Claude Luezior, Au démêloir des heures
Claude Luezior maîtrise l’art de donner à ses livres des titres qui étonnent. En quelle boutique improbable a-t-il bien pu dénicher son peigne temporel ? Dans un bref liminaire en prose il en donne toutefois le mode d’emploi : « convoquer l’insolence, survivre dans le sillon fertile de l’imaginaire » (page 7). De quoi se faire des cheveux.
Le premier texte s’appelle « Rêve ». Est-ce d’ailleurs le premier texte ou l’introduction de la première partie du livre ? Son en-tête est imprimé en roman alors que celui de chaque poème qui suit l’est en italique. On trouve à la page 61 un autre fragment dont l’intitulé est composé en roman : « Suffit ! », auquel succèdent des pièces aux désignations en italique. Je penche pour un ouvrage en deux parties. En deux cycles, devrais-je préciser. Un premier, le plus long, consacré au sommeil et à ses aléas : rêves et cauchemars ; un second dont la désignation apparaît comme une injonction à en finir avec les délires nocturnes.
Pour chacune des deux parties du livre, l’auteur fait alterner des poèmes avec titre, apparaissant en roman, et de courts inserts en vers non titrés et imprimés en italique. Cette composition confère à l’ensemble un rythme particulier : le lecteur croit assister à une série de crises plus ou moins aiguës, entrecoupées de pauses nécessaires pour tenter de faire le point ou de simplement reprendre souffle. Un sommeil agité, en quelque sorte, comme désaccordé par des épisodes d’insomnie voire de somnambulisme.
Claude Luezior, Au démêloir des heures, avril 2023 Librairie-Galerie Racine, Paris, 96 pages.
La supposée première partie se nomme donc « Rêve ». Le mot employé au singulier désigne la fonction ; il ne s’agit pas d’écrire / de décrire des songes à la manière des surréalistes. Entre endormissement et sommeil lent léger, nos sens nous trahissent et notre raison ne s’avère guère fiable. Le presque dormeur est alors assailli par des sollicitations qui émanent plus de son inconscient que du monde réel. Ce moment vécu hors-sol engendre des interrogations désordonnées : « assoupi / je questionne / des rêves / qui enjambent / la raison » (page 9).
Dans cette zone crépusculaire où il prend une ombre portée pour une chimère, le poète semble pouvoir ou devoir se laisser submerger par des pensées troubles qui ne fraient ni avec la morale : « piller / mon inconscient / de ses rites / barbares » (page 14), ni avec la raison : «au-delà de l’entendement / la folie ténébreuse » (page 30), ni même avec sa façon coutumière d’exister : « à la curée, les songes / saillissent et mutilent / mes rouages casaniers » (page 19).
L’ensommeillé fait jaillir un tourbillon d’émotions troubles où alternent les cauchemars : « en meutes carnassières / des cauchemars inassouvis / sans cesse à la maraude / traquent mes chairs » (page 20), les rêves : « les écailles de l’abondance / étaient nées dans l’eau vive / où scintillait la source / par éclats irisés » (page 37) et l’aveu de désirs inavouables : « courtisane, cariatide / à portée de mes lèvres / la forme pulse » (page 45). Les vers sont courts, jamais d’alexandrins, le rythme échevelé, soutenu par des strophes brèves, l’imagerie baroque entre apparitions de gobelins et interventions de licornes. Claude Luezior délire ou glose dans une « liberté / paradoxale / structurante / vertige magnétique / aux marches / des énigmes » (pages 13-14) sur la fuite du temps, les avantages et les inconvénients de l’ivresse, les vers de mirliton, la sculpture, l’essence des fleurs, etc.
La seconde partie du livre s’ouvre sur un texte intitulé à l’impératif : « Suffit ! ». Tout un programme : « que basculent / paniques et phobies / que l’on attache / les malédictions / qu’on ligote / nos affres d’arrière-nuit » (page 61) et : « que l’on accueille / l’indispensable / que l’on aiguise / la lumière » (page 62).
L’aube dissout les monstres et fait disparaître les visions de l’au-delà, que se serait évertué à peindre un Jérôme Bosch. Plus de créatures blasphématoires au réveil mais l’animal familier en quête de tendresse : « ma petite chienne / s’est enroulée sur moi-même / apaisée sous ma main / tout près, en un soupir tiède » (page 21).
Le poète sait qu’un bon sommeil est nécessaire pour réparer le cerveau comme le corps, mais devine qu’il peut parfois se présenter comme une petite mort : « Hypnos et Thanatos sont frères jumeaux » (page 71). Aussi doit-il se rasséréner et lutter pour retrouver sa place dans le monde réel : « ne plus être la proie / de cet inconscient / qui me transperce / de toutes mes forces / m’extraire / de cette gangue / à tout prix / réinventer / le soleil » (page 70).
Le poète exorcise ses démons nocturnes en célébrant la lumière, source de vie : « partout, la lumière / pétrit son levain » (page 82). Il faut être poète ou jardinier pour convoquer le lever du jour : « pour dire le miracle / il faut être un simple / au portail d’un jardin » (Aube, page 78). Et triompher en retrouvant le fil des jours d’une vie toujours trop brève, en croyant à l’avenir en des temps de désespérance, tout en se réjouissant de la naissance de « [ce] jour de sucre / de pulpe rare et de blés / manne pour fiançailles / où jubilent / des persiennes ouvertes » (page 88).
Au démêloir des heures pourrait se concevoir, au-delà de la symbolique du jour et de la nuit, du bien et du mal, du rêve et du cauchemar, de la raison et du délire, comme un manifeste qui établirait la mission première du poète : « Porteurs d’inachevé, en rupture avec leurs semblables, les poètes sont-ils ces êtres désignés qui tentent désespérément de traduire une langue rescapée du bannissement et que nous aurions héritée d’un inconscient originel ? » (page 52).
La couverture du livre bénéficie d’une belle et déroutante photographie d’une installation de Diana Rachmuth : un kimono habité par la lumière.