Regard sur la poésie Native American : Denise Lajimodiere – l’impact des pensionnats pour enfants Indiens

Béatrice Machet et Recours au poème remercient Denise Lajimodiere pour son autorisation à traduire et reproduire les poèmes.

À l’occasion de la nomination de Denise Lajimodiere au rang de « poet laureate » de l’état du Dakota du nord, la première Indienne à être nommée à ce poste dans cet état, et ce pour deux ans, permettez-moi de vous présenter cette citoyenne de la nation Anishinaabe, et plus précisément membre de la communauté Chippewa de Turtle Mountain.

Elle a été enseignante pendant 44 ans, elle est désormais à la retraite, son dernier poste était celui de professeur d’encadrement pédagogique à l’université d’état du Dakota du nord. Autrice de quatre livres de poésie, elle est aussi connue pour avoir écrit un livre universitaire très remarqué en 2019, à savoir Stringing Rosaries, (enfiler des chapelets) qui parle des pensionnats pour enfants Indiens.

Elle a remis à l’honneur le « Birch Bark biting art », une activité traditionnelle de sa culture totalement tombée en désuétude. Il s’agit de sélectionner de minces pièces flexibles d’écorce de bouleau.

Le livre de Denise Lajimodiere, Stringing Rosaries, approfondit la question de la déportation des Indiens d'Amérique.

On utilise les canines soit pour percer la pièce d’écorce et en faire une dentelle ou bien simplement pour faire pression et rendre l’écorce quasi transparente. Si la pièce est pliée elle peut servir à former des dessins symétriques, ces dessins ont une valeur symbolique ou spirituelle propre à la culture Anishinaabe.  Pour illustrer ces propos voici un poème de Denise Lajimodiere qui explique cette pratique.

BIRCH BARK BITING

I study the spring peeled
bark, gathered when leaves
unfolded.
Thunderbirds, wings spread
wide, gaze back at me.
I peel the amber bark
into thin layers, careful
not to tear claw marks.
I place the folded bark in my
mouth, biting down with eye
teeth, closed eyes see designs,
I unflod a flower, turtle,
or dragonfly, hold
it to the light, feathery bite
marks glow through
transparent wings. 

MORDRE L’ÉCORCE DE BOULEAU

J’examine l’écorce de printemps
pelée, récoltée quand les feuilles
se déplient.
Des Oiseaux-Tonnerres, ailes largement
déployées, me fixent à leur tour.
Je pèle l’écorce ambrée
en de fines couches, attentive 
à ne pas laisser des traces de serres.
Je place l’écorce pliée dans ma 
bouche, je mords dedans avec mes 
canines, les yeux fermés voient les motifs,
je déplie une fleur, une tortue,
ou une libellule, je la présente
à la lumière, des marques de morsures
comme plumes luisent au travers
des ailes transparentes. 

Denise Lajimodiere participe aux Pow-wows en tant que « jingle-dress dancer », c’est-à-dire qu’elle porte une robe où se trouvent des clochettes qui sonnent à chaque mouvement. Elle se relaxe en pratiquant l’aquarelle. Elle vit sur la réserve, au bord d’un lac, dans les « Turtle Mountains », un plateau culminant à 600m au-dessus du niveau de la mer situé à la fois dans le Dakota du Nord, le Minnesota, et le Manitoba au Canada).

Elle dit volontiers que sa nation, sa communauté, sa culture, sont les sources de son inspiration, en tant qu’artiste comme en tant que citoyenne. Sa nomination est une bénédiction qui a un impact à double effet. Premièrement de représentation : les jeunes Indiens et Indiennes sur les réserves dans des situations difficiles peuvent rêver d’une carrière comme celle vécue par Denise Lajimodiere, cela peut leur inspirer le désir de faire des études, de se projeter dans un rôle au service de leur communauté, de leur histoire, de leur culture. Cela leur montre que les autochtones peuvent accéder et mériter les honneurs en dehors de leur nation Indienne. D’où plus de confiance, avec le sentiment d’avoir une légitimité et une valeur en tant qu’Indien, d’où une estime de soi renforcée, cela donne un espoir, car le cercle vicieux de l’injustice sociale peut être rompu, ils peuvent se mettre à rêver d’un futur meilleur.

Cette nomination permet aussi à tous les habitants du Dakota du nord d’avoir l’opportunité de réviser leurs stéréotypes vis-à-vis des populations Indiennes, de connaître depuis le point de vue Indien tout un pan de l’histoire, toute une façon de penser et de vivre. Cette potentialité de contact pour faire reculer l’ignorance, l’indifférence voir l’hostilité vis-à-vis des Indiens ne peut être que bénéfique. Denise Lajimodiere lit de la poésie depuis ses dix ans et a commencé à prendre des cours d’écriture pendant ses années de Lycée. Elle dit dans un entretien qu’à l’époque (1964) aucun auteur amérindien ne s’était encore fait connaître, elle n’avait pas de modèle à suivre et elle pensait que les Indiens n’écrivaient pas, ne pouvaient pas devenir écrivains. Ce n’est qu’en 1984 qu’elle découvre un livre, Love Medecine (de Louise Erdrich, elle aussi Anishinaabe) et aussitôt elle cherche à participer aux ateliers d’écriture que Louise Erdrich et sa sœur Heid  conduisaient. C’est ainsi que lui est confirmée sa capacité à écrire de la poésie et que soutenue par le regard de ses deux écrivaines autochtones, elle a commencé à oser publier sa poésie, oser se penser poète.  

Pendant des années, Denise Lajimodiere a fait des recherches sur les pensionnats pour enfants Indiens, ces établissements où l’on envoyait de force les jeunes des réserves et où, en guise d’éducation, beaucoup n’ont reçu que mauvais traitements, abus de toutes sortes, bien que souvent ces établissements aient été dirigés par des prêtres, les laissant traumatisés, incapables de s’insérer dans la société dominante et incapables de se réinsérer dans leur milieu tribal puisque coupés de leur culture et de leur langue dès le plus jeune âge.

Les répercussions psychologiques de cette politique des pensionnats se fait encore sentir aujourd’hui, alors qu’éclatent les scandales liés à ces pratiques au Canada comme aux États-Unis. On peut sans crainte dire que du 18ième siècle jusqu’aux années 1960, ce réseau de pensionnats pour enfants Indiens institutionnalisait le kidnapping légal, l’abus et l’assimilation culturelle forcée des jeunes amérindiens en Amérique du nord et voici un témoignage de la terreur qu’on subissait dans ces pensionnats, puisque Denise s’est basée sur ces témoignages et entretiens avec les victimes de ces pensionnats pour écrire ses poèmes.

Redacted

I was detailed to the post office.
A kid came in and I handed him
a letter from home.

The priest hollered that the letter
needed to be read first and redacted,
then he took his fist and busted me in
I came to on the floor, alone.

Censuré

J’ai été détaché à la poste.
Un gosse est entré et je lui ai remis
une lettre venant de chez lui.

Le prêtre a braillé que la lettre
devait être d’abord lue et censurée,
puis il m’a fait exploser avec son poing
je suis tombé au sol, seul. 

Dans un recueil paru en 2016 intitulé Bitter Tears, « larmes amères », Denise Lajimodière écrit : "Sap seeps down a fir tree's trunk like bitter tears.... I brace against the tree and weep for the children, for the parents left behind, for my father who lived, for those who didn't,"  (La sève s’écoule du tronc d’un sapin comme des larmes amères  Je me serre contre l’arbre et je pleure pour les enfants, pour les parents restés, pour mon père qui a survécu, pour ceux qui n’ont pas vécu).

Denise Lajimodiere a également fait des recherches sur le leadership des  amérindiennes et sur la violence auxquelles les femmes se trouvent confrontées. Elle se fait la voix, jamais larmoyante, de diverses femmes, jeunes-filles et petites filles amérindiennes et ce faisant nous ouvre les portes d’un monde où courage et dignité sont des qualités absolument requises pour supporter les tensions entre autochtones et blancs. Voici un poème qui se trouve dans le recueil DRAGONFLY DANCE (danse de la libellule) paru en 2010 aux presses universitaires du Michigan.

 

Out Steppin’

I ask my mom where she’s going.
Out steppin’ she says, a black patent
leather purse draped over her arm.
She outlines her lips in red
without a mirror, drops the case
into her bag, and closes the tortoiseshell
latch with a snap that tells him
let’s go.

I wrap my arms around a leg
And beg her not to leave
Us, my sister and I wail
And slap the door as it slams shut.
Our brother grabs us by our braids
And drags us down the hall,
Ties the mamma cat up in a paper
Bag and throws her down the stairs,
Over and over we scream. He rips the head
Off our favorite doll, then pins
Me down first, lays heaving
On top, brown, stinking hand
Over my mouth. Later he strangles
A kitten in front of us and says he’ll kill
the rest if we tell.
In the morning tiny, pink, plastic babies
In our shoes, a race car in his.

DE SORTIE

Je demande à ma mère où elle va.
De sortie dit-elle, un sac à main
vernis noir couvrant son bras.
Sans miroir elle souligne ses lèvres
de rouge, lâche l’étui
dans son sac, et fait claquer le fermoir
en écaille de tortue qui signifie
allons-y.

De mes bras j’entoure une jambe
et la supplie de ne pas nous
abandonner, ma sœur et moi pleurnichons
et je frappe la porte alors qu’elle se ferme en claquant.
Notre frère nous attrape par nos tresses
et nous traîne dans le couloir,
il ligote la maman chat dans un sac
en papier et la jette en bas de l’escalier,
nous hurlons encore et encore. Il arrache la tête
de notre poupée préférée, puis il m’épingle
en premier, me pose sa main
brune collante sur la bouche. Plus tard il étrangle
un chaton devant nous et dit qu’il
tuera les autres si nous le dénonçons.

Le matin, des petits bébés en plastique  rose
dans nos chaussures,
une voiture de course dans les siennes.

Dans un poème intitulé "The Necklace," (le collier) la narratrice montre comment sa mère avait réparé son collier préféré, un ouvrage perlé comme on les fait dans certaines cultures amérindiennes, "her arthritic fingers patiently / threading beads / on the long thin needle, weaving / night after night." (ses doigts arthritiques patiemment / enfilaient des perles / sur la longue aiguille, ils tissaient / nuit après nuit.)

Quand le collier est enfin réparé, la petite fille le met à son cou et part pour l’école, là :

At recess a White boy                                                       À la récréation un garçon blanc
ran by, yanked                                                                   
courut vers moi, l’arracha
it off my neck and threw it.                                             
de mon cou et le jeta.
I watched as it ascended                                                 
Je le regardais s’élever
high above the blacktop,                                                 
au-dessus du bitume,
the beads glittered, scattering their light, 
                 les perles étincelaient, diffusaient leur lumière,
a rainbow against gray skies.                     
                 un arc-en-ciel contre le ciel gris.

Le style de Denise Lajimodiere est dépouillé, direct, il peut aussi être cru. Les mots des poèmes se fraient un chemin dans nos imaginations et nous permettent, un tant soit peu, de faire l’expérience d’être amérindien, de mieux comprendre, en profondeur, ce que vivre en étant amérindien signifie, ce que cela implique en terme de racisme, de contraste culturel, et cette connaissance est nécessaire à partager. Car pour les amérindiens la vie n’est pas aisée sur la réserve, elle n’est pas facile en dehors non plus, pourtant et comme beaucoup de ses pairs, Denise Lajimodiere ne tombe pas dans le piège de la victimisation. Elle fait œuvre de mémoire, et des souffrances passées elle entend faire surgir des chants de guérison. Voici un poème publié en 2021 sur le site de  l’académie des poètes américains, dans la rubrique poem-a-day.

Tawkwaymenahnah

I walk around the small tribal
welfare cabin Kookum
had lived in, searching
for her grinding stones.

On hot August days
we would sit for hours grinding
chokecherries, pits and all.
She would hum or sing
softly in Cree, put the mash
into small patties on cookie sheets,
cover them with screens
to keep the birds out,
set them on the cabin’s low roof
to dry in the hot North Dakota sun.

In the dead of winter, she would soak
the dried patties overnight,
then fry them in bacon grease,
add flour and sugar,
the small shack filling with a tangy
sweet scent, and summer
flooded my every pore.

I take my grandkids berry picking,
they complain of heat, mosquitoes, ticks,
twigs catching their braids.
I wear my apron, make a pouch
to pick the low hanging berries
with one hand and toss them in
like Kookum did.

Kneeling before the flat rock,
braids tied back,
smaller rock clasped in hand,
I pound the fresh berries
pits and all.
Grandkids want to try,
and soon the rock is singing
my grandmother’s songs.

Tawkwaymenahnah

Je fais le tour de la petite 
cabane tribale où Kookum*
a vécu, en marchant je cherche
ses pierres de meulage.

En août les jours chauds
nous restions assises pendant des heures
à moudre des cerises à grappe, les noyaux avec.
Elle fredonnait ou chantait
doucement en Cree, de la pâte faisait des petites galettes 
qu’elle déposait sur des plaques à biscuits,
les couvrait de claies
pour tenir les oiseaux éloignés,
les plaçait à sécher au chaud soleil  du Dakota du nord
sur le toit peu élevé de la cabane.

À la fin de l’hiver, elle laissait tremper les galettes
séchées toute la nuit,
puis les faisait frire dans la graisse de bacon,
ajoutait farine et sucre,
la petite cahute s’emplissait d’une douce
odeur acidulée, alors l’été
inondait tous mes pores.

J’emmène mes petits-enfants cueillir des baies,
ils se plaignent de la chaleur, des moustiques, des tiques,
des branchettes accrochent leurs tresses.
J’ai mon tablier sur moi, j’en fais une poche, 
d’une main je ramasse les baies basses
et je les jette dedans
comme Kookum le faisait.  

Agenouillée devant la pierre plate,
tresses attachées dans le dos,
une pierre plus petite en main,
je martèle les baies fraiches
et les noyaux avec.
Les petits-enfants veulent essayer,
et bientôt la pierre chante
les chants de ma grand-mère. 

*kookum signifie grand-mère en langue Cree. (N.d.T.)

 

Les auteurs amérindiens font souvent preuve d’un humour mordant, qu’on pourrait parfois qualifier de « noir », et Denise Lajimodiere ne fait pas exception. Elle retrace des épisodes de l’histoire familiale, celle qui avec d’autres constituent l’histoire d’une communauté, d’un peuple, et qui s’est trouvée effacée de l’Histoire, celle que raconte les « vainqueurs ». Voici un court poème, inclus dans le recueil Dragonfly Dance, qui humblement témoigne mais qui fait mouche en laissant un sourire aux lèvres :

 

BAG BALM

All hail the chartreuse can of lanolin
Good for all tits whether attached to
The four legged or the two.
Good for itches, bad for the cavalry

Who killed all my grandmother’s cows
chickens and pigs on their way
to find Little Shell, they never found
the chipped china hidden

in the well or the berry money,
wrapped in plastic, safein square Bag Balm cans
buried under the birch wood pile.

Bag Balm*

Louée soit la boîte verdâtre de lanoline
bonne pour tous les tétons qu’ils soient attachés
aux quadrupèdes ou aux bipèdes.
Bonne pour les démangeaisons, mauvaise pour la cavalerie

qui a tué toutes les vaches de ma grand-mère
poulets et cochons, en route pour
Little Shell**,  ils n’ont jamais trouvé
la porcelaine chinoise ébréchée cachée

dans le puits ni l’argent des baies,
enveloppé dans du plastique, en sécurité
dans les boîtes carrées Bag Balm
enterrées sous la pile de bois de bouleau.

*Bag Balm est la marque déposée d’un produit hydratant pour la peau, mains et corps, pour les peaux sèches. (N .d.T.) 

** Little Shell est le nom d’une tribu Chippewa ayant une existence légale dans l’état du Montana mais qui n’est pas reconnue comme telle au niveau fédéral, à qui donc on n’a pas octroyé de terres. Cette communauté n’a donc pas de réserve allouée et se trouve dispersée dans tout l’état du Montana et les états voisins, jusqu’au Canada. Forte d’une population de 6500 personnes,  elle continue de lutter pour faire valoir ses droits auprès du gouvernement et du bureau aux affaires Indiennes. Little Shell est aussi le nom du chef de cette communauté, qui il y a 125 ans , réclama plus de 400 hectares de terre pour sa bande de Chippewas. (N .d.T.)

Très attachée à transmettre l’histoire de son peuple, sa culture et ses traditions, Denise Lajimodiere se fait, au long de ses écrits, le relais des valeurs et des principes amérindiens dont la notion de passé, présent et futur n’est pas le plus facile à saisir pour les occidentaux. La connexion entre les générations est essentielle, est vitale, est désirée et cultivée :

WE CARRY THE LAST CENTURY 

My father’s mother died
in the flu pandemic of 1918.
I know little about her,
as a child she survived
Indian wars, treaties, starvation,
forced to live on a newly
formed reservation.

Now, a hundred years later,
I tell my grandchildren
my grandmother died
in the flu epidemic.
I wonder if I will survive
this new pandemic.

I think of Kokum,
tewnty-three years old
with two children under four.
Did she wear a mask ?
I wear one made
of dragonfly print,
the dragonfly a protector
during wars, a symbol
of rebirth, hope, renewal.

Was she afraid
as death closed in ?
Did she suffer, lungs filling,
unable to breathe ?

Will my grandchildren say
My grandmother died during
the 2020 Covid pandemic ?

I wear my mask
and breathe.

NOUS EMPORTONS LE SIÈCLE DERNIER

La mère de mon père mourut
pendant l’épidémie de grippe en 1918.
Je sais peu de choses d’elle,
enfant elle a survécu
aux guerres indiennes, aux traités, à la famine,
forcée de vivre sur une réserve
nouvellement constituée.

Maintenant, une centaine d’années plus tard,
je dis à mes petits-enfants
ma grand-mère est morte
pendant l’épidémie de grippe.
Je me demande si je vais survivre
à cette nouvelle pandémie.

Je pense à Kookum,
vingt-trois ans
et deux enfants en bas âge.
Portait-elle un masque ?
J’en porte un
taillé dans un imprimé libellule,
la libellule protège
durant les guerres, un symbole
de renaissance, d’espoir, de recommencement.

Était-elle effrayée
alors que la mort l’enserrait?
Souffrait-elle, poumons remplis,
incapable de respirer ?

Mes petits-enfants diront-ils
ma grand-mère est morte pendant
la pandémie 2020 de covid ?

Je porte mon masque
et je respire.

 

Pour transmettre, pour expliquer, pour enseigner, Denise Lajimodière n’hésite pas à s’adresser aux enfants, j’en veux pour preuve son livre, intitulé Josie Dances, qui raconte l’histoire d’une petite fille qui veut danser au prochain pow-wow, et qui pour cela, doit aussi bien préparer sa tenue que s’entraîner à exécuter les pas et les danses. Il faut aussi découvrir quel serait son nom spirituel et c’est précisément le nom que rêve l’une de ses grands-mères. Entourée de son environnement familial Ojibwa, la petite fille soutenue et encouragée, Josie comprend en quoi il est important d’honorer ses ancêtres, eux à qui l’on doit de pouvoir encore danser, eux par qui passent le lien et la force d’une culture de générations passées en générations à venir.

 

Le quatrième recueil de poésie écrit par Denise Lajimodiere et paru en 2020 aux presses universitaires du Dakota du nord, constitue une critique de la culture coloniale, de la société construite par les colons en Amérique. Le titre est venu d’une observation d’une statue représentant un guerrier Indien à cheval, faite de matériels et d’outils soudés ensemble, trouvés dans les fermes. Il souligne combien les stéréotypes sont tenaces et combien ils enferment les amérindiens dans des images loin de leur être réel, loin de leur identité réelle, et combien cela leur nuit, eux qui ont presque à s’excuser de n’être pas comme les blancs les rêvent, eux à qui l’existence est de ce fait encore et toujours niée, reléguée dans les marges et les déchets produits par la société dominante. La critique bien qu’ouvertement exprimée, est subtile, ancrée dans la philosophie et le savoir traditionnel des Indiens Chippewa (encore nommés Ojibwa, tous appartenant à la grande nation Anishinaabe). 

Grâce à tous ses livres, grâce à son implication et son sens de l’éducation, grâce à son nouveau rôle de « poet Laureate », gageons que la parole  de Denise Lajimodiere, elle qui incarne si bien les valeurs amérindiennes, elle qui tient tellement bien son rôle de femme amérindienne, sera entendue au-delà des limites de sa réserve jusqu’à nos oreilles occidentales, afin que la transmission se poursuive et gagne les esprits, afin que les beautés de ces cultures amérindiennes inspirent nos pensées et nos comportements.   

 

Présentation de l’auteur




Lorna Crozier, de Vancouver au monde

Lorna Crozier (https://www.lornacrozier.ca/) est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle a étudié aux Universités de la Saskatchewan et de l’Alberta. Avant d’entamer sa carrière de poétesse, elle a enseigné l’anglais à l’école secondaire et a été écrivaine résidente dans de nombreuses universités canadiennes. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques, plus récemment des universités McGill et Simon Fraser. Professeur émérite à l’Université de Victoria, elle a lu sa poésie, qui a été traduite en plusieurs langues, sur tous les continents et a animé de nombreux ateliers d’écriture, particulièrement à Wintergreen et à Naramata, et aussi enseigné au Banff Centre for Arts and Creativity. Elle vit sur l’île de Vancouver.

Son premier recueil Inside in the Sky a été publié en 1976. Elle est l’auteure de 16 recueils de poésie dont The Garden Going on Without Us, Angels of Flesh, Angels of Silence, Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992), Everything Arrives at the Light, Apocrypha of Light, What the Living Won’t Let Go, Whetstone, The Blue Hour of the Day: Selected Poems, Small Mechanics, The Book of Marvels: A Compendium of Everyday Things, The Wrong Cat et What the Soul Doesn’t Want. Elle a aussi publié un récit biographique, Small Beneath the Sky, et trois livres pour enfants : Lots of Kisses, So Many Babies et More Than Balloons. En 2015, elle a collaboré avec le photographe de renommée mondiale Ian McAllister dans le cadre du livre The Wild in You: Voices from the Forest and the Sea. Elle a aussi dirigé deux ouvrages : Desire in Seven Voices et Addiction: Notes from the Belly of the Beast. Avec son mari le poète Patrick Lane (1939-2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004)

Lorna Crozier, pour le projet Planet Earth Poetry Poets Caravan. Si vous souhaitez explorer les archives d'une carte interactive des poètes : www.shorturl.at/hAEJ7

Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. Ses poèmes ont paru dans de nombreuses anthologies et ont été traduits en plusieurs langues. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award. Dans Through the Garden: A Love Story (with Cats), publié en 2022 (Toronto: McClelland & Stewart), elle évoque sa vie avec le poète et écrivain Patrick Lane.

Les vilains enfants

Une institutrice a fait ramper le vilain enfant
sous son bureau et l’a forcé à y rester
jusqu’à la récréation. Cela lui semble étrangement sexuel 
à présent, cette senteur sombre et musquée.
Une autre a obligé le vilain enfant à se tenir debout
dans une corbeille à papier, a enfoncé 
de la gomme à mâcher sur le bout de son nez.
Il est resté planté là jusqu’à ce qu’il s’évanouisse, jusqu’à ce qu’il chavire 
avec fracas. Une institutrice a frappé la vilaine enfant
avec la baguette lorsque celle-ci a mal épelé un mot durant le tournoi d’orthographe. 
Une autre a obligé la vilaine enfant à se lever,
pour montrer à la classe qu’elle s’était mouillée,
une flaque jaune autour de son pupitre.
Une autre institutrice a fait manger ses mots au vilain enfant,
jusqu’à ce que celui-ci s’étouffe avec le papier, la bouche bleue à cause de l’encre.
Un instituteur a touché l’enfant, tellement mal,
là où il n’était pas censé le faire,
Une autre a cassé les orteils de la vilaine enfant,
lorsque celle-ci a refusé d’arrêter de sauter à la corde,
une autre a coupé les doigts du vilain enfant
parce qu’il n’arrêtait pas de tambouriner sur son pupitre.
Une autre a coupé en morceau le vilain enfant.
Nous l’avons regardée enterrer le corps
sous la cage à écureuil
là où chaque hiver sur le métal froid
les vilains enfants laissent leur langue. 

The Bad Child1

One teacher made the bad child
crawl under her desk and stay there
till recess. It seems strangely sexual
to him now, the dark, the musky smell of her.
Another made the bad child stand
in a waste-paper basket, pushed
wet gum on the end of his nose.
He stood there till he fainted, keeled over
with a crash. One teacher hit the bad child
with the pointing stick when she spelled a word wrong in the spelling bee.
Another made the bad child rise,
show the class she had wet herself,
a yellow pool around her desk.
One teacher made the bad child eat his words
till he gagged on paper, mouth blue from ink.
One touched the child, so very bad,
where he wasn't supposed to,
another broke the bad child's toes
when she wouldn't stop skipping,
one cut off the bad child's fingers
because he drummed and drummed his desk.
One chopped the bad child into bits.
We watched her bury the body
beneath the monkey bars
where every winter on the cold metal
bad children leave their tongues.

 

Concombres

Les concombres se dissimulent
                        dans un camouflage feuillu,
surgissant
quand on s’y attend le moins
tels des exhibitionnistes au parc.

En vérité,
ils font tous une fixation
anale. Attention
lorsque vous vous penchez pour les ramasser.

Cucumbers2

Cucumbers hide
                          in a leafy camouflage,
popping out
when you least expect
like flashers in the park.

The truth is,
they all have an anal
fixation. Watch it
when you bend to pick them.

 

LES VARIATIONS GOLDBERG

Jamais je ne me suis sentie aussi déconnectée
de tout. La lumière et son absence.
La pluie. Le chat sur le rebord de la fenêtre qui attrape des mouches.
Glenn Gould interprétant les Variations Goldberg,
pour la dernière fois.
      Les variations infinies de toi,
faisant du café, commandant des semences pour le jardin,
m’appelant pour que je vienne faire l’amour à l’étage. Près de notre lit,
dans Equinox la photo d’un astronaute,
silhouette solitaire
   flottant dans le bleu froid
de l’espace, relié à rien, ne touchant
rien. Les doigts de Gould sur les touches d’ivoire.
Ce n’est pas du Bach qu’il joue
depuis sa tombe, le cœur arrêté.
Si libre de la gravité, l’esprit s'élève
telle une graine ornée de plumes, seule
simplement retenue par une fine coquille d’os.
Pas Bach, mais la musique avant qu’elle ne soit devenue
un tantinet humaine.
         Est-ce l’extase,
cet étrange éloignement ? La pluie tombant
de si loin. Les Variations
Goldberg de Gould. Tes mains. Le bleu
froid froid. Ma peau.

The Goldberg Variations3

Never have I felt so unconnected
to everything. Light and its absence.
Rain. The cat on the windowsill catching flies.
Glenn Gould playing the Goldberg Variations
his last time.
The endless variations of you,
making coffee, ordering seeds for the garden,
calling me upstairs to love. By our bed,
in Equinox a photo of the astronaut,
solitary figure
floating in the cold blue
of space, connected to nothing, touching
nothing. Gould's fingers on ivory keys.
It isn't Bach he's playing
from the grave, the stopped heart.
So free of gravity the mind lifts
like a feathered seed, only
a thin shell of bone holding it in.
Not Bach, but music before it became
the least bit human.
         Is this ecstasy,
this strange remoteness? Rain falling
from such a distance. Gould's Goldberg
Variations. Your hands. The cold
cold blue. My skin.

La vie au jour le jour

Je n’ai pas d’enfants, mais lui en a cinq, dont trois sont grands et deux sont restés avec leur mère. Cela n’avait nulle importance lorsque j’avais trente ans et que nous nous sommes rencontrés. Il n’y aura pas d’enfants, a-t-il lancé, la première nuit où nous avons couché ensemble et je m’en fichais, je pensais que nous ne durerions pas de toute façon, ces terribles disputes, lui et moi nous battant pour être le premier à faire les valises, le premier à mettre les voiles. Une fois, je suis arrivée à la voiture avant lui, je me suis enfermé à l’intérieur. Il a sauté sur le capot, puis a donné un coup de pied dans les phares. Nos amis disaient que nous nous entretuerions avant la fin de l'année. Aujourd’hui, nous sommes dix ans plus tard. Aucun de nous ne veut partir. Nous sommes de la même famille, nous sommes un foyer l’un pour l’autre, la voix dans l’embrasure de la porte, criant « Entre, entre, la nuit tombe ». Pourtant, on me demande souvent si j’ai des enfants. Parfois, je réponds oui, parfois nous avons tellement de choses que nous formons une autre personne, je peux la sentir dans la nuit se glisser entre nous, raconter à mes rêves comment elle a passé sa journée. Bonne nuit, dit-elle, bonne nuit, petite mère, et elle part avant que je ne me réveille. Sur les pelouses, elle danse dans sa robe blanche, ses cheveux de rêve volent.

Living Day by Day4

I have no children and he has five, three of them grown up, two with their mother. It didn't matter when I was thirty and we met. There'll be no children, he said, the first night we slept together and I didn't care, thought we wouldn't last anyway, those terrible fights, he and I struggling to be the first to pack, the first one out the door. Once I made it to the car before him, locked him out. He jumped on the hood, then kicked the headlights in. Our friends said we'd kill each other before the year was through. Now it's ten years later. Neither of us wants to leave. We are at home with one another, we are each other's home, the voice in the doorway, calling Come in, come in, it's growing dark. Still, I'm often asked if I have children. Sometimes I answer yes, sometimes we have so much we make another person, I can feel her in the night slip between us, tell my dreams how she spent her day. Good night, she says, good night, little mother, and leaves before I waken. Across the lawns she dances in her white, white dress, her dream hair flying.

Nommer la lumière

Nommer la lumière comme l’Inuit la neige. La lumière autour des mains de mon père mourant dans son lit, ses doigts usés et recroquevillés. Les animaux à naître, endormis. La lumière de l’utérus et la lueur des rêves, elles vous ralentissent comme l’eau. Le corps de mon père s’est envolé en fumée, des cendres sous mes ongles. Dix lunes ont surgi de mes doigts au-dessus du lac où nous l’avons dispersé, la rive lumineuse d’alcali et de pierres éclaboussées de lichen. Sa brève brillance dans l’air, je la porte à moi maintenant, dans ce lieu où les nuits hivernales sont les plus sombres parce qu’il n’y a pas de neige.

Naming the Light5

Naming the light as the Innuit the snow. The light around my father's hands as he lay dying, his worn fingers curled. Unborn animals, sleeping. Womb-light and the glow of dreams, they slow you down like water. My father's body flew up in smoke, ashes under my nails. Ten moons rose from my fingers above the lake where we scattered him, the shore luminous with alkali and lichen-splattered stones. His brief shining in the air I hold to me now in this place where winter nights are darkest because there is no snow.

Notes

[1] Le poème « The Bad Child » est tiré de  Everything Arrives at the Light. Toronto: McClelland & Stewart, 1995.

[2] Le poème « cucumbers » est tiré de Sex Lives of Vegetables: A Seed Catalogue, 1990, Transformer Press.

[3] Le poème « The Goldberg Variations » est tiré de Before the First Word: The Poetry of Lorna Crozier, selected with an introduction by Catherine Hunter, Wilfrid Laurier University Press, 2005.

[4] Le poème « Living Day by Day » est tiré de The Long Poem / Remembering bp Nichol. Spec. issue of Canadian Literature 122-123 (Autumn/Winter 1989), pp. 92-92.

[5] Le poème « Naming the Light » est tiré de Marx & Later Dialectics. Spec. issue of Canadian Literature 147 (Winter 1995), p. 10.

Présentation de l’auteur




Tout près de Lee Kuei-shien

Poète, traducteur et critique, pionnier de la poésie contemporaine à Taïwan, Lee Kuei-shien (李魁賢) est un poète prolifique (plus de mille poèmes publiés en recueils, la plupart bilingues).

Polyglotte, il est également un précieux passeur de mots car il a traduit un nombre important de poésies (plus de cinq cents) de poétesses et poètes occidentaux publiées en recueils à Taïwan et il traduit aussi des recueils de poètes taïwanais vers l’anglais. Fondateur du Formosa International Festival of Poetry qui a lieu à Tamsui (Taipei) chaque année en septembre et qu’il a organisé jusqu’à présent.

Balcony Poetry Festival, 2020.

Il nous confie : "J'ai commencé à apprendre le taïwanais à partir du japonais à l'âge de 9 ans. Environ six mois plus tard, l'école a été entièrement transformée : Taïwan est passé à l’enseignement du chinois. J'ai commencé à écrire de la poésie à l'âge de 16 ans et je ne maîtrisais pas très bien le chinois. Ce n'était pas assez pour écrire de la poésie.  À l'âge de 18 ans, j’entre au Taipei University of Technology (ingénieur). L'ingénierie est loin de la littérature. Je suis complètement autodidacte, jusqu'à présent. Dans ma vie je parle en taïwanais, j'écris en chinois. Cette incohérence, voilà un point à souligner.

 

Cinq poèmes

traduction Elizabeth Guyon Spennato

不會唱歌的鳥 

起先只是好奇
看鋼鐵矗立了基礎
接著大廈完成了

白天    窗口張著森冷的狼牙
夜裡    窗口舞著邪魔的銳爪
對著我們的巢

因為焦慮    聲帶漸漸僵硬了
有如空心的老樹
於是人類在盛傳:
鳴禽是一種不會唱歌的鳥

 

L’oiseau qui ne sait pas chanter

Au début, ce n’était que la curiosité
De regarder les fondations en acier s’ériger
Et puis la construction du bâtiment s’achever

 Le jour, à la fenêtre, poussent d’effrayantes dents de loup
La nuit, à la fenêtre, dansent des griffes démoniaques
Devant notre nid

À cause de l’anxiété     les cordes vocales se sont peu à peu faites roides
Tout comme un vieil arbre creux
Là-dessus, les humains répandent des rumeurs :
L’oiseau-chanteur* est un oiseau qui ne sait pas chanter

(1969)

*oscine

〈島嶼台灣

你從白緞的波浪中
以海島呈現

黑髮的密林
飄盪著縈懷的思念
潔白細柔的沙灘
留有無數貝殼的吻

從空中鳥瞰
被你呈現肌理的美吸引
急切降落到你身上

你是太平洋上的
美人魚
我永恆故鄉的座標

 

L'île de Taïwan

Tu émerges comme une île
des vagues de satin blanc

L'épaisse forêt de cheveux noirs
Part à la dérive avec des pensées lancinantes
Les plages de sable blanc et fin
sont pleines de baisers de coquillages

En te voyant d'en haut à vol d'oiseau
Je suis tellement attiré par ta beauté
Qu’en hâte j'atterrirai sur toi

Tu es la Sirène du Pacifique
Le point de repère
de mon pays éternel

(1992)

海的情歌

海一直在探問
陸地的心事
由巉岩出面回應


波浪有時急進
有時勇退
總是擁抱曲折的腰段


對沉默的陸地
唱著激動的情歌
唾沫四濺


陸地正在蓄積情思
準備來一次火山爆發
最火熱的表示

 

Chant d’amour de la mer

La mer s’enquiert sans cesse
De ce que la terre ressent
Ce sont les rochers qui répondent

Parfois les vagues s’engouffrent à toute allure
Parfois elles se retirent très vite
En étreignant toujours les courbes de la côte

Pour la terre silencieuse
Elle entonne un chant d’amour ému
En écumant

La terre accumule ses émotions
Elle s’apprête à donner une éruption volcanique
Son expression la plus ardente

(2008)

〈進化論〉(台語)      

由自然來
姿態保持自然韻律
介入現實世界
觀察世界的現實
眾生苦難
予我的思考
顯示多元面向的色彩
操煩予我面貌變化
我的關懷
無離開自然本質
也復容納
現代科技文明的
進化


Évolution 

Nés de la nature
Mes gestes ont gardé un rythme naturel
Je suis entré dans le monde réel
Pour observer la réalité du monde
La dure souffrance des êtres
Fait prendre à ma pensée
Des teintes colorées aux multiples facettes
L’anxiété me donne un air différent
Mes préoccupations
Ne s'écartent pas de l'essence de la nature
Tout s’accommodant
De l'évolution de la civilisation
De la technologie moderne

(2016)

《台灣獨立》

實實在在
想過
期待過
評選過
一面旗幟
可攜帶身上
在國際飄揚時
顯示我的獨立人格
標誌台灣獨立的歷史事實
一直在等待中成為虛幻
在國土上找不到認同
國際上受到鼓勵時
虛心到變成心虛
我還是堅持
即使死後
一面旗
代表
台灣
實實在在

 

L’indépendance de Taïwan

J’ai vraiment
Pensé
Attendu
Plébiscité
Un drapeau
À porter sur moi
Flottant sur la planète
Montrant ma personnalité indépendante
Affichant la réalité historique de l’indépendance de Taïwan
Tant de temps à attendre et c’est devenu illusoire
Ne trouvant pas reconnaissance de ce territoire
Quand au niveau mondial je reçois du soutien 
Mon modeste cœur est intimidé
Malgré tout je tiens bon
Même après ma mort
Il y aura un drapeau
Qui représente
Taïwan
Vraiment

(2019)

 

Présentation de l’auteur




Le poète portant la Méditerranée dans sa poche à Paris

La ville nourrit-elle un poète, ou un poète nourrit-il une ville ? C'est toujours difficile de trouver la réponse à cette question, surtout à Paris. Est-ce un hommage ou une arrogance que de dédier un poème à cette ville, elle-même poète, qui attise l'âme des poètes ?

C'est peut-être la question à laquelle le poète turc Attila Ilhan, qui vécut à Paris pendant 6 ans par intermittence et qui déclarait dans ses vers que "le temps est un cimetière invisible", cherchait une réponse. Pourtant, la principale motivation d'Ilhan, poète originaire d'Izmir, à la personnalité toute méditerranéenne, sorti de l'université à 24 ans et venu pour la première fois à Paris en 1949, ne fut pas de trouver une réponse à une question, mais de soulever une question fréquemment posée :
Pourquoi Nazim Hikmet est-il en prison ?

Attila Ilhan, An Gelir, Le moment venu.

Attila Ilhan vint à Paris pour soutenir le mouvement de sauvetage organisé pour Nazim Hikmet, qui avait été emprisonné pendant 12 ans en raison de son idéologie.  Ironie du sort/coup du destin/sort, étant plus jeune il avait été expulsé du lycée pour avoir donné un poème de Nazim Hikmet à sa petite amie alors qu'il n'avait que 16 ans. Il lutta par la suite contre toutes sortes de problèmes, y compris avoir été injustement détenu dans des asiles pendant un certain temps.  L'aventure parisienne du poète, pour qui la sensibilité sociale eut toujours eu une place importante dans ses poèmes, reprit au début des années 1950 pour la seconde fois après son retour de Turquie. Il ne serait pas exagéré de dire que sa deuxième période passée à Paris fut un tournant important pour la vie artistique du poète Attila İlhan, qui se concentra pour la première fois sur la vie complexe de la métropole, contrairement à la structure classique de la poésie turque qui célèbre la vie rurale. Bien qu'il n’eût pas les moyens de vivre confortablement dans une ville comme Paris, la ville lumière eut un grand rôle dans l'enrichissement intérieur du poète.

Ilhan, qui dit "Budapest, Rome, mais surtout Paris avec persistance" dans l'un de ses poèmes, développa des relations étroites avec les parisiens et les citoyens du monde qui peinent à se tracer une nouvelle voie dans cette ville culturelle, tout en apprenant le français à l'Alliance française. Il est aisé de dire que la ville de Paris occupe une place importante dans la structure poétique que le poète établit à cette époque, tant par les espaces urbains que par l'effet poétique qu'elle crée sur les gens.

moi, l'homme
qui a fait voler ses espoirs comme des pigeons,
a perdu son espoir mille fois,
là où les navires ont été perdus,
et les a retrouvés mille fois.
Le vent sur les boulevards
le vent souffle les dernières feuilles comme des enfants
dans le jardin du luxembourg

Le poète, qui traduisit divers exemples de la poésie française de l'époque en turc grâce à son français qui s’était alors amélioré, commença également à écrire la série de poèmes appelée "capitaine", encore considérée aujourd’hui comme un classique de la poésie turque, combinaison de journaux et poésies, écrits à des dates différentes. Le poète, qui nourrit son art à travers un large éventail d’œuvres artistiques et écrira les scénarios de 15 films par la suite, suivait également de près le cinéma français durant sa vie à Paris.  Dans les lettres qu'il écrivit à son frère depuis Paris, il mentionne également le film de 1951 d'Yves Allegret "les miracles n'ont lieu qu'une fois". Non content du cinéma, Ilhan s’intéressa également de près à la Comédie française.  Il n'est pas nécessaire de déployer beaucoup d'efforts pour voir l'âme parisienne dans les poèmes d'Attila Ilhan qu'il écrivit à cette époque. Sa déclaration selon laquelle "Paris n'est belle et passionnante que pour les personnes qui peuvent vivre Paris comme si elle faisait partie d'eux-mêmes" est une allégation remarquable pour comprendre comment la ville a pénétré sa poésie. Tout comme Paris, la poésie d'Ilhan mit en scène tantôt l'amour, tantôt la réaction sociale, la danse contradictoire mais réaliste et harmonieuse de la lumière et des ténèbres, des espoirs et des déceptions. Bien qu'il ait toujours eu des amitiés proches, le poète, qui se définissait comme solitaire, de telle manière qu’on pourrait y voir la solitude comme la maladie du poète, disait "j'aimerais aussi me débarrasser de la solitude et être seul" dans son poème. L’artiste vécut l'apogée de ce sentiment à Paris, qu’il transféra ensuite dans sa poésie. Dans ce contexte, ce n'est pas un hasard si ses poèmes reflètent/sont le miroir des boulevards de cette ville lumière, qui embrasse tant d'obscurité en portant tant de lumière :

j'ai arraché une étoile aux cieux de Paris
l'ai attachée dans tes cheveux
comme un œillet rouge

moi les mains ouvertes à la pluie
moi seul tel un Dieu en enfer

chez les bouquinistes des bords de seine
j'ai trouvé les poèmes de Villon
la rivière était enflée comme un cœur
une semaine durant chaque nuit
j'ai lu quelque chose de Villon

moi qui vis ce que je vis comme une grande religion
tu n'es plus une religion
tu le sais

Traduction Engin Bezci

En tant que poète, je crois que ces artistes ne sont pas des gens qui écrivent ce qu'ils vivent, mais des gens qui vivent ce qu'ils écrivent.  Attila Ilhan semble avoir réalisé cette prophétie dans sa vie à Paris, où il portait les livres de Villon et d'Aragon comme s'il s'agissait de livres saints. Cela se vérifie dans le concept de lutte, qui occupe une place importante dans sa vie et qui l'amena à rencontrer constamment de nouvelles luttes sociales dans sa vie individuelle, et cela, souvent dans des moments et des domaines inattendus.

Attila Ilhan décrit Paris, la ville de la lutte et de la révolution, en disant dans ses vers "tous les jets d'eau de la Concorde se dresseront soudain / comme un bout de fer tordu tu sentiras l'arc-en-ciel sur ta nuque". C'est dans la ville lumière qu'il rencontra et tomba amoureux de la fille arménienne, Maria Missakian. Lors de leurs fréquentes rencontres notamment à Saint-Michel, ils essayèrent d'établir une famille ensemble. Ils parlaient de l’avenir qu’ils envisageaient ensemble, et le poète le porta avec toute son intensité dans ses poèmes, qu'il rédigea à Paris. Cependant, en raison des relations turco-arméniennes de l’époque ses plans échouèrent et le jeune couple dut mettre fin cette relation parfaite.

c'est encore le soir Attila Ilhan,
d'ailleurs tu es seul et étranger à l'automne
peut-être à Paris, Maria Missakian,
avec sa douleur d'une croix à la main,
tous les soirs, elle rêve de venir te voir secrètement par une nuit misérable,
en étranglant Paris
comme si elle étouffait son propre enfant

 

L'esprit maternel et fertile de Paris, qui donne vie à ses enfants poètes, montra son effet sur la vie d’Attila Ilhan quand il revint en Turquie. Dans les cafés d'art d'Istanbul, qui ressemblaient alors aux cafés parisiens de l'époque, Attila Ilhan racontait la poésie française et le socialisme à la jeune génération turque intellectuelle qui le qui le suivait. C’était une période où les débats intellectuels étaient fréquents en Turquie ainsi que dans le reste du monde. A l’époque, le poète Attila Ilhan, qui portait toujours la Méditerranée dans sa poche, lança le mouvement de poésie qu’il baptisa "bleu", sans trop de surprise. Cette compréhension, qui tint essentiellement à dissoudre l'image dans le sens, s'inspira de la poésie française de l'époque, mais différa de celle-ci, en construisant une structure poétique originale au sein de sa propre culture. Bien qu'elle soit adoptée par certains milieux littéraires, elle fut exposée à de vives critiques de la part d'autres cercles. De retour à Paris en 1960, Ilhan fut contraint de retourner en Turquie après la mort de son père alors qu'il continuait à écrire ses poèmes, pour ne plus jamais revenir à Paris.

Il est toujours possible de converser avec son esprit littéraire dans des cafés comme Au Vieux Châtelet, Le Départ Saint-Michel et Le Lutèce, encore aujourd'hui, lieux où Attila Ilhan écrivit des dizaines de poèmes.  "Je saupoudre mes journées comme du blé", déclara-t-il dans une lettre qu’il écrivit à sa famille tout en buvant son café au Lutèce, comme pour souligner l'abondance que Paris apportait à son cadre littéraire.  Le poète, qui était conscient de la menace de l'égoïsme qui souhaite se nourrir d'une ville sans la nourrir en retour, était parvenu à s'en affranchir. Il erre encore avec son âme immortelle dans les rues de Paris, où il compose ses vers, au bout d'une plume invisible.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (51) : Olivier Noria

Né à Bruxelles en 1980, Olivier Noria publie son premier livre de poésie : Rendre grâce. D'emblée, on perçoit plus qu'une voix de talent et une écriture très maîtrisée : une présence d'âme qui ne s'encombre d'aucun artifice rhétorique, d'aucune mode. « Le mystère s'enfante  / Et toi l'enfant-passeur tu t'enchantes, chemin faisant. » Il s'agit bien là en effet d'une âme restée ouverte à tous les émerveillements, d'une âme de veilleur qui retient, sur ce qui va peut-être devenir œuvre poétique, l'informulable, qui prend « le pouls de l'Ouvert », « le pas de la clarté. »

« Ecriture franche », selon l'expression de l'auteur. Ecriture recueillie sur « le cœur du cœur blotti en son secret. » Le poète, qui est par ailleurs musicien, saisit les accords rayonnants, offre sa meilleure écoute à ce que le tumulte de notre monde ne cesse d'étouffer.

 

Tout au bercement du feuillage est souffle ordonnant

Tout se courbe pour mieux écouter

Olivier Noria, Rendre grâce, Le Taillis Pré, 14 euros.

Alors, peuvent s'élever, « musique d'entre toutes  / les musiques », les « battements intimes  / de l'irrévélé » .

Ce sont des fragments, presque silencieux, d'un secret,que le lecteur reçoit à chaque pas, à chaque page. Et le sentiment profondément émouvant d'un partage, à la fois poétique et spirituel, se fait jour, en une rencontre inestimable et inoubliable (« L'inoubliable seul est la rencontre »). Le lien est ainsi tissé et noué dans l'invisible, par un « long fil d'or », celui-là même qui nous relie à la divinité.

                

Nous ne pouvons véritablement aimer qu'en lien

Nous ne pouvons nous reconnaître
que dans la certitude d'être veillés, bordés
par la profondeur insondable d'un ciel constellé

Nous ne sommes pas seuls
Nous sommes unis -et la solitude nous révèle

On est heureux de découvrir ici un vrai poète, animé d'une soif d'absolu et d'amour, qu'il traduit avec humilité, profonde sincérité. On est touché par cette voix qui se confie au lecteur, tout en « rendant grâce » à ce qui lui donne force et beauté :

 

Désormais,

 je ne m'encombre plus d'un stylo
sinon pour éclaircir ce qui tient dans la paume
du silence

Olivier Noria, Instantané Instrumental, Prière Contemplative, 1er Mai 2022.

Présentation de l’auteur




Lauence Bouvet, Le quai et autres poèmes

Il est des regards que nul destin n'atteste
Nous étions belles de plus loin que
De nous-mêmes      libres
Penchées sur l'instant
Au versoir de la nuit métallique

Deux passerelles entrelacées
Ondulaient légères avec la Seine
Dans nos yeux d’arondes
Bordures du ciel à découper
Selon les pointillés... Aux heures
Béantes du soir nous dansions

Un pêcheur d'étoiles à nos pieds

L’heure du thé

Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Que vos doigts en faisceau
Dérobent au regard

Souvenez-vous
Il s’agissait du premier pas
Vers plus d’infini
Le suivant devait être le bon

Mais ce que la main écarte l’esprit
Le retient sur la plus haute marche
Gerbe d’écume ou de flammes
Venue de l’enfance à franchir

Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Et si de l’eau seul
L’envers était au ciel

Vous n’en pourriez saisir que le souvenir
Et sa traîne de miroirs obligés

Le témoin

Si Dieu était une femme
Les oiseaux de leurs ailes à revers
Baiseraient au front les hommes
En habits noir et les enfants précoces

Le silence ne dirait rien de ses bords
De l’intuition sous la lampe
Où le réel se raffermit du péril
Sous l’escorte d’une présence-sablier

in « Traversée obligatoire », l’Harmattan, Poètes des cinq continents

En allant se coucher 

Belle mort beau visage

N’a pas souffert on dit     bien reposée

Comme on dirait

Comme si dormir

Comme si c’était possiblement comme

Ta mèreest     morteta     mèreest morte

Façon serviette enfant trop sage

Belle tenue beau pliage

En rêve sur le fond d’un ciel gris elle

Se demande elle la morte

Si elle l’est vraiment car

Rien ne prouve qu’elle le soit

On le dit mais on nous ment tellement

Dans quelle ville ?

Dans quelle rue ?

De quel jour s’est-elle défaite

Mon endormie s’est-elle dissoute ?

Pourtant j’étais riche

Rondeurs des bras rondeurs des seins des hanches

Rondeurs des joues

J’avais une mère

Rondes heures de mon enfance

Ce qui de l’épaule sur sa peau fraîche

Ce qui de l’expression insistant

Dans mes veines sang de son sang

Fière du rouge à ses lèvres

Fière de sa beauté zyeux verts

C’est-à-dire que ton rire rit en moi 

Que ton sourire sourit en moi

Que ta voix est ma voix

Ce mal je m’y pique d’un seul mot cette démarche

Être ce sablier cette fissure je m’y glisse

C’est-à-dire que tu es ce par quoi du sel

Sur la plaie

Du désordre de la vitesse

Sur les éléments épars de ma nature particulière

De l’affolement

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que tes pleurs pleurent en moi

Qu’il a plu d’un ciel sans nuage

Des lambeaux insoupçonnés

Que ton pas ô rythme de mes pas sur cette neige

Ôtant au décor et l’époque et son âge

Les pleins et les creux courant sur ton visage

L’oiseau noir mesure matin borgne

Le dernier de tes soupirs

Mais la terre délicate

Te prolonge de ses encres déliées

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que ta mort mord en moi

Qu’il est des moments où je voudrais t’imiter

Mais à moins de mourir chacune à mon tour

Celui-ci n’est pas joué

Déjà ton air roulant sur ma peau d’herbe et de vitre

Ton reflet s’y accorderait

Si les lunes pleines des légendes

Et pour vivre ce que vivent les fantômes

Quand se taisent les loups

Cet arbre je m’y colle      

Puis j’avance augmentée du silence végétal

Où les solitudes ne sont pas de celles

Qu’il suffit d’effeuiller

Cette marche je m’y tiens

Non pour l’épreuve mais pour les traces

J’avance courant d’air mais le vent doit m’y pousser

 

in « Comme si dormir », éditions Bruno Doucey

Je rêve que je désire écrire

Une petite table en un lieu inconnu. Peut-être une maison. Assise à cette table nue, tête 
penchée, j’attends. L’attente semble être ce pays de la peine. Je suis donc penchée dans la 
posture du saule muet livrant à la rivière les pleurs qu’elle connaît.

Dans la perplexité de l’instant, mes pensées vont aux circonstances de la mort de Mère.
Une rumination sourde dessine une moue sur mon visage.
Mère passe près de moi. Elle est vivante. Elle est jeune. Elle passe ou plutôt elle glisse.
Elle glisse c’est-à-dire qu’elle fend l’air rendu plus lourd de sa présence énigmatique.
Elle a mon âge, là, au moment même du temps où je la perds.
Elle passe. On la voit être dans un petit couloir.

Rien ne s’écrit dans l’espace du rêve, sur la table traçant une frontière entre Mère morte 
déambulant et l’endormie qui interroge.

C’est l’ivresse des retrouvailles avec l’enfance. L’ivresse des possessions jalouses. Sans 
partage. Ce vertige du retour à la source, qui demeure un parfum, une paume, une épaule pour 
la douceur.

L’espace que j’emprunte est ce que je nomme interstice   

L’écran blanc du rêve est le monde.

La mémoire peut chasser l’habitant et garder la maison. 

Il suffit à Mère de m’être présence. Une traversée libre de la grammaire du temps.

in « On ne sait pas que les mères meurent », éditions unicité

Vous faites comme si

nous ne savions rien de la peur

 

de cette lumière sur l’étagère

de ce frémissement d’herbe à nos tempes

rien du vertige à l’échancrure soudé

rien de ce martèlement contre les murs

quand les rires ont cessé

  ∗

Discrets et dénoncés

à nos joues les contours

 

nos nudités ne savent plus

quoi de la langue ou du visage

choisir la courbe

le retrait ou l’avancée

l’augure ou l’outrage

le corps étranger trop près

étrangle loin

la prochaine gare est un silence

Partons tels que nous sommes arrivés

scande l’écho au bout du couloir             

∗                               

J’ai du avoir quinze ans 

dans ce présent de sève et de feu

être pauvre de cette pauvreté d’ânesse

sur un chemin de montagne

à fleur de sol du sel sous la semelle

et d’eaux profuses

qui ruissellent à flanc de nos os :

rêver d’être le chemin

d’être la montagne

l’Edelweiss sur la rocaille

et d’être poète

sans avoir à pleurer

Des jardins arrondis très bas 

cueillent notre surprise

c’est dire que le désir est bleu

comme ne peut l’être un ciel d’été

La distance entre nos cuisses

est la distance d’entre nos cuisses

première et dilatée

la nuance un aveu      l’aveu un constat

ce fruit divisé

dans la moiteur de nos paumes

Flocon pour sa douceur

 morsure pour son sang

 

le premier baiser pendu

au cou de la fenêtre coule

sur les parois de falaises

fortes et faibles

comme nous

qui sommes faibles et forts à onze heures

sur notre visage de silex et de craie

in A hauteur du trouble, éditions unicité

Femme sans écriture sans mémoire

Vous penchez ce qu’il faut de nerfs

Vers les voleurs de souvenirs et versez

Aux jours filants vos heures cathédrales.

Sous cet air de marbre blanc votre cri

Est une clé dans un trousseau     cri-douleur

Cri à la criée votre cri d’orfraie brisant

Vos os de dépouille en sursis votre cri

Comme une craie usée contre un tableau noir.

Vous dites :

Tous les matins sont morts

Rien de ce qui est inhumain ne

M’est tout à fait étranger

Ne rien désirer

Pas même le silence

Le trottoir se dérobe sous vos pas

Avant que la chute ne précise sa pente

« J’ai tout perdu, rien ne me manque ! »

Criera le mensonge du fond de son impasse

Votre charme c’était votre solitude     et votre style

La preuve de l’existence de Dieu

La forme finale non spécifiée

in « Unité 14 », L’Harmattan

Lèvres qui tremblez

Je n’irai plus par vos quatre chemins

La guerre n’est à personne elle m’appartient

Les voyages n’y feront rien

Les regards bleus non plus

Qui insistent quand je m’échappe

Comme la mer échappe au point final

De la phrase toujours échouée

A se casser un talon sur les pavés disjoints

De la vérité qui insiste

A demi-mot même la grâce

N’y peut rien

Enchâssée dans le leurre du verbe

La coupe est pleine au seuil

Qu’il faut boire

Sous le réverbère

Peu importe d’où vient la nuit

Le soleil n’attend pas

De connaître le nombre des étoiles

Pour briller

L’univers se déploie

Mieux que tes mains caressant

Une boule de cristal

J’ai vu pour preuve

Une âme en toute chose

Comme l’aura d’une flamme

Que l’on fixe

Sans pouvoir l’approcher

in Dans le tremblement du seuil, éditions unicité

Adagio

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a suspendu son souffle au front des étoiles

On dirait qu’elle attend

Bouche bée

Que le jour décline

Les rumeurs, les lumières, les éclats de voix

Affluent en fragments épars

La ville s’est arrêtée de respirer

De grandes artères étirées comme des rayures

Convulsent  jusqu’à l’heure de l’aube

Débarrassée de la pesanteur du tracé

L’absinthe dans les veines

Du rêveur sans sommeil

Quand l’infiniment petit rejoint l’infiniment grand

A l’instant précis du passage

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a suspendu son souffle à la tempe du dormeur

Et répand la nouvelle :

La ville s’est arrêtée de respirer

Depuis le martèlement de ses atomes

Sur ma poitrine

Elle n’a jamais retrouvé le battement du monde

in Melancholia si, Hélices, collection Poètes ensemble

Laurence Bouvet, poèmes, lecture par l'auteure.

Présentation de l’auteur




Cécile Oumhani, Les vivants et les morts

Des collines vert foncé ondoient
des rivières tourbillonnent
dans de vastes étendues boisées

pierre terre eau et feuillages
couleurs et nuances inconnues et familières

l’avion touche le sol à l’aéroport de Cochin
un matin de juillet
              la tête me tourne
là où je ne suis jamais venue
ils ont vécu ici –il y a plusieurs dizaines d’années
les vieilles photos qu’elle gardait dans son album
ou ce qu’elle nous a raconté de ses parents
à Kodaikanal ou à Trivandrum ?

un jeune garçon se fraie un passage
à grands coups d’éclaboussures
sur la chaussée inondée
des écolières attendent
le ramassage scolaire sous leurs parapluies
des rideaux de pluie s’écrasent
sur des constructions imaginaires
et me laissent admirer
              des présences au présent
la vie des vivants
et je descends les rues escarpées

la ville m’enveloppe
dans sa rumeur et dans ses rythmes
               des présences au présent
la vie des vivants
la tasse de chaï beige
repose dans ma main

à l’infini sa saveur forme
et reforme les perspectives
sur ce qu’on ne perd pas
mais ne fait que changer
sans fin
tissé et détissé
pendant que nous allons notre chemin

Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015

Saison de neige

l’aïeule taille mes draps
dans l’étoffe du ciel
remue mes rêves
avec la braise
et met le jour à lever
dans la cuisinière

tôt le matin
elle lave à grande eau
les ombres sur ses photos
en garde la paisible clarté
et l’énigme de ces noms
que j’égrène
avec des baies de sureau

sur son tablier
blotti contre le vieux chat tigré
le monde ronronne
entre ses doigts de lait

dehors
ivre de silence

la neige boit les collines
à perte de vue
et je cherche à mes pieds
où pourrait finir demain

je ne sais pas
que la neige brûle
au bout de ses gants troués

Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015

Des voix du passé

nous marchons dans l’obscurité
sans relâche elle défait le passé
comme avec les pages d’un livre usé

de grands arbres chuchotent
au fond du jardin
nous effleurons du bout des doigts
des écorces parfumées et d’épais feuillages
en quête de poèmes
épelés dans un alphabet perdu

des voix d’adultes résonnaient tard dans la nuit
nous berçaient vers un sommeil confiant
nous ne comprenions pas toujours

les mots portés par la brise
depuis une véranda vide
comment les oublier
alors que le présent s’éloigne

une promesse à tenir
et une énigme à résoudre

Extrait de Mémoires inconnues, éditions La tête à l’envers, 2018

Quand j’étais jeune je restais des heures, allongé sur le dos à regarder le ciel, et puis je rentrais à la maison et je les peignais.
J.M.W Turner

La démesure de l’espace et de la lumière   
l’apprendre
à l’aune du corps étendu sur le sol
boussole affolée entre terre et ciel    

sans se lasser  interroger le monde
ébahi du fil de tant d’heures limpides
et boire à larges goulées
l’incessante mouvance  ce vertige muet
où glissaient les couleurs happées
toujours plus loin et plus haut
dans l’énigme du reflet

et la soirée ne suffisait pas
à épeler la langue secrète des choses

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

Délié de toute pesanteur    le pas
cherche à rejoindre l’impatience de l’œil
les bribes s’évanouissent aussitôt qu’aperçues

et le jour s’esquive engouffré derrière la nuée
couve puis surgit  à nouveau pâle incandescence
au fil de son odyssée silencieuse

sourds battements du cœur
en écho avec ce qui cogne le chemin
très loin vers ses marges limpides

assoiffées de clarté les paupières
s’étancheront-elles à la source des nuages
apaisées le soir à la lueur des pages
et de ce qui court au feu des doigts

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

Flux de lave dans l’obscur des veines
le poignet tressaille
le pouls s’emballe en ce point
où le jour s’attache au couchant

combler ce qui manque
et déchiffrer le sourd alphabet
d’une langue ravie au soleil
syllabe par syllabe

là où s’étoilent nos nuits
au cadran d’un autre ciel

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

 

Présentation de l’auteur




BÉATRICE BONHOMME, une couronne sur les genoux

Béatrice Bonhomme, est poète, critique littéraire, professeur des Universités et directrice de la Revue NU(e), revue de poésie et d'art, fondée en 1994, qui a consacré, actuellement, 81 numéros à la poésie contemporaine, dont plusieurs sont consacrés à des poètes femmes. Cette revue paraît désormais en ligne sur POESIBAO. Elle œuvre, depuis 1994, pour une meilleure reconnaissance de la poésie contemporaine. Infatigable autant que discrète, elle est une voix, et une présence, précieuses pour que ce genre encore en retrait soit audible, visible, c'est à dire offert à l'humain, afin de prendre son sens ultime, qui est de dire, dans sa polysémie constitutive, l'unité possible. Deux revues Poésie-sur-Seine et Coup de soleil lui ont été consacrées (2020-21). Un livre sur l’œuvre poétique de Béatrice Bonhomme Le mot, la mort, l’amour chez Peter Lang est paru en 2012. Cette année elle est la lauréate du Prix Mallarmé, pour son recueil, Monde, genoux couronnés. Elle présente, pour Recours au poème, ce recueil et elle évoque ses raisons d'écrire pour exister, résister et créer cet idéal de fraternité qui l'anime.

Présentation, par l’autrice, du livre de poèmes Monde, Genoux couronnés

 

J'ai édifié huit chants, huit séquences car j'aime la perfection du chiffre 8, dont on peut vérifier l’harmonie octogonale dans certains monuments. L'idée est celle d'une architecture avec une dimension chiffrée qui va vers l'être que nous portons en nous.

Deux initiatrices accompagnent le cheminement, deux figures tutélaires féminines.  

Il y a d’abord une séquence portant sur le lien symbiotique au monde : « Devenir d'arbre ».

Puis la grand-mère intervient qui donne la couture, la broderie, le tissage : « Le Cœur de la brodeuse », plus tard dans le recueil, la mère donne la fascination pour la lecture et les mots : « Le Matin des mots ». A la fin du recueil, l'être intérieur nous attend dans sa lumière et sa nudité.

Dans l'intervalle, ce que j'essaie d'exprimer, c'est la relation au monde, la porosité à tous les règnes de la nature.  Le lien au cosmos, à tous les êtres les plus humbles, les plus minuscules, cette place essentielle de liberté dans une affirmation d’un monde qui ne serait pas seulement dominé par l’humanité, mais respectueux et sensible à toutes les formes de vie.

Cette partie résiste à une forme de pensée qui a fait la démonstration de son danger foncier pour le monde et par contrecoup pour l’homme. Elle résonne avec le titre qui évoque un monde asservi et mis à terre, genoux en terre, comme un cheval aux « genoux couronnés » et que l'on va abattre (le terme « couronnés » faisant allusion également aux années du corona virus et à ce qui va vers la contagion, l'épidémie et la guerre).

Enfin,  j'évoque l'ouverture à l'autre avec ses difficultés, ses ombres mais aussi ses lumières. C'est sur terme de « lumière » que s'achève le recueil après un parcours à travers l'être au monde.

Béatrice Bonhomme, Monde, genoux couronnés, Editions Collodions, 2023.

EXISTER PAR LES MOTS

 

Si je reviens sur mon parcours, je sais que je suis poète bien avant tout le reste. Avant d’être revuiste, critique littéraire ou professeure. Bien avant, même si tout ensuite va se lier. Comme j’ai désiré les mots en tant que poète et que les mots m’ont permis d’habiter le monde, je suis ensuite devenue une passeuse de mots mais cela c’est un second mouvement.  Le premier mouvement, pour moi, c’est la poésie. La poésie commence très tôt. Elle ne cesse de m’accompagner, depuis l’enfance. C’est une chanson intérieure qui se poursuit dans ma tête, un rythme et un être au monde. Mon premier poème, je devais avoir 5 ans : « Le soleil, le soleil est à toi » ou encore « Papillon, papillon, bats les soldats de la prairie, papillon, papillon, mon ami ».  Cela ne veut pas dire grand-chose mais tout le temps, dans ma vie, il y a ce chant, cette musique des mots qui est là.

Le fil déclencheur de mon amour des mots, la première expérience, a été celle de l’apprentissage de la lecture. Ma mère m’apprend à lire dans la colline, au bord d’une petite route. Elle m’assoit sur ses genoux, et elle me tend le livre de lecture. De ce premier mot qu’un jour je parviens à déchiffrer naissent la magie et l’impression d’avoir à soi le monde entier. Ce mot et de lui la puissance de saisir. C’était comme si je possédais les petites églantines du bord du chemin, l’aéroport qui se construit un peu plus loin sur la mer, cette matinée éclatante de soleil. A cet âge, je ne fais pas de différence entre les éléments et les mots, le mot « soleil » brille sur la page, le mot « bleu » comprend la mer et le ciel. Ensuite, chaque fois que j’ai approché un texte littéraire, un poème, j’ai éprouvé la même sensation de merveille et j’ai eu envie de transmettre cet éblouissement. C’est ce désir des mots qui marque tout mon cheminement.

Pour moi, tout cela est lié. Je suis éblouie de littérature et de poésie. Les mots sont ma façon d’habiter le monde. Écrire, c’est une manière d’être en lien avec le monde et dans le partage avec l’autre. Je partage des mots des rythmes et un être au monde, une façon d’habiter le monde, une raison d’être et d’exister. Je pense que le lyrisme et la poésie sont essentiels dans notre société car ils apportent une forme de confiance dans la langue, même si c’est une confiance qui reste critique et lucide, « une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant » dit Jouve. Il ne s’agit pas d’un chant naïf, il s’agit d’un amour de la langue comme lien à l’autre et au monde, comme possibilité de pensée.

Les mots ne sont pas isolés pour moi, ils font lien vers le monde, vers les images, vers l’autre. Ils sont tactiles et visuels. Le lien à la peinture est comme le lien aux mots. Mon père était peintre. Il était comme un artisan, un bricoleur, qui marouflait partout des toiles, utilisait des pigments, de la colle, des pinceaux, des palettes. Les couleurs, comme les mots, c’était de la matière, les formes habitaient le monde avec nous. Je ne faisais pas vraiment de différence entre la table de la salle à manger, un livre de lecture et un appentis où poser des pots de couleurs. J’étais parmi la peinture et les mots comme parmi les meubles auxquels on se tient pour apprendre à marcher.

La poésie pour moi justement, c’est le lien retrouvé, le lien tissé dans l’amour ou la mort, le lien à l’autre, le lien au monde. Les motifs du bleu, de la mer et de la lumière des paysages méditerranéens sont tissés, cousus ensemble et apparaissent comme dans une tapisserie, une fresque, un tissage.  Ma grand-mère, assise au bord de mon lit, cousait en me faisant réciter mes leçons. Et maintenant je couds aussi le monde et les mots. C’est comme si je tricotais le monde et les mots, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, ou que je recousais bord à bord le monde et les mots. La mer et les paysages lui sont associés, le bleu et les couleurs du paysage, la lumière, comme des matériaux de la fresque et de la tapisserie.

En poésie, il ne s’agit pas de « je » mais de « nous », de quelque chose d’universel. Ce qui est partageable par la poésie, c’est paradoxalement ce qui est le plus singulier, notre émotion, « sans mesure commune », mais qui devient commune par les mots de la poésie. La poésie semble donc inséparable d’un point de vue intime mais elle constitue en même temps un lieu commun et je le dis dans un sens positif, un lieu où nous faisons communauté. Liée à l’intime, elle est pourtant partagée par tous.

Alors s’il y a un parcours, c’est celui de l’amour des mots, du monde et des autres.

Monde, genoux couronnés

Extraits

Enfant, elle a l’habitude d’inverser les mots
De les recréer
D’en faire d’autres
Parfois trop beaux
Parfois malades ou estropiés
Elle dit : movir pour vomir
Mourir au monde.
Elle dit : mori, morituri.

La mort posée sur le ciel bleu
Cela ne semble pas réel
Il fait beau une dernière fois
Comment dans cette beauté 
Ce scandale ?

On guette en soi en l’autre
La peur de voir le signe
Le signe fatal d’une détresse
On guette la respiration
Manquante.

Le matin essoré de silence
Nous redresse comme couronnés
De sueur
Tout tourne les mondes
En attente de l’impossible
Sa propre absence irrésignée.

On fait des masques blancs
Posés sur le visage comme des pansements
Arrachés
Ils gardent l’empreinte de ce qui voulait vivre
Poursuivre en nous
Encore.

On ne sait plus quel jour quelle heure il est
Nuit, matin, aube à midi
Hiver ou déjà printemps
Bourgeon qui sort et vent glacé
Soleil presque bleu d’été
On se donne des repères des rituels
Puis, le temps s’unit avec le silence.

Nous avons vu les coquelicots
Et les plantes jaunes pousser dans la lumière
La mer vide
Un dauphin dans la mer.

Tant d’oiseaux et leurs chants
Et plus de silence aussi
Les plantes poussent vite
Pour regagner le temps.

L’homme doit-il arrêter de respirer
Pour que le ciel soit bleu
La mer plus claire
Et le temps rendu au temps ?

Monde cheval ailé
Planète soyeuse et crinière
Dans le vent.
Et puis monté, chevauché,
Ecrasé
Par le poids trop lourd
La bouche blessée.

Monde cheval soyeux
Cheval de bleu et de lumière
Devenu bête de somme
Puis mis à bas
Genoux dans la poussière
Genoux couronnés.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Victor Malzac, La javel

je n’aurais pas dû te cacher

non, que j’étais comme

comme un immense puits,

une très longue douche froide, qui

n’aura jamais guéri de ça,

pas un jour n’aura guéri de ça,

une douche pas chaude et qui ne guérit

rien, strictement rien, rien de ce jour, de quand,

quand j’ai déménagé

du corps, dans les cartons mon corps, le pull, dans le camion,

mon chien le chien d’amour, ma chienne mon unique

nervure, mon amie, mon poteau,

qui n’aura jamais non plus guéri de ça,

ce jour, ce changement, le linge de ma mère,

de mon père debout, gentil, vivant, gentil,

et ça, ce ça, cette tendresse pour les autres

et les garçons

I

la javel

mercredi

comme une immense douche

 

tu sens comme ça sent moi la javel une très longue douche

pas chaude et qui ne guérit rien.

 

mais j’ai lavé mes draps

pourtant. lavé mes draps pour

qu’on ne sente rien, pas mon odeur.

l’urine et les médicaments, moi j’ai

 

raccommodé des bouts de linge, ça sentait mauvais

ces gens.

 

II

quand je pense à ces gens la vase

monte

 

monte à contresens je me

je me souviens du pire tu as vu

tous les ans pour mon anniversaire personne

 

ça sèche oui voilà mais quand elle arrive la vase

en nombre, en boucle et trop vite aux narines

je peux te dire

 

c’est ça qui rend qui donne

à mes lessives ce parfum de rongeur

 

des piles de lessive tous les jours non

mais ma mère avait pour coutume de jeter le matelas.

cela ce n’est ce n’est pas tout à fait la vase mais les restes

sur les draps oui par exemple tout jeter tout vendre mais qui

qui peut qui oserait acheter ça non me sentir

 

III

et ces gens

tous ces gens dont je n’ai pas fait

le décompte ou le tri

 

hein

 

froids froids les jambes les pieds les genoux les avant-bras

l’atroce froid comme un très long dimanche sous la douche un jour

ma peau sent si mauvais l’odeur

l’odeur du linge un jour

sans force ou pain sans pain sans plaisir les mêmes

pas les mêmes les autres les gens tous la même nourriture le repas mauvais j’ai commandé

sans désir sans argent sans volonté sans rien ces bras

 

trop durs ces bras les bras des gens les gens violents

jamais vraiment gentils d’ailleurs cachés

voulant mes draps mais non pas toi ton poids.

 

les gens ces gens ont les bras pleins les bras remplis

d’hormones d’hommes de suçons peut-être moi pas moi tous ces coups ces corps

ces corps qui faisaient trop et déjà rien ces corps

à qui j’ai donné ma chemise

 

et mon pain mon tricot

 

et tout l’argent de mon salaire

 

et tout le contenu de ma valise

 

et pour qui j’ai fait la vaisselle

 

et dormi

 

et pour qui j’ai voulu dormir

 

sans politesse qui m’ont vu dormir

 

plus ou moins nue plus ou moins moi dormir

 

hein

 

ces gens qu’on raccompagne en voiture

à l’entrée de chez eux la nuit le soir la mort

l’orgasme nul la mort mourir d’ennui ces gens

qui ne veulent pas qu’on dorme là

qu’on dorme là

 

juste là non sinon dans l’hôtel à

à la porte là juste la porte d’à côté

ces gens qui veulent qu’on dorme dehors

ou dans un autre lit par terre loin

qu’on aille à mille kilomètres d’eux

 

IV

ces gens je les déteste oui ces gens

qui ne sont pas à la gare quand je rentre

quand je reviens ces gens que je dépose à la gare

 

au dépose-minute et forcément

oui qu’on serre fort très fort pourtant qu’on serre à contre-cœur

et dont on porte à bout de bras la valise

 

oui la grande valise de ces gens qu’on raccompagne

avant de retourner dans la vase lente et les mains vides

 

V

de quoi parler de quoi maintenant ah oui

ma mère ? son linge qui sentait mauvais. c’était

un drame un rejet salutaire mes liquides

gaspillés par terre ou dans un sac un sac à la poubelle jaune

ma mère disait souvent tu sais tu seras toujours seul elle

avait tort je n’étais même pas seul j’étais rien du tout.

pas seul je suis certaine oui qu’elle avait tort mais nous ne savions pas

ni coudre ni blesser personne pas mon père ou le voisin ou les hommes.

 

VI

mais elle avait mis sa mère dans un carton l’urne par terre

par terre devant la maison la cendre et moi deux euros tout.

 

tout même ma peluche d’enfant

                       laide,

et mon lit mon livre mes premiers draps de prince mon premier

premier amour c’était personne il avait trop mauvaise odeur.

 

cette personne, ma dinette,

ma dinette dure tout était mauvais dedans.

 

VII

et alors nous avions ce ballon cette chienne et ce jardin pour tout

 

tout mon plaisir était dedans ce carton de deux euros

dehors par terre la dinette mère le petit prince mon épée ma tunique mon petit jouet qui sourit
ma console

ma chienne en rongea les rebords elle mourut

MAMAN J’AI PRIS

D’ENORMES RISQUES

EN RECULANT. TU NE SAIS PAS

TU NE PEUX PAS SAVOIR

MAMAN.

MAMAN TU NE SAIS PAS

TOUT CE QUE J’AI COMPRIS

DE L’HOMME

OU DE MA CHIENNE

EN RECULANT.

DE L’HOMME ET DE LA FEMME

QUI SE FRACASSENT SE DISLOQUENT

ET CREVENT SEULS PAR TERRE

EN NOUS LAISSANT DE PAUVRES RUINES

QUAND ON RECULE A PEINE UN PEU.

Présentation de l’auteur




Une voix pour la liberté : Somaia Ramish

Somaia Samish est poète, écrivaine, journaliste et activiste féministe. Militante infatigable des droits des femmes, ancienne élue publique, diplomate citoyenne, et ancienne candidate au Parlement afghan, elle est la co-fondatrice et actuellement directrice d'une ONG dédiée aux questions des femmes. Elle milite depuis des année pour que les droits élémentaires des femmes soient respectés en Afghanistan, et dans certains pays où leurs conditions de vie sont déshumanisées. Née en 1986 à Herat, en Afghanistan, elle est aujourd'hui réfugiée aux Pays-Bas. Pendant la 1ère République islamique d’Afghanistan, sa famille s’est enfuie à Téhéran, en Iran. Après la première chute des talibans, elle est retournée en Afghanistan, et pendant 20 ans, a travaillé pour contribuer à bâtir une société démocratique et égalitaire. Comme tant d’autres Afghans elle a dû de nouveau demander l’asile en tant que réfugiée après que les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan en août 2021. Elle résiste, se bat, est l'auteure d'une anthologie où elle a recueilli des textes auprès de poètes internationaux, et fait entendre sa voix, qui devient celle de toutes les femmes afghanes. Elle a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. 

 

Entretien traduit par Cécile Oumhani

Somaia. Ramish, vous êtes une poète afghane, une journaliste et une militante. Où vivez-vous aujourd’hui ?
Après la chute de Kaboul et l’arrivée au pouvoir des Talibans, j’ai cherché refuge aux Pays-Bas. Une partie importante de la communauté intellectuelle d’Afghanistan – artistes, écrivains et penseurs – a été contrainte à l’exil. Je suis, moi aussi, parmi ces exilés, et je réside actuellement à Leiden, aux Pays-Bas.

 

Kabunath, poème de Somaia Ramish, dit par l'auteure. 

Vous luttez pour les droits des femmes en Afghanistan. Pouvez-vous nous parler de leurs conditions de vie dans ce pays ?
Parler du sort des femmes afghanes est un sujet chargé d’émotion pour moi. Il réveille un mélange de tristesse, de colère et de frustration, parce que la réalité est sombre. C’est la vie qu’on refuse aux femmes afghanes ; elles en sont réduites à exister plutôt qu’à vivre. Leur condition est celle d’un oiseau qu’on a enfermé dans une cage et qui attend sa mort inévitable. Vous imaginez-vous ce que sont l’angoisse et la douleur d’une femme qui se trouve dans une telle situation ? Une vie où vous ne pouvez plus sortir seule de chez vous, porter les vêtements que vous aimez, faire des études, vous promener tranquillement au parc, écoutez votre musique préférée, aller dans un salon de beauté, faire du sport, vous divertir, travailler en dehors de chez vous…  C’est la cruelle réalité des femmes afghanes.
Je voudrais insister sur l’apartheid de genre qui prévaut en Afghanistan. Du simple fait qu’elles sont femmes, elles sont privées de leurs droits humains fondamentaux. Les Talibans considèrent les femmes comme des objets, dont la fonction est la reproduction et la servitude sexuelle. Ils attendent des femmes qu’elles portent des enfants et les utilisent comme les outils de leur propre propagation. Telle est l’existence atroce des Afghanes – avec la tyrannie, la cruauté, la violence, la terreur et la privation totale des droits humains, tout cela pendant que la communauté internationale ferme les yeux.
Malgré deux ans d’une discrimination de genre flagrante, d’apartheid de sexe, et l’exclusion systématique des femmes, dans les sphères sociales, politiques et culturelles, la communauté internationale semble engager le dialogue avec les Talibans, se leurrant sur les possibilités de la diplomatie. Nous observons ces réunions stériles et ces annonces creuses avec frustration.

A propos de la fermeture des écoles pour filles, message de Samieh Ramesh, écrivaine et militante des droits des femmes, le 15 avril 2022.

Quelles sont vos actions, en Afghanistan et ailleurs ? À quelles associations appartenez-vous ? Comment relayent-elles votre message et comment soutiennent-elles vous actions ?
« Baamdaad – la Maison de la poésie en exil » est une institution indépendante, sans aucune affiliation à une organisation nationale ou internationale. Nous n’avons reçu aucun financement ni soutenu de projets venus d’un groupe ou d’une autorité particulière. C’est un mouvement de protestation artistique, en réaction à la situation terrible en Afghanistan, plus particulièrement la censure et l’interdiction de la poésie et des arts.
Notre mouvement a commencé avec un appel. J’ai invité des poètes du monde entier à écrire et à m’envoyer des poèmes de protestation pour soutenir les poètes et les artistes afghans. Avec l’aide de mes amis et des réseaux sociaux, l’appel a pris de l’ampleur, impliquant plus d’une centaine de poètes à travers la planète. De plus, des organisations comme le PEN Club français, le PEN argentin, le Festival international de poésie de Rotterdam, le Studio de Bakkerjee, la Belvédère House, l’Association des écrivains japonais contemporains, ainsi que le PEN Club japonais ont apporté leur soutien moral et partagé notre appel avec leurs poètes membres.
Mon souhait est que ce mouvement devienne un phénomène global. Je veux que les poètes utilisent le pouvoir de la poésie et des mots pour combattre les ténèbres, l’ignorance et la tyrannie. Les arts doivent être un moyen de s’engager, et ils doivent être toujours associés à la liberté.  À travers l’histoire, la poésie a porté le combat contre l’injustice. La poésie a un pouvoir immense et la voix des poètes est comme celle des prophètes ; leurs mots ont de l’influence. Avec la poésie, on peut attirer l’attention du monde sur le sort des femmes et rallier des soutiens pour le peuple d’Afghanistan.
Avant ce mouvement, peu de poètes dans le monde connaissaient vraiment la situation en Afghanistan ou alors ils en avaient conscience, mais restaient silencieux. Maintenant, dans des pays aussi éloignés que le Japon, des articles et des conférences sont dédiés à notre cause. Une station de radio en Argentine diffuse des émissions sur l’interdiction des arts en Afghanistan et un poète italien a exprimé sa solidarité. Ils écrivent de la poésie, expriment leur émotion et montrent ainsi le rôle de la poésie dans la prise de conscience.
Pensez-vous que la poésie peut aider à la prise de conscience sur les conditions de vie des femmes en Afghanistan ? Vous avez publié plusieurs recueils de poèmes. Pourquoi la poésie ? Convient-elle mieux pour porter un message de libération ou d’engagement ? 
Dans un monde où l’information est souvent manipulée, la poésie peut briser les barrières de la politique pour atteindre les cœurs. La poésie inspire et elle a toujours été un moyen pour exprimer la protestation. Des poètes comme Hafez, Saadi, Maulana, Bertolt Brecht, Pouchkine et Lorca sont les voix de l’humanité, de la liberté. Je crois profondément que la poésie a la responsabilité de défendre la vérité, de porter les idéaux d’humanisme, de justice et de résistance à l’oppression et à la violence.
Vous avez publié une anthologie. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
« Nulle prison n’enfermera ton poème » est un recueil de poèmes de protestation venus du monde entier. Une édition japonaise a été publiée le 15 août au Japon. À la suite de l’interdiction de la poésie décrétée par les Talibans le 15 janvier, j’ai lancé un appel, implorant les poètes à travers le monde de ne pas rester silencieux face à la censure et à la répression et je les ai invités à protester contre ces injustices.  À ce jour, plus d’une centaine de poètes ont répondu à l’appel, écrit des poèmes et les ont envoyé à Baamdaad – la Maison de la poésie en exil. C’est ainsi qu’été publié « Nulle prison n’enfermera ton poème », a été publié. Une édition française doit paraître en France en novembre, chez Oxybia.

Pendant le festival Poetry International de Rotterdam en juin 2023, interview de la poétesse et écrivaine afghane Somaia Ramish à propos de sa vie et de son travail.

Quels sont vos projets autour de cette publication et de votre travail dans son ensemble ?
Nous sommes un mouvement de protestation, nous luttons contre la censure, l’oppression et l’injustice. Nous croyons profondément que la liberté est le droit humain le plus indivisible et le plus universel. En tant que poète, j’invite les poètes du monde entier à nous rejoindre. Ne restez pas silencieux face à l’injustice, l’inégalité et la violence. Avec nos mots, nous continuerons le combat contre les ténèbres.

Présentation de l’auteur