Claude Ber : Célébration de l’espèce — l’insoumission irréductible du poème

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de présenter Claude Ber, mais s'il fallait un endroit où s'exprime toute la puissance de son écriture, ce serait dans ce texte, La Célébration de l'espèce, paru dans Il y a des choses que non, chez Bruno Doucey.

Résister, la poète nous confie ce que cela évoque, dans et à travers l'écriture, avant de nous laisser entrer dans cet ouragan qu'est ce texte, une Célébration de la littérature, dans ce qu'elle a de plus puissant. 

Claude Ber
L'insoumission du poème

« Dès qu’on crée, on résiste. L’art c’est ce qui libère la vie que l’homme a emprisonnée », cette phrase de Deleuze, dans son Abécédaire, résume ce que j’entends par « résistance ».

Sans doute ce mot de « résistance » fait-il écho, dans mon histoire, à la « Résistance » dans laquelle ma famille fut engagée et que rappellent certains textes de Il y a des choses que non, mais la résistance du poème va au-delà de cette référence historique tout en incluant ce qu’elle implique d’insoumission au pire de nous-mêmes, de refus de l’inhumanité de notre humanité. Elle désigne aussi ce qui, dans le poème, semble résister à une première lecture, autant d’ailleurs par ses noyaux d’apparente obscurité que par ses éclats d’évidence lumineuse, et travaille notre intériorité, diffusant lentement sa signifiance.

Le poème est, dans tous les sens, langue résistante 

langue consistante
langue nourrissante
substantifique langue de la moelle des mots et des morts
où résiste la langue au mirador
où résiste la langue à l’obscénité de transparence
où résiste la langue à l’asservissement
où résiste la langue à l’avilissement
où résiste la langue sous la dent 

 Claude Ber

 

La Célébration de l'espèce

Texte de Claude Ber dit par Frédérique Wolf-Michaux - Musique inédite d'Alain Bancquart 

La célébration de l'espèce, texte de Claude Ber, extrait du recueil Il y a des choses que non paru aux éditions Bruno Doucey,
dit par la comédienne Frédérique Wolf-Michaux, sur une musique inédite d'Alain Bancquart.

Présentation de l’auteur




Rencontre avec Fawzia Zouari : Écrire par dessus les frontières

Ecrivains et journaliste Franco-tunisienne, Fawzia Zouari est l'auteure de nombreux romans et récits dont Le Corps de ma mère (Joëlle Losfeld, 2016), Gallimard, Folio, 2018, qui a obtenu le prix de la Francophonie. Elle a obtenu également le grand prix tunisien de la littérature, le Comar d'or pour son roman La Deuxième épouse en 2007. Elle interroge le rapport à la tradition et le statut des femmes dans les pays du Maghreb, condition féminine qu'elle soutient et promeut en fondant le Parlement des écrivaines francophones, dont le première réunion s'est déroulée à Orléans, les 26, 27 et 28 septembre 2018, en présence de plus de 70 écrivaines venues des cinq continents venues pour débattre sur la condition des femmes dans le monde, et leur place sur la scène publique, politique. 

Faouzia Zouari, vous êtes romancière et journaliste. Vous avez publié de nombreux romans, certains distingués par la critique et des prix prestigieux. Tous ont pour socle la condition des femmes dans le monde musulman. En quoi et comment la littérature vous a-t-elle permis de dénoncer leur place dans une société patriarcale ?
Je ne me souviens pas, ni ne crois avoir demandé expressément à la littérature de « dénoncer » ou de revendiquer. Cela s’est passé tout seul. De part mes origines, mon itinéraire, ma condition de femme du Sud, les mots disaient spontanément mon être au monde, mes peurs ancestrales, mes craintes et mes espoirs. La fiction se faisait d’office l’écho de la réalité. En cela, elle dénonce toute seule, entre les lignes, en dehors de tout engagement conscient.
C’est cela-même sa magie. Et c’est de la sorte que le roman des femmes insère automatiquement et naturellement le combat des femmes.
Pour le reste, et alors que je n’osais même pas me dire « féministe » au siècle dernier, l’actualité, le retour du bâton, l’islamisme et, plus particulièrement, le recul des droits des femmes dans beaucoup de pays m’ont poussée sur le « ring » si je puis dire.  Via le journalisme et les essais, cette fois. J’y ai pris part aux débats, aux manifestations, au militantisme actif. Romancière et essayiste, ce sont là deux casquettes pour une même tête.
Écrire est-ce résister ? Est-ce tenter de changer le monde ?

Rencontre avec Fawzia Zouari au Parlement des écrivaines francophones.https://www.parlement-ecrivaines-francophones.org/

L’été dernier, je marchais tous les jours avec un ami le long de la plage en bavardant. On a appelé ça « Les entretiens de la mer ». Et l’ami en question me disait, chaque fois que je développais une théorie ou avançais une réponse aux problématiques et aux crises actuelles : « Tu es sur les chemins de l’impossible ». Et l’impossible pour lui, c’est affirmer qu’on peut résister à la déferlante du religieux, c’est croire que la paix s’imposera, c’est avoir foi en l’universalisme, en l’altérité, en une révolution laïque dans le monde musulman.  Ecrire c’est probablement mener cette bataille de l’impossible et cette utopie de changer les choses un jour...
Est-ce que l’écriture romanesque diffère de l’écriture poétique ?
J’ai toujours aimé la poésie que je trouve supérieure à la fiction. Voilà un genre qui dit tant en si peu de mots, qui résume l’essentiel en une strophe, qui pêche le sens en un seul bond dans les profondeurs. C’est la musique de fond du monde sans laquelle nous mourrons de désharmonie.

Fawzia Zouari, Rencontre lors du festival Littératures Itinérantes au Maroc, à Fès. en octobre 2022.

En 2018 vous créez le Parlement des Écrivaines Francophones à Orléans, une plateforme qui a pour objectif de « faire grandir et de promouvoir la cause et la voix des femmes ». Pourquoi cette initiative ?
Il s’agit avant tout d’une aventure intellectuelle regroupant des auteures qui ont en commun le fait d’être femmes et d’écrire française. Son but est de mettre en exergue la littérature féminine, créer une solidarité entre les auteures, affirmer qu’il existe un écrire- ensemble au féminin et une voix commune habilitée à défendre la cause des femmes mais aussi à s’exprimer sur les affaires du monde. C’est en cela que nous publions régulièrement dans la presse des tribunes pour soutenir des écrivaines ou des journalistes emprisonnées ou en danger, ou pour dénoncer le sort fait aux femmes dans des pays comme l’Iran ou l’Afghanistan. Mais nos combats se situent aussi sur d’autres terrains : nous dénonçons les guerres, les intégrismes, le racisme, les saccages de la nature, par exemple. Nous avons également à notre actif plusieurs publications dont trois volumes d’anthologies listant les écrivaines et un ouvrage collectif, Corps de filles, corps de femmes, publié aux éditions des Femmes. Sans compter certaines « prestations » comme le « cabaret des écrivaines » ou le « Procès » qui met en scène une quinzaine de parlementaires autour du thème : « Les écrivaines sont-elles des femmes dangereuses ». 

Clôture des Voix d'Orléans, le 11 octobre 2021. 

Et demain, quels sont vos projets, personnels, mais aussi ceux du PEF ?
Pour le moment, nous sommes sur deux grands projets : le premier est un ouvrage sur l’histoire féminine des migrations, l’autre une rencontre en Martinique autour de l’œuvre d’Aimé Césaire. L’un et l’autre projet s’inscrivent dans la volonté du PEF de parer à l’inégalité mémorielle qui a fait en sorte que l’Histoire (y compris celles des migrations) a été jusque-là écrite et racontée par les hommes, et de revisiter la pensée de certains grands intellectuels d’un point de vue féminin.
Quant à mes projets personnels, je termine un livre qui s’intitule Rebelles d’Islam et commence un Dictionnaire amoureux de la Tunisie.  En attendant le retour au roman, ce territoire de liberté et de rêve total portant en lui ce beau paradoxe : il repose de tout, et engage à tout, laisse les mots penser à la place des idées (sic).

Présentation de l’auteur




Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant

La première fois que j’ai vu et entendu Claude Favre dire sa poésie, c’était pendant le festival des Voix Vives à Lodève, dans les locaux de l’association 22 montée des poètes, là où se déroulait ce qui faisait figure de festival off, et ce, plusieurs années de suite. À chaque fois j’avais l’impression d’un tremblement de terre sous mes pieds, d’un uppercut dans la poitrine. Quelque chose dans la marge du paysage poétique institutionnel débordait, et réclamait une juste place.

Rappelons quelques titres de la bibliographie de Claude Favre, titres frappants qui disent bien l’endroit d’où elle parle, qui expriment la force et la fragilité (regardées comme dérisoires sans doute par certain-e-s) de l’entreprise commencée par Claude Favre il y a déjà des années :

  • Nos langues pour des prunes, Éditions 22 (montée) des poètes, 2006
  • L'Atelier du pneu, éditions 22 (montée des poètes), 2007
  • Métiers de bouche, ijkl, Ink, 2013
  • Vrac conversationsÉditions de l'Attente, 2013
  • R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014
  • Crever les toits, etc. – suivi de Déplacements, septembre 2016,Les Presses du réel, Al Dante, collection Pli, 2018
  • Sur l'échelle danser, Série discrète, 2021

Considérée comme la Janis Joplin de la poésie francophone (Sabine Huynh, diacritik), Claude Favre s’ouvre un chemin de poésie radical, sans compromis. La ponctuation est le plus souvent rare, l’écriture essayant de suivre le rythme, parfois endiablé, de l’indignation, d’où la disparition de certains éléments de la phrase. D’où la répétition de mots sur lesquels sa pensée bute pour les pulvériser, sur lesquels notre imagination se déchire. Une langue qui reflète les violences commises par les humains et qu’endure l’ensemble du vivant sur notre planète.

Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terres - les étranges aventures quérant</em>, éditions Lanskine 2022, 86 pages, 14 euros.

Le livre s’ouvre sur quelques précisions concernant ce que Chrétien de Troyes nomment ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant. Il s’agira donc d’une quête du graal, avec des chevaliers aux nobles principes. Puis vient une citation de Malcom Lowry tiré de Au-dessous du volcan : « Je n’ai pas de maison, seulement de l’ombre ». La quête se fera donc dans une certaine obscurité, ou bien invisibilité, souterraine, dans les marges, quête voulue, cherchée ou imposée, et nous découvrirons au cours de la lecture quelles en sont les modalités : colonialisme, impérialisme, politiques libérales capitalistes (considérant les pauvres comme défaillants, non méritants), ou encore dictatures, charia islamique et conflits religieux,  ….

Grosso modo, « l’histoire » se résume à ceci, exprimé page 57 : « Il y aurait eu une guerre. Et nous perdions des morts ». La guerre, on la sait économique, géopolitique, larvée, armée, nucléaire, chirurgicale etc. …À force de violence, de racisme, de sexisme, de génocides, de déportations, de cruauté, de cynisme, d’égoïsme, on reste sidéré, on reste coi, muet, démuni, ne sachant plus comment raconter, témoigner, dire ce qui dépasse l’entendement. L’« histoire » s’emballe, les sociétés humaines régies par, basées sur le principe du profit, s’emballent. Cet emballement broie (vies gachées, volées, foutues), écrase sur son passage : « sous le galop d’un cheval siècle devenu fou, fou.»

« N’imagine » nous indique Claude Favre. En effet pour conserver un peu de paix intérieure, ou pour se garder une « bonne conscience », mieux vaut se faire aveugle, sourd et muet, mieux vaut ignorer ce qui se passe dans le monde et se couler dans l’opinion mainstream. Mais en suggérant de ne pas imaginer tout en inventoriant les misères endurées par les plus faibles, les plus pauvres, les plus démunis partis en quête de liberté, elle nous force justement à imaginer ! Et une fois faites les élucubrations, notre mission serait de dire, parler, dénoncer le sort réservé aux migrants, aux réfugiés (dont les noms ressemblent à « Loin de c’est loin »), aux différents, aux nés sous X, aux esclaves, aux oubliés, aux laisser pour compte de la société, des nations, de l’humanité à peine digne de ce qualificatif qui sous-tend des qualités de bonté, d’empathie, de compréhension.

« Te souviens-tu » continue Claude Favre, qui utilise tour à tour une langue savante et populaire. Une langue dont on trace l’origine, une langue imprégnée des siècles passés quand Marot ou Rabelais usaient du mot silence au féminin, ainsi qu’elle le reprend, comme un refrain : « en grande silence », (et dans son silence féminisé on entend la dignité, on voit la tête haute). Une langue qui fait la place à d’autres langues : syriaque, arménien, berbère, égyptien, géorgien, et toutes apportent leur beauté, leur richesse car véhiculant une autre compréhension du monde.

Dans ce recueil Claude Favre se montre parfois aphoristique, elle édicte des théorèmes, rédige des maximes :

« Donner un nom calme les craintes. »

« Qui possède une langue ne se perd pas. »

« Qui possède une langue n’a pas besoin de frontières. »

« Les histoires vraies sont les scories des mythes. »

« À l’envers, signifie aussi à l’égard de. »

« Javert, né au fond d’une prison haïssait la bohême. »

« Donner un nom est un champ de fouille. »

Parfois elle donne des définitions : 

  • Frontières : «  ça dans l’œil qui oscille, dans le nerf de la langue aussi. »
  • Héros : « l’homme qui donne la mort.»
  • Le chagrin à 15 ans : « un litre de mauvais whisky »

Au détour des errances on rencontre Ossip et Nadejda Mandelstam dans les plaines de Voronèj, mais aussi les silhouettes de François Villon, de Charlie Parker, de Chaplin, de Chris Marker, de Rithy Panh. Et par l’emploi du verbe danser, du mot danse, nous comprenons que Claude Favre y entend la vie, son élan, son énergie, la spontanéité heureuse de qui aime vivre, désinhibé, libre. 

Bien souvent les chapitres commencent par un impératif, ou bien par un verbe à l’infinitif ayant valeur d’impératif. La succession de ces verbes donne une suite d’injonctions incohérentes, contradictoires, et cela rend bien l’état d’insecte désorienté dans lequel les humains sont aujourd’hui, avec la sensation d’être enfermés derrière une vitre, cherchant à s’échapper. Page 24, Claude Favre rassemble ces verbes, puis tire comme une première conclusion : 

Imagine. Souviens-toi. Oublie. Souviens-toi. Parle. Tais-toi. N’y comprends plus rien. Mais imagine.
Certaines nuits du souvenir, les mots ont le sommeil léger. 

ET : « Que deviennent les mots jamais pensés. Jamais entendus » Dans ces deux interrogations résident les questions essentielles. Celles qui peuvent mener à l’utopie, à l’espoir, celles qui sans idéologie s’adressent tout simplement à l’intelligence du cœur. Celles qui mènent à comprendre que sur cette planète terre, tout le vivant est interdépendant et que le mal qui arrive à l’un entraîne un mal pour l’autre, à plus ou moins brève échéance. Nous savons aujourd’hui tous et toutes que désormais il est urgent de repenser les modes de vie, les modes de penser, les façons d’être ensemble.  Que cette réinvention risque bien d’être notre quête du graal en ce 21ème siècle, et qui sait au cours des suivants : « On raconte qu’il existerait un peuple qui réinventa la géographie, par d’étranges rêves de traversées [..] Un peuple sans nom. D’étrange patience, ardente et sans traces. »

Comme Claude Favre, au bout de cette lecture vous conviendrez que : « Les questions glissent des cadavres ». Et c’est la raison pour laquelle il faut continuer d’en poser, pour ne pas oublier, pour rendre hommage aux morts. Pour rendre leur humanité aux errants, aux dépossédés, car nous dit Claude Favre, et c’est sa dernière phrase : « Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux. » … Alors ne nous reste plus qu’à prendre notre courage à deux mains, à prendre notre langue, à écrire, et fuyons, toutes et tous, fuyons la logique de ce monde fou, fou.

Présentation de l’auteur




Questions à Claude Ber

Claude Ber ne cesse d’explorer les possibles d’une poésie qui cherche aujourd’hui un renouvellement tant formel que sémantique. Elle explore les potentialités du langage et de ses mises en œuvre, entre vers et prose. Elle propose une écriture qui dépasse les frontières génériques. Ses recueils, construits comme un tout signifiant, ne laissent passer que la lumière qui transparaît d’une lecture herméneutique du réel, dont elle absorbe les contours, et qu’elle restitue en en dévoilant toutes les dimensions. Une œuvre unique en devenir, où la globalité ne peut se passer du fragment, et où le fragment révèle la globalité du monde.

-Vous écrivez autant en prose qu’en vers, et vous jouez avec l’espace scriptural pour créer du sens. Ce dispositif associé à un langage courant vous permet de créer des images absolument époustouflantes, avec un emploi de la langue majoritairement usuel. Votre poésie est protéiforme. Est-ce que ça répond à une démarche particulière ?

-Je retiens volontiers ce terme de protéiforme, qui correspond à ma tentative de travailler les multiples possibles de la forme du poème. Le poème a trop souvent et à tort  été défini par la seule rime alors que ce qui définit le vers c’est le rythme, l’aller à la ligne, la tension entre syntaxe et rythmique ; la répétition sonore importe, mais existe sous d’autres formes que la rime, dans l’assonance, l’allitération... Ce qui m’intéresse, c’est l’utilisation de la totalité de l’empan de ce qu’on appelle le poétique depuis le vers y compris rimé, même si je ne l’emploie qu’exceptionnellement, jusqu’à la prose poétique. Dans mon écriture coexistent des poèmes verticaux en vers dit libres, mais travaillés dans la tension entre rythmique et syntaxe, et des fragments en prose comme coexistent des poèmes courts et des formes longues. Dans La mort n’est jamais comme, par exemple, alternent longs poèmes verticaux, les « colonnes », et les « découpes », petits pavés en prose dense.  Dans Il y a des choses que non, le poème long domine, passant en continu avec des variations du vers à la prose y compris narrative. L’amplitude comme la narrativité se sont imposées dans ce texte qui s’enracine dans l’histoire personnelle pour rejoindre l’histoire collective dans sa dimension épique ; même si ce terme prend un sens différent de son sens traditionnel, il en demeure le souffle, le mouvement collectif. Dans mon dernier livre, à paraître en janvier, Mues, j’explore encore une autre manière de jouer des multiples possibles du poème. Cette fois le poème est pris dans une méditation-narration en prose, qu’il accompagne,  ponctue ou fracture. Les frontières sont poreuses et la distinction entre  poésie et prose est à la fois évidente dans sa perception immédiate et difficile à définir sans tomber dans des catégorisations qui valent davantage d’un point de vue critique que du point de vue de l’acte de l’écrire. D’expérience, je dirais que les temporalités diffèrent, que le poème, qu’il use de l’aller à la ligne ou non, plie et que la prose déplie, que l’un revient sur lui-même et sur le langage dans le souvenir du latin « versus », le vers, ce sillon de la charrue qui revient en bout de champ, tandis que le prose va de l’avant comme Prosa la déesse latine dont elle tient son nom et qui préside aux accouchements. Cela n’ôte pas plus allant au poème que la capacité de la prose à se penser, mais, il me semble que le poème est davantage du côté du retournement de la langue sur elle-même, la prose du côté d’un déroulement temporel. Lorsque j’enseignais, il m’arrivait de comparer le poème à un millefeuille, désignant ainsi son couche sur couche où tout fait sens séparément et ensemble (sons, disposition, images, rythmes…). C’est ce que l’université nomme un texte pluristratifié et polysémique ! Le millefeuille faisait image immédiate pour les étudiants ou bien la « feuillature ». Dans tous les cas c’est ce travail dans l’attention à toutes les dimensions du langage qui me paraît caractéristique du poème, non que la prose ne les travaille pas, mais en quelque sorte plus dans le déroulé, l’étalement que l’étagement. Ce sont des images un peu simples, qui valent pour leur immédiateté et que je n’érigerais certes pas en définition. Toute définition du poème est d’ailleurs vouée à l’échec car la poésie ne cesse de se redéfinir. Elle est dans l’histoire et a une histoire. Il n’y pas en soi la poésie hors d’une histoire de la poésie et de ses formes. Les termes de feuillature ou de sempling me parlent et disent quelque chose de mon écriture, mais se gardent de prétendre à une définition de « la » poésie.  Elles traduisent aussi ma propre manière d’être au monde et la façon, dont le poème m’a permis de l’apprivoiser avec le sentiment de pouvoir échapper à la successivité du langage. À cette interminable lenteur du langage par rapport à la vitesse intérieure et à la richesse de ce que nous ressentons à chaque instant. Le poème m’a semblé permettre d’approcher cette vitesse et cette densité intérieures où s’imbriquent simultanément pensées, perceptions, sensations, émotions multiples.

-Est ce que la fiction ne fait pas appel aussi à un imaginaire poétique ?

 N’est-ce pas également une manière d’interroger le réel ?

-Poème comme narration font appel à l’imaginaire et tous deux interrogent le réel. Imaginaire poétique ? Tout dépend comment on entend le terme. S’il renvoie au poïen grec, il est à l’œuvre dans toute démarche artistique. Et le terme de poétique peut prendre une telle extension qu’il ne désigne plus grand chose. Les distinctions me semblent nécessaires dès que l’on entre dans un processus d’écriture et de réflexion un peu exigeant - tout n’est pas dans tout et réciproquement !-, mais, en même temps, gardons à l’esprit que les catégories, les distinctions de genres, de tonalités, de registres, ne sont pas étanches. Il y a contact et interpénétration entre les catégories comme il y en a entre prose et poésie. L’intérêt de ces distinctions, c’est de créer des tensions, du questionnement, des transgressions et par là même de générer des controverses, d’ouvrir des possibles à explorer. Une récit, une prose peuvent être qualifiés de poétiques et un poème peut être narratif – toute l’épopée depuis Homère est narrative- et un même imaginaire est à l’œuvre dans nos créations. Ecrire interroge et déplace ces frontières variables selon les époques et les cultures, les remet en chantier. Une écriture ne nait pas ex nihilo, elle naît dans le contexte d’une culture, s’élabore en écho et écart de formes existantes et au carrefour de ces données culturelles, de la singularité de qui écrit et de ce commun à l’espèce humaine, qui rend nos oeuvres à la fois singulières et partageables, historiques, plongées dans une époque et pouvant l’outrepasser. Ce terme de protéiforme me convient d’autant plus que pour moi, l’écriture à la fois fait et provoque mouvement, entraîne ou tente d’entrainer mues et métamorphoses, mais il ne signifie pas pour autant hétéroclite. La liberté à l’œuvre dans l’acte d’écrire n’est évidemment pas le n’importe quoi; une nécessité interne motive l’émergence d’une forme, forme qui fait sens quand le sens ne peut émerger que par et dans une forme. Ce n’est donc pas indifféremment que les formes du poème vont varier. L’écriture d’un livre de poésie – et je dis plutôt livre que recueil car je ne recueille pas des poèmes séparés, mais construis un ensemble - implique à la fois une cohérence du tout, une construction globale fondée qui implique reprises et échos et un jeu de variations et d’écarts dans les formes et les tonalités qui la composent. C’est cette intrication de l’unité et de la diversité que j’entends dans le terme de protéiforme, qui correspond bien alors à mon travail comme à la manière dont je ressens le monde. Multiple, mouvant et protéiforme. Pour dire un mot de la fiction, il faudrait, là encore, définir le terme. Le poème n’est pas moins fiction que ce que nous appelons communément fiction. Dès qu’il y a mise en mot, il y a élaboration d’une fiction. Le « je » de l’écriture est une fiction. Nos identités sont fictionnelles. La question ne se pose pas dans le seul rapport au réel, mais au vrai qui est aussi la question du poème. 

-C’est une posture spirituelle ?



-Pas nécessairement. Je pense simplement cette relation au vrai indissociable du poème, qui est façon d’expérimenter et de penser le monde,  incluant cette question du vrai. Le poème, l’art, est, comme le soulignait Deleuze, un mode de pensée, une pensée sensible. Des trois modes de pensée, art, science et philosophie aucun n’est supérieur ni inférieur à l’autre, ils diffèrent, mais sont tous trois des manières de penser le monde et nous-mêmes. Et participent de cette pensée aussi bien l’esprit que le corps et les sens.

Claude BER, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, Paris, 2017, 112 pages, 14,50 €.

Claude Ber, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, collection soleil noir, Paris, 2017, 112 pages, 14, 50 €.

-Mais notre pensée fait appel à une subjectivité. Pensez vous que vous pouvez transmettre cette part de subjectivité à un lecteur. Est ce que l’on peut pré-établir la réception d’un texte ?

-Qu’entend-on par subjectivité? Si la subjectivité est la présence du sujet, le poème est parcours du moi au sujet quand le « je » n’est pas le moi ni l’égo le sujet, c’est une pratique d’émergence du sujet. Et le sujet est autre chose que la subjectivité psychologique. Ecrire c’est à la fois aller au plus singulier, au plus propre à soi et dans ce mouvement même s’anonymer. C’est la paradoxe de l’écriture que de ne parvenir à toucher l’autre qu’en allant au plus près de soi. Car il ne s’agit pas de s’exprimer dans le poème, mais de travailler ce matériau qu’est nous-mêmes, notre vie, notre expérience, notre vision du monde, nos sensations, nos émotions pour les rendre partageables. La réception échappe bien évidemment, mais le travail du poème est de provoquer un mouvement, d’éveiller, de réveiller, de dérouter, de conduire ailleurs non de délivrer un message univoque, dont le poète serait le détenteur et le diffuseur. Le poème existe dans l’aller retour entre qui l’écrit et qui le lit. Sans lecteur il n’existe pas.  Un poème, comme tout livre, est une liberté et il n’est pas question de préétablir la réception, mais de travailler la langue de telle sorte que quelque chose advienne… On le tente toujours, mais seule la lecture de l’autre donne réalité à ce « potentiel » poétique que le poète a travaillé dans par et avec le poème.


-Est-ce que votre poésie propose une synthèse entre une mimésis, c’est à dire un rapport objectif au réel, et l’expression d’une subjectivité ?

-Je ne le dirais peut-être pas exactement ainsi car je ne pense pas qu’il y ait de rapport « objectif » au réel. Il est toujours vu, saisi d’un point de vue d’un sujet. Par ailleurs le terme de subjectif renvoie à la fois à la place du sujet, dont j’ai parlé, comme à un ressenti personnel, à notre histoire, nos émotions. Et il y a place pour les deux dans le poème, place pour une interrogation du monde comme pour une interrogation de soi et plus largement de notre condition et de notre être. Dans son histoire et ses variations, le poème penche tantôt davantage vers le réel – l’objet par exemple- tantôt davantage vers l’exploration de l’intériorité, je ne prive d’aucun des deux possibles et, en ce sens, on peut dire que je les joins. Mais je parlerais plutôt en terme de « tensions » qui traversent le poème. Tension entre extériorité et intériorité comme il y avait tension entre prose et vers comme il y a tension entre poésie «savante » et poésie qu’on pourrait dire plus « populaire », plus immédiate. Comme il y a tension dans la relation du poème avec d’autres arts, avec la peinture ou la musique, lorsque le poème se fait visuel ou sonore. Là, par exemple, j’ai, pour ma part, besoin de maintenir une ligne de crête où les arts se touchent et s’enrichissent, mais sans s’aventurer complètement en territoire de l’autre. Et il faudrait encore souligner, importante en ce qui me concerne, la tension entre la voix et la vue, entre le souffle de l’oralité et la distance de l’écrit, l’élan du poème et la distance critique. Bref, le poème, pour moi, s’écrit dans et avec ces tensions multiples, que je ne vise pas à réduire ni à synthétiser – ou alors le poème effectue quelque synthèse disjonctive !-, mais dont, à l’inverse, je tiens à garder la force dynamique.  Il en est de même dans le rapport au réel, qui n’est pas une donnée, mais un mouvement, une relation. Si je liais précédemment la question du poème à la question du vrai c’est parce que je ne conçois et ne vis pas le poème hors d’une relation au sens, hors d’une signifiance. Cette signifiance s’expérimente. Elle est le lieu d’une expérience des sens et du sens. Le poème touche dans tous les sens du terme. Il touche au monde, touchant, effleurant recueillant quelque chose du monde, le redonnant à sentir, à entendre, à goûter, il touche à nos représentations, à l’arrangement de notre vision, la déplace, la renouvelle et il touche, enfin, ceux qui le lise, provoquant mouvement en eux. Un poème qui ne toucherait rien, à rien ni personne serait-il encore poème ? Lorsque l’on a affaire à l’art, on a affaire au sensible, c’est pourquoi je parlais de pensée sensible, qui passe par les sens, travaille par et avec les sens quand les sens font sens. C’est là que se situe l’expérience du poème et sa relation à du vrai qui est autre chose que l’objectivité ou la subjectivité. Il n’est pas question de délivrer une quelconque vérité, mais de toucher ces bribes de vrai que délivre une expérience de l’être au monde, dont le poème rend compte. Expérience de l’attention déjà et avant tout. De l’attention au dehors comme au dedans, à soi comme à l’autre, au minime comme au vaste, grillons et galaxies, à la menue monnaie précieuse de chaque instant de nos vies comme au destin collectif. Attention à la langue toujours. C’est un terme clef qui rejoint celui d’éveil, qu’on peut rapprocher d’une posture spirituelle comme le tchan, mais qui n’est liée à aucune croyance. Le défi du poème est d’éveiller, de réveiller. Renoir parlait avec humour de se rincer l’œil pour regarder un tableau. C’est tous les sens que le poème vise à rincer dans un renouvellement de l’expérience commune… Toute question conduit à théoriser et l’acte d’écrire est indissociable de la réflexion sur lui-même, mais, d’un autre côté, je garde quelque distance avec l’excès de théorisation et les débats d’école lorsqu’ils prennent le pas sur l’expérience du poème. Une écriture n’est jamais l’illustration d’une théorie. La théorie vient avec et après l’écriture. En outre les termes des débats sont souvent piégés. Par exemple celui du lyrisme confondu à tort avec une poésie sentimentale ou avec la seule expression du moi. Il est certes allé en ce sens, mais originellement  lyrique signifie « accompagné de la lyre ». C’est la dimension sonore et rythmique du poème qui est en jeu. La voix, la respiration, le souffle. La figure académique de l’inspiration ne désigne initialement pas autre chose que la respiration. Un poème inspiré est un poème qui respire, un poème porté par la voix, le souffle,  quand ce terme se confond, en grec avec celui d’esprit « πνεύμα ». Comme en hébreux d’ailleurs, où le ruah désigne le vent, le souffle et l’esprit. Quelque chose noue là le corps et l’esprit, le plus immédiat de la vie – la respiration – et la crête la plus abstraite du langage. Pour moi, le poème s’enracine dans ce lieu là. Dans le corps, dans la respiration, la voix en même temps que dans la question de l’être… De là l’importance de la voix et des voix dans mes textes. En elles se joignent respiration et nomination. Et le poème ne cesse de con-voquer, é-voquer, in-voquer dans une « vocation » qui interroge notre relation au langage et à travers elle notre énigme… Si on entend donc par lyrisme dimension de la voix et du souffle, point nodal du corps et de la langue, je pourrais me dire lyrique sans hésiter, si le terme se confond avec sentimentalisme ou épanchement du moi, il est étranger à mon écriture car le je du poème, je le redis, n’est pas plus le moi que le sujet l’égo. La poésie est émergence d’un sujet qui appelle le sujet en l’autre. En ce sens, oui,  elle est subjective, et parce que subjective dans ce sens là, partageable...

-Que  peut on penser des recueils sur internet et des livres numériques ? Ces publications seraient-elles liées au fait que l’on achète de moins en moins de recueils de poèmes ?

-Je crains qu’on n’en vienne très vite sur  ce sujet à proférer des banalités. Il circule de tout sur internet. Coexistent revues, publications et sites poétiques de qualité et un tout venant parfois fort mal venu pour faire un mauvais jeu de mots ! Le meilleur et le pire comme en publications papier à ceci près que le risque financier entraîné par la publication et la diffusion d’un livre, le filtre de l’édition modèrent davantage le flot de publication. Mais ce phénomène est général. Internet amplifie échanges et posibilités d’expression, pour la poésie comme pour le reste, mais il amplifie parallèlement la place du pire qui y déferle sans retenue. La question rejoint celle de la place de la poésie dans notre société. Le numéro 73 de la Revue Cités, auquel j’ai participé, a été consacré à ce sujet. Je ne peux pas reprendre ici l’ensemble de cet article auquel je me permets de renvoyer. Je dirais simplement qu’il faut se méfier des généralités et que l’analyse de la situation de la poésie en France est complexe. Je précise en France car il en va autrement dans d’autres pays, pays de culture arabe, Amérique latine ou Québec, où des festivals de poésie rassemblent des milliers de personnes. Pourquoi la place de la poésie est-elle devenue si restreinte ici ?

Claude Ber, La Mort n'est jamais comme, Editions de l'Amandier, collection Accents graves Accents aigus, Paris, 2009, 12 €.

Plusieurs facteurs se conjuguent. La séparation plus grande en France qu’ailleurs entre poésie savante et poésie populaire. L’influence médiatique qui réduit le poème contemporain au rap ou au slam ou bien véhicule une image stéréotypée et réductrice de la poésie confondue avec un sentimentalisme niaiseux, que dément toute l’histoire de la poésie. Le rôle de l’école, où l’approche de la poésie est trop souvent stérilisée par à le formalisme quand, en outre, on peut faire un cursus universitaire de lettres sans jamais avoir abordé la poésie. Le rôle des querelles de chapelles, qui peuvent être toniques pour la poésie, mais l’enfermer aussi dans des cénacles et des débats qui n’intéressent que les spécialistes. Le développement d’une poésie formaliste et rhétorique très référencée qui s’est coupée du public. Tout cela se mêle, mais, plus profondément il faudrait évoquer la domination du genre romanesque et surtout le poids d’une société ultralibérale de l’immédiateté, de la passivité et du zapping peu compatible avec la lecture du poème qui appelle un lecteur actif. Cela appellerait nuances et approfondissements, mais ne soyons pas non plus dupe des représentations. La poésie a toujours eu une adresse restreinte et la place du poète et de la poésie varie selon les époques. Tantôt le poème a une audience vaste et rassemble le plus grand nombre de façon visible, tantôt il circule dans l’intimité du lecteur et du texte. La poésie circule toujours aujourd’hui. De manière souterraine, mais elle circule. C’est ce que m’ont appris mon expérience de poète comme de directrice de collection de poésie. Sa visibilité médiatique est réduite à zéro ou quasi, mais il en de même pour la science, la philosophie, pour tout ce qui ne peut pas être réduit à la vulgarisation schématique de la com. Etat de fait navrant, difficile pour les poètes, mais lié à un contexte social et politique. On ne peut pas extraire le poème de l’historicité et c’est sous cet angle qu’il peut être intéressant de poser la question. C’est ainsi que je l’ai posée dans la conviction que le poème n’a à être ni au centre ni aux marges, mais avec, toujours avec, de multiples manières.

-Cela fait deux siècles que la poésie n’a pas occupé une place prépondérante…

-Je ne reprendrai les quelques points déjà évoqués, mais répondrai par une autre question. Cette prépondérance de la place du poème est-elle un enjeu essentiel ? Et si oui, pour qui ? Est-il important d’être prépondérant. Dans l’idéologie dominante de l’ultralibéralisme c’est évident. Mais le poème n’est guère compatible avec le loisir de masse à moins de consentir à se faire lui-même culture et loisir de masse. La question est autant sinon plus éthique et politique qu’esthétique. Pour moi le poème est précisément un des lieux de résistance à la défaite de la pensée, de résistance à la marchandisation du monde et des êtres, opposant « la langue nourrissante, la langue consistante » au vide sidéral de la com, opposant le « sujet », la singularité du sujet au client et à sa normalisation. Il n’est pas étonnant que la com et l’idéologie dominante s’en accommodent mal. Est-ce un mal pour le poème ? Ou est-ce précisément son rôle de persévérer obstinément à dire autrement et autre chose par cet autrement, de continuer de travailler un rapport à la langue qui soit autre chose que la transparence mirador d’une com pour laquelle le réel est une donnée, de rappeler que le réel est toujours construit et de réaffirmer le rôle indispensable de l’imaginaire. Le réel c’est la violence. Le langage du poème déploie une médiation symbolique, où peut émerger du vrai de manière plus décisive que dans la téléréalité. Il ne s’agit pas de confiner la poésie à des cercles fermés où les poètes s’adressent aux poètes, mais de comprendre que sa place dans la Cité est liée à la structure de la Cité, que sa relation à elle est nécessairement conflictuelle –Platon déjà en chassait le poète-. La poésie circule. Allant sinon à tous dans une sorte d’expansion marketing exponentielle du moins à n’importe qui et à chacun et chacune de multiples manières. Est-ce pour autant renoncer à l’utopie d’une adresse à tous qui a traversé le XXème siècle ? C’est penser la question d’une politique du poème autrement qu’en des termes de généralisation depuis longtemps récupérés par le libéralisme. Plus qu’à tous le poème s’adresse à chacun et chacune, à des singularités et c’est bien en cela qu’il est dérangeant…C’est bien en cela qu’il est exigeant. Le poème est accessible. En livres, en cd, sur internet, lors de lecture. La question ensuite est de provoquer sa rencontre. C’est un rôle de transmission et d’initiation. Vaste question, dans laquelle, poètes, enseignants, médiateurs et chacun de nous a sa part. Toute mon expérience, y compris d’enseignement, dont à sciences po où je suis intervenue plusieurs années en tant que poète dans des ateliers que l’école confie aux artistes, m’a montré à quel point la rencontre du poème est surprenante, inattendue, non prévisible. A quel point du préjugé circule sur la difficulté ou le dédain du poème. Pourquoi, en outre, le poème partagerait-il les visées hégémoniques, qui sont l’idéal délirant et destructeur de notre temps ? Pourquoi viserait-il une extension de sa clientèle ? Le poème ne vise pas une clientèle. Il s’adresse à des sujets libres. L’important est qu’il soit présent, qu’on puisse aller à lui. J’ai fait ce que je pouvais pour la visibilité du poème en écrivant, en lisant aussi bien à la Maison de la Poésie de paris ou à Beaubourg que dans des petits festivals, des cafés, des classes, des hôpitaux, en dirigeant une collection aux éditions de l’Amandier, en accueillant des poètes sur mon site,  en transmettant la poésie lorsque j’ai enseigné et je continuerai de faire ce travail de visibilité. Je ne suis pas la seule. J’ai stigmatisé, par exemple, les défauts de l’école, mais il faudrait aussi rappeler que bien des enseignants transmettent remarquablement le goût de la poésie. Que bien des bénévoles s’impliquent dans des manifestations poétiques. Et que tout cela n’est pas aussi insignifiant qu’il y paraît. Notre époque est, certes, une période de reflux dans l’histoire de la poésie française, du moins du point de vue de sa visibilité. Ce reflux a des causes internes à l’histoire de la poésie, mais aussi externes. On peut  les analyser plus finement, mais l’essentiel me semble être d’agir. D’être là. D’écrire, de lire, de transmettre le poème. Je lui fais confiance. Il m’a appris à lui faire confiance. Il véhicule de l’humain en l’humain. Et s’il est en danger, c’est que parfois notre humanité en nous est en danger… Ecrire du poème est politique. Non pas parce qu’on écrirait du poème engagé, mais parce que l’écriture même du poème est un engagement, « un effort de clarté » vers une augmentation dans l’être pour le dire à l’emporte pièce façon Spinoza !

-C’est peut-être également dû au fait d’avoir perdu un certain rapport à l’immanence et donc à la spiritualité ? L’accès au langage poétique demande l’accès à une certaine verticalité. 



-On peut entendre ainsi l’expression spinoziste, mais je me méfie des termes. C’est aussi attitude du poète que l’extrême attention aux mots et à ce que parler veut dire. Il fait même fondamentalement cela le poème : interroger le langage. Si la poésie a affaire avec une verticalité, ce serait dans les deux sens, dans tout l’empan de l’esprit et du corps, comme chez Juarroz, et sans désignation d’un haut valorisé, l’âme et d’un bas diabolisé, le corps. Le terme de spiritualité penche trop du côté de l’esprit pour que je lui fasse crédit aveugle. L’esprit divague souvent dans son illusion et sa soif de domination et d’immortalité, là où le corps, notre corps animal et mortel, nous rappelle sans cesse à la condition précaire de notre humanité, fragile. Notre espèce est ambivalente, mortelle et meurtrière, victime et bourreau d’elle-même et si la spiritualité semble traduire le meilleur d’elle-même, elle peut aussi se dégrader en dogmatisme religieux et la mystique se dégrader en politique. Je préfère donc tenir la poésie là où elle est, dans le sensible, à l’écart des croyances et des idéologies. Au ras de notre expérience sensible d’exister, de vivre et de mourir. J’ai dit qu’elle était une expérience d’émergence du sujet, d’éveil. On peut effectivement nommer cela spiritualité, mais je préfère parler d’expérience de l’être. Pour ce qui est de la perte de la spiritualité, je ne suis pas sûre qu’elle soit si évidente ; a-t-elle jamais dominée l’histoire humaine ? La religion oui, la spiritualité j’en doute.

-Religion n’est pas spiritualité ?

-Ces termes ne se superposent pas ; il existe une spiritualité sans croyance et la croyance religieuse n’implique pas la hauteur spirituelle, les dévots sont aux antipodes des mystiques et la religion est souvent politique ou instrumentalisée par le politique et des visées étrangères à la spiritualité. Je crains qu’à la fois l’envers  et le miroir de nos sociétés ultralibérales soit plus le religieux que le spirituel...

-Et puis lire de la poésie ne demande-t-il pas d’avoir instauré  un rapport à soi-même, aussi
 ?

-Lire de la poésie implique-t-il une spiritualité et un rapport à soi-même ou bien lire de la poésie est-ce un des chemins pour construire une verticalité (une conscience de l’être) et un rapport à soi-même ? Y-a-t-il des préalables nécessaires à la lecture de la poésie ? Je pense que non et qu’au contraire l’approche de la poésie est outil de connaissance et d’élaboration de soi. La poésie est nourriture du « sujet », de la présence à soi et au monde. Mais j’entends bien aussi dans cette question ce que nous avons déjà évoqués, à savoir la relation entre la visibilité et même la lisibilité de la poésie et un contexte idéologique, politique et social. Je crains qu’il n’y ait antagonisme irréductible entre pouvoir et poésie, entre idéologie dominante et poésie. Je ne vois pas que l’inquisition à son époque ou aujourd’hui l’islamisme qui emprisonne les poètes et condamne l’art et la poésie comme efféminés – et devenir féminin, est la pire des insultes évidemment-, favorise en quoi que ce soit la poésie. Il s’agit là certes de dogmatismes aux antipodes d’une spiritualité, mais j’ai quelque difficulté à croire à ces sociétés idéales empreintes de spiritualité, qui existent davantage dans l’imaginaire que dans l’histoire. Il y a dans toute société une dimension spirituelle, dans toute croyance - Saint Jean de la Croix comme Al Maari sont également poètes -, mais il me semble surtout que tout est plus complexe et que l’on ne peut pas opposer une société matérialiste qui serait dénuée de spiritualité et une société d’autrefois, qui en aurait été auréolée, de religion sûrement, de spiritualité, c’est plus ambigü. La spiritualité comme la poésie est rare… Ceci est un peu schématique j’en conviens, mais revient au final à dire que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’état édénique dans l’unanimité du poème, il me semble qu’il y a plutôt des poches, des moments de rencontre d’une partie d’une société avec le poème, des rencontres individuelles avec le poème, mais que le poème n’est pas institutionalisable. Il est surprise, émergence inattendue à la fois dans l’histoire collective – c’est la foule scandant les vers du poète Abou el Kacem Chebbilors du printemps arabe, le poème d’Ingrid Jonkerlu par Mandela lors de son investiture faisant figure d’étendard, Libertéde Paul Eluard circulant sous le manteau pendant la Résistance etc.- et dans l’histoire individuelle. La rencontre du poème fait événement. C’est cet événement renouvelé qui importe. C’est lui qui met en mouvement.




Dana Shishmanian, Brahma… extraits de Fruit Obscur

 

Brahma

Il dort
il sommeille sans rêves
il veille en rêvant
il s’éveille en deçà de son rêve
il amarre ses complaintes aux rives sans espoir
il retourne les cris de joie dans leur tombe
il redresse le cadavre exquis du marquis
il rebrousse chemin sans pieds
s’envole sans ailes plonge sans nageoires
glisse entre le plus haut et le plus bas
au point de réversibilité il s’efface
de toutes les dimensions
il s’enfonce sans fin dans la profondeur du point
suspendu dans l’immobilité
il s’avance sans bouger
s’approche en diminuant
en rétrécissant
disparition infinie

ce qui commence commence toujours
ce qui s’achève ne s’achève jamais

Révélation

personne n’est lié personne ne se libère
juste la compréhension d’un instant
que tu laisses là dans l’abîme
suspendue
sans toi
tu n’y seras pas
tu souffriras ton martyre dans ta chair
sans aucune issue
seulement tu sauras
et c’est cela le salut –
il n’y a pas de sauvé pas de sauveur
seulement le savoir

Retournement

L’unique instant où tout converge
plus de tiraillements
de contradictions
ni faute ni vertu
une absolution de personne
par personne
tu n’es plus
pourtant rien oublié
juste l’instant
libéré
de toi

Le renoncement de Prakriti

Je dépose tous mes artifices toutes mes armes de séduction
je me retire de tous mes visages
j’assèche les racines de mes actes
je plante mes pieds dans le vide
dans ma tête s’enfonce le pilier de reconnaissance
de la vérité première

Définitions

Le royaume est le nirvana
le nirvana est le royaume
la voie est la suppression du chemin
la vie est la vie
la mort est une noyade
le néant est pure conscience

 

Présentation de l’auteur




Roselyne Sibille, L’ombre est une ligne de crête

L'ombre est une ligne de crête
fissurée de lave et d'impossible

Elle griffe son appui illisible sur le ciel écorché

Pour acheminer le noir
         – sa partition verticale –
un pont craquelé enroule écailles et copeaux

L'autre moitié de l'ombre est granulée de neige bleue

Dans ce livre de cendres
aucune parallèle n'attend le ressac

Tu sais le gouffre derrière l'œilleton
      suspends ta signature
      au liseré des lèvres de l'ombre

 

The shadow is a ridgeline
splintered by lava and impossibility

It scores its illegible brace on the grazed sky

To transport darkness
           – its vertical screen –
a splintered bridge reels in shells and shavings

The other half of the shadow is grained with blue snow

In this book of ashes
no meridians await the surf

You know the chasm behind the peephole
         Dangle your signature
         to the edges of the shadows’ lips

Traduction Karthika Naïr

Présentation de l’auteur




Tristan Felix, Augures (extraits inédits)

à la vie, imprévisible 

 

 

 

En sous-titre de chaque poème,
une concrétion littérale des poèmes eux-mêmes, en italiques.

 

L’augure est l’alibi du poème 
son identité transfuge
Gwen Dhu
L’Albatroce

 

 

 

elle tenta la figure de l’oiseau
percutant le ciel

perdant tout d’elle
par morceaux
à genoux dans le vide
où tournoyaient des ailes

sans corps

(civid)

 

 

pris d’un doute
le vigile crève l'alvéole noire
d'un coup d'ergot, tac

 

qui demeurerait en sa larve
à touiller un sang d’encre ?

aussitôt elle s’envole, hilare
vers une cime d’air
avec sa mort acrobatique

(meurhil)

 

 

la pulpe d’horizon
une fois seule

s’ouvre à chair

aux hébétudes aussi
des berges où court un demi-chien
vêtu-vif

combien de bris de vie qui courent
ras la tranche
à demi vêtus-vifs !

(ubris)

 

 

flanque ta voix dehors

claque entre les pavés
où le sabot gelé trébuche
ton écho d’insomnie

quand ta viande ne pourra plus arquer
te viendra une mouche
brailler tes humeurs frelatées

des gueules de fleurs
figent en suc mortel
la sueur de la nuit

flanque ta voix dehors

(guehors)

 

 

elle est tu
d’une maison tout en paille

sous la grand’nuit d’été à respirer
trois fois les bois huants

prête à brûler quand midi
brandira la sentence

légère adossée contre un semblant
elle est têtue

(fédoss)

 

 

sans appui que l’air
la marche d’un cheval de biais

qu’en foraine idylle on surprendra
l’âme pincée

alors ne pas
dégringoler de l’arçon

revenir à tâtons
au point ferré d’oubli

(dydoubl)

 

 

dans l’antre aux aurochs

si cru de son corps
que dedans le roc
se griffe et récidive
en dix doigts écarlates

l’os pariétal cogne
se fêle et se brise
qu’il sache dedans lui
qui l’a orné de cornes

lui l’aurochs   le chantre

(rocorn)

 

 

au nœud des terres meubles
j’enfonce inexorablement

et loque à loque ruisselantes
défilent les Absentes  les Inouïs
et les Proies de la soif

que ralentisse la mort
couchée dans notre loup !

le bleu des écorces au crépuscule
quitte les bois et hisse aux cimes
une lumière prochaine

être loin de soi
où nuiter !

(rupucim)

 

 

 

revenue du pont suspendu
où l’insecte blanc se lançait dans l’éclair

e d’une poudre d’enfant
à la lisière de son incandescent suaire

un clown vague en sa grime

un vagabond assis par la stupeur

(nefansu)

 

 

— pourquoi tuer cet oiseau si petit ?

— il chantait dans les dunes, il frôlait de ses ailes l’écru du sable

— il n’avait pas le droit d’identifier ton désir de le savoir vivant ?

— son chant n’avait presque plus d’air, ses ailes que l’ombre pour agiter sa fin

— un oiseau t’a tué et tu ne sauras où il t’a échoué

— j’aurai donc dormi tant et tant

— à tire d’aile

(ombaile)

 

 

de ses yeux l’enfant-carbon tire
une colle noire

pâte à souiller les genoux
sculpter l’informe

il passe la nuit au bloc de sa falaise

et tout tombe au fond de soi
enraciné par les cheveux

(olloc)

 

 

on a froid vert
contre la pierre d’église

les fougères tiennent leurs crosses

et les vents de prière
paissent à mi - mots

la tiédeur de nos assassinats

(piross)

 

 

poisse et mouise en besace
tout luit hors du visible champ défécatoire

comment dire pétunia, courroux, mica

courir écervelée là-bas
brouiller sa forme
se perdre au mot

desserrer l’étreinte des joies feintes ?

(poinia)

 

 

un quart d’assise
un demi-ponton
un revers d’équilibre
cent fois la ligne de flottaison
moins la coque

la reine abyssale n’a pas quitté son roc
ni sa robe ôtée   elle pense dessous

invisible soit-elle
morte peut-être

notre hésitation juste
dans l’axe du corps défait un mystère

(ortyst)

 

 

Face
l’empreinte acéphale d’un lézard

Pile
la crête d’un roi

l’Idiot retrouvera une écaille de sa tête
entre ses doigts frotteurs d’écus

il en mourra de rire

(fadio)

 

 

entre les œillères brûlantes
sa tête cogne à sa carcasse

remorque de phrases d’abattoir
qui sonnent à cloche-fêlée

un âne blanc, hi ! la carriole pleine de têtes, han !
traverse la place à grand fracas

« cherche poète à main nue
pour taire un peu tout ça »

(pharriol)




Louise Dupré, Plus haut que les flammes

 

Ton poème a surgi
de l’enfer

un matin où les mots t’avaient trouvée
inerte
au milieu d’une phrase

un enfer d’images
fouillant la poussière
des fourneaux

et les âmes
sans recours
réfugiées sous ton crâne

c’était après ce voyage
dont tu étais revenue

les yeux brûlés vifs
de n’avoir rien vu

rien
sinon des restes

comme on le dit
d’une urne
qu’on expose

le temps de se recueillir
devant quelques pelletées de terre

car la vie reprend
même sur des sols
inhabitables

la vie est la vie

et l’on apprend à placer
Auschwitz ou Birkenau
dans un vers

comme un souffle
insupportable

il ne faut pas que le désespoir
agrandisse les trous
de ton cœur

tu n’es pas seule

à côté de toi
il y a un enfant

qui parfois pleure
de toutes ses larmes

et tu veux le voir
rire
de toutes ses larmes

il faut des rires
pour entreprendre le matin

et tu refais ta joie
telle une gymnastique

en levant la main
vers les branches d’un érable
derrière la fenêtre

où une hirondelle veut faire
le printemps

il y a cet enfant
que tu n’attendais pas

arrivé avec ses bronches
trop étroites
pour retenir la lumière

cet enfant né de la douleur
comme d’une histoire
sans merci

et tu le regardes caresser
un troupeau de nuages
dans un livre en coton

en pensant
aux minuscules vêtements
des enfants d’Auschwitz

à Auschwitz on exterminait
des enfants

qui aimaient caresser
des troupeaux de nuages

leurs petits manteaux, leurs robes
et ce biberon cassé
dans une vitrine

cette pauvre mémoire
à défaut de cercueils

et les visiteurs
en rang serré
sous l’éclairage artificiel

tandis que tu attendais

le corps ployé
comme si le monde tout à coup
s’appuyait sur tes épaules

avec ses biberons cassés

car les enfants d’Auschwitz
étaient des enfants
avec des bouches pour la soif

comme l’enfant
près de toi

sa faim, sa soif
et des promesses que tu tiendrais
à bout de bras

s’il ne s’agissait que de toi

mais ici c’est le monde
et sa folie

puanteur de sang cru
et de chiens lâchés
sur leurs proies

même quand tu refais
ta joie
telle une gymnastique

ou une prière
sans espoir

il y a des prières
pour les femmes
sans espoir

 

 

Montréal, © Éditions du Noroît, 2010
© Éditions Bruno Doucey, 2015  




Nohad Salameh, Le mandala et autres poèmes

 

Lorsqu’on a la maladie du lieu
on perce un trou quelque part en son corps
et l’on y pénètre
n’ayant pour halte qu’un totem
en forme d’astérisque
alors le dedans se réduit au mandala
avec des parois en peau
et la pendule qui se remet en marche
remontée par le bec d’un oiseau.
Aussitôt on cesse de déchiffrer les mots
que l’on prononce à son insu
afin de gommer les impuretés d’un dehors
daté de l’an zéro de l’Hégire.
 

∗∗∗

Celle venue d’Orient
escortée de ses phénicies
ses alphabets
et ses dieux d’outre-ciel
arbore la fracture de la terre
et la déchirure de vos regards.

Celle surgie des vergers d’Ève
avec ses oracles
ses nostalgies douloureuses
et la fureur des songes
progresse d’un pas de désert
vers le Centre
où se concentrent
l’exil et la mémoire de la rose.

La voyageuse de minuit
qui pose ses ailes sur vos aubes
toute entière tannée par les couchants
incante en vos sommeils
un chant d’espace
par excès d’errances
et appel d’air.
 

∗∗∗

D’un vol preste de cigogne
je reviens tenir compagnie
à ceux qui dorment, les mains nouées
sous les jardins de l’épouvante.

De transparence en transparence
je patine vers mon halo premier.
Sans fracas
ni brisure
je chute dans la durée paresseuse du sable.

Je m’endors sous la trame des bouvreuils
- tout mon souffle pour lisser la pierre
et je m’écris au hasard sur les lentes parois
d’où se penche le temps.

Revenante
de mer en mer
d’absence en absence
les chevilles ravivées de soleil et d’encens.
J’enjambe pêle-mêle des fortifications
d’absinthe et de ronces
afin de devenir l’épiphanie du retour.

 

∗∗∗

Lorsqu’on a la maladie du lieu
on perce un trou quelque part en son corps
et l’on y pénètre
n’ayant pour halte qu’un totem
en forme d’astérisque
alors le dedans se réduit au mandala
avec des parois en peau
et la pendule qui se remet en marche
remontée par le bec d’un oiseau.
Aussitôt on cesse de déchiffrer les mots
que l’on prononce à son insu
afin de gommer les impuretés d’un dehors
daté de l’an zéro de l’Hégire.
 

∗∗∗

La douleur : notre fruit
plus écarlate que le sel.
Nous aimions comme on pleure en rêve
absents
et le cœur posé à côté de nous
sur la margelle.

Nous fûmes chute inopinée
peur merveilleuse
avec les pieds par-dessus tête :
flamme florale
saisie dans toute sa ferveur.

D’autres annonciations viendront
quand se rétrécira le monde
et que retentira l’ordre
de s’effacer ensemble
sans masques ni parures
échappant à nos chairs
tel un feu à l’envers.
 

Présentation de l’auteur




Dominique Hecq : Archive Fever / Mal d’archive et autres poèmes

Archive Fever Making Tracks

the arkhē appears in the nude Jacques Derrida

You are I am a tracker bent crouched close to the page ground looking
for traces and signs that sense you has have passed this way

You sniff sniffing for the scent of absence you
but above all feeling
for the gap in your my life
that wants to fill this page
alone


The air is incandescent


The white page track glows

Emptiness talks back talks back talks back
to the heat that cracks open the world ground


This is a land of surfeit and lack
of hardness and clarity of image
of absence that opens out
or closes up the world
and sometimes the heart

Derrida, J 1998 Archive Fever: A Freudian Impression.
Chicago: University of Chicago Press. Trans Eric Prenowitz, p. 92.

Mal d’archive

l’arkhē apparaît à l’état nu — Jacques Derrida

Traqueur, tête penchée sur la page, yeux avides
de traces et de signes témoins de sens

Tu recherches l’odeur de l’absence
mais par-dessus tout
c’est le vide dans ta vie que tu désires sentir

L’air est incandescent

La page blanche s’embrase

Et le vide se fait l’écho écho écho
de la chaleur qui fracasse le monde

Cette terre d’excès et de manque
d’images à la fois dure et claires
d’absence agrandissant
ou refermant ce monde
et parfois aussi le cœur

Derrida, J 1995 Mal d’archive: Une impression freudienne. Paris: Galilée, p. 98

Hushed

Light pours down
the unrelenting sky
to earth ribbed and ridged
with the tough stroke
of Drysdale’s brush

I track down words
for hues and shades in books
envy the skill of artist-explorers
who forged new ways of seeing

The cries of crows fall

Through blues onto rusty ochres
pulsing with raven dust

This place stills my tongue

Stupeur

La lumière coule à flots
d’un ciel implacable
sur la terre ridée et striée
d’un coup de pinceau
dru à la Drysdale

Je traque des mots voisins
D’ombres et de teintes dans mes lectures
enviant l’adresse des artistes-explorateurs
qui forgèrent de nouvelles façons de voir

Les cris des corbeaux tombent

Au travers de bleus sur des ochres rouillés
palpitant de poussière de jais

Ce pays me coupe la langue

Fire relies on the leaves of gum trees

No sound fits this spectacle No sound
but the hiss of fire bark grass
searing your world into sheer whorls
of alliterations Hallucinations
of words resounding with nothing

Following faultlines a gorge aflame
furrows erased in granite and sandstone
lines of scribble gums forever
receding The gorge
               barring you

Now how could I speak again
when syllables shatter on my page
turning words inside out
when letters hover in the air
like the smell of your burning skin?

We were discussing poetics
on our mobiles How we didn’t need
manuals for wordsmiths
preferred to work words as an end
in itself make a poem fulfilled

in its enaction look inwards
to the materiality of language
on the page and in the mouth
stress the event not the effect
                 You said good bye

And now I dream that you flit
out of my skin your voice
lettering me Poetic enjoyment
perhaps as if to resist
the etiolation of language

Don’t put individual utterances on show
you say Perform their moves
of repetition re-use reiteration
             show your reader the absurd
desire to contain ( )

For here is the gum and its inferno remains
the grave among blistered roots
the mouthless earth lulling one to leave

                  If it could speak it would say
here is the silence here is the question

Le feu s’élève des feuilles d’eucalyptus

Aucun son ne rend compte de ce spectacle Aucun son
hormis ce sifflement feu écorce herbe
donnent de ce monde la brûlure le tourbillonnement pur
des allitérations Hallucination
des mots qui résonnent de rien

Suivant les fissures une gorge enflammée
creuse secrète le granit le grès
avale des lignes d’eucalyptus
à jamais Cette gorge
qui te nie

Comment réapprendre à parler
quand les syllabes se fracassent sur ma page
mettent les mots sens dessus dessous
quand les lettres flottent dans l’air
comme l’odeur de ta peau qui brûle ?

Nous parlions poésie
sur nos portables Comme nous n’avions nul besoin
de manuels pour faiseurs de phrases
et préférions le travail des mots comme fin
en soi accomplir le poème

son passage à l’acte pénétrer
la matérialité de la langue
sur la page dans la bouche
privilégier l’événement non l’effet
                 Tu m’as dit au revoir

Et maintenant je rêve que tu m’échappes
que tu quittes ma peau ta voix
gravée en moi Jouissance poétique
peut-être comme pour résister
à ce qui s’étiole dans la langue

Ne te mets pas en scène
dis-tu Joue de ce qui se déplace
dans la répétition le réemploi la réitération
                  montre à ton lecteur l’absurde
désir de maîtriser ( )

Car voici l’eucalyptus et sa dépouille infernale :
tombeau parmi les racines boursouflées
terre sans bouche qui nous invite à la quitter

                  Si elle pouvait parler elle dirait
voici le silence voici la question

Catch

Smell the rain on the breeze
down at the river mouth
where fishermen stand
in the swirl of incoming waters
Feel the first drops on your skin
where the mystery of the ocean
draws away from salt spray
and the chill of the west wind
Ribbons of kelp sway in the deep
Refracted light dapples your face
as the child comes up for air
Your hands, useless
against the sky
Arms, broken wings
skeleton dust
Osprey kestrel tern skua shearwater sandpiper swift

Pêche

Hume la pluie dans la brise
à l’embouchure du fleuve
là où les pêcheurs se tiennent
dans le remous de la marée montante
sens comme les premières gouttes sont douces
là où le mystère de l’océan
se retire des embruns salins
comme le vent d’ouest est frais
Des rubans de varech s’enroulent dans l’eau profonde
Des taches de lumière miroitent sur ton visage
quand l’enfant fait surface
Tes mains, inutiles
contre le ciel
Bras, ailes cassées
poudre d’épave

Paul Klee on the beach

Yellow major swells and heaves
beneath abstracted skies where
angels float across the horizon
casting shadows in the foreground
between you and the sea afire
Textures ebb and flow, ebb and flow
exposing scoured and scarred surfaces
as if time had scraped the body
of the world clean, leaving
filaments of salt in the cracks
You can feel the white hot thing
moulding itself into shape, thrusting
its arms and legs into the corners
of the dissolving canvas, glazing
your eyes and the sand in your soul

Paul Klee à la plage

Crescendo de jaune majeur
sous des cieux abstraits là où
des angles flottent ver l’horizon
insérant leurs ombres au premier plan
entre ta silhouette et la mer embrasée
Le flux et le reflux des textures
expose des surfaces raclées et mutilées
comme si le temps avait récuré le corps
du monde à mort, abandonnant
des filaments de sel dans les cicatrices
On sent la chose chauffée à blanc
se mouler en une figure, fourrant
ses bras et ses jambes dans les coins
de la toile qui fond, vitrifiant
tes yeux et ton âme ensablée

Les poèmes ci-dessus sont extraits de Tracks (inédit).

Excepté "Le feu s’élève des feuilles d’eucalyptus", dont la version française est de Claude Held, les traductions des textes rédigés en anglais sont de l’auteure.

Les poèmes suivants ont été publiés auparavant :

  • 2016 — Archive Fever, In S. Holland-Batt, The Best Australian Poems. Melbourne: Black Inc., p. 88.
  • 2015 — Archive Fever, Axon.
  • 2015 — Mal d’archive, La Traductière, Revue internationale de poésie et art visuel, 33, 121.
  • 2008 — Fire relies on the leaves of gum trees / Le feu s' élève des feuilles d'eucalyptus. La Traductière: Revue Franco-Anglaise de poésie et art visuel, 26(June), 96 - 97.

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