Le livre s’ouvre sur quelques précisions concernant ce que Chrétien de Troyes nomment ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant. Il s’agira donc d’une quête du graal, avec des chevaliers aux nobles principes. Puis vient une citation de Malcom Lowry tiré de Au-dessous du volcan : « Je n’ai pas de maison, seulement de l’ombre ». La quête se fera donc dans une certaine obscurité, ou bien invisibilité, souterraine, dans les marges, quête voulue, cherchée ou imposée, et nous découvrirons au cours de la lecture quelles en sont les modalités : colonialisme, impérialisme, politiques libérales capitalistes (considérant les pauvres comme défaillants, non méritants), ou encore dictatures, charia islamique et conflits religieux, ….
Grosso modo, « l’histoire » se résume à ceci, exprimé page 57 : « Il y aurait eu une guerre. Et nous perdions des morts ». La guerre, on la sait économique, géopolitique, larvée, armée, nucléaire, chirurgicale etc. …À force de violence, de racisme, de sexisme, de génocides, de déportations, de cruauté, de cynisme, d’égoïsme, on reste sidéré, on reste coi, muet, démuni, ne sachant plus comment raconter, témoigner, dire ce qui dépasse l’entendement. L’« histoire » s’emballe, les sociétés humaines régies par, basées sur le principe du profit, s’emballent. Cet emballement broie (vies gachées, volées, foutues), écrase sur son passage : « sous le galop d’un cheval siècle devenu fou, fou.»
« N’imagine » nous indique Claude Favre. En effet pour conserver un peu de paix intérieure, ou pour se garder une « bonne conscience », mieux vaut se faire aveugle, sourd et muet, mieux vaut ignorer ce qui se passe dans le monde et se couler dans l’opinion mainstream. Mais en suggérant de ne pas imaginer tout en inventoriant les misères endurées par les plus faibles, les plus pauvres, les plus démunis partis en quête de liberté, elle nous force justement à imaginer ! Et une fois faites les élucubrations, notre mission serait de dire, parler, dénoncer le sort réservé aux migrants, aux réfugiés (dont les noms ressemblent à « Loin de c’est loin »), aux différents, aux nés sous X, aux esclaves, aux oubliés, aux laisser pour compte de la société, des nations, de l’humanité à peine digne de ce qualificatif qui sous-tend des qualités de bonté, d’empathie, de compréhension.
« Te souviens-tu » continue Claude Favre, qui utilise tour à tour une langue savante et populaire. Une langue dont on trace l’origine, une langue imprégnée des siècles passés quand Marot ou Rabelais usaient du mot silence au féminin, ainsi qu’elle le reprend, comme un refrain : « en grande silence », (et dans son silence féminisé on entend la dignité, on voit la tête haute). Une langue qui fait la place à d’autres langues : syriaque, arménien, berbère, égyptien, géorgien, et toutes apportent leur beauté, leur richesse car véhiculant une autre compréhension du monde.
Dans ce recueil Claude Favre se montre parfois aphoristique, elle édicte des théorèmes, rédige des maximes :
« Donner un nom calme les craintes. »
« Qui possède une langue ne se perd pas. »
« Qui possède une langue n’a pas besoin de frontières. »
« Les histoires vraies sont les scories des mythes. »
« À l’envers, signifie aussi à l’égard de. »
« Javert, né au fond d’une prison haïssait la bohême. »
« Donner un nom est un champ de fouille. »
Parfois elle donne des définitions :
- Frontières : « ça dans l’œil qui oscille, dans le nerf de la langue aussi. »
- Héros : « l’homme qui donne la mort.»
- Le chagrin à 15 ans : « un litre de mauvais whisky »
Au détour des errances on rencontre Ossip et Nadejda Mandelstam dans les plaines de Voronèj, mais aussi les silhouettes de François Villon, de Charlie Parker, de Chaplin, de Chris Marker, de Rithy Panh. Et par l’emploi du verbe danser, du mot danse, nous comprenons que Claude Favre y entend la vie, son élan, son énergie, la spontanéité heureuse de qui aime vivre, désinhibé, libre.
Bien souvent les chapitres commencent par un impératif, ou bien par un verbe à l’infinitif ayant valeur d’impératif. La succession de ces verbes donne une suite d’injonctions incohérentes, contradictoires, et cela rend bien l’état d’insecte désorienté dans lequel les humains sont aujourd’hui, avec la sensation d’être enfermés derrière une vitre, cherchant à s’échapper. Page 24, Claude Favre rassemble ces verbes, puis tire comme une première conclusion :
Imagine. Souviens-toi. Oublie. Souviens-toi. Parle. Tais-toi. N’y comprends plus rien. Mais imagine.
Certaines nuits du souvenir, les mots ont le sommeil léger.
ET : « Que deviennent les mots jamais pensés. Jamais entendus » Dans ces deux interrogations résident les questions essentielles. Celles qui peuvent mener à l’utopie, à l’espoir, celles qui sans idéologie s’adressent tout simplement à l’intelligence du cœur. Celles qui mènent à comprendre que sur cette planète terre, tout le vivant est interdépendant et que le mal qui arrive à l’un entraîne un mal pour l’autre, à plus ou moins brève échéance. Nous savons aujourd’hui tous et toutes que désormais il est urgent de repenser les modes de vie, les modes de penser, les façons d’être ensemble. Que cette réinvention risque bien d’être notre quête du graal en ce 21ème siècle, et qui sait au cours des suivants : « On raconte qu’il existerait un peuple qui réinventa la géographie, par d’étranges rêves de traversées [..] Un peuple sans nom. D’étrange patience, ardente et sans traces. »
Comme Claude Favre, au bout de cette lecture vous conviendrez que : « Les questions glissent des cadavres ». Et c’est la raison pour laquelle il faut continuer d’en poser, pour ne pas oublier, pour rendre hommage aux morts. Pour rendre leur humanité aux errants, aux dépossédés, car nous dit Claude Favre, et c’est sa dernière phrase : « Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux. » … Alors ne nous reste plus qu’à prendre notre courage à deux mains, à prendre notre langue, à écrire, et fuyons, toutes et tous, fuyons la logique de ce monde fou, fou.