connais peu de poètes qui vivent de leur poésie (contrairement à la littérature du roman en général). Évidemment ce constat doit se faire en signalant un paradoxe. Pour ma part je pense que le fait que les poètes ne sont pas assujettis à l’argent leur donne (et montre) une force de liberté sans égal. Cependant cela signifie aussi (parce qu’ils n’en vivent pas) que la lecture de la poésie est restreinte, que les médias ne la parlent pas assez, ne la convient pas justement pour permettre, ce qui est ma ligne de combat, de montrer sa diversité de sens, de lieux qu’elle entrevoit, d’écarts qu’elle fait par rapport à l’hypercapitalisme qui nous avale, qui avale tout d’ailleurs. La poésie qui m’intéresse est diverse, mais c’est toujours celle qui est authentique, je veux dire qui se tient dans une singularité. Un ou une poète ne se doit pas à la totalisation du monde, à faire croire à sa compréhension d’un tout qui nous échappe, mais bien de témoigner de la multiplicité des constellations de pensées, de réflexions. Claudine Bohi a cette phrase que je trouve d’une justesse absolue, la poésie est la chair de la philosophie. Et c’est bien pour cela que certains philosophes, et non des moindres, nous disent que ce qui compte le plus c’est la poésie. Il y a, dans l’association des mots, lorsqu’elle est réussie, une urgence brûlante qu’il faut, qu’il faudrait pouvoir montrer. Il faut ajouter à mes remarques, et le marché de la poésie place St Sulpice qui a lieu chaque année le prouve qu’il y a plus de 300 éditeurs de poésie en France. On les dit petits éditeurs ! Cet attribut est inadéquat, ils sont justement la sève même de la poésie, ces petits éditeurs en plus d’éditer des livres, de faire découvrir des poètes, de permettre à certains d’avoir enfin un lectorat, d’organiser des lectures, de se battre avec l’aide des libraires pour que les livres soient disponibles, font le travail en profondeur que l’histoire ne devrait pas oublier.
Pour ce qui est de Les Lieux dits il y a un lectorat de plus en plus important. Cela s’est fait avec les poètes et les artistes eux-mêmes. Par le bouche à oreille et grâce aux recensions dans diverses revues qui ont relayé le travail que nous faisons.  

Lecture poétique de Germain Roesz à la Galerie Nicole Buck - partie 2, autour de son dernier livre La part de la lumière ainsi que quelques inédits - 28 septembre 2019.

Y a-t-il des lieux alternatifs qui permettent à un art et/ou à une écriture non « institutionnalisés » d’être aisément accessibles au grand public ?
Je crois justement que les dits petits éditeurs sont ces lieux alternatifs. Beaucoup d’entre eux sont aussi poètes, et de nombreux poètes œuvrent dans des professions totalement diversifiées et font eux-mêmes promotion de la poésie par des manifestations, des rencontres, des lieux, des revues. Ils le font souvent avec peu de moyens dans une sorte de sacerdoce souvent incompatible avec la théorie de la rentabilité mercantile envahissante. Ces lieux sont à protéger, à sanctuariser. Bien entendu, je regrette que la poésie ne soit pas davantage convoquée dans la sphère médiatique, qu’on ne donne pas assez la parole aux poètes. Dans la poésie contemporaine toutes les questions qui traversent la société en général sont présentes, mais ne le sont pas forcément sous l’angle d’un simple constat, ni sous la forme d’une solution impérative. Les questions sont présentes comme un écart, comme une suspension qui donne au sens la priorité fondamentale. La poésie n’est pas la communication, elle vise plus haut pour montrer un espace plus élargi, toujours plus large que la réduction capitaliste, que la réduction de la pensée dominante. D’autre part elle permet pour qui la fréquente d’accroître sa conscience quant à l’histoire, quant à l’écologie, quant au corps, quant à l’amour, quant à l’altérité, quant à l’invention d’un à-venir partageable. Cette conscience que donne la poésie appelle évidemment la curiosité des lecteurs, et plus fortement encore un engagement qui ne délègue pas au tout technologique la prise en mains de nos vies.  

Lisière, acryl past. s. arches, 23,5x29,4 cm, été 2023.

Tu enseignes l’art, à l’université. Comment, et pourquoi ? Tes étudiants lisent-ils de la poésie, est-elle associée à leur démarche artistique ?
Je n’y enseigne plus. Je suis aujourd’hui professeur honoraire. Cependant, j’ai gardé pas mal de contacts avec de nombreux étudiants. Certains sont passés par un cours de poésie sonore que j’avais créé. Ils ont pu y découvrir les figures historiques, et parfois ont été confrontés à des poètes vivants au cours de rencontres inoubliables (avec Bernard Vargaftig, Odile Cohen Abbas, Patrick Beurard Valdoye, Julien Blaine, Serge Pey, Patrick Dubost, Henri Meschonnic, Bernard Noël, et j’en oublie). Ils ont été amenés aussi à écrire de la poésie, et surtout à la dire, à la produire en public. Nous avons pu ainsi faire plusieurs spectacles au sein même de l’université et même à l’extérieur. Pour des étudiants en arts plastiques et en arts du spectacle cette initiation poétique et expérimentale a été fertile. Ensuite, c’est un chemin personnel. Il faudrait pouvoir donner beaucoup d’exemples personnels. J’ai le souvenir de textes poétiques dits et proférés par mes étudiants qui étaient extrêmement justes et émouvants, qui parlaient autant de leurs engagements politiques que de leurs ressentis les plus intimes. Cela montre bien que d’ouvrir une porte permet d’en ouvrir bien d’autres. L’exemple le plus proche concerne Haleh Zahedi qui a fait une thèse sous ma direction, qui est une artiste remarquable et qui vit aujourd’hui à Bruxelles. Elle gère la collection bandes d’artistes (justement une des collections qui associent œuvres plastiques arrivant au départ et poèmes en échos à celles-ci). Cette collection compte aujourd’hui 110 duos artiste/poète.
Ajoutons qu’aujourd’hui nous ne sommes pas loin de 500 ouvrages publiés depuis le début de l’aventure de Les Lieux Dits.  
Tu publies des poètes accompagnés par des artistes plasticiens. Comment sont-ils associés ?
Au départ l’association était faite par moi, et grâce à la connaissance du milieu artistique et poétique que j’avais. Aujourd’hui, c’est devenu plus complexe grâce aux collaborateurs de Les Lieux Dits, mais aussi grâce aux artistes et poètes sollicités qui me rendent attentifs à telle ou telle œuvre, à telle ou telle forme poétique. Cela finit par relever d’un jonglage difficile à tenir.
Cela a aussi créé une synergie (un nombre considérable de manuscrits, des propositions tous azimuts, une demande à laquelle je ne peux plus répondre) passionnante, épuisante. Dans les associations qui se forment la question du désir est essentielle. Les poètes ont, la plupart du temps, à choisir parmi des propositions artistiques et donc des artistes qu’ils découvrent (qu’ils ne connaissaient pas forcément). L’idée est évidemment qu’ils répondent sans procéder à l’illustration de la peinture, du collage ou du dessin. C’est cela qui est passionnant parce que du côté du peintre par exemple la demande est de répondre dans une contrainte en toute liberté, et du côté de la poète ou du poète la demande est contrainte pour un nombre de pages, par un format spécifique, etc. mais aussi dans une totale liberté. 

Performance Germain Roesz Fondation Fernet-Branca. 13 février 2015.

C’est au fond deux libertés qui se joignent pour ouvrir un espace inconnu (cela concerne la collection 2Rives que dirige Claudine Bohi, la collection DessEin et Duo que je dirige, la collection Bandes d’artistes que dirige Haleh Zahedi). Les autres collections sont davantage dans l’espace du seul texte poétique, mais toujours sous l’angle de la liberté (J. Goorma pour les cahiers du loup bleu et Jour&Nuit ; Arnoldo Feuer pour Parallèles croisées). Pour les cahiers du loup bleu nous sommes dans un texte qui oscille entre 30 et 50 pages, et le loup (bleu) qui figure en 4èmede couverture est choisi par moi dans tous ceux que j’ai en réserve et pour lesquels j’ai sollicité de nombreux artistes (je crois qu’à ce jour il y a trente deux artistes différents qui ont proposé les loups).
Existe-t-il une dynamique sémantique spécifique préétablie entre l’écrit et l’image lorsqu’ils sont réunis dans un recueil ? Qu’apportent l’un à l’autre, et vice versa ?
Heureusement que la dynamique sémantique n’est pas préétablie. Le sens est justement dynamique. Il roule de l’un à l’autre, il fait - par ces allers et retours - comprendre ou le texte ou la peinture, à chaque fois différemment. Il s’agit toujours de faire confiance à l’artiste et au poète. Comme peintre et comme poète j’ai bien entendu des préférences, et au départ je choisissais des artistes dans mes champs de référence. Je faisais de même pour les poètes. En éditant de plus en plus le champ s’est agrandi, les amitiés se sont accrues et diversifiées. La dynamique s’est installée comme un refus des clans, comme une ouverture salutaire à la diversité. En ayant aussi observé (pour mon travail théorique) scrupuleusement le fonctionnement des duos je peux évoquer rapidement une sorte de typologie (qui relève d’une sémantique). Il y a des duos qui associent deux différences, qui les mettent en lutte, en duel pour produire un événement particulier. Il y a des duos qui fabriquent un autre qui pourrait à terme avoir un fonctionnement autonome, une signature singulière. Il y a des duos qui en saisissant leurs points de force et en observant leurs faiblesses s’associent pour une œuvre augmentée. Il y a ceux qui juxtaposent, d’autres qui s’observent et se répondent comme font des musiciens de jazz qui improvisent. Il y a ceux qui s’écartent de ce qu’ils font fréquemment, et souvent alors dans leur pratique personnelle quelques choses évoluent. Il y a ceux qui s’agglomèrent en connivence, en reconnaissance d’un terrain commun, d’un partage d’idées et d’idéal. La période de l’Ut Pictura Poésis est évidemment dépassée. Lorsqu’on y associe la formule du poète Simonide de Céos « la peinture est une poésie muette, la poésie est une peinture parlante » on peut penser qu’il y a une équivalence. Dans le temps d’aujourd’hui il me semble que l’association image (qui n’est pas une image) et poésie, lorsqu’elle n’est pas illustrative, fait advenir un territoire nouveau, ou qui était inaperçu. Cela veut dire à mes yeux que le projet est d’inscrire une série d’échos tout comme fait une pierre lancée à la surface de l’eau fait des ondes. Ces ondes provoquent un ensemble et déterminent dans le même temps des complexités singulières. Voilà le projet de ces associations, ambitieux mais magnifiquement stimulant.
Et maintenant, quels sont tes projets ?
Il faudra que je fasse comprendre que la structure artisanale de la maison d’édition doit encore continuer ainsi, mais ce sera au prix de nombreux refus d’éditer. J’ai trop de demandes aujourd’hui, et je dois me restreindre pour des raisons de temps, et bien sûr de budget. Mais le plus important est le temps. Si Les Lieux Dits sont ce qu’ils sont aujourd’hui, je le rappelle, c’est grâce à l’amitié indéfectible de ceux qui m’aident mais aussi à cette énergie que j’ai encore. Je veux dire que la volonté de tenir haut (cela n’empêche nullement de se tromper parfois) la forme poétique et plastique nous isole, et fait croire quelquefois qu’on ne répond pas à la demande de l’autre. Cela produit une grande solitude. Je veux dire que rester dans une authenticité de pensée isole, que de mettre l’exigence au cœur de notre travail produit une grande solitude et fait souvent souffrir. Mais, c’est à ce prix que nous gagnons à mieux faire comprendre ce que c’est que l’art. Pour ma part c’est un travail théorique que je fais dans mes textes (souvent publiés dans des catalogues) consacrés à des artistes où je m’impose de parler des origines souterraines de leurs œuvres, des partis pris nés de rencontres fortuites, improbables et encore de leurs engagements de vie. Je l’ai tenté aussi pour la poésie dans un essai au titre provocateur Où va la poésie ? chez Vibration éditions où j’évoque plus de 50 poètes de notre temps. Bien sûr, personne ne sait où va la poésie mais témoigner de sa diversité permet de comprendre aussi qu’on peut saisir l’art non pas dans ses imprécations impératives mais bien dans une structure dynamique et contradictoire qui active l’intelligence (comme celle d’être en bonne intelligence avec les autres).
Tu me demandes mes projets, j’aurai tendance à dire à ralentir, mais de ce ralentissement qui permet de mieux faire comprendre, de mieux réaliser aussi mon travail de poète et de peintre, et peut-être, pour un temps encore, de mieux accompagner les poètes qui déjà ont publié chez Les Lieux Dits. J’en suis à chercher une rareté de sens, une qualité de monde inaperçu qui ne sera pas que le miroir du virtuel, une exigence qui nous mettra encore en relation avec la vraie nature des choses (un tactile surprenant, une caresse réelle, un sens revivifié dans un monde si inquiétant). Cela relève bien sûr d’une position éthique. L’enjeu est énorme et la vie n’y suffira plus, mais reste comme un témoignage de ce qu’on peut, comme être humain, pour continuer à faire tenir debout ce que nous appelons humanité.

STRASBOURG, PRESQU'ILE MALRAUX : PARCOURS SONORE EC(H)O, 30 janvier 2020, intervention du poète GERMAIN ROESZ durant la conférence de présentation du parcours sonore (poésie/musique) par l’agence d’ingénierie culturelle CAPAC.

Présentation de l’auteur




Jonathan Alexander España Eraso : derrière le Silence colombien

Présentation Sandra Uribe Pérez - Traduction de l'espagnol : Betsy Lavorel

 

Le Silence vorace est un « livre-rivière », un « livre de brume » qui coule et dévoile sur son passage une nature luxuriante où brillent orchidées, algues, anthuriums et jacarandas, jusqu'à "des meutes d'arbres" et une multitude d'oiseaux, félins, amphibiens, poissons, mammifères et insectes, dont la présence est marquée par leur proximité avec l'esthétique du haïku et la tradition orientale.

Ces pages condensent divers territoires, tels que le corps ("le naufrage à l'intérieur"), la maison (vue à la fois comme paradis et désolation), le pays (observé de loin, mais sans échapper à l'incertitude et à la violence) et le/son monde (qui "a déjà le cou brisé"). La visite de tous ces endroits ne peut être que la révélation des différentes formes que prend le silence dans sa conjonction avec la mort, au milieu d'un temps qui "s'étouffe" :

Les lucioles
éclairent le champ.
Corps mutilés.

La déchirure que l'on ressent est également due à la perte de la mère, du père et de la grand-mère, lorsque le moi poétique indique, par exemple, "je suis ma mère agonisante", "tu disparais dans l'image / incendiée de notre maison", "où reverrai-je ce visage d'abord ?", ou "la voix de mon père berce un village calciné, il souffre du bruit des dents d'acier, des entrepôts éclaboussés". En fin de compte, l'auteur est "poursuivi par l'odeur de la racine" et, pour cette raison, il ne cesse pas de rechercher les vestiges du passé, et fouiller dans la "lumière ancienne" de la mémoire.

J'hérite de la lumière de ma grand-mère.
Son sang engendre cette page.

Jonathan Alexander España Eraso lit une extrait de son recueil Le Silence vorace.

En opposition au silence, les sons sont présents tout au long du voyage poétique et se tissent des sonorités grâce aux  mots, aux murmures, chants... Ansi, la musique est apparaît comme une "blessure longue et lourde", comme "le murmure de ce qui est perdu". Mais il ne faut pas oublier que le silence est aussi insatiable : "L'œil insomniaque me dépouille des mots", dit l'auteur. Et c'est ainsi que le poète arrive, selon les mots d'E. E. Cummings, "au silence au vert silence avec une terre blanche à l'intérieur".

Jonathan Alexander España Eraso partage une lecture de son recueil Le silence vorace.

En fin de compte, ce que tente le poète est perceptible dans l'épigraphe de l'écrivain et compositeur brésilien Waly Salomão se réalise : "Écrire, c'est se venger de la perte". Ainsi, nous sommes toutes et tous invités à démêler la manière dont la revanche à prendre sur l'existence est ourdie dans ce livre, et à nous laisser habiter par l'incandescence, le vertige et l'émerveillement. Malgré l'appétit démesuré du silence, la voix poétique de Jonathan Alexander España Eraso perdurera dans le panorama des lettres hispanophones.

SÉLECTION DE POÈMES DU SILENCE VORACE

Traduction de l'espagnol par Betsy Lavorel.

RISQUE

J’écris entouré de la neige qui tache l’os.
Je m’effeuille dans le secret.
Le seul confins est la page.

***

La main nue possède la douceur
du crépuscule qui se plie.
Je sens le mot
comme un trou dans tout le corps.

***

Un fantôme ouvre ses entrailles.
Dans le vocable, il inscrit sa langue coupée.

***
L'écriture a la forme de l'effacement :
la métaphore vivante du geste me montre du doigt
et se retire.

***

Une aile forge l'écrit,
son signe convoque
les cieux qui se déchirent.

***

Le poète fait taire notre attente
dans la nuit propre.
Comme une bouche qui presse
le jus des noms.

***
L'errance de l'écriture retrace chaque appel,
sa trace dessine l'assaut de la bête sauvage.

***

La guillotine tranche la tête
de celui qui écrit sur le bord du poème.

***

Sur la page
le vent déchire avec ses dents
cette voix.

***

La gorge ouverte découvre
un cygne plongeant dans l'encre.

***

L'écriture traverse la cour désolée
de mon enfance.

CONJURY

Il pleut des mots.
Les nuages pointent le cerf.
Les poules descendent
comme brume.
Sur cette feuille,
la cruche et les os.
Vous ne faites que priez pour qu’
au milieu du poème
la mort ne se profile pas.

JAGUAR

La clarté envahit le chemin.
Son incandescence gronde
dans le bosquet.
Les pas m'entourent
dans un intervalle de lueurs.
Les feuilles mortes crépitent et les tuiles
d'argile brûlent.
Dans l’éclat du vertige,
l'animal s'élance
à mon cou.
Je suis une proie ancienne
entre les crocs délicats de la lumière.
J'écris sur l'éphémère,
j'essaie d'être le mot
et la blessure.

LE CHAPELET DE MARIA ERASO

Dans les yeux de la vache,
la vieille femme et moi
sommes la lumière chaude.

***

Le soleil des cerfs
se cache dans les pots d'argile.
Ma grand-mère,
fente dans l'après-midi.

***

Dans la cour des myrtes
sur la terre
afflue le sang du coq.

***

Entre les lèvres de ma grand-mère
ma mère est une prière
au fil des saisons.

***

Intempéries et épis
Déshabillent les yeux

***

Au fond de l'eau
effrayée
les jours s'écoulent.

***

La sève et l'encre
assèchent le corps vieilli.
Sa peau germe des mots.

***

Devant la cuisinière
les mains et le feu.
Se dissout L'éternité.

***

Un bol de soupe chaude
sur la table maternelle
cherche ma tête.

***

Les échos de l'impuissance,
son cœur
une pastèque gelée.

***

Votre solitude
épaisse et décourageante,
s'épuise sous terre.

***

Orfèvre du proche,
attends-moi à la fin des heures.

***

J'ai hérité de la voix de ma grand-mère.
Son sang
engendre cette page.

 

RIESGO

Escribo rodeado por la nieve que tiñe el hueso.
Me deshojo en el secreto.
El único confín es la página.

***

La mano desnuda posee la suavidad
del crepúsculo que se pliega.
Siento la palabra
como un agujero en todo el cuerpo.

***

Un fantasma abre sus entrañas.
En el vocablo inscribe su lengua cortada.

***
La escritura tiene la forma de la borradura:
la metáfora viva del gesto me señala
y se retira.

***

Un ala fragua lo escrito,
su signo convoca
cielos que se desfondan.

***

El poeta calla nuestra espera
en la noche limpia.
Como una boca exprime
el zumo de los nombres.

***

La errancia de la escritura remonta todo llamado,
su rastro esboza la embestida de la fiera.

***

La guillotina hiende la cabeza
de quien escribe en la frontera del poema.

***

En la página
el viento desgarra a dentelladas
esta voz.

***

La garganta abierta descubre
un cisne que se zambulle en la tinta.

***

La escritura atraviesa el patio desolado
de mi infancia.

CONJURO

Llueven palabras.
Las nubes señalan al ciervo.
Gallinazos descienden
como niebla.
En esta hoja,
el cántaro y los huesos.
Sólo ruegas que
en la mitad del poema
la muerte no se asome.

JAGUAR

La claridad invade el sendero.
Su incandescencia ruge
en la arboleda.
Me rodean pisadas
en un intervalo de resplandores.
Crepita la hojarasca y las tejas
de barro arden.
En el fulgor del vértigo,
el animal se lanza
sobre mi cuello.
Soy una presa antigua
entre los delicados colmillos de la luz.
Escribo sobre lo fugaz,
intento ser la palabra
y la herida.

LAS CUENTAS DEL ROSARIO DE MARÍA ERASO

En los ojos de la vaca,
la anciana y yo
somos la tibia luz.

***

El sol de los venados
se oculta en las ollas de barro.
Mi abuela,
hendidura de la tarde.

***

En el patio de arrayanes
sobre la tierra
aflora la sangre del gallo.

***

Entre los labios de la abuela
mi madre es una plegaria
bajo las estaciones.

***

Intemperie y espigas
desnudan sus ojos.

***

En el fondo del agua
asustados

se escabullen los días.

***

La savia y la tinta
secan el cuerpo envejecido.
Su piel brota de las palabras.

***

Frente a la hornilla
las manos y el fuego.
Se disuelve la eternidad.

***

Un plato de sopa caliente
en la mesa materna
busca mi cabeza.

***

Ecos de desamparo,
su corazón
una helada sandía.

***

Tu soledad,
espesa y abatida,
se agota bajo tierra.

***

Orfebre de lo cercano,
espérame al final de las horas.

***

Heredo la voz de mi abuela.
Su sangre
engendra esta página.

Sandra Uribe Pérez (Bogotá, Colombie, 1972). Poète, narratrice, essayiste et journaliste, architecte, spécialiste des Environnements virtuels d'apprentissage et titulaire d'une maîtrise en Études de la culture avec mention en littérature hispano-américaine.

Elle a publié les recueils de poésie Uno & Dios (Bogotá, 1996), Catálogo de fantasmas en orden crono-ilógico (Chiquinquirá, Mairie de Chiquinquirá, 1997), Sola sin tilde (Quito, Arcano Editores, 2003) et son édition bilingue Sola sin tilde – Orthography of solitude (Bogotá, 2008), Círculo de silencio (Bucaramanga, UIS, 2012), Raíces de lo invisible (Popayán, Gamar Editores, 2018) et La casa, Anthologie (Bogotá, Universidad Externado de Colombia, 2018). Une partie de son œuvre a été traduite en anglais, italien, français, portugais, grec et estonien, incluse dans différentes anthologies et publications nationales et internationales, et récompensée dans divers concours. Elle est actuellement enseignante à l'Université Colegio Mayor de Cundinamarca (Bogotá).

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (53) : Jacques Robinet

Après La Monnaie des jours et Notes de l'heure offerte, Jacques Robinet nous offre des extraits de ses « notes » de l'année 2020, sous le titre L'Attente. Ce troisième volume me semble aller aussi loin qu'il est possible à un diariste en pleine maîtrise de son écriture. Il conjugue, en provoquant à chaque page une émotion rare, telle celle que l'on ressent aux confidences les plus intimes d'un ami cher, méditations et rêveries, réflexions et introspection, aveux et interrogations sur la vie et la mort.

Le croyant, le psychanalyste, le poète sont une seule et même personne, ils vivent en plus ou moins bonne intelligence, tentant de nouer une alliance qui pourrait enfin surmonter les doutes, les angoisses, les douleurs. En avouant la difficulté de les faire vivre ensemble et d'avancer sur un chemin où les pélerins ont laissé tant de traces, Jacques Robinet se montre à nous sans fard, sans recherche rhétorique, sans complaisance et souvent sans vaine pudeur.

Peut-être ne suis-je capable de prier que par inattention, par surprise, au contact de la beauté qui fait bondir mon cœur. Il en va de même en poésie où toute crispation est vaine. Prier, c'est peut-être rendre les armes, renoncer à être l'architecte de son temple, laisser s'écrouler les murs, se laisser envahir où les mots défaillent. Cette disponibilité n'est pas aisée pour l'obsessionnel tout occupé à colmater ses failles.

Jacques Robinet, L'Attente, La Coopérative, 22 euros.

C'est bien ce souci constant, souvent éprouvant, d'abolir la barrière que les mots paraissent élever contre celui qui veut se dénuder, se dévoiler en même temps, qui anime l'écrivain, toujours sur ses gardes, se défiant du langage comme de lui-même.

J'aimerais n'écrire que ce qui est essentiel, sans embellissements, sans prendre la pose, en déjouant le trop, le pas assez, le souffle du mensonge. En vieillissant, j'aimerais que tout se resserre sur le grain d'or qui brille  encore, après tant de sable secoué au tamis des années.

Longtemps, Jacques Robinet confesse avoir attendu pour prendre la plume. Parfois se permettait-il d'écrire un peu de poésie, « en fraude », la psychanalyse dévorant la majeure partie de son temps. Cette attente semble rejoindre celle, maintenant, du vieil homme malade qui ne cherche plus qu'à toucher, de tout son être, l'essentiel. Une attente qui vient de très loin, des « désirs inextricables » de l'adolescent sans doute, peut-être même de l'enfant passionnément attaché à sa mère.

L'enfant têtu demeure, ébloui et apeuré par son destin d'homme. Je ne cherche plus à le guérir, mais à retrouver la ferveur de ses commencements.

L'espérance de retrouver l'émerveillement premier, c'est sans doute, portée par un sentiment de bonheur que peut donner l'instant fugace, l'espérance confuse, plus ou moins consciente, de retrouver Celui qui est lumière et Vie. Le poète sait reconnaître et saisir ces moments précieux où le froid de la solitude est soudain réchauffé, inexplicablement.

Moments de bonheur quand, de la terrasse le soir, je regarde le jour se perdre lentement dans la nuit. Autour du jardin, la grande couronne des arbres assure le décor immuable d'un spectacle qui varie sans cesse. Jeu infini des couleurs qui effleurent ou embrasent le ciel. Oublieux de tout, je finis par me perdre à mon tour dans le grand silence de la nuit. Plus tard, montent les étoiles. Paix complice de ce brasillement.

Se perdre ainsi, ne serait-ce pas, au contraire, se sauver ? Ce que la poésie, qui fait étinceler son or secret dans tout ce livre, peut souvent approcher dans les beaux petits sentiers d' une prose magistrale, chemins buissonniers, chemins de traverse, qui fera date dans notre littérature contemporaine.

Présentation de l’auteur




Grzegorz Kwiatkowski, sillon nouveau d’un avenir poétique polonais

Poèmes présentés par Guillaume Métayer et traduits du polonais par Zbigniew Naliwajek.

Grzegorz Kwiatkowski est un jeune poète polonais né en 1984 qui travaille sur la mémoire de la violence historique en Europe centrale et dans le monde, en s’inspirant notamment de la technique du collage et des biographies funéraires d’Edgar Lee Masters.

Il donne ainsi à réentendre de manière frappante la parole  des victimes et des bourreaux. Déjà auteur de nombreux recueils de poèmes, il intervient dans de nombreuses universités, notamment aux Etats-Unis. Il a également une activité musicale intense avec son groupe Trupa Trupa. Son premier livre français, Joies, a été publié à la rumeur libre éditions dans la collection « Centrale /Poésie » avec une préface de Claude Mouchard (2022).

Grzegorz Kwiatkowski, poète et chanteur.

Poèmes extraits de Joies, recueil préfacé par Claude Mouchard et paru à la Rumeur libre  éditions (collection « Centrale / Poésie ») .

essence

Rubinstein le fou chantait dans le ghetto
alle gleich !
alle gleich !
tous sont égaux devant la mort
et cela nous mettait de bonne humeur
mais on nous a transportés dans un camp
les enfants brûlaient dans un énorme trou
et on alimentait le feu avec ordures et essence

benzyną

wariat Rubinstein śpiewał w getcie
alle gleich!
alle gleich!
wszyscy są równi wobec śmierci
i to nas wprawiało w dobry humor
ale wywieziono nas do obozu
w ogromnym dole paliły się dzieci
i ogień podsycano śmieciami i benzyną

foin

je me cachais dans un abri près d’un lac
aux environs de Włodawa
parfois on me donnait du pain pour rien
parfois un peu de lait
mais le plus souvent je buvais de l’eau dans des fossés
et mangeais du poisson mort et du foin

siano

ukrywałam się w budce przy jeziorze
w okolicach Włodawy
czasami dawali mi chleb za darmo
czasami trochę mleka
ale najczęściej piłam wodę z rowów
i jadłam śnięte ryby i siano

kinderszenen

il aurait laissé sortir des prisons tous les nazis disait-il
« qu’ils courent dans leurs propriétés alpines
qu’ils aiguisent les crayons et se mettent à rédiger leurs histoires et souvenirs »
autrefois il pensait que le sentiment de culpabilité leur ferait éclater les cerveaux
mais il a un peu vécu :
« Seigneur
quel spectacle
comme ils pleuraient
kinderszenen
kinderszenen »

kinderszenen

mówił że wypuszczałby wszystkich nazistów z więzień
„niech biegną do swoich alpejskich posiadłości
ostrzą ołówki i zabierają się za spisywanie życiorysów i wspomnień”
kiedyś myślał że z poczucia winy pękną im mózgi
ale pożył dłużej:
„Boże
jaki widok
jak płakali
kinderszenen
kinderszenen”

récolte

notre vrai métier c’est l’agriculture
pas le meurtre
mais je le reconnais :
les massacres sur les marécages se déroulaient au rythme des travaux saisonniers
et quand il pleuvait fort nous ne sortions pas pour la récolte 

plony

nasz prawdziwy zawód to rolnictwo
nie zabijanie
chociaż przyznaję:
rzezie na bagnach odbywały się w rytmie prac sezonowych
i kiedy były duże deszcze nie wychodziliśmy po plony

Danz le garde forestier

pendant la guerre nous rangions les corps comme du bois
mais après la guerre dans la forêt nous rangions du bois
comme des corps coupés frais

leśnik Danz

podczas wojny układaliśmy ciała jak drewno
ale już po wojnie układaliśmy w lesie drewno
jak świeżo ścięte ciała

monde

je suis allée dans la forêt avec mon enfant et lasse je pleurais avec lui
les larmes coulaient de mes yeux et l’enfant de sa petite main essuyait mes larmes
et j’ai tant regretté de l’avoir mis au monde

świat

poszłam z dzieckiem do lasu i razem z nim bezradna płakałam
łzy ściekały mi z oczu a dziecko wycierało mi łzy rączką
i tak bardzo żałowałam że przywołałam je na świat

leçon d’esthétique dans une fosse commune

l’officier Schubert
le descendant de Schubert
s’en allait aux fusillades et
sifflotait les chansons de son aïeul

lekcja estetyki w masowym grobie

oficer Schubert
potomek Schuberta
jeździł na rozstrzeliwania
i wygwizdywał sobie piosenki przodka

Grzegorz Kwiatkowsi, Joies, recueil préfacé par Claude Mouchard et paru à la Rumeur libre  éditions (collection « Centrale / Poésie ») .

Présentation de l’auteur




Jacques Rancourt, Fragments du temps qui court, extraits

Renaissance                                                                                                   

Un matin comme celui-ci
l’eau revient du ciel
après des semaines d’absence

elle arrive sous forme de pluie
se mêle aux bruits
dissipe le gris sur la matière

un enfant passe en courant
il n’avait rien prévu du temps qu’il fait
il devient le temps qu’il fait

 

Évanescents                                                                                                   

C’est ainsi que nous passons
en discontinu
dans la vie les uns des autres

le soleil ni l’horloge
n’y trouvent à redire
sur le fond ni sur la forme

parfois les ascenseurs se croisent
on se souvient du futur ou du passé
on n’est que plume au vent

 

Retour

Ce jour de neige à Paris
ne ressemble à aucun autre
de mémoire récente

les platanes ont déjà feuillé                                                                            
les magnolias fleuri
presque les cerisiers

l’hiver est revenu sans prévenir
la tête à l’envers
il faut lui faire une place

 

Discrétion

Au moment de partir
il a voulu relire sa bible
et rembourser ses dettes

le toit était à refaire
et l’aspirateur à remplacer
il n’en a pas parlé

il s’est éteint tout seul
comme une bougie à court de cire
comme une âme à court de corps

 

Disparition                                                                                                              

Quel serait votre avis
sur un jour en train de déraper
vers son fac-similé ?

votre avis sur l’enfance
déplacée d’école en école
sans ses instituteurs ?

on dirait la pluie
en train de fuir au loin
sans attendre le vent

 

Recueillement

Je représente la nuit
ce qui reste de lumière en moins
sur mon ombre personnelle

la parole s’est assise
à côté du silence 
comme auprès d’un frère aîné

nous comptons les survivants
ils se comptent entre  eux
le compte n’est jamais juste

 

Absorption                                                                                                     

Le tu était souvent un je
énoncé en plus discret
pour n’effrayer personne

cela se passait en fait
à une époque lointaine
non encore révolue

vous versiez l’eau dans la bassine
et c’est l’eau
qui finissait par vous boire

 

Image de Une © Caroline Halazy, mai 2018.

Présentation de l’auteur




Salah Al Hamdani, Le Début des mots et autres poèmes

Je vous appelle dans cette aube blanche dépourvue de neige. Vous qui habitez le même matin
que moi, qui voyez le même ciel que moi. Cela fait trente ans que j’essaie de vous rejoindre
avec mon exil.

Ma jeunesse, mes belles années, je les ai enterrées auprès de vous, je les ai
comptées, je les ai mastiquées et recomptées pour fabriquer des souvenirs.

Ma vie d’autrefois ne racontait rien d’important. En Orient, avant cette plongée dans votre
histoire, votre civilisation, ma vie n’avait pas d’autre forme que la prison, l’angoisse et les
pleurs.

En 1975, mon bateau a jeté l’ancre dans les gencives de votre ville, de vos rues. Avec vos
chiens, vos poètes, vos écrivains, vos artistes et vous-même, ma vie prenait l’apparence du
rêve. J’ai alors tellement dissipé de joies sur les murs de Paris, sur vous, sur votre nuit et sur
vos matins.

Je ne voulais rien perdre. Donner sans compter, mais ne rien gaspiller, tout consommer pour
vivre l’instant. Durant ma convalescence, après Bagdad, pour m’habituer à l’absence de la mère, j’écrivais des poèmes.

J’ai suivi les chemins fébriles de toutes ces années, grêle de froid qui s’écrase en sanglots
amers. Tous ces sanglots de vos histoires s’écoulaient en moi avec sécheresse.

Tout le marbre des monuments, figurines, statuettes, effigies, bustes babyloniens, mes nuits,
mes fleuves et mes appels à la souveraineté ont été dérobés de mon corps au grand souk de
l’Orient, par Napoléon-Saddam.

Dans mon pays natal, on allait à la mosquée, on se mettait en rang devant Allah et on disait
bonjour à la mère de celui qu’on avait exécuté la veille à mains nues. On nourrissait les
mensonges, on faisait le ramadan le jour et on se saoulait le soir. Les discours autour du livre
saint étaient raffinés. La nourriture l’était aussi. Les morts et les victimes avaient la couleur du
sable de l’Orient.

On y était les champions innommables de la conjugaison du verbe tuer : Je tue, tu tues, il (elle)
tue, nous tuons, vous tuez, ils (elles) tuent. On avait inventé le zéro à seule fin de
comptabiliser tous les morts. Nous sommes les champions dans notre manière de faire nos
choix entre nos cadavres et ceux des autres.

Je vous appelle de très loin, de mon cimetière et de ces morts pour rien. Je vous écris de mes
champs de victimes, de ce silence amer, de la lâcheté de tous les dieux des hommes.
Le mal de vivre loin des miens m’affole. Je n’ai pas grand-chose pour menacer ma nuit, ni
inquiéter ma tumeur en pleine obscurité, sinon prononcer le nom de la lumière des steppes à
haute voix :

Madinat Al-Salam, Bagdad mon amour
je suis heureux que le boucher de tes enfants, Saddam soit mort

Oh ! Malheur de ma mère, dis-moi quel bourreau sera le suivant...

Dans ma chambre, l’autre soir, j’ai souri à un aigle venu me couver de ses ailes déployées,
comme un nuage noir sur un jardin d’hiver. Ma nuit est toujours la même, moi, le silence et
cette idée de posséder le jour.

Extraits de Bagdad mon amour (suivi de) Bagdad à ciel ouvert, Editions du Cygne, Paris, 2024

Présentation de l’auteur




Steve-Wilifrid Mounguengui, Cahiers d’adieu à la mélancolie

Regarde par où je vais 
Tous ces territoires et ces rivières 
De la Lozère à l'Aveyron 
Des berges de la Rimeize aux gorges de la Jonte
Tant de ciel et de terre
J'ai planté ma tente au bord du Tarn
Le canyon a drainé le chant de la rivière 

 

La rumeur de mes propres pas empoigne le vide des pensées. J’avance et les heures sur la route
me reviennent. Elles charrient nos silences. Les plans sur la comète. Toi et moi faisant et
refaisant le monde. Il y a des choses qui naissent de la lumière, entre les lignes, la clarté espérée.
Les odeurs de la forêt réveillent une ivresse qui remonte à l’enfance. L’odeur du sapin est
une douce chanson. Les odeurs et les parfums suffisent pour recomposer la prose d’une vie. Toi
aussi, il te suffit d’une odeur pour retrouver le paysage de ton pays d’enfance, l’atelier de ton
père, ses gestes sur le bois, ses mains dans ta chevelure, sa voix apaisante. Je ne songe plus au
passé. J'oublie et ne garde que l'essentiel, dans cette présence qui puise en elle-même, dans cette
transparence absolue du moment. Je perçois tout avec une étrange acuité, mon corps, les
battements de mon cœur. Tout ce qui, en cet instant même, me relie au vivant. Je suis vivant.
C’est un peu plus que le cogito mutilé de Descartes. Je ne suis pas emmuré dans ma tour d'ivoire,
encore moins réductible à un esprit insulaire. Je suis aussi un corps qui respire, sent et ressent
le monde autour et en moi. Un être relié aux hêtres, aux saules, à la pierre, à tout ce qui respire,
au pouls indéchiffrable du minéral que seuls perçoivent ceux qui façonnent la pierre. Un être
vivant, car vivre c’est être fondamentalement relié à tout ce qui est, même au minéral.

Tu me traverses
Comme une ombre
Comète lancée dans l'espace 
Visage fugace aux confins de l’éternité

 

Il nous suffisait la mer, le vent après le sillon de la route. Un éclat de liberté ou peut-être
d'amour. Un élan au bout des lèvres. Et tes yeux comme autant de voyages, de méandres sur
l'océan. Il suffisait d’un rien, d'un regard profond dans l'abandon d'une nuit, de ta respiration et
des pulsations brûlantes du désir. 

J'ai su que tu ne renoncerais pas dans le tremblement de tes mains, dans la lumière matinale du
Morvan, dans la brume du Pays d'Ouche, quand la rivière est une blessure d'argent dans la
vallée. Tu m'es devenue souffle, luciole dans le bord des nuits, prière entre deux trains. Ne
respirant qu'à l'abordage des quais où je devinais ta silhouette. Entre tes seins, je sentais enfin
battre le pouls du monde.

Il suffisait que tu sois entre la mer et moi, tout près du ciel. Souviens-toi les goélands sur la
façade blanche de la roche à Tréport ou quelque part au Pays de Caux. Tu étais déjà toi, le songe
et le mirage, promesse d'oasis, rêve de sable, indéfectible amour. Ton corps enroulé autour de
mon corps et mes doigts allaient se perdre dans ta chevelure où se brisait en éclats d’or la
lumière du soleil des fins d'après-midi.

 

Écrire
Saisir l'éclaircie
Entrer dans le royaume
Ma mémoire un miroir sans tain

 

J'ai écrit, souvent des fragments. Quelle langue sinon celle du poème pour accueillir la dérive.
Quelle langue pour abriter la nuit. Je fais l’inventaire des paysages, des odeurs, des couleurs.
Une vie entière à cartographier l'absence, à dessiner les contours du pays d’enfance.
Une vie à rassembler les morceaux d’un chant, d’un visage, d’un pays qui se refuse à franchir
le seuil du songe. Je suis le fils des femmes qui dansaient, qui chantaient en entrant dans la
rivière. Et je porte ici la rumeur d’un pays qui s’éloigne et qui vit au fond de moi.

 

Nos chemins nous ont dispersés comme des étoiles jetées dans le ciel infini. Je songe à toi, à
ton visage enfoui dans le ciel. Ton ombre derrière les brumes porte l’épaisseur des absences.
Cette nuance de lumière qui n’appartient qu’à toi. Je la dessine entre les signes, les lignes, les
pages. Lumière basse qui porte ta voix, ton sourire perlé à la lisière de ma vie, pareil aux
éoliennes dans le lointain d’une nuit. Tu me reviens, traversant les forêts de silence,
écho inlassable. 

Je jette sur nos sillons des poignées de ciel
Lui seul peut faire mûrir des étoiles pour éclairer nos vies déracinées
Émerveille-toi de l’étincelle mon amour
Elle est l’enfance de la flamme qui éclaire une vie
Émerveille-toi de nos éternités brèves

 

Aucun deuil ne te prépare au deuil. Oser ouvrir la porte et s’en aller vers aucun lieu. Partir
simplement, s’abandonner au temps et au chemin. Ce qu’il reste de lumière, derrière les
silhouettes de l’aube, est une chanson.

Il grêle sur nos années. Saisons d’orage, mer désertée. Navires échoués sur le rivage. Toi aussi
tu scrutes les horizons lointains et tu espères derrière chaque mirage.

N’oublie pas mon amour. Ne m’oublie pas même si le temps s’allonge quand il neige sur nos
belles années. Le lierre s’enroule sur l’infini. Nos citadelles en lambeaux s’agitent au vent qui
tremble. 

Ta nuit est semblable à la mienne. Je me tiens entre la noirceur des limbes et les rives de
l’abîme. J’écris cet exil, encore cet exil. Des cloches aboient, émaillent le silence. Elles
viennent de l’évanescence des jours.

 

Présentation de l’auteur




DOC(K)S, la Revue : Entretien avec François M.

C’est en 1976 que DOC(K)S paraît pour la première fois, orchestrée par Julien Blaine qui en assume la direction et l’édition jusqu’en 1989.  Julien Blaine choisit de transmettre la publication de DOC(K)S et propose la direction et responsabilité éditoriale en 1990 à Akenaton (P. Castellin, J. Torregrossa) groupe de poètes basés à Ajaccio et engagé depuis le milieu des années 1980 dans une démarche intermedia. Depuis le décès de P. Castellin  en octobre 2021, François M. du collectif Poésie is not dead en reprend la destinée avec son acolyte Xavier Dandoy de Casabianca des éditions Eoliennes basées à Bastia. Il a accepté de répondre à nos questions. 

François, peux-tu évoquer la revue Doc(k)s ? Sa date, et la raison de sa création ? Sa vocation ?
Doc(k)s est une revue unique et singulière dans l’univers de la Poésie Contemporaine. C’est un laboratoire expérimental des langages poétiques. Elle est aujourd’hui la plus ancienne et la dernière revue internationale de poésie vivante qui mixe les différentes formes de Poésies Expérimentales : Poésies Concrète, Visuelle, Sonore, Action/Performance et Numérique. Doc(k)s se situe auprès des Avant-Gardes du XXième siècle (Futurisme, Dadaïsme, Surréalisme, Situationnisme, Lettrisme, Fluxus, etc).

Créée à Marseille par le poète Julien Blaine en 1976, elle s’ancre dans le territoire Corse depuis plus de 30 ans avec la reprise à Ajaccio par le groupe intermédia Akenaton (Philippe Castellin et Jean Torregrosa) en 1990 et, désormais depuis 2022, à Bastia par les Editions Eoliennes en collaboration avec le collectif Poésie is not dead basé à Paris.

François Massut, "apothicaire et herboriste de Poêsies Expérimentales", nous présente le collectif protéiforme Poésie is not dead, l'histoire de la revue de langages poétiques Doc(k)s, et la soirée po(l)étique qui les réunit au Générateur le samedi 25 novembre 2023 : DOC(K)S NEVER DIES. Un rendez-vous aux multiples formats où alterneront poésies vivantes, performances, lectures-actions. Une occasion pour Poésie is not dead de présenter le premier numéro de la 5ème série de la revue Doc(k)s, revue dédiée aux langages poétiques. Avec les Poètes-Artistes : Julien Blaine (créateur de la revue), Joël Hubaut, Aziyadé Baudoin-Talec, SNG Natacha Guiller, Yoann Sarrat, Martin Bakero. Poésie is definitely not dead ! Musique : DJ Reine - Disto Wow

Tu as repris cette revue. Comment et pourquoi ?
Je connaissais bien Philippe et Jean que j’avais rencontrés il y a plusieurs années à Ajaccio et que j’avais invités à plusieurs événements à Paris et à Charleville-Mézières notamment pour une rétrospective de Doc(k)s en 2018 au Musée Arthur Rimbaud. J’avais aussi participé à plusieurs numéros de la revue alors que je ne publie quasiment rien de mon travail personnel mais l’univers de Doc(k)s dans l’écosystème poétique m’a tout de suite plu.
Après le décès de Philippe Castellin en octobre 2021, la question de la continuité de Doc(k)s s’est posée.  Il y a des propositions qu’on ne peut pas refuser. Jean et Julien m’ont proposé de les rejoindre en février 2022 à Ventabren chez Julien et c’est à l’occasion de ce week-end qu’ils m’ont fait cette proposition. J’ai accepté tout de suite en leur mentionnant que je souhaitais travailler en duo et j’ai tout de suite penser à Xavier Dandoy de Casabianca, poète visuel mais aussi éditeur en Corse qui a créé la maison d’éditions Eoliennes basée à Bastia. Il était fondamental que la revue reste ancrée en Corse et de pouvoir travailler en duo. On est plus intelligent collectivement que seul.

Comptes-tu continuer sur la même ligne éditoriale ? Qu’y aurait-il de nouveau ?
Oui dans la continuité tout y apportant des innovations. L’aspect international est fondamental et qu’il faut continuer à développer, tout en découvrant les nouvelles voies/voix de la poésie tant en France qu’à l’étranger.  Ce mix entre les poètes/poétesses d’ici et d’ailleurs est une vraie richesse.
Nous voulons continuer aussi avec Xavier l’aspect intermédia / multimédia en intégrant désormais une carte USB (les anciens numéros avaient un DVD et CD depuis le milieu des années 90, Doc(k)s a été la première revue internationale et est la seule revue aujourd’hui au monde qui intègre ce support physique multimédia) pour les œuvres de poésie sonore, poèmes numériques, poèmes actions / performatifs et vidéos-poèmes.
Il y aura toujours une partie « Open » où nous recevons les recherches / expérimentations en cours ainsi qu’un dossier dédié à un « mouvement » ou « groupe » ou à « un pays » de poètes / poétesses contemporains ou uniquement à une poétesse / poète. Pour l’édition 2024, nous avons une partie « Open », un dossier dédié au mouvement international « Language is a virus » qui s’est développé durant la crise de la Covid 19, et un dossier spécial Akenaton. En 2025, je sais déjà qu’il y aura un dossier spécial autour de l’œuvre de Michèle Métail et un autre dédié à un poète étranger.
Enfin, Xavier a souhaité, et je trouve que c’est une excellente idée, d’ajouter une section dédiée à la typographie également, ce qui est une nouveauté dans la vie de Doc(k)s qui fêtera ses 50 ans en 2026 !!!!

Que penses-tu du paysage des périodiques aujourd’hui ?
Le paysage est très actif, et je suis toujours surpris aujourd’hui de l’énergie et de la vitalité des revues de poésie.
Les partisans des causes perdues sont les vrais invincibles.
Comment sont-elles distribuées, et d’ailleurs le sont-elles ? N’est-ce pas trop difficile de perdurer ?
Elles sont distribuées via des abonnements mais également lors d’événements spécialisés : salon de la revue (Paris, Marseille), Marchés de la poésie (Paris, Bruxelles, Lille) et de soirées ad hoc dans des librairies ou autres espaces officiels ou alternatifs.
C’est très difficile de perdurer pour des raisons économiques, Doc(k)s par exemple n’est plus soutenu par le CNL alors que réaliser une revue en 2024 de 500 pages en couleurs avec un support physique (carte USB) est un réel défi et une folie mais c’est une nécessité.
L’autre complexité est de garder son énergie car cela en prend beaucoup.

Présentation de l’auteur




Muriel Augry, Suite parisienne, extraits

 

Les lucarnes se hissent sous le ciel safran
A l’angle droit elles embrassent les nuages
De l’ angle gauche elles chahutent les écharpes de vent

Un cordon rutilant serpente
nargue les bâtisses
Histoires croisées
sous l’œil clément de la basilique

Les badauds se frôlent dans l’île de convoitise
en vagues séculaires
Le temps s’effiloche
au gré des déambulations
Sous le ciel safran

La dame bleue

La Seine joue sous les ponts
sans partition
une ritournelle
Elle porte dans ses flots
l’enfant à naître
le vieillard en devenir
Elle cache dans ses flancs
l ‘exilé de l’aube
Dame bleue
Dame grise
elle tend ses rives
pour une éternité
à l’ hôte de passage
Mais ce soir la Seine a revêtu des habits de gala
une péniche s’est invitée
à la recherche d’un compagnon de danse
la lune a allumé ses feux
le spectacle peut commencer

La bohème

La bohème n’a pas de terre
la bohème a un air
une note
une lettre

une ivresse
une étreinte

elle se chante
danse à la surface de la nuit
reprend souffle à la source du jour
A bras le corps elle dessine
ses contours
fuyantes limites
Odeurs de lointains

L’éloge des chimères

Les toits s’allument au grand soir
l’un suivant l’autre
En monologues ou dialogues
prières ou querelles
ils entonnent la mélodie du quotidien
l’éloge des chimères
en détaillent le déroulé menu
sur le cadran
inflexible
Les toits dressent la table
et attendent l’invité
à la ride joviale
Au sous-sol
le taciturne
demeure exclus des festivités
Les toits se racontent leur passé
nostalgies contagieuses
éphémères douleurs
En hommage

Sous la brillance de lune

Une pyramide de verre
à travers la vitre
casse la nuit
Les siècles courent à gorge déployée
dans la cour de pierre
Les réverbères saluent le promeneur
d’ailleurs
Le musée dort
L’heure est à l’écho
Aux souffles intermittents
Aux reflets de l’audace
Sous la brillance de lune

Un dancing s’allume

Arpenteurs
Inventeurs
ils franchissent les murs de leur chambre
pour toucher aux confins de l’inconnu
Place de Clichy la Butte s’agenouille
et prêche
et déclame
et chante
La brasserie accueille l’errance à sa table
la nourrit
Une boule de billard perd le Nord sur la rive droite
Un dancing s’allume dans la nuit solaire
Les coupes s’entrechoquent
au carrefour des arrondissements d’une ville
aux amours croisées

 

Présentation de l’auteur




Fabien Reignoux, Quatre poèmes

Plusieurs yeux plus contre le béton dont se désarme la main en corailleuses
déchirances rance le temps s'assiège
Peintures écaillées
Coups de gris
Mauvais temps
Ce sont les alertes vaincues du surmenage, quelqu'un parle et se lamenterait cent
fois si la fuite en bas n'arrachait sa peau et vaine
Bruits rouleurs
Lourds faux
Puits d'os
Regarde ces énormes carrés rouillés auxquels périt un constant instant consom-
mateur dont s'enfantent
Autres morts
Lointains ailleurs
SOS ténébreux
Le rail s'enfuit passe la ville trouve dans son regard absorbé la couleur sent
tressaillir devant le temps ses cils
États de misères
Absurdes sens
Fils époux
Mais bientôt parce que tout est dans un jour l'œil aura du lendemain la fade cendre
au cœur et finira de battre sous les neiges enfui belles d'inutile prison
Vents passeurs
Charrons poreux
Rets d'hormis

*

 

C'était près de ces nuits qu'ils marchaient
Le ciel étonnamment clair
Des morceaux de feuilles se déchiraient sous leurs pas
La veste bleue lui glissant aux coudes et la bretelle du sac
Glissait
Écoutant ils firent le dernier pas
Mais dans l'air froid leurs mains
Ne se rencontrèrent
Ils pensaient Peut-on imaginer peut-être que nos mains se touchent
Mais dans l'air froid ils n'auraient rien dit
Dans les millions d'années jamais ils ne se seraient dit une parole
Sous le ciel étonnamment clair
Sous la pollution lumineuse d'une grande cité trop proche
Eux trop près du monde

Un hurlement pouvait tuer

Se rêvaient seuls
Leurs yeux clairs regardaient leurs corps
Sans y paraître
Mais silencieux ils ne se toucheront pas
Ils ont passé trop de temps debout l'un près de l'autre
Ces perdus
Se rejoignent et ne seront pas
Tous deux
Ne seront pas

*

 

La table la chaise face à la fenêtre c’est où passe le jour.
Le jour éclaire tout,
Le jour, c'est la mémoire d'une nuit très longue froide mortelle
Les noms

S'il regarde par la fenêtre,
Le jour est un long moment et vertigineux de survenues,
Dont toutes les lumières les plus lointaines voltigeront et
Lui passeront de leurs doigts l'ancienne invisible braise
Que brûlèrent tant de lèvres

Sur les siennes il passe alors un charbon froid et noir
Il frappe lourdement le volet dans la croisée dont le verre se fend et
Lui a fait crisser les dents
Noires de cette chair ancienne du monde qu'est le charbon
Ce goût cette force en son corps
Vont toucher aux chairs vives
Elles sont les braises nouvelles des jours
Aux volets clos
Aux mains ouvertes pendant le long de la chaise puis
Puis soudainement serrées sur la table et
Il tient amoureux ce qu'il aime par-dessus tout sans tout en aimer
Comme on sent l'amour sans le connaître
Des nuits et des nuits tiennent entre ces deux mains serrées
Qui n'enferment rien que de libre et
D'où revit

*

 

Ils l'ont pris
L'ont noué sur un arbre
Un vieux pin aux branches maigres, au tronc maigre
Avec un lierre épars
Ils ont tiré leurs flèches et l'ont percé dans son corps
Il mourait devant eux, triste

Puis, ils l'ont
Détaché
Lui était mort.

Longtemps après, sur le corps du pin
L'on pouvait voir chaque hiver
Les longues coulées blanches de sève sèche
Pleurées de sous l'écorce en quelques points que la flèche a touchés

C'était aussi comme la cire d'une bougie mourante
La glace plue aux corps abandonnés
Le regret d'un vieux complice
Les larmes honteuses au vent trop aride
Que pleurent les survivants
Quand ils revoient la mort

 

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