Anne-Lise Blanchard, Je n’invente rien, tout est là et autres poèmes

 

Je n’invente rien, tout est là1

Bétail humain marqué du nom de la bête têtes 
comptabilisées
vies assignées à l’obsolescence
images recyclées rengaines des peurs ad 
nauseam bouches d’or distillant
la mort                  un instant encore

je veux déplier
le grand film de la vie aborder
les îlots d’Humanité mains nues 
embrasser à pleine bouche le chaud 
pelage de la tendresse m’immerger 
dans la lumière pleine de grâce
d’un regard de chair d’un clair sourire

boire  à petites lampées - l’espoir 
qui se heurte aux lèvres
avant avant le sourd hivernage 
avant la tentation du silence

un instant encore

*

Nous avons perdu les contours
nous avons condamné le distinct et la nuance
nous nous sommes alignés sur une langue numérique 
(aveuglement prométhéen) qui inocule des
îlots de bestialité occulte le ciel

Brutalité des chimères nouvelles
qui corrode le corps collectif
la pourriture étreint l’imaginaire des enfants

*

 

Je mastique le nom du père 
sorti de l’histoire au forceps 
j’assiste au viol des consonnes 
qui contiennent le lieu la lignée

Oblitération d’une syntaxe 
s’accordant aux passerelles 
silencieuses nourricières d’imaginaire 
(l’invisible n’a pas son mot à dire)

Élimination de la limite 
ellision du vivant
et la terre entière se dilue 
dans l’arasement de tout relief 
qui fixe le socle
abrite le port

Humains liquides sommes-nous encore humains

notre libre arbitre déclaré illégal
le cavalier de l’apocalypse nous tient par la menotte 
allons allons où faiblit
la lumière oblique d’une parole possible

*

Lentement
se défait la rosace des jours
depuis longtemps son cœur a noirci 
consumé au bûcher des idéologies

Ivresse
d’un pouvoir 
tentaculaire qui 
occulte tout salut

Alors qui me connaîtra 
prendra soin de moi 
me consolera

*

Avons-nous vu quelque présage
un croissant de soleil
un ballon dans l’azur (ainsi se renvoient-ils 
la balle) les arbres craquent
le ciel s’est écarté la lumière s’éteint
dans la létale fusion des espaces
des espèces Babel Babel

et tes promesses Avant que tu n’exécutes 
notre libre arbitre
donnons-nous le baiser de l’adieu

*

Laisserons-nous dérober
la cartographie de notre for intérieur 
ordonner l’usufruit de nos vies
un sourd entêtement nous maintient 
en quelques arpents de parole libre 
L’œil du cyclope est sans paupière
il ne s’éteint jamais2

Quelle montagne nous faudra-t-il gravir 
pour désencombrer l’ouïe
déloger les visions colonisatrices 
qu’exacerbent des forêts de fibres

Une main despotique nous déroute 
de la caravane des anges

*

Une bruine sourde
efface la trace de ce qui fut nos lèvres
se souviendront-elles de ce qu’elles nommaient
naguère

Saurons-nous encore énucléer
le vide désaturer le corps
des mots rendre grâce aux corps de pierre 
vivifier nos corps de chair
cueillir les étoiles
et tresser nos harmonies

Notes

  1. Réginald Gaillard
  2. Christian Bobin

Présentation de l’auteur




La poésie, le Scriptorium, la paix… FAIRE PAROLE ENSEMBLE ! Entretien avec Dominique Sorrente

De trace en trame, de revue en recueil, Dominique Sorrente ne cesse de désirer, de tenter de matérialiser un lieu ensemble, pour toutes et tous, un endroit où la poésie serait cette évidence que nous partageons. Une planète que nous avons en commun (on se réfèrera par exemple à C’est bien ici la terre, préfacé par Jean-Marie Pelt en 2012 et publié chez MLD), et au-delà de la langue un socle, l’humanité, faite d’émotions universelles. Incessant combattant pour la paix, passeur de poésie, il poursuit son action poétique à travers des ateliers d’écriture, des conférences, des lectures-spectacles, et la création en 1999 du Scriptorium, “espace de poésie partagée, en prise sur notre temps.” C’est dire que son engagement est inaltérable.

Dominique Sorrente, vous êtes poète. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Entre l’humeur chahuteuse du clown, la sainte folie du baiser et la lente sagesse
des arbres, n’hésite pas un seul instant : choisis les trois.
(extrait de Pays sous les continents, MLD, prix Georges Perros 2012)
 Pour cette fois, je n’en dirai pas plus…(sourire)
Vous avez créé le Scriptorium fin 1999. Pouvez-vous évoquer cette entité, et les raisons de sa création ?
Fin rude et triste de la revue Sud en 1997 ; j’y étais membre du Conseil de rédaction depuis les années 80. Et puis vient la bascule du millénaire… et le désir d’inventer une utopie poétique à quelques-uns, sans faux-semblants ni pesanteurs. La grande salle d’accueil du cabinet de pédiatrie de mon épouse, Patricia Le Roux, est notre espace de vie…quand les cris des enfants se retirent. Réjouissante filiation ! Le Scriptorium est alors ancré dans le port du vallon des Auffes à Marseille. Plus tard, après le tragique accident de Patricia sur la voie publique en 2011, le Scriptorium ira se loger sur la colline de Notre-Dame de la Garde où se trouve aujourd’hui son lieu de ralliement. L’utopie est celle de lever une « poésie de la coïncidence » qui concilie l’acte de solitude, inhérent à toute expérience d’écriture, avec le désir de se relier et d’œuvrer dans l’espace public. Le Scriptorium ne sera donc pas une revue, pas un atelier d’écriture, mais  un lieu-dit, un  creuset, un  point de stimulation où se retrouve un groupe de poètes, artistes, passionnés des mots vivants, désireux de trouver des formes inventives à plusieurs.
Un livre est paru pour les dix ans :
« Le Scriptorium, Portrait de groupe en poésie ( éditions BoD, 2010) ». Il donne le ton et rappelle l’esprit de cette embarcation instable et ardente qui n’a cessé d’évoluer au fil des années, des départs, des arrivées…La mer est mouvante, mais l’embarcation poursuit son cabotage. Et le groupe d’aujourd’hui est particulièrement tonique !

Tout simplement est un poème écrit et dit par Dominique Sorrente.
Porté par une true story de Ben Rando.
Le poème est une évocation d'une histoire de coeur née en bord de Meuse.
Il a été écrit durant l'été 2020.

Y a-t-il des actions qui vous ont particulièrement marqué ?
Parmi les initiatives, la première forme trouvée a été celle des Intervalles, rencontres à quelques-uns, portées par un mot générique. Dès le début, nous avons parié sur ce qui ici faisait poésie : les textes découverts, inventés, partagés des uns et des autres, bien sûr, mais avant tout, le moment vécu ensemble avec ses échappées, ses fulgurances, sa forme unique, irremplaçable, son « esprit d’intervalle » et son rythme de sémaphore… Puis nous avons lancé des formes, plus ouvertes, comme le Jumelage avec les poètes d’une autre ville ( Pistoia en Italie).

Nous avons aussi trouvé notre lieu d’ancrage symbolique dans l’espace public : le monument Rimbaud ( œuvre en cérastone, réalisée par le sculpteur aixois, Jean Amado) sur un promontoire de la plage du Prado à Marseille. J’engage tout visiteur de Marseille à y faire halte ; il est hélas encerclé en ce moment par les travaux en vue des Jeux Olympiques de l’été prochain… ; c’est là que nous avons créé lors de la Journée mondiale de la poésie (Unesco) notre Instant Bateau Ivre Salutaire. Un moment rare, nourri par des lectures, performances, poésie chorus, jeux de marionnettes, sons de contrebasse et guitares…un moment à ciel ouvert qui réconcilie les voix des poètes « expérimentés » avec les voix inconnues et nouvelles. Avec les humeurs des éléments à accueillir…mer, vent, pluie plus rarement…

Ce poème a été écrit lors de l'INSTANT BATEAU IVRE SALUTAIRE du SCRIPTORIUM, le 19 mars 2022, au monument RIMBAUD, plage du Prado-Roucas, à Marseille. Lecteur : Marc Ross à la contrebasse : Marco Zoti.

L’an prochain, nous vivrons ce temps (sur le thème de la Grâce choisi par le Printemps des Poètes) dans un autre espace de la rade de Marseille, à proximité du parc Borély et du Bowl, royaume des skater : les Sept Portes de Jérusalem. Lieu sans démarcation, ô combien symbolique, que nous avons déjà choisi pour notre IBIS 2023. Nous y évoquerons notamment la figure fascinante de Christian Gabriel/le Guez Ricord (1948-1988).
Je peux citer en vrac d’autres moments insolites vécus récemment par le groupe : une traversée littéraire en mer, en association avec le réseau de bibliothèques, COBIAC ; ce fut un épisode de lectures vivantes et…sportives, portées par la houle (!),  à proximité de l’archipel du Frioul. Une autre « spéciale » du Scriptorium est la toujours bienvenue Sieste poétique, en juin généralement, qui diffuse les poèmes en attention flottante et position allongée, avec son lot de surprises et toujours beaucoup de complicités…Et puis, ne pas oublier la Caravane poétique, bien appréciée des publics, qu’elle ait lieu dans le Vaucluse avec notre partenaire Pierre Sèche dans le cadre du festival Trace de poète ou bien côté mer à Marseille dans ces paysages qui sont des recréations perpétuelles. Et encore, on peut citer un Poème épique à plusieurs que nous avons entamé lors du confinement…et qui continue sa route obstinément. Ne sommes-nous pas, comme à chaque période de turbulence civilisationnelle, de fragmentations, en un temps poétique appelant une énergie narrative nouvelle qui rejoint l’épopée ? À mettre dans le chaudron du  Scriptorium… !
Pensez-vous que la poésie soit lue, ou écoutée, de nos jours ? Est-elle fréquentée par les plus jeunes ?
Aux dernières nouvelles  (je viens de tomber sur le Femina La Provence avec Juliette Binoche, grande amatrice de poésie, en tête de gondole !), la poésie est à nouveau « tendance » en France… On salue même son « grand retour » avec des ventes de recueils en augmentation de 22% entre janvier et mai 2023. Arthur Teboul, chanteur de Feu Chatterton, a écoulé 22.000 exemplaires de Le Déversoir.
Avec Mes forêts, publié chez Bruno Doucey, la québecoise Hélène Dorion est la première poétesse vivante au programme du bac, plus habitué à Victor Hugo ou Baudelaire.
Et si on sort de l’hexagone, on peut citer la canadienne Rupi Kaur. 3,5 millions d’exemplaires de Lait et Miel vendus ! …Amanda Gorman a 3,8 millions d’abonnés sur Instagram. Il faut dire qu’on l’a entendue à l’investiture de Joe Biden…Voilà un petit tour d’horizon express sur la séquence chiffrée qui, inlassablement, revient nous faire croire qu’elle est la mesure de tout.
On ne va pas s’en plaindre…ni, non plus, s’en réjouir sans discernement…Simplement, il faut garder la bonne distance, me semble-t-il.
La chance d’aujourd’hui est que les canaux sont formidablement variés. Le risque est celui d’une dispersion-zapping tous azimuts.

Le Scriptorium Sémaphore de Poésie À l’occasion du Printemps des Poètes 2021, et en route vers la Journée Mondiale de la Poésie, prévue le 21 mars par l'Unesco, les poètes du Scriptorium proposent une lecture de poèmes créés sur le thème du Désir. Ces poèmes inédits figurent en version écrite sur le blog de l’association : http://www.scriptorium-marseille.fr

Ayant enseigné jadis dans une de mes précédentes vies les sciences économiques, je dirais volontiers qu’on est passé en poésie d’une économie de la rareté à une économie du flot continu. Et ChatGPT, porte-drapeau de la révolution de l’intelligence artificielle, commence à peine à intimer son ordre de confusion-mystification généralisée !
Le principal défi de la poésie est de s’y retrouver dans cette nouvelle matrice, de ne pas se laisser emporter. C’est l’esprit du bas-côté de la route, de la pratique traversière, de la capacité à sortir de piste ou à passer son tour etc…La poésie vit sans doute, depuis les débuts de l’humanité, à la fois du côté de l’épopée et du côté du silence. La première fait récit des moments auprès des gens, elle façonne la mémoire, l’entretient, l’approfondit. Le second nous rappelle que le mot réclame du vide, qu’il importe de tourner soixante-dix- sept fois sa langue dans sa bouche, que se taire est la première leçon etc…
Si j’ai créé le Scriptorium, c’est parce que je n’ai jamais dissocié l’humain de l’expérience du langage.  Le défi n’est donc pas le plus ou moins grande quantité de mots versés ou lus, mais l’expérience de la parole et de l’écriture dans le récit personnel et celui du monde.
Il est indispensable d’aller parler aux jeunes générations où elles se trouvent. Si notre parole a une force, une ferveur, une fantaisie aussi, si elle sait les étonner, les émouvoir, les accompagner, activer la plasticité des intelligences, je ne me fais aucun « sang d’encre » pour la survie des poètes. Je crois, à l’inverse, à leur rôle de veilleurs contre les tentations totalitaires. Le tragique assassinat du professeur de Lettres, Dominique Bernard, au lycée Gambetta d’Arras nous rappelle cette responsabilité. Évidemment, si les poètes se rétrécissent dans leurs petits entre-soi, verbiages sans prises et contentements dérisoires à l’aune du supposé contemporain, on risque fort de s’en détourner ou, plus sûrement, de les ignorer.
L’enthousiasme sera toujours le maître mot qui ne ment pas.
La poésie est-elle le vecteur privilégié pour porter une parole de paix, de rassemblement, et de fraternité ? Pourquoi ?
Vaste question ! (sourire). La formulation poétique du réel est importante, parce que sans cesse, nous avons à défaire la « rouille de la pensée ». Je vous renvoie, par exemple, au discours de Stockholm de Saint-John Perse sur la science et la poésie dont « le mystère est commun ». Les jugements à l’emporte-pièce, le manque d’analyse de la complexité en profondeur, l’incapacité à se déplacer mentalement hors de sa zone d’habitude sont des ferments de guerre, plus ou moins larvés, tout autant que les murs de langage. Un de mes maîtres sur ce sujet reste le philosophe Paul Ricœur. Je l’entends encore me parler des trois actions qu’il nous fallait mener pour Imaginer l’Europe (c’était le thème que j’enseignais alors aux étudiants) : échanger les mémoires, favoriser l’hospitalité linguistique, briser la dette. Trois dimensions profondément éthiques de la relation à l’autre. Hé bien, pour chacun de ses gestes, la poésie doit prendre toute sa part. La poésie appelle à se déplacer dans l’histoire intime et collective de chacun ; elle est aussi « de la vie interprétée » comme l’écrivait Joe Bousquet. Enfin elle est la porte d’entrée de ce mot vertigineux qu’on appelle le pardon.
C’est par de telles pratiques que nous pouvons apporter quelque chose, même de façon infime, mais signifiante.
Je crois profondément que nous sommes libres et responsables des mots que nous choisissons. Et aussi de nos silences.
En revanche, il ne vous aura pas échappé que les bons sentiments n’ont jamais été les garants de bons poèmes…et la paix, la fraternité etc… n’échappent pas à cette sévère réalité portée par le langage.
Un poème sur une clé à molette, une boîte à chapeaux ou une planète inconnue est susceptible d’être plus inspirant que des déclarations d’intention rabâchées en faveur de la fraternité, la sororité ou l’adelphité.
Peut-on dire que votre poésie est une poésie engagée ? Ou bien vos actes ? Peut-être est-ce la même chose, et ne peut-on dissocier votre poésie de vos actes ?

 

Poésie « engagée », le mot m’a d’abord intimidé, puis irrité (on connaît les caricatures !), puis amusé. Il avait disparu de la logosphère comme les mots « poétesse », « déclamer »…et même « poème » dans un certain milieu textuel. Mon écriture, je suis à peine provoquant en le disant, est le plus souvent « désengagée ». La raison simple en est ce détour, cette mise à l’écart qu’oblige l’acte d’écrire qui est une action, mais en retrait, quoi qu’on fasse. Lorsque je m’associe en écriture à ce qu’on appelle une cause (je le fais rarement), l’enjeu est de toute façon que mon poème tienne par lui-même. J’ai composé, par exemple, une chanson « Au bonheur de Lily » pour une association d’enfants atteints d’un cancer du squelette (rhabdomyosarcome).  Au moment de l’invasion de l’armée russe en Ukraine, j’ai répondu à un projet d’anthologie lancé par l’artiste visuel Pablo Poblete pour Unicités. Mais, au fond, je suis plus troublé par le mystère qui m’a fait écrire Faire neige ( poème lu et publié sur youtube, deux mois avant que la guerre n’ait commencé. C’est un poème de toutes les guerres, de toutes les angoisses devant l’arrivée des ennemis, invisibles encore, de toutes les situations des cœurs démunis face à la terreur occupante. Est-il engagé ? Ce n’est pas mon mot. J’espère seulement qu’il touche à de l’intime. Avec la part de croyance en ce qui va renaître, malgré tout.

Faire neige, poème de Dominique Soreente. La musique All the regrets est une composition de Loïk Brédolèse. Ce poème a été écrit par Dominique Sorrente à l'automne 2021 en résonance avec les vies d'oubli, notamment en Europe orientale. Il résonne aujourd'hui fortement à présent que se déroule sous nos yeux la tragédie ukrainienne. Il est dédié aux victimes inconnues de ce conflit. Son introduction (qui ne figure pas dans le présent enregistrement) dit ceci: "Tu m'as dit qu'il me suffirait de fermer les paupières pour que le monde me fasse signe. Alors, j'ai écrit ces mots-buées avant de me frotter à toi, mon amour." le 28 février 2022

Quant à la question de dissocier ou non la poésie et les actes, elle renvoie à un autre troublant mystère. Celui de l’autonomie du poème. On le crée dans certaines circonstances ( un de mes manuscrits en cours revendique le kaïros, l’occasion…), on le travaille,  on le modèle, on lui donne son équilibre et puis…il s’en va. Bateau à la mer. Le poète passe à un autre temps mais une part de lui-même sera venue s’incorporer dans cet objet énigmatique qu’est le poème. Voilà comment j’essaie de résoudre la question sans idéaliser les poètes qui ont, eux aussi, leur part d’ombre, pour ne pas dire plus.
La Courbe de tes yeux (1924) et l’ode à Staline (de 1950) ont été écrits, l’un et l’autre, par le même poète, Paul Éluard. Mon espoir est de penser que les amoureux de 2023 seront plus attirés par le premier poème que par le second… Il faut aussi se défier du culte aveugle de la personnalité pour les poètes.
Et maintenant, quelles sont vos actions prévues, lorsque l’on constate l’urgence d’affirmer une solidarité envers ceux qui subissent les guerres, et de montrer qu’il est possible de communier et de penser un monde où la paix resterait inaltérable ?

Les actions de solidarité relèvent de toutes sortes de comportements. Certains sont invisibles et souhaitent le rester. J’apprécie fort ce qui sait rester hors le champ du médiatique visible. Nous avons une maladie de l’exposition aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, et les poètes y jouent leur partition…Je revendique le droit à la poignée de mains et aux sourires complices au coin d’une rue, à l’abri des algorithmes !
Pour ma part, je sais que chaque fois qu’une action est « concrète » comme on dit, qu’elle porte un visage, un message etc…elle a une valeur particulière.
La chance est qu’à Marseille, on peut rencontrer ce type de solidarités.
Dans le même esprit, l’association Marseille-Espérance a été créée par l’ancien maire Robert Vigouroux pour que toutes les religions présentes dans la cité phocéenne se relient, échangent, dialoguent, coopèrent etc…Le pape François a salué cette initiative originale, lors de son passage à Notre-Dame de la Garde. Je suis convaincu du bien-fondé de cette démarche que je soutiens.
Pour le reste, l’humanitaire est un véritable métier, admirable et exigeant, et c’est un métier de professionnels. Je me sens bien en retrait de cela, le mieux qu’on puisse faire à ce niveau est alors l’aide financière la plus judicieuse possible. Mais si nos poèmes pour la paix aident le fleuve à couler avec moins de sang, écrivons-les et partageons-les, sans ménagement !

Avec le Scriptorium, l’an passé, j’ai été sollicité sur le thème « Paix et Poésie » par la Maison Montolieu (un espace créé par les Jésuites dans les quartiers Nord de Marseille). Au-delà de ma propre intervention, j’ai proposé à quelques amis poètes du Scriptorium d’apporter leurs contributions. Ce qu’ils ont fait avec beaucoup de sensibilité et d’inventivité dans le propos.  J’ai plaisir à citer leurs noms : Wahiba Bayoudia, Emmanuelle Sarrouy, Marc-Paul Poncet, Henri Perrier-Gustin, Nicolas Rouzet, Isabelle Alentour, Marc Ross. Une note du blog évoque ce moment qui, évidemment, mériterait un prolongement…

Permettez-moi de terminer par un poème « Give peace a chance ». Il est né à l’occasion de cette journée « Paix et Poésie » qui nous a réunis avec le Scriptorium.

Aujourd’hui, tout encore est à reprendre…

GIVE PEACE A CHANCE

Nous faisions partie de ceux-là,
ceux qui répétaient en chœur
"All we are saying is
give peace a chance", sans savoir de quoi était faite
cette chance, cette paix embrumée,
mais nous les appelions sur nous,
cette chance, cette paix,
cette façon d'éconduire la menace.

Nous avons inventé comme cela nos autels de fortune.

Nous écrivions des mots sourds, fervents, maladroits,
nous parlions de lampes et de sécession,
des barbelés d'hier et de ceux du présent,
et des tenailles miraculeuses.

Il y avait un cercle pour nous affranchir du malheur.
Nous y logions comme dans une arche
la grue en origami, le calumet et ses nuages,
la colombe qui fait retour, le rameau
d'après le Déluge,
la flamme entourée de ses pierres,
le fusil brisé, le coquelicot blanc,
le drapeau arc-en-ciel, tout ce qui appelait sur le monde brûlé
l'amour de vivre.

Cinquante ans ont passé, et les "plus jamais ça"
ont défilé d'un train à l'autre.

Et tout encore est à reprendre.
Comme si nous n'avions rien compris
des premiers mots du désir mimétique inscrit au cœur,
des courroies noires d'entraînement, des falsifications
au jour le jour,
des façons visibles ou secrètes
d'honorer
les dieux alpha-mâles des guerres
quand vient le règne des décombres.

Et tout encore est à reprendre,
à cette heure-là où les mots reviennent groggys
du voyage vers les scènes cruelles, oubliées, manifestes,
un peu plus troublés encore
d'avancer avec leur mémoire obstinée
et la longue suite de ceux qui n'ont pas
fini de vouloir les prononcer:
All we are saying is
give peace a chance.

Sud-Soudan, Sri Lanka, Colombie, Angola, Burundi,
Ukraine, Israël, Palestine...

Un sémaphore
agite ses bras d'enfant
comme sur un tarmac de refuge.

Au loin se récite
la légende des mille grues.

Il y a une main qui ôte la poussière
sur la Vierge de Nagasaki.

Tout ce que nous disons est:
donne une chance à la paix !

 

Présentation de l’auteur




Fil de lecture de Pascal Boulanger : Sacha Thomas : Eaux et Carêmes — Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Sacha Thomas : Eaux et Carêmes, Editions du Cygne

Le recueil Eaux et Carêmes, autrement dit effusion et tension, offre une écriture rayonnante, flamboyante qui, sans céder aux métaphores et aux images outrées, ne s’économise jamais. Elle a recours au légendaire, à la mémoire des choses et des mots, elle glisse parfois sur le narratif et surtout elle évite les deux écueils de la poésie contemporaine, celui de la performance pour la performance et celui de la confidence et de la grandiloquence.

Sacha Thomas, grande lectrice et notamment de Rimbaud, de Balzac et de Yourcenar sait que le poète a une responsabilité formelle. Sa parole, nourrie de latin et de grec, d’étrangetés inactuelles, nous déplace dans le temps et dans l’espace. Le chatoiement du vocabulaire et l’emploi de mots inusités, relèvent d’un baroque - proche parfois des plus beaux poèmes surréalistes - dans lequel se glissent draperies et parures antiques, pierreries d’illuminations fluides qui brillaient déjà dans la poésie rimbaldienne.

Cette poésie oblique déchire les signes, les excède par une écriture - pour reprendre une expression de Yourcenar – tendue et ornée. Les visions se succèdent, défilent en accéléré, avec une allégresse et une ivresse où des figures tutélaires ou redoutables et des mythes se croisent, se chevauchent, se perdent et se retrouvent.

Une sorte de noce barbare dresse un décor dans lequel surgissent des nymphes des sources et des bois, des gladiateurs, des femmes qui incantent des marins privés de port, des idoles qui tanguent… Il n’y a plus de frontière entre l’éprouvé et le rêvé. On croise des mariés et des égarés, on jongle avec l’ombre des dieux, on s’évade du monde où l’on piétine, on s’aventure en mer puis on se retrouve à Paris, sur un banc près du Panthéon, on succombe sur des terrains de sable avec des marchands, des tisserands et des nomades, on se retrouve dans des tavernes autour de pintes. Et c’est toujours merveilleusement bien écrit.

Sacha Thomas, Eaux et Carêmes, Editions du Cygne, 2022, 50 pages, 10 €.

A propos de Balzac, Adorno écrivait qu’il ne s’était pas incliné devant les faits concrets mais qu’il les avait regardés en face, en laissant apparaitre le monstrueux. Il y a cette dimension à la fois très sombre et à la fois très lumineuse dans les poèmes de Sacha Thomas comme s’il fallait Ouvrir LE ciel. Y flanquer l’ombre.

Il y a aussi l’appel du dehors, la levée des nouveaux hommes et leur en-marche (Rimbaud cité en exergue), toute une invitation A la raison qui condense la liberté vitale – son souffle – et l’insoumission, avec les courbes de l’amour qui s’incarnent ou se désincarnent.

 

Le thym fondant cinquante alliances d’or et de vermeil pour l’huile bouillonnante : morale !

Je dévore des beignets et me gargarise d’eau de goudron ultramarine le jour du festival de musique de chambre de la province d’Oulu : fable !

Et toi, mon amour, toi qui ne rêvais d’aucune étrangeté, toi qui ne réclamais aucun miracle, te voici devenu héros de mon conte. Tu avais seulement soif de ma vague ;

Simplement besoin d’un corps pour investir le tien.

∗∗∗

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Le premier mot du tout premier recueil poétique de Patricia Suescum était le mot « mal » … Sa traversée, sa fatalité, son dépassement ne sont-ils pas au centre de nos destinées, au cœur même du gouffre qui ne cesse de se creuser et que nous essayons – en vain – de dévoiler et de dépasser ? Ce mot fait place, dans cette Ombre du silence et ces Doléances du réel au silence et au retrait, mais à un silence qui interroge et parle. Il y a, en effet, une parole parlée qui déplie ses monotones scénarios, qui s’encombre de bavardages. Il y a, plus rarement, une parole poétique, celle de ces poèmes, qui en creusant l’abîme et le jamais garanti (Rilke), s’engage dans l’évidement, dans la profondeur de la chute. Le poème devient ce gouffre même auquel il retourne dès sa parole accomplie.

Pour ne pas déranger l’intime, écouter les silences assourdissants

  • Que dis-tu dans ton poème ?
  • J’exprime la souffrance.
  • Le poids de ta douleur ?
  • Non, la chair et l’espace des mots.
  • Laisse-moi voir l’étoile collée sur ta bouche.
  • Elle s’est posée sur ton épaule.

Se faire discrète face à la confession, sublimer l’appel des aurores dévêtues.

 

Il s’agit bien d’opposer sa souveraineté – et celle de la chair et de l’espace des mots – au déferlement du négatif. Nos vies sont précaires, tatouées de morsures, est-ce une raison pour se laisser éblouir par les néons de la confession, par le bavardage incessant du ressentiment ?

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel, 2023, 64 pages, 20 €.

L’art poétique de Suescum refuse d’être pris en otage par des vies en cage et, tout autant, par la fausse vitalité des illusions. Il connait trop l’exil pour se compromettre avec la mort en spectacle. Si la méthode est bien une science du singulier, elle loge alors au lieu même de l’énigme, sachant que l’essence d’un mot est toujours double, à l’image de nos paradoxes. Comme la pensée d’Axelos, qui elle aussi interroge, la poésie dans l’attente de ce qui vient ou est déjà advenu, adopte la forme interrogative. Elle trace un chemin d’errance inclus dans le jeu du monde et les mots du poème s’éclairent en de grandes ombres. Il y a un courage poétique (Hölderlin en est la figure la plus aboutie) qui consiste à être – pour soi-même – la plongée et la grâce. Le courage, ici, est un champ de bataille livré sans vacarme.

Aux dialogues entendus
je préfère le silence
le courage du retrait

A devenir une ombre
je choisis mon reflet.

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Zoltán Böszörményi, poète et auteur hongrois : une rencontre

Né en 1951 au sein de la minorité hongroise de Roumanie, tour à tour dissident, réfugié politique, capitaine d’industrie et directeur de revue littéraire, Zoltán Böszörményi est à la fois philosophe, romancier et poète (prix József Attila de poésie en Hongrie en 2012). Ses œuvres ont été traduites dans une demi-douzaine de langues. Il est entre autres Directeur du journal culturel Irodalmi Jelen et Président du PEN Club de Hongrie. A l'occasion de sa venue en France, pour la présentation de son dernier roman, Le Temps long, traduit par Raoul Weiss, paru aux Editions du Cygne, il a répondu à quelques questions à propos de son écriture, romanesque, et poétique, et de ce que signifie cet acte, écrire. Un entretien dirigé par Kaïna Bendar à partir de questions proposées par Julie Bietry.  

Pourquoi avoir choisi une « petite fille » en tant que narratrice ?
J'ai vraiment connu cette fille. Certes, quand elle ne parlait déjà plus. Sa mort m'a choqué. Je n'ai pas pu m'y faire, pendant plusieurs jours. J'ai beaucoup réfléchi à son sort. Pourquoi s'est-elle laissée mourir de faim ? Pourquoi personne ne lui a expliqué quand il était encore temps qu'il y avait un moyen de sortir de ce calvaire ? L'amour maternel est important. Mais un professionnel, un psychologue, aurait dû lui expliquer que sa mère l’aimait malgré tout, certes différemment, mais qu’elle l’aimait. Que nous ne sommes pas tous pareils et que nous exprimons notre amour de différentes manières. Avant de commencer à écrire ce roman, j’ai enfilé les habits d’un journaliste d’investigation en me rendant au domicile de la jeune fille, j'ai parlé à sa grand-mère - la mère n'était pas à la maison à ce moment-là -, à ses proches, je me suis rendu à l'école où elle étudiait, j'ai contacté son ancienne professeure. 

Zoltán Böszörményi, Le Temps long, Editions du Cygne, 2023, 112 pages, 13 €.

Mais cette dernière ne pouvait pas et ne voulait pas parler honnêtement de cette histoire, elle m'a envoyé auprès de la directrice. J'ai également contacté le maire de la petite ville, qui a répondu à mes questions ouvertement et honnêtement, et m'a donné le nom et le numéro de téléphone de l’assistante sociale en charge des enfants. J'ai appris que l'école n'avait pas de psychologue pour enfants, que l'assistante sociale n'avait pas reçu la formation nécessaire pour aider la fillette et que cette dernière avait été transportée à l'hôpital alors que son état était tellement détérioré qu'elle pouvait à peine marcher. J’ai rassemblé beaucoup d'informations et il ne me restait plus qu'à commencer à écrire le roman. Mais je n'y arrivais pas. J'ai travaillé sur le texte pendant des semaines, mais je n'arrivais à rien. Je suis resté assis devant l'écran de mon ordinateur, abasourdi, et aucune pensée ne me venait. Plus d'un mois s'est écoulé, jusqu'à ce qu'un matin, je me rende compte que j'avais moi-même grandi sans mère. Pendant des années, j'avais cherché l'amour de ma mère, sa présence, ses caresses, la chaleur de son âme m'avaient manqué. À l'âge de soixante-sept ans, je suis entré dans le rôle de cette fillette et j'ai écrit ce livre en à peine un mois.
Que vous évoque l'anorexie ?
Il existe deux types d’anorexia nervosa. Tous deux sont dus à une perte d'appétit. Le premier type est appelé boulimie. Elle se manifeste surtout chez les adolescents qui se se font vomir ou refusent de manger par peur de devenir obèses. L'autre type, également un trouble nerveux, est le résultat d'une sorte de rébellion. En l’occurrence, la jeune fille refuse de manger pour attirer l'attention de sa mère, dont elle a besoin de l'amour. Il existe une phase de la maladie, décrite pour la première fois par le Français Ernest-Charles Lasègue et le Britannique William Gull en 1873, où la dégradation totale du corps est inarrêtable et aboutit à la mort. Il n'existe pas de traitement pour cette maladie, c'est pourquoi elle est si fatale. Moi aussi, j'aspirais à l'amour de ma mère, mais je me rebellais autrement, je tombais dans la mélancolie, je vivais dans une mélancolie douloureuse et j'étais envahi par une léthargie constante.
 Comment définiriez-vous le personnage de la mère dans votre roman ?
Le comportement de la mère et son mode de vie sont un fil rouge qui traverse le roman. Elle n’a pas fait beaucoup d’études, elle est peu cultivée. Bien qu'elle aime sa fille de manière abstraite, elle est incapable de comprendre ce dont son enfant a besoin. Elle n'a aucun sens de l'attachement parce qu'elle n'a jamais été attaché à personne. Sa vie affective est morne. Elle change beaucoup de partenaires. Elle part travailler à l'étranger parce qu'elle veut gagner sa vie plus facilement, si possible pour trouver dans son travail de la détente et du plaisir physique. Quelque part, elle est consciente de sa responsabilité envers son enfant, mais ses instincts maternels sont mêlés d'insouciance et d'ignorance. Elle ne comprend pas pourquoi sa fille aspire à son amour, parce qu'elle-même n'a jamais vraiment aimé personne. J'ai éprouvé des difficultés à présenter le comportement contradictoire de la mère, à dépeindre son personnage. Quant à sa présence, sa relation avec sa fille, j'ai essayé de rester objectif et laconique.  Moi-même, je ne pouvais pas m'identifier à elle, elle était si repoussante, si cruelle.
 Avez-vous songé à une fin différente ?
J’ai plusieurs fois pensé à sauver la vie de la jeune fille, une fin heureuse m'est venue à l'esprit. Mais à chaque fois, je devais me rappeler que cette forme d'anorexie mentale est fatale. Au-delà d'une certaine limite, on ne peut pas y survivre. Bien sûr, je voulais que la jeune fille se rétablisse, qu'elle quitte l'hôpital et que, plus tard, lorsqu'elle aurait éventuellement un enfant, elle l'aime comme personne d'autre. Son amour pour son enfant aurait été la catharsis de sa vie. Mais dans ce cas, cela aurait été un autre roman, un autre type de fiction.
Est-ce que l'écriture de ce livre vous a soulagé d'un poids dans votre vie personnelle ?
Non. Ma propre expérience de vie, l'absence de ma mère, n'a fait qu'intensifier la douleur due à cette détresse émotionnelle. Je ne voulais pas revivre les événements de mon enfance, mais plutôt souligner la tragédie et le manque d'expression de cet état émotionnel, qui n'est comparable à rien d'autre. Quand j'ai écrit sur le destin de cette jeune fille, j’y ai aussi inclus mon propre destin, avec toutes les angoisses qui déchirent la chair et les douleurs au plus profond de l'âme. Le Momo dans le roman La vie devant soi de Romain Gary (Emil Ajar) verse de l'eau de Cologne sur le cadavre en décomposition de Mama Rosa en insistant avec dévotion sur le fait qu'elle ne peut pas accepter sa perte. Il ne peut accepter sa mort parce qu'il l'aime farouchement, de manière indiscible, à la folie. Si vous aimez quelqu'un, si vous l'aimez de tout votre être, de toute votre âme, vous ne pouvez pas vous en séparer.
 Dans ce roman, vous avez choisi de mettre à l'écart la figure paternelle. Pourquoi ?
Ce n'était pas une question de choix. Mon père a toujours été présent dans ma vie, mais pas comme un symbole d'amour, d'affection, de loyauté. Beaucoup d'hommes sont incapables de se sacrifier pour leurs enfants.  Je pourrais citer d'innombrables exemples parmi mes proches et mes connaissances. Les hommes se comportent différemment. Pour eux, la paternité n'est pas une épreuve, une expérience écrasante dotée d’une force indomptable. Ils ne portent pas l'enfant dans leur ventre pendant neuf mois, ils n'accouchent pas, ils n'ont pas leur corps lié par un cordon ombilical, ils n'ont pas leur bébé suspendu à leur poitrine pour allaiter. La maternité est un don de Dieu, et Dieu ne l'a donné qu'aux femmes. C'est pourquoi elles sont privilégiées, différentes de nous, les hommes.
Avez-vous dû vous-même « fermer les yeux » sur certaines choses quand vous étiez enfant ?
J'ai été le témoin oculaire et auditif des disputes de mes parents à plusieurs reprises. Ils étaient très méchants l'un envers l'autre. Je me disais que s'ils répétaient sans cesse qu'ils s'aimaient, pourquoi se comportaient-ils de manière aussi hypocrite ? Pourquoi se lançaient-ils des mots au vitriol ? Pourquoi criaient-ils ? L'âme de l'enfant est une chose très sensible, elle peut être facilement endommagée. Non, je n'ai pas fermé les yeux quand mes parents se disputaient, jouaient au chat et à la souris, je me suis simplement caché. Parfois sous la table, parfois derrière la bibliothèque. Chacune de leurs disputes me causait une douleur physique. La petite fille du roman ferme les yeux parce qu'elle veut se cacher de la réalité - elle ne peut plus bouger, c’est vrai - mais cela lui permet aussi de se souvenir plus facilement des moments de sa courte et douloureuse vie.

Poèmes de Zoltán Böszörményi. Extraits de Morning Picture, Barbados Morning, Deadly Sin, The Ellipsis of Mercy et Black Seagull.

Pensez-vous que ce roman est perçu différemment selon le pays dans lequel il est publié ?

Beaucoup d’exemplaires ont été vendus en Hongrie et les critiques ont afflué. En Roumanie, j'ai été interviewé à la télévision parce que l'histoire de la petite fille avait suscité beaucoup d'émotion chez les gens. L'édition roumaine a également été particulièrement importante car tout le monde savait que l'enfant était originaire de Transylvanie, et de nombreuses personnes avaient entendu parler de cette tragédie dans les journaux et à la télévision. Aujourd'hui, il y a plus de 150 000 enfants en Roumanie dont l'un ou les deux parents vivent et travaillent à l'étranger, et je pense que ce chiffre est sous-estimé. Ces enfants sont élevés par des grand-parents, outre membre de famile, ou des voisins. Avec mon roman, j’ai aussi voulu attirer l'attention des autorités et du public sur ce phénomène tragique. Ces enfants seront psychologiquement endommagés et cela les affectera pour le reste de leur vie. Lorsque j’ai présenté l’édition russe du roman à Moscou, de nombreuses femmes ont fait la queue pour une dédicace, et la lecture de passages y a eu beaucoup de succès. Mais c’est probablement en Allemagne que mon livre a eu le plus de succès jusqu'à présent. La directrice des bibliothèques allemandes, après avoir lu mon roman, a demandé aux bibliothèques de se le procurer. De nombreux exemplaires ont été vendus. Par ailleurs, le livre est aussi paru aux États-Unis et en Espagne. Je suis très heureux que mon livre soit publié en français, et je remercie tout particulièrement Raoul Weiss pour la traduction et M. Patrice Kanozsai, fondateur et directeur des éditions Cygne à Paris, pour la publication.

Quelle est la différence entre la prose fictive et narrative et le langage poétique ?
J'utilise beaucoup l'imagerie poétique dans ma prose. C'est inévitable, au fur à mesure que le texte et les évènements avancent, ils se transforment inévitablement en poésie. Ces images poétiques se retrouvent dans tous mes romans, Le temps long et surtout Tant que je penserai étre. Ce dernier, je l'espère, sera publié au printemps prochain aux Éditions du Cygne. Je pense que la prose d'aujourd'hui a besoin d'images poétiques, parce que c'est ce que l'écrivain veut utiliser pour impressionner le lecteur, pour évoquer un espace et un milieu qui le fascinent, créent une tension et des vagues émotionnelles.
La poésie peut-elle être un guide, un stimulant pour l'humanité, révélant que la paix est possible et peut être créée entre nous ?
Le monde d'aujourd'hui est différent de celui des XVIIIe et XIXe siècles. À l'époque, la poésie avait le pouvoir de créer le monde et l'âme. Au XXe siècle, bien que la production des poètes soit exceptionnelle, son pouvoir semble avoir diminué. L'impact de Baudelaire, de Verlaine et d’Apollinaire sur la société, sur l'humanité en tant que telle, a été remarquable, mais il n'a pas conduit à la rédemption du monde, il n'a pas mobilisé les masses. La poésie de Walt Whitman, d'Ezra Pound a échauffé les âmes, créé le doute et la contradiction, mais elle n'a pas été capable de régner sur la société. Dans la poésie hongroise, Endre Ady est le seul poète dont la poésie a allumé de grands feux dans l'âme des gens, mais il n'a pas eu d'effet sur la paix et la justice sociale. L'ère du proète-profète est révolue. Aujourd'hui, les gens lisent très peu de poésie. Non pas parce que la production poétique est faible — je pense d’ailleurs qu'elle se renforce — mais parce que les forces de communication ont changé. Elles influencent l'homme d'aujourd'hui, le rendent aveugle et le dégradent.
Vous êtes le président du PEN Club Hongrois. Que pouvez-vous nous dire sur cette organisation d'écrivains ? Que faites-vous pour la paix ?
Le PEN Club Hongrois a été fondé en 1926, après la Première Guerre mondiale, à l’issue de laquelle la Hongrie a été privée des deux tiers de son territoire et d'un tiers de sa population par les grandes puissances de l'époque — la Grande-Bretagne et la France. Le PEN Club Hongrois a été fondé pour promouvoir la coopération culturelle entre les nations par le biais de la littérature et de la diplomatie culturelle, dans l'esprit du PEN International, fondé en 1921 à l'initiative de l'écrivaine anglaise Catherine Amy Dawson Scott, et pour atténuer l'isolement culturel de la Hongrie, également causé en partie par la guerre. Fort de son expérience à Londres, Gyula Germanus, professeur d'université orientaliste renommé, a été l'initiateur et le principal organisateur du PEN hongrois. Il en est également devenu le premier secrétaire, et son président était le dramaturge, romancier, rédacteur en chef de journal, directeur de théâtre, traducteur littéraire et personnalité publique académique Jenő Rákosi. Le président exécutif était quant à lui Mózes Rubinyi. En 1930, Dezső Kosztolányi, poète, romancier et dramaturge hongrois de renommée mondiale, essayiste et bon ami de Thomas Mann, qui parlait français, anglais, l'allemand et italien, a pris la présidence. Lors du congrès mondial international du PEN Club qui s'est tenu à Budapest en 1931, la France était représentée par Duhamel, Gide, J. Green, Maurois, Romain Rolland, Valéry et Jules Romains. Le PEN Club Hongrois, dont j'ai repris la présidence il y a deux ans à la suite du poète, prosateur et traducteur littéraire Géza Szőcs, décédé tragiquement, a derrière lui près de cent années passionnantes et fascinantes.
Le PEN Club Hongrois a toujours été du côté des combattants de la paix au cours depuis maintenant près de cent ans. Il en va de même aujourd'hui. Nous souhaitons, nous élevons notre voix, pour que les nations du monde ne choisissent pas la guerre et la violence pour régler leurs différends, mais qu'elles suivent la voie de la négociation, de l'accord et de la paix.




Guylaine Monnier, Dans un tel pot de terre, extraits

Il dit que tout ce qui se regarde est résoluble en petite part. C’est ce qui rend
le souvenir plus vague, qui ne peut se résoudre comme un brouillard en pluie.
Trop vague pour que le moindre élément ne s’en détache. Du brouillard renaître
la pluie. Du brouillard renaître la mer. Il pourrait recomposer chaque partie ;
d’une seule solution, extraire la chenille et le papillon

*

Nous sommes les chimères, comme sont faits les embruns : de vents, d’océans et
du bris des lames. Il l’ignore. Lors de la grossesse, la mère reçoit des cellules
fœtales, vice versa. Elles se logent dans l’autre, cerveau, poumon, peau et cœur.
Elles y demeureront une dizaine d’années, parfois davantage. Chimère l’un de
l’autre, vipère et lion tout à la fois. Et pour forêt qui abrite ses chairs :
— Arrête de te cacher derrière les arbres comme ça. Le jour où tu disparaîtras
vraiment, je te verrai derrière tous les arbres

*

Les ignorants se taisent. L’endroit perdu est oublié. On le dit au cœur battant de
l’ailleurs. Nus et blottis, ils ne s’en souviennent plus. Il y a des forces extérieures  
qui ont redistribué l’ordre, puis toutes sortes de couleurs qui ont requalifié les
formes et leur syntaxe. Sans elles, elle le garderait sur la peau. Il finirait par y
verdir, il avalerait l’amande et son germe vert

*

Le ciel de mon enfance est bleu. Or les jupes relèvent les bleus. Les couleurs du
monde disent une enfance. Or l’enfance distribue ses bleuets. Il mit les bleuets au
fond de sa poche. En grappe et en capitule sur la peau aucune trace. Or les poches
se percent les couleurs se répandent. Les nuits de mon enfance n’étaient pas
pierre. Il prit la pierre et la mit dans sa poche. Or les pierres se roulent. Hors des
poches le dernier pétale et la pierre roulée

*

Qui s’obstine. Les bleuets trébuchent dans les ombres bleues. C’est que le monde
garde ses couleurs. Or les couleurs du monde se percent. Or le monde distribue
ses bleus. Les coquelicots ne fraient plus avec les blés les bleuets, les bleuets ne
se cueillent plus dans les champs les bleuets. OUBLIETTES. Or le bleu en rafale
sur nos têtes. L’enfance s’oublie. Dès l’Or

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (52) : Gilles Baudry

Gilles Baudry nous invite à le rejoindre sur « l'île secrète ou le pays de l'être / pour se rapatrier / son enfance pérenne / inaliénable. »  C'est  un univers très proche, « enfance à venir », qu'il faut aborder avec le silence recueilli que permet parfois le « soir de toute vie. »

                  Source et Foyer
                  de l'instant éternel
                 au retour imminent
                  et toujours différé

Le poète, en son abbaye de Landévennec, peut dire avec O.V. De L. Milosz, qu'il a choisi de mettre en exergue de ce livre : « Je suis éternellement enfant du Bénédicité de l'aube. »  Ce sont des regards d'aube, en effet, qu'il recueille et nous transmet, ces regards lavés d'une eau pure, ouverts sur les dons gratuits et merveilleux de la grâce.

Gilles Baudry, Cette enfance à venir, dessins de Nathalie Fréour, L'Enfance des Arbres, 2023, 80 pages, 15 €. 

Il les enserre sur la page blanche, accompagné des dessins blancs sur papier noir de Nathalie Fréour, qui sont de véritables méditations graphiques, des aperçus de l'au-delà, des appels de l'Ange :

 

                  Ouvrez à l'ange
                  qui frappe à la fenêtre
                 et vous aurez cette intuition
                           native
                  d'un monde autre que ce qu'il est

L'essentiel nous apparaît, dans ces brefs poèmes, nimbé d'une paisible confiance, où la grâce divine est à l'oeuvre. Chaque mot, chaque syllabe pèse le poids insaisissable d'une nuée, d'une clarté.

 

                  Le fond de l'être
                  est tout amour

                  Le feu limpide du silence
                           brûle le cœur

                           et tout se tait

 

Une leçon d'espérance et de patience nous est donnée, pas à pas, avec des mots que le  poète qualifie de « titubants », écrits sur un carnet de veilles, sans doute,

 « en souveraine humilité ». Il suffit d'être « là seulement / intensément ». On l'écoute avec gratitude et émotion,  comme la voix d'un parent ou d'un ami proche, revenu du Royaume invisible, nous révéler

                           le point nodal
                  où le visible et l'invisible

                  le ciel et la pensée
                           se touchent

Présentation de l’auteur




Dans le corps irrésolu du poème : entretien avec Francis Coffinet — Le bruit des mots n°4

Francis Coffinet est un artiste multidisciplinaire, un acteur, et, surtout, un poète. Ce qui fait la puissance de sa poésie, c’est son exploration d’une poétique du corps, qu’il interroge également grâce à d’autres vecteurs artistiques tels la peinture, la photographie… Sa démarche artistique est profondément marquée par une sensibilité à la corporéité et à la façon dont le corps humain peut devenir un moyen d'expression poétique.

Mais n'évoquer que cet aspect de son travail serait éminemment réducteur. Plus que jamais, la langue se libère, convoque sa fonction autotélique pour accueillir les possibles sémantiques que seule la poésie peut offrir aux mots. Et, alors, le corps devient carte solaire, lieu d'élaboration d'une cosmogonie unique qui n'existe que lorsque l'acte d'écrire est à l'œuvre. Qu'est-ce que l'acte d'écrire, me demanderez-vous ? Peut-être est-ce un désir agissant, celui de mettre en péril le sens, la facilité du sens, pour demander l'impossible au langage, parce que l'on espère l'ouvrir comme une boîte de Pandore, pour voir ce qu'il recèle d'absolu. C'est ce que réalise Francis Coffinet, lorsqu'il écrit. 

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie « Native American » : Ofelia Zepeda : fille du désert, elle parle le désert

Rédaction et traduction de Béatrice Machet

 

Ofelia Zepeda est née en 1954, dans la partie sud-ouest de l’état d’Arizona sur la réserve des Indiens Tohono O’odham, c’est-à-dire « les gens du désert » (environ 34 000 personnes). Les conquistadors espagnols avaient baptisé ce peuple les Papagos, terme péjoratif et méprisant qui signifie les mangeurs de haricots. Ils vivaient à l’origine dans le désert de la Sonora et ont eu à subir les campagnes de christianisation forcée, auxquelles ils ont opposé des épisodes de révolte et de résistance aux 17ième et 18ième siècle.

Du fait de leur environnement, ils avaient adopté un mode de vie semi-nomade, entre des villages bâtis près des champs pour surveiller les récoltes en été, et des villages bâtis en montagne près des cours d’eau, occupés seulement l’hiver. Aujourd’hui le territoire des Tohono O’dham est partagé entre Mexique et États-Unis, le mur que Donald Trump a fait ériger empêchant les 2000 personnes vivant du côté mexicain d’aller honorer leurs morts enterrés du côté américain (la construction du mur est une violation internationale des droits de l’homme). Cette séparation a donné lieu à des cérémonies de protestation en 2017 notamment. Jusqu’alors  les Tohono O'odham avaient un permis spécial pour continuer à circuler librement des deux côtés de la frontière, via neuf portes réparties sur 120 kilomètres.  Dans la langue des Tohono O’dham le concept de frontière n’existe pas, il n’y a pas de mot pour la dire ou la penser.  Sur ce territoire, dans le paysage du peuple du désert, se détache leur montagne sacrée: le mont Baboquivari, situé en Arizona, aux États-Unis.

La poétesse o'odham Ofelia Zepeda lit ses poèmes au festival du livre de Tucson en mars 2012. Les mots o'odhams reflètent les sons des cailles du désert. Vidéo de Brenda Norrell Censored News http://www.bsnorrell.blogspot.com.

Ofelia, qui raconte qu’elle est née dans une cabane, de parents analphabètes qui ne parlaient pas l’anglais,  a grandi au contact de travailleurs migrants qui s’échinaient dans des champs de coton, et malgré la proximité de gens aux mœurs différentes, sa communauté O’odham n’a pas changé son organisation tribale, n’a pas abandonné ses valeurs. Ofelia raconte aussi que pour rendre visite à ses grands-parents qui vivaient du côté mexicain,  elle franchissait régulièrement cette frontière entre les deux états.

Dans un extrait de son poème "Birth Witness", la poétesse Ofelia Zepeda, membre de la tribu Tohono O'odham, explore le caractère sacré de sa langue face à la bureaucratie gouvernementale. Producteur/Réalisateur : Nina Shelton. Vidéaste/monteur : John DeSoto.

La poésie d’Ofelia Zepeda est le fruit de la relation vieille de milliers d’années d’une communauté humaine avec son environnement. Elle est aussi la continuité de traditions orales passées dans l’écriture. Elle relate la succession des saisons, les rythmes du désert,  l’importance de l’eau très marquée avec la danse des nuages, avec la pluie qui est à la fois bénéfique et pourvoyeuse de vie mais aussi cause d’inondations et destructrice de vies. Dans son recueil intitulé Ocean Power, Ofelia Zepeda montre à quel point les gens du désert sont vigilants et observent la météo, comment le climat forge leur mode de vie. Le livre développe une partie plus consacrée à la vie personnelle de l’auteure qui réfléchit aux contrastes entre traditions et nouvelles façons de vivre. Une autre partie se penche sur l’hiver et sur la réponse des humains à la lumière ou à l’air. La dernière partie s’occupe de la nature des femmes, et de l’ancienne relation des Tohono O’odham avec l’océan, la façon dont cette relation impacte encore le présent de ce peuple. Au final le lecteur aura plongé dans le quotidien de ces Indiens du sud-ouest américain.

SOMEONE SAID IT IS GOING TO RAIN

Someone said it is going to rain.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the earth and the way it holds still
in anticipation.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the sky become heavy with moisture of preparation.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the winds move with their coolness.
I think it is not so.
Because I have not yet inhaled the sweet, wet dirt the winds bring.
So, there is no truth that it will rain.

 

B ‘O E-A:G MAṢ ‘AB HIM G JU:KĬ

B ‘o ‘e-a:g maṣ ‘ab him g ju:kĭ.
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g jewed mat am o i si ka:ckad c pi o i-hoiñad c o
ñenḍad.
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g da:m ka:cim mat o ge s-wa’usim s-we:ckad.
ag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g hewel mat s-hewogim o ‘i-me:
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi hewegid g s-wa’us jewe
Mat g hewel ‘ab o u’ad.
Nia, heg hekaj o pi a’i woho matṣ o ju:.

 

Quelqu’un a dit qu’il allait pleuvoir

Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore senti la terre, sa façon de se tenir immobile
par anticipation.
Je ne le pense pas.
Parce que n’ai pas encore senti le ciel se préparer, devenir lourd d’humidité.
Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore senti les vents, leur fraîcheur se mouvoir.
Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore respiré la douce poussière mouillée que les vents apportent.
Donc, il n’y a rien de vrai dans l’affirmation qu’il va pleuvoir.

Ce poème écrit en anglais et dans la langue tribale, dit la connexion au paysage, dit l’expérience des sens, la connaissance du climat d’un territoire. Il témoigne d’un mode de vie où l’on passe beaucoup de temps dehors, où l’on est conscient des mouvements qui s’opèrent dans l’environnement, ce qui est nécessaire dans une région où l’été apporte des orages, des tempêtes de poussières, il faut être vigilant, les changements rapides créent même une certaine tension chez les gens qui doivent être prêts à agir selon les circonstances et les variations de la météo. Ils savent ce qui arrive avant, après la pluie et savent ce qu’ils doivent faire en conséquence. Le poème suit la forme des chants traditionnels  O’Odham, avec des répétitions ; chants qui parlent souvent de l’environnement et qui ont la particularité d’être élogieux, qui mettent l’accent sur les bonnes choses à dire à propos des animaux, des nuages, ce qui est agréable et profite à tout le monde. Les O’odham, surtout en été, passent du temps à observer les nuages au-dessus des montagnes, commentent leur presence, leur aspect, sans savoir bien à quel moment il va pleuvoir. Les nuages peuvent ne faire que passer, être détournés, la pluie ne frappe pas forcément le sol, même si l’été est en quelque sorte le temps de la mousson pour les Indiens du sud de l’Arizona. La tante d’Ofelia, tout comme sa mère, disaient facilement que les nuages sont des menteurs. Observer les nuages n’est pas un passe-temps dans ces regions, il est important de pouvoir anticiper quand la pluie tombera. Vivre dans un désert donne une importance toute particulière à la pluie.

Professeure de linguistique à l’université d’Arizona, Ofelia Zepeda maîtrise sa langue O’Odham au point d’écrire sa poésie dans les deux langues, anglais et langue maternelle tribale. Elle a écrit une grammaire de la langue des Tohono O’odham et participe à des programmes visant à ce que de jeunes Indiens de toutes les nations puissent maîtriser leurs langues. Elle a dirigé le programme des études amérindiennes, elle co-dirige l’institut de développement des langues Indiennes d’Amérique. Elle est aussi l’éditrice en chef de la série Sun Tracks , collection consacrée à la littérature des Indiens d’Amérique pour le compte des éditions University of Arizona Press, une importante maison d’édition au catalogue très impressionnant. Elle enseigne également, ponctuellement, l’écriture créative. Elle est membre du comité éditorial The Smithsonian Series of Studies in Native American Literatures.  

Voici un poème qui, comme le précédent au sujet de la pluie,  dit l’importance de la relation aux forces de la nature qu’entretiennent les Indiens d’Amérique. Et comme il se doit, l’expérience est liée aux histoires, aux mythes, le vent n’échappe pas aux récits et pragmatiquement les Tohono O’dham offrent leur interprétation, leur explication, disent le monde et enseignent les particularités propres aux vents qui balaient le sud-ouest américain.

WIND - VENT

Le vent faisait tourner mes habits rudement autour de moi,
il me frappait,
sa dureté me faisait mal.
Le vent était fort ce soir là.
Il réussissait à souffler dans mes habits, à les plaquer contre moi.
Au contraire des autres, je me délecte de lui.
J'ouvre ma bouche et je respire en lui.
C'est un air nouveau,
de l'air venant de très loin,
de cieux intouchés,
de nuages pas encore formés.
Je respire à plein poumons ce vent.
Je pense que je sais un secret, ce n'est que l'acte d'ouverture
de ce qui est encore à venir.
Je le vois arriver de loin.
Un mur brun de poussière et de saletés,
des débris mouvants qui ne sont que d'anciens instants,
débris vieux d’un siècle.
Tous ramassés en une danse chaotique. 
La poussière s'installe dans mes narines.
Elle s'amalgame à l'humide dans ma bouche.
Elle se dépose sur ma peau et son duvet de poils.

Souvenirs de Père, comment il s'asseyait devant la maison
pour regarder le vent venir.
D'abord il le sentait, puis il le voyait.
Il disait, "le voilà,"
à peu près de la même façon que s'il avait vu une personne se détacher sur l'horizon.
Il s'asseyait.
Laissant le vent faire de lui ce qu'il voulait.
Il le frappait de ses grains de sable.
Cela créait une fine couche tout autour de lui.
Pour finir, quand il n'en pouvait plus supporter davantage
il entrait en trombe dans la maison, les paupières fermées,
faisant barrage aux larmes prêtes à lui nettoyer les yeux
Nous riions tous de son étrange apparance.
Lui aussi se délectait du vent.
C'était là le plus qu'il pouvait s'approcher de lui,
pour se joindre à lui, pour le connaître, pour savoir ce que le vent transportait.
Mon père disait," regardez c'est tout, quand le vent s'arrêtera,
la pluie tombera."
L'histoire continue.
Vent eut des ennuis avec les villageois.
Sa punition fut qu'il devait quitter le village pour toujours.
Quand il reçut sa sentence d'exil
Vent rentra chez lui et fit ses bagages.
Il prit ses vents bleus.
Il prit ses vents rouges.
Il prit ses vents noirs.
Il prit ses vents blancs.
Il prit ses vents secs.
Il prit ses vents humides.
Et en faisant cela il prit par la main
son amie qui était aveugle.
Pluie.
Ensemble ils partirent.
Très peu de temps après les villageois trouvèrent leurs cultures mourantes.
Les animaux disparaissaient,
et ils souffraient de faim et de soif.
Les gens réalisèrent, ce qui est à leur honneur, qu'ils s'étaient trompés
en éloignant Vent.
Et comme pour toute faute épique cela demanda des événements épiques
pour essayer de ramener Vent.

Pour finir ce fut un menu filet de dune
qui donna le signal du retour de Vent.
Avec son amie, Pluie, il ramena le vent sec,
le vent froid,
le vent humide,
le vent frais,
mais dans sa hâte,
il oublia
le vent bleu,
le vent blanc,
le vent rouge,
et le vent noir. 

Les quatre vents principaux, Yellow, Blue, White, et Black sont les vents qui ont fait ce que la terre est aujourd’hui. Par exemple, dans la mythologie Apache (qui compte douze vents), le vent jaune a donné la lumière, et le vent blanc l’a nuancée de brume. Le vent noir a sculpté la terre, créé les canyons, façonné rochers et cailloux. (N.d.T)

Voici deux autres poèmes, extraits du recueil OCEAN POWER,  qui illustrent bien l’habitude prise par les Indiens vivant sur les réserves, au contact des éléments et de la nature, d’observer l’environnement et de se situer dans le cycle des saisons jusqu’à en faire partie. En même temps Ofelia Zepeda développe sa poésie des petits riens du quotidien, qu’elle relie et associe aux souvenirs. Souvenirs qui lui sont chers et qui donnent sens, qui offrent une identité, une appartenance, comme un refuge, comme une maison où il fait bon vivre.

LARD FOR MOISTURIZER - Du saindoux en guise de crème hydratante

Je remonte les stores à la verticale,
j'essaie de capturer la lumière du sud.
Le soleil est maintenant arrivé au coin sud.
Le vent de décembre est froid
il magniffie la faiblesse de la lumière solaire.
Cette lumière contraste douloureusement
avec la chaleur brûlante d'il y a trois mois.
J'évoque cette chaleur maintenant, sans pouvoir vraiment m'en souvenir.
J'accueille la douce tiédeur du soleil hivernal.
Avec cette lumière je pense à chez moi, à l'activité qui se déplace vers le côté est
        de la maison.
pour en hiver profiter du faible soleil.
Mon père s'assied des heures de ce côté et fait des petites réparations.
Ma mère et son matériel de lessive déménage de ce côté-là aussi.
Elle se penche au-dessus de ses bassines, le dos tourné vers le soleil.
Ses bras vont et viennent, elle lave et tire sur les rayons du soleil.
Mes soeurs et moi étendons le linge,
nous sommes reconnaissantes qu'il ne pleuve pas.
Le soleil et le vent d'hiver sèchent les habits rapidement.
Les seules victimes de ce travail sont nos mains.
Eau chaude, eau froide de rinçage, vent froid et doux soleil de séchage.
En tant que personnes vivant à l'extérieur nos parents
trouvent un léger soulagement dans l'usage de crèmes hydratantes pour la peau.

Notre famille faisait la fortune de la marque Jergens et de ses ouvriers disions-nous.
Tôt en décembre les crèmes faisaient du bien, mais en janvier et février nous étions
      prêts pour des solutions plus radicales, de la paraffine.
Nos parents chaque nuit se couchaient avec une légère couche de gras luisante sur
       leurs mains et leur visage.
Nous en faisions autant.
Un confort épidermique minimal.
Mes soeurs et moi riions de notre tante qui ne s'embêtait ni avec les crèmes
ni avec la paraffine, elle utilisait du lard carrément.
Nous la voyions tous faire ça.
Quand elle faisait sa pâte à tortillas
la dernière étape était de graisser chaque boule constituée.
Alors qu'elle terminait, elle se frottait les mains avec tous les restes de saindoux
      comme elle l'aurait fait avec une crème.
Ma soeur l'imite et exagère sa gestuelle.
Elle nous montre comment elle masse ses mains, ses bras et son visage,
puis soulève sa jupe et frotte ses bruns genoux gercés avec une bonne poignée de
     saindoux.

KITCHEN SINK- Evier de cuisine

La lumière traverse bizarrement la porte vitrée de la cuisine.
Je peux voir les saisons changer dans l'évier de ma cuisine.
Le mouvement du soleil est assombri dans cet évier.
Pendant l'après-midi  l'évier est baigné de lumière.
Pas forcément le bon moment pour moi de faire la vaisselle.
Plus tard en été il y a une sensasion d'urgence à voir l'ombre s'allonger et
        commencer à s'incliner
alors que le soleil commence à border l'extérieur de l'évier.
Je prétends que la lumière du soleil va dans l'égout.
La lumière ne peux pas être arrrêtée par la bonde.
Elle s'insinue et pénêtre le joint là où l'eau ne passe pas,
elle devient part de l'obscurité qui est toujours part des égouts et des tuyauteries.
L'hiver arrive. L'air est certainement déjà plus frais.
Je le sais grâce à mon évier.

Les poèmes d’Ofelia Zepeda nous permettent souvent de nous projeter dans l’univers rural de son enfance, et nous devinons la condition modeste de ses parents, mais nous sentons aussi de combien d’amour et d’attention elle était entourée : elle se rappelle un jour humide de décembre, quand dans la cabine chauffée du camion de son père, elle attend le bus de l’école, et tous deux regardent les nuages de pluie se former:

nous regardons dehors les champs
où le brouillard s’accroche au sol

… au chaud dedans
le camion ayant travaillé depuis quatre heures du matin.

Et ses sensations opèrent à la façon de la madeleine de Proust. Dans un poème intitulé Smoke in Our Hair(fumée dans nos cheveux), l’odeur de la fumée venue de son feu de bois ramène des souvenirs et s’attarde dans ses cheveux, Ofelia Zepeda écrit :

peu importe la distance que nous parcourons / nous transportons cette odeur avec nous

Dans certains poèmes, Ofelia Zepeda manie l’humour et l’ironie, par exemple elle portrait les touristes venus regarder des Indiens danser, Indiens qui dansent pour gagner leur vie. Les  touristes s’attendent à des expériences particulières, se trouvent fascinés, viennent avec leur idée de l’Indien idéal, imaginent l’Indien vivant à un niveau spirituel élevé, mais ils sont aussi condescendants ou méprisants. Dans un court échange entre un touriste et un danseur Yaqui, le premier demande :

Que font-ils avec l’argent que nous leur jetons ?

Et le second de répondre :

Oh, ils le partagent simplement entre les chanteurs et
le danseur. 
Ils emmèneront probablement  le garçon au McDonald’s
manger un burger et des frites.
Les hommes s’en jetteront une bien fraîche.
Il fait chaud aujourd’hui vous savez. 

On devine la déconvenue du touriste déstabilisé par le prosaïque de la réponse !

Pour conclure, en accord avec la poète Navajo Laura Tohe et le critique Danker, qui qualifie les poèmes d’Ofelia de « song-poems » (poèmes-chants), on peut affirmer que la poésie d’Ofelia Zepeda est une expression de résistance, d’abord parce qu’elle écrit en Tohono O’odham, ensuite parce que l’anglais lui sert à véhiculer, à nous enseigner la vision du monde de son peuple. Ses écrits sont une plaidoirie pour une esthétique et une éthique ancrées dans les traditions propres à un peuple lié organiquement à son environnement, au point que cérémonies et rituels lui rendent hommage et le chantent. 

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations

« 1924. Je vous écris Jacques Rivière. Un homme se possède par éclaircies et même quand il se possède vraiment il ne s’atteint pas tout à fait. Je me creuse dans le poème. Je suis ailleurs. Qui me dira comment me penser dans l’autre, dans le regard de l’autre, dans le corps de l’autre ?

À travers le feu qui me brûle, la mort est sourde à mes appels. Je n’ai pas assez de mots. Je suis encore vivant, mais je ne suis rien. » : c’est ce cri dans l’écriture que trace Antonin Artaud dès cette correspondance fondatrice, reprise dans la réécriture redéployée par le poète et lecteur Jean-Pierre Védrines, qui permet de sertir une définition-joyau du grand Artaud : « arbre désastre », « Homme enflammé », « pierre noire », « obscur diamant », dès les premières lignes s’ouvrant sur l’identification, la confusion possible, l’abolition permise à travers le « je » de l’écriture, réunissant dans un même devenir-squelette Antonin Artaud et Jean-Pierre Védrines : « Mais que suis-je devenu ? Une tache d’eau ? Un corps décharné qui retentit de sa peau tendue ? En ce moment je rédige, peut-être pour moi seul, le texte de mes paysages désolés, de mes rivages oubliés. Entre mon corps et ma langue, je remarque que le néant envahit peu à peu mon écriture, encrasse mes pores, mes vertèbres, mon squelette. »

Le poète portant le langage à incandescence, dont une des formules-clés reste également une proposition définitoire de la vie-incendie : « La vie est de brûler des questions. », se voit donc placé sous le signe du feu en échappatoire, dans le portrait dressé par filiation : « Je suis dans ma propre prison un errant aux cheveux de feu » ; « La question est, je vous l’annonce, « où commence l’enfermement, où s’arrête la vie », car comment, oui comment, relier le corps au texte, comment aller vers l’infini, emmuré vivant.

Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations, Éditions des Deux Rues, 2022, 60 pages, 13 €.

Je vous écoute, lecteurs, parler de mon écriture illisible, du retour éruptif de la poésie dans mes cahiers, de mon chant désespéré. Chaque jour, ma chair brûle, ma chair alimente le feu captif, le feu qui danse. » Le portrait du supplicié se fait autoportrait en miroir à travers ce dédoublement de personnalité entre le lecteur ou l’auteur : « Est-ce encore moi qui parle, est-ce Antonin Artaud ? Mon corps n’est plus qu’un lourd délire, mon corps blessé, je ne sais trop comment. Membrane dans la nuit utérine, on ne me réparera jamais. Pour toujours je suis une cruche vidée de son vin, oubliée dans son temple, le poète et sa révolte. »

Ce vif ardent, dans sa triple déclinaison « la vie, la mort, l’amour », irradie toute la lecture-réécriture de la poésie d’Artaud à travers la projection de la figure tutélaire dans l’univers pictural des plus grands peintres dont le poète a souvent si bien parlé dans son œuvre : Paolo Uccelo ? « Il fait noir. Je m’approche de Paolo. Dis-moi, Paolo Uccelo, dans les gouffres de quels rêves as-tu connu la mort de l’enfer ? » Lucas Van den Leyden ? « Dans cet enfer, Lucas Van den Leyden, je me cherche toujours. Mon odyssée est double : je suis l’homme noir frappant à la porte et le Père-Roi, l’image vivante. » Vincent Van Gogh ? « Le monde n’est qu’un rêve perdu, mais ces corbeaux, Vincent, au-dessus des blés ont du noir de truffe sur les ailes : ils en appellent à l’ombre du voyage, au silence régénérateur venu te vêtir. »

Ce rapport à la peinture, jusque dans la déclinaison de la palette intérieure de la poésie même d’Antonin Artaud, fait de celui qui à la fois écrit et peint, selon l’étymologie grecque, un zographos, à la rencontre du peintre et de l’écrivain du vivant, de la vie personnifiée à travers le visage multiforme et multiple du poète ainsi que des myriades d’étoiles qui gravitent autour de lui, dont l’activité de dessinateur, de peintre, de guetteur de traces et d’univers se fait éloge de l’acte libérateur de peindre unissant, résolument, Jean-Pierre Védrines à Antonin Artaud dans toutes les nuances de couleurs possibles sur le fil de cet exercice d’hommage et de transfiguration singulière : « Peindre pour moi c’est retrouver mon origine. D’abord la ligne corporelle vibre, solitaire aussi frémissante que la mort. Puis la force prodigieuse de l’océan des couleurs, profonde et douce comme son âme, me saisit. Le tableau, dilapidé au vent de la fournaise, active une circulation en devenir, une autre forme de vie. Je m’innerve de fils tendus et de vibrations intenses. Mon corps pulsé, aux lignes rythmées, s’évade. Mon corps blanc, naissant de ces lignes s’élargit à la dimension de l’univers. Je l’aperçois dans l’éclair de la foudre.

La main, lorsque je peins me transfigure, c’est elle qui va vers la vie, brise le carcan et me libère. Couleur, je suis la couleur vibration de la vie. Rose chair, vert santé, azur foudroyé, soleil folie, gris marais. »

Présentation de l’auteur




Dimitris Pérodaskalakis, entre réalité et mythe il y a la poésie

Dimitris Pérodaskalakis est né à Héraklion en Crète en 1965. Il est professeur de lettres et enseigne le grec ancien et le latin à l’Université de Crète. Il a publié jusqu’à présent une monographie intitulée :Sophocle : Spectacle tragique et passion humaine, Gutenberg, 2012 et six recueils de poésie : Dans le blanc et dans le noir, Gavrielidis, 2005, Avec l’Etranger, Gavrielidis 2008, Sur la terre noire, Gavrielidis 2012, Jeu ouvert, Gavrielidis 2015, Le Sphynx envoyait un email, Gavrielidis 2018 et Ecriture hors jardin, Koukkida 2022.

Dimitris Pérodaskalakis appartient à la génération des années 90, comme on appelle les poètes qui ont publié peu avant ou peu après le début du nouveau millénaire. Cette génération a été appelée « Génération invisible » dans l’Anthologie de la génération des années 90 des éditions Mandragoras. La production poétique de cette génération évolue principalement sous le prisme du modernisme sans toutefois que l’on puisse parler encore d’autres éléments communs ou d’un courant commun prédominant qui façonne de manière unique son identité.

Les caractéristiques de la poésie de Pérodaskalakis sont : son noyau existentiel, l’expérience vécue, la collision de l’éphémère et de l’éternel, l’allusion ironique, la contemplation philosophique, la production d’images naturelles, le symbolisme social et politique, le dialogue avec l’humain et le divin, l’intertextualité en général, dans une langue qui comporte ses éléments de sens et de culture, sans expérimentation postmoderne dans l’expression. Ce que recherche Pérodaskalakis est le rythme intérieur du langage poétique et la clarté dans la représentation linguistique, laquelle cependant ne prive pas le poème de sa profondeur et de son étendue conceptuelles.

Le dialogue avec les mythes grecs anciens constitue la marque de cette intertextualité et de sa réflexion poétique, dont le fruit est le recueil Le Sphynx envoyait un email (Gavrielidis, 2018). De ce recueil sont tirés les poèmes qui ont été traduits pour la revue Recours au poème.

Δημητρης Περοδασκαλακης, Η Σφίγγα έστειλε email, Εκδοσεις Γαβριηλίδης, 2018 - Dimitris Perodaskalakis, Le Sphynx envoyait un email, Editions Gavrielidis, 2018.

∗∗∗

ΟΜΗΡΟΥ ΕΠΙΣΚΕΨΙΣ

Είναι φορές που ο Όμηρος με το μπαστούνι του τυφλού
- μεγεθυμένο αντικλείδι του αινίγματος -
σπρώχνει τις πύλες και εμφανίζεται στην αγορά

Δεν χάνεται στους πολυδαίδαλους των άστεών μας δρόμους
–εδώ δεν χάθηκε μες σε χιλιάδες στίχους -
έβαζε πάντα τα σημάδια του
Όσο για τ’ αυτοκίνητα
καλά γνωρίζει τον τροχήλατό τους ήχο
από τ’αμάξια και τα άλογα στην Τροία
Ούτε και στο λιμάνι κινδυνεύει
όλη τη θάλασσα τη χώρεσε στ' αυτιά του
τον ξέρει τον υδάτινο παλμό

Έτσι βαδίζει μες στην πόλη
πιάνει κουβέντα και ρωτά αν άλλαξαν τα χρώματα του κόσμου
Ύστερα βγάζει απ' το κούφιο του μπαστούνι μικρά αντικλείδια
για το χέρι καθενός

Ώσπου το βράδυ ολόφωτος μπαίνει στο αστικό
και επιστρέφει στους Κιμμέριους

VISITE D’HOMERE

Il est des fois où Homère, muni de la canne d’aveugle
- double agrandi de la clé de l’énigme –
pousse les portes et paraît dans l’agora

Il ne se perd pas dans le dédale des rues de nos villes
- il ne s’est pas perdu dans des milliers de vers –
il plaçait toujours ses repères
Quant aux voitures
il différencie bien le son de leurs roues
des chars et des chevaux de Troie
Sur le port non plus il n’est pas en danger
il a entré la mer entière dans ses oreilles
il connaît la vibration de l’eau

Ainsi il marche dans la ville
il entame une conversation et demande si les couleurs du monde ont changé
Ensuite il sort de sa canne creuse de petits doubles de clé
qu’il met dans la main de chacun

Jusqu’à ce qu’au soir tout illuminé il entre dans le bus urbain
et revienne chez les Cimmériens

*

ΤΟ ΠΑΙΓΝΙΔΙ ΤΟΥ ΟΙΔΙΠΟΔΑ

Μεγάλωνε στην Κόρινθο
όμως ποτέ δεν είχε φύγει από τη Θήβα
τον έπαιρνε στ' αμπέλια ο θετός πατέρας του την εποχή
         του τρύγου

Κρυβόταν ο μικρός Οιδίποδας στα κλήματα
και με τα άλλα τα παιδιά σε σκανταλιές παράβγαινε
αγαπημένο του παιγνίδι η τυφλόμυγα στο αμπέλι

Ώσπου μια μέρα τού είπε ένας μεθυσμένος σε τραπέζι
πως ήταν γιος πλαστός
                                      κι έγινε το παιγνίδι μοίρα

LE JEU D’ŒDIPE

Il grandissait à Corinthe
cependant il n’était jamais parti de Thèbes
son père adoptif l’emmenait dans les vignes à l’époque des vendanges

Le petit Œdipe se cachait dans les ceps
et avec les autres enfants il rivalisait en bêtises
son jeu préféré, le colin-maillard dans la vigne

Jusqu’à ce qu’un jour un ivrogne à table lui dise
qu’il était un enfant supposé
                                et le jeu est devenu destin

*

ΜΙΑ MYTHOS ΓΙΑ ΤΟΝ ΑΧΙΛΛΕΑ

Ένιωθε διαφορετικά από μικρός στο ένα του ποδάρι

Στης φτέρνας του την άκρη ώρες ώρες
κοκκίνιζε τόσο πολύ το δέρμα
που νόμιζε ότι θα χυνόταν όλο του το αίμα

Παραπονιότανε συχνά πως μούδιαζε
γι' αυτό και ο γιατρός τού είχε πει
χρόνια στην Τροία που βρισκόταν
να περπατά στις αμμουδιές ξυπόλητος
χωρίς σανδάλια και περικνημίδες
(τον πίεζαν ως φαίνεται στα άκρα)

Έτσι μια νύχτα που είχαν ησυχάσει οι στρατοί
και το φεγγάρι ασήμωνε τις όχθες
ο Αχιλλέας με γοργή περπατησιά πήγε στην παραλία

Είχε μια λάμψη ατέλειωτη ο Σκάμανδρος
που του μαγνήτιζε το βήμα
εκεί τον έκοψε γυαλί από μπουκάλι μπίρας

Δεν ήταν του Απόλλωνα τα βέλη
αυτή είναι η μόνη αλήθεια για τη φτέρνα

 

UNE BIERE « MYTHOS » POUR ACHILLE

Il sentait une différence depuis tout petit à l’un de ses pieds

Au bout de son talon par moments
la peau devenait si rouge
qu’il pensait que tout son sang allait couler

Il se plaignait souvent de fourmillements
c’est pourquoi même le médecin lui avait dit
les années où il se trouvait à Troie
de se promener sur les grèves pieds nus
sans sandales ni jambières
(elles le serraient semble-t-il aux extrémités)

Ainsi une nuit où les armées étaient au repos
et que la lune argentait les rives
Achille d’une démarche rapide est allé à la plage

Le Scamandre avait une lueur sans fin
qui aimantait son pas
là il s’est coupé avec un tesson de bouteille de bière

Ce n’était pas les flèches d’Apollon
telle est la vérité, la seule, à propos du talon

*

ΑΡΧΑΙΑ ΔΙΑΦΩΝΙΑ

Γέροντας πια κι αδύναμος ο Σόλωνας
ωστόσο πάντοτε φιλομαθής
θέλησε την καινούργια τέχνη του Θέσπιδος να δει

Στο τέλος της παράστασης τον ρώτησε αν ντρέπεται
που τόσα ψεύδη αραδιάζει από το άρμα στους πολίτες
Σαν του απάντησε ο Θέσπης πως είναι μόνο ένα παιγνίδι
χτύπησε έξαλλος ο Σόλωνας με το μπαστούνι του τη γη:
«Είναι επικίνδυνο να παίζεις με τα πράγματα»

Τον κοίταξε τότε βαθιά στα μάτια του ο Θέσπης
και με την ίδια αυστηρότητα του είπε:
«Ποιος παίζει με τα πράγματα, ξέρεις εσύ καλύτερα από μένα
γι' αυτό γυρνώ με την καρότσα μου στις αγορές
άδεια πραγματικότητα φορτώνω

Αυτή η αλήθεια θα μας αφανίσει»

ANTIQUE DESACCORD

Désormais vieillard et faible Solon
cependant toujours désireux d’apprendre
voulut voir le nouvel art de Thespis

A la fin de la représentation il lui demanda s’il avait honte
de débiter autant de mensonges depuis son char aux citoyens
Comme Thespis lui répondit que c’était seulement un jeu
Solon hors de lui frappa la terre de sa canne :
« Il est dangereux de jouer avec les choses »

Thespis le regarda alors profondément dans les yeux
et avec la même fermeté lui dit :
« Qui joue avec les choses, toi tu le sais mieux que moi
c’est pourquoi je tourne avec mon chariot dans les agoras
je charge une réalité vide

Cette vérité nous dévastera ».

*

ΑΙΑΝΤΑΣ ΠΟΙΗΤΗΣ

Ιδανικός αυτόχειρας
καλά ήξερε το σφάγανό του

με αυτό εξάλλου τη ζωή του έγραφε
όταν ξιφομαχούσε
Κι άλλοτε πάλι
με ορμή το δόρυ του πετούσε
αντένα που 'σκιζε το χάος

Τίποτε και κανέναν δε φοβόταν
μόνο το γέλιο των ανθρώπων
Όσο κι αν έκλεινε τ' αυτιά του
γάργαρο εκείνο τρύπωνε

Ώσπου ένα απόγευμα κοιτάχτηκε σε δίκοπο καθρέφτη
και φλόγισε Ιούλιο ο νους του

Σε καφενείο ζήτησε μια παγωμένη βυσσινάδα

Κι έτσι κρυστάλλινος
με ανταύγειες ήλιου χτυπημένος
έπεσε στον κορμό του ευκάλυπτου απείρου

 

AJAX POETE

Suicidé idéal
il connaissait bien son épée
avec elle d’ailleurs il écrivait sa vie
quand il se battait

Et parfois aussi
avec fougue il jetait sa lance
antenne qui déchirait le chaos

Il ne craignait rien ni personne
seulement le rire des hommes
Il avait beau se boucher les oreilles
ce rire vif se faufilait

Jusqu’à ce qu’un après-midi il se regarde dans un miroir à double tranchant
et que son esprit enflamme juillet

Dans un café il a demandé un sirop de griotte glacé

Et comme de cristal
frappé des reflets du soleil
il est tombé sur le tronc de l’eucalyptus infini

*

Η ΚΟΡΗ ΤΟΥ ΑΙΣΧΥΛΟΥ

Η τραγωδία έχει τον πατέρα της
έτσι οι Αθηναίοι είπαν τον Αισχύλο

Νέον ακόμη τον είχε επιλέξει ο Διόνυσος
γι' αυτό και σώθηκε σε τόσες μάχες με τους Πέρσες

Η κόρη του μεγάλωνε κι άρχισε τα ταξίδια
από τον Καύκασο ώς τη Γέλα
Πάντοτε όμως με συγκίνηση θυμόταν την οδό Ομήρου
εκεί την έστελνε ο πατέρας της
είχε κουλούρια φρέσκα με σουσάμι

Τα χρόνια πέρασαν, ήρθανε δύσκολοι καιροί
κι όταν η κόρη ορφάνεψε
κατέβηκε ο Διόνυσος στον Άδη να ξαναφέρει τον πατέρα

Είχανε σωρευτεί χρέη πολλά

 

LA FILLE D’ESCHYLE

La tragédie a son père
c’est ainsi que les Athéniens appelaient Eschyle

Dionysos l’avait choisi encore jeune
c’est pourquoi il a été sauvé dans tant de combats contre les Perses

Sa fille grandissait et commençait les voyages
du Caucase à Gela
cependant toujours avec émotion elle se souvenait de la rue Omirou
c’est là que son père l’envoyait
il y avait de petits pains ronds frais au sésame

Les années ont passé, sont venus les temps difficiles
et quand la fille est devenue orpheline
Dionysos est descendu dans l’Hadès pour ramener le père

S’étaient accumulées beaucoup de dettes

Présentation de l’auteur