II / Réveille-toi dans tes os
La cendre défait la flamme du passé décomposé
je bois les éclats du soleil
dans l’eau de mon ciment
Le monde pavillonnaire dort contre l’oreiller du silence
les maisons sont enroulées dans les paupières
de leurs jardins
De l’autre côté de la voie ferrée
tours-totems repeintes avec leur vérole
bouquets d’étages en sueur
Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche
au-dessus de l’herbe-à-merde des chiens
le ciel s’envole avec ses rues barrées
Dans le train je relis la chair et le soleil
cette riche banque aux étoiles
La première fois c’était il y a longtemps
je marchais dans mes émotions
en voyageur trompé d’horizons de boue
Terminus
l’avion en papier est en chute libre dans l’enfant
le silex et la rivière
Ce n’est pas en pantoufles
que l’on peut décrocher les étoiles
ni en robe de chambre
que roule la vie de l’œil à l’abîme
C’est dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots
avec la foule et les squelettes
confondus dans les décombres du sommeil
Je me souviens de ce paysage sans horloge
son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau
frappant l’enclume de l’aube
La tour se dresse sur les nuages
et je dérive à ses pieds
nombre parmi les nombres
Je me souviens de ce paysage et de ces fleurs en béton
loin de l’Avre qui coule en silence dans la lumière
Le temps questionne ses réponses
qui montent et se retirent avec la marée
dans le seau d’un enfant.
Le silex poursuit son duel avec la rivière
pour la mémoire de l’eau
Réveille-toi dans tes os
la mort fermente comme un chien dans tes jambes
Réveille-toi dans tes os
joue du miroir
la mort te prend à la gorge et ne te lâchera pas
de sable et de limon
Réveille-toi dans tes os
tu avances en file indienne à la lueur des cadavres
ton visage jeté par la fenêtre
qu’as-tu fait de ton enfance ?
Tous les fleuves se perdent en mer
Réveille-toi dans tes os
tu avances matelot-sanglot dans l’eau dormante
sur le charnier des jours passés
fermé comme une paupière que soulève la nuit
Qu’as-tu fait de ton enfance ?
un long silence
soleil tombé du nid de ta voix dans la mienne
Ni chanson ni prière
le même
sans chasuble ni stock-option
le même
Je ne m’appelle pas Joyeux Noël
je ne suis pas le ver solitaire des subventions publiques
et je n’ai pas écrit :
je est un écho
il roule sous le crâne
et qui l’a dit
la voix ne rassemble à rien
Je ne suis pas le Passage Jouffroy
je ne suis ni boutiquier
ni candidat à la Légion d’honneur
certains en rêvent déjà tout petits
J’ai toujours pensé
qu’il fallait d’abord tuer le con dans l’homme
et le cheval dans l’oiseau
La main passe
et le gant est à sa recherche
la nuit n’a pas encore été décapitée
III / Fantômes de gaz
Le feu consume la marée et ses pieuvres
je le soulève et mon ombre engloutit la moitié du soleil
que le sommeil capture
avec deux poches pleines d’étoiles
le sang est monté au plafond pour secouer la foudre
Fantômes de gaz je déambule avec Yves Martin
dans le cul-de-sac de l’aube
l’exil en bandoulière
N’approchez pas n’allumez rien
ça ranime les plumes relève la sciure
j’étouffe alors
dieu la gamelle ma vermine
ne mange pas de ce chien-là
gardez vos anges vos ouvriers minute
je fous le feu à toute caricature
Poète noyé dans les bas étages du soir
avec minuit et ses courants d’air
je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu
sa porte
un litre de bière
dont les murs de Paris ont gardé l’empreinte
Sur le trottoir et sous l’averse
le laid culmine au Merveilleux
et fait le tour du monde en un seul regard
rongeant l’écorce terrestre
la lumière barbare du siècle
Rue Marcadet
un orage éclate dans le bois sec de mes artères
la poésie ne renonce à rien pas même à vivre
à regarder le chien qui nargue les poubelles
pas même à l’amour trop fardé des anonymes
La poésie fracture cette réalité qui m’assiège
éclate
et se disperse dans la nuit
dont chaque écharde est un soleil
qui fait crier les cordes vocales d’une épée
Mais dites
qui rendra la mémoire de vie
à l’homme aux espoirs éventrés ?
Nous sommes les hommes de la danse
dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur
Square de Tocqueville Paris 17
je revois Léopold Sédar Senghor
son regard-lance de Sérère
Banlieusard de la nuit sans diamant
arabe-nègre des amitiés qui dérident
poète-voyou qui sort de l’arbre du sommeil
entre deux tranches d’ombre
le ceci et cela
le etc.
je rôde entre les traits du sang
Senghor mon ami
je venais à vous de ma brousse de la banlieue ouest
et de ses clichés-sur-Seine
à en faire boiter les ponts qui dorment sur le fleuve
lorsque les chiens leur mordent la jambe
À défaut d’être un je nous étions des loups
que l’on regardait comme des plaques d’égout
pas même des insectes
Pas même un insecte ?
méfiez-vous ! Nous avons du venin plein les veines
Léopold me regarde fixement
pose ses mains sur mes épaules et serre fort
comme pour emboîter quelque chose qui ne l’est pas
je n’ai oublié ni son regard ni sa voix
ni ce serrement qui a réveillé mon sang
Je me souviens du ressac et de l’ombre
et de mes souvenirs
je fais du basalte cousu de rage
IV / La cassure qui dort dans les pierres
Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche
j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie
qui dort dans les pierres
avec sa cassure gyropharisée
bétonnée avec ton venin
armaturisé avec tes os
La cassure
ton visage en chute libre du 9e étage
La cassure
amour soldé d’un baiser vorace
amitié à la tempe éclatée
des insultes et du mépris plein les veines
La cassure
poing d’une révolte qui n’en finit pas
poing de colère pour étoiler une vie en loques
prête à dériver vers tous les ports
dans toutes les mers
Et pourquoi pas Alger ?
là où la vague n’a pas séché sa dernière larme
Là où le poète
dans sa cave-vigie taudis des étoiles
là où le poète tutoyant la lèpre de la solitude
a signé l’azur du soleil de ses doigts
avant de prendre cinq coups de couteau
Tunis Le Caire
la nuit vous rend votre dignité de langue
que le jour bâillonne
L’azur fait sa révolution
le souffle la parole et le printemps
sont emportés par les lèvres en feu d’une place publique
Damas aux rues de tueries
bouscule ses cadavres comme la vie
que traverse un poignard en prière de meurtre
L’azur est toujours enfoui dans le cœur des galets
l’azur n’est ni ma haine ni ma joie
le vent m’a vidé les poches
L’azur est l’usine du soleil
qui explose comme une grenade
lumière dans laquelle je lave mes yeux
De l’œil à l’abîme le chemin est court
l’azur est soleil de plaies
solitude à dormir debout
chambre opaque refermée sur la cassure que rien ne colmate
La nuit n’a pas encore été décapitée
Poèmes extraits de Totem normand pour un soleil noir, Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions.