Marie-Claire BancquartDe rêve en rêve, et autres poèmes

 

De rêve en rêve
le dormeur mâche un mot
qu’il peine à retrouver à son réveil

peut-être : « ostinato » ?

peut-être : « osmose » ?
Tout était simple. Des créatures
connues et inconnues
faisaient la queue avec les hommes
tous pressés de renaître en leur état ancien d’indivision

Ah , si compacte et douce, cette nuit,
l’étendue
indifférenciée
de la matière !

∗∗

Entre le blanc de lune et celui de la mer
le dormeur se faufile encore
avec d’autres rêves laiteux :
pain, visage, neige sur montagne.

Au réveil il regarde ses mains pâles .
Il soupire.

il n’a pas mérité
d’être le candidat de l’aube
ni de la fleur de cerisier.

Il vivra un jour comme un autre.

∗∗

… Même en plein jour, la pierre
encore tiède de soleil

l’odeur du romarin
doucement
allégé de ses vieilles branches

le pelage d’un chat
qui palpite
secret
sous ses doigts :

de quoi se mettre en place
au moins
dans un délicat côte à côte avec l’univers.

 

Présentation de l’auteur




Dans la lignée de Wisława Szymborska ? Une nouvelle voix de la poésie polonaise

Jeune poétesse polonaise, Krystyna Dąbrowska (née en 1979) a déjà publié cinq volumes de poésie et reçu trois prix prestigieux, le Prix Kościelski et le premier Prix Szymborska en 2013, puis le Prix littéraire de la ville de Varsovie en 2019. Photographe, diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie, elle traduit de l’anglais vers le polonais, notamment la poésie de Louise Glück et de Nuala ni Dhomhnaill. Depuis son début poétique en 2006, elle a été publiée dans de nombreuses revues et traduite en vingt langues. Cette année a vu la parution de son cinquième volume en polonais, Miasto z indu [La ville en indium], et son premier volume en anglais, Tideline [Bord de mer] qui contient des poèmes de ses quatre premiers volumes: Biuro podróży [L’Agence de voyage]; Białe krzesła [Les Chaises blanches]; Czas i przesłona [Temps et ouverture]; et Ścieżki dźwiękowe [Les Bandes sonores].

Plutôt que de suivre une école ou un style, Krystyna Dąbrowska aborde la poésie d’une façon tout à fait naturelle. Une image s’impose à elle, puis le poème apparaît de lui-même, au cours d’une promenade, en nageant. Nouveau-né, il a sa personnalité, sa forme et son rythme surprennent la poétesse. Né de l’observation des objets et des êtres qui nous entourent, il transforme les détails du quotidien, s’éloignant de la poésie concrète ou intime. Cette longue gestation entre distanciation et cordon ombilical sous-tend toute la démarche poétique de Krystyna Dąbrowska. Partant d’une expérience ponctuelle, le discours poétique s’applique à des questions existentielles telles la solitude, l’identité, et la survivance, s’étoffe de souvenirs vécus (personnellement ou indirectement à travers les lectures, les récits familiaux, et en général, l’acquis culturel) et devient une grande fresque collective, temporelle, et spatiale.

photo © Krzysztof Dubiel.

En tissant ce réseau physique, émotionnel, et métaphysique, Krystyna Dąbrowska fixe l’instantané en permanence poétique. Mais elle ne s’arrête pas là : l’on retrouve dans sa vision l’étonnemment émerveillé et malicieux d’un Erik Satie, et cette façon discrète dont Wisława Szymborska met le monde à l’envers. Ainsi nous apprenons à repenser les choses et les êtres par une poésie qui nous transforme en profondeur, et ajuste notre perspective presque à notre insu.

Ce contrepoint entre soi et l’autre pose la question de la relation à l’Autre. Le cordon ombilical invisible qui nous relie au monde extérieur, tel celui qui empêche un chien libre de toute entrave de s’éloigner du bord de la mer, exerce sur nous une attirance inévitable et mystérieuse. Fétus de paille, nous voyageons entre notre solitude et celle de l’Autre, entre le froid et le chaud, entre la lune et le soleil, voyage qui parfois nous accorde un parfait équilibre d’équinoxe.

Ni hermétiques ni anecdotiques, les poèmes de Krystyna Dąbrowska sont structurés comme des scènes de film ; ils nous imprègnent tout à la fois de l’image et du message. Qu’il s’agisse de vendre aux morts des billets de voyage vers les rêves des personnes aimées, de répondre aux « questions d’insécurité » des sites internet, ou d’appréhender la ville du Caire à travers sa population de chèvres, la poétesse recherche la simplicité qui caractérise les œuvres des grands artistes. Ses « scripts » conduisent à une multitude de corridors souterrains, palimpsestes et rhizomes.

Krystyna Dąbrowska, 'Spowiedź'.

À part « Bandes sonores » traduit par Isabelle Macor dans Po&sie (No. 170, 2019), cette présentation et les cinq traductions qui suivent sont les premières à présenter au public francophone l’œuvre de Krystyna Dąbrowska, que nous remercions ici pour sa gracieuse permission et collaboration.

∗∗∗

 

Textes traduits par Alice Catherine Carls

Les chaises blanches

 

Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
en plastique blanc devant le mur des Lamentations.
C’est sur elles, non dans de somptueux fauteuils,
que prient les vieux rabbins
en touchant du front les pierres du mur.
D’ordinaires chaises en plastique  --
femmes et hommes s’y hissent pour
se voir au-dessus de la clôture qui les sépare.
Et la mère du jeune qui célèbre sa bar-mitzvah
monte sur une chaise et arrose de bonbons
son fils qui quitte l’enfance.
Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
qui disparaissent pour faire place
au cercle de la danse le soir du Shabbat.

 

∗∗

Frère et soeur

 

Une vieille femme danse le flamenco.
Ses mouvements recèlent une ancienne légèreté.
Grande, maigre comme un héron bossu,
elle a une jupe à volants et des joues creuses.
La vieille femme exécute la danse d’une jeune fille
qui a été tuée pendant la guerre. Son numéro fini,
elle se démaquille, enlève sa perruque
et sa robe, enfile un pantalon, une veste
et devient celui qu’elle est hors scène:
un homme, le frère de la morte.
Le vieil homme rentre chez lui.
Des bribes du passé il s’est fait un cocon,
photos, affiches, coupures de journaux.
Tout autour, les robes qu’il coud:
oiseaux multicolores, exotiques.
Et le portrait de sa soeur – il y dépose des fleurs.
Célèbre couple de danseurs, adolescents
ils sillonnaient l’Europe avant la guerre.
Puis ce fut le ghetto, la fuite, la séparation.
Il s’était juré de survivre uniquement
pour l’incarner par la danse.
Le vieux danseur se fait du thé. Silence.
C’est l’heure où s’éteignent les lumières.
Il ira dormir dans un moment, mais tel qu’il est,
ni costume ni fard, il tape du pied devant la cuisine
au rythme du bruit sec des castagnettes.

 

∗∗

 

D’où regarder pour te voir?
De près ou de loin? Et depuis quelle époque?
Quand je recule en essayant de te saisir
de la tête aux pieds comme un tableau sur son chevalet,
je sens que c’est toi qui me toise,
me change, ajoute ou enlève la couleur.
Tantôt je te regarde dans les yeux, tantôt je regarde par tes yeux,
quand tu dors ou que je rêve à toi
je cherche de nouveau un détail – objet, geste, mot,
en attendant son éclosion-explosion qui sera toi.
Tant de points de vue, et moi au point mort,
entortillée dans le fil par lequel je voulais les lier.
Et je ne sais pas si tu es le fil                                
ou l’éclair du ciseau qui le coupe.

 

∗∗

Sculpture pour aveugles

 

Au musée d’art où règne le regard,
se trouvent des statues pour aveugles.
Les mêmes dont les visiteurs
ne peuvent s’approcher de trop près:
qu’un pied dépasse la ligne rouge,
qu’un nez s’avance vers le vide
du nez antique – et c’est l’alarme.               
Tu n’as que le droit de regarder jusqu’à devenir
les globes oculaires de pierre sur antennes
que l’on sort de la tête grecque marmoréenne
et que les aveugles regardent avec leurs doigts.
Ils touchent des cicatrices
sur le ventre de la jeune cycladienne,
un combat de dragons sur l’envers
d’un miroir coréen.
Ils reconstruisent ce qui est apparu mille ans
avant notre ère en disant: cruche, gobelet,
et en versant le vin.
Sorties des vitrines, enfilées sur des cordons,
des billes font tinter dans leurs mains
profits, pertes et transactions louches.
Un heurtoir leur prête son poids
et se souvient de la porte.

Essaie donc de l’ouvrir les yeux bandés –

 

∗∗

Hier j’ai vu un chien au bord de la mer

Hier j’ai vu un chien au bord de la mer,
un jeune chien noir que son élan entraînait dans l’eau
qu’il mordait et labourait puis dont il sortait furieusement
pour trotter au bord de l’eau, s’arrêter, avancer, toucher du nez
l’ourlet d’une vague, en humer prudemment le creux,
avançant une patte, jouant avec la mer et l’agaçant
comme s’il voulait provoquer un mastodonte.
Mets-lui sa laisse.
Pas nécessaire, la mer lui sert de laisse.
Hier j’ai vu un chien au bord de la mer:
il essayait de mordre la ligne argentée de l’eau,
revenait vers les dunes-décharges, galopait sur le parking.
Il avait à peine rattrappé un gobelet en papier sur la jetée
et déniché quelque chose de noir dans le sable –
que la mer l’attirait avec une secousse,
et le chien revenait en un clin d’oeil vers les vagues,
secouant les gouttes métalliques de son collier.

Présentation de l’auteur




Deux visages féminins, deux poètes celtes

Deux femmes nées au début du XXème siècle et décédées à un an d’intervalle, elles portent le même prénom à la signification symbolique : « le messager », toutes deux héritières de Orphée, le messager, le médiateur et voyant privilégié. Chacune a vu la nature à la façon baudelairienne « comme une forêt de symboles », poètes enracinées en Bretagne rurale, riche de pierres celtiques, de forêts, de contes, de mythes et de chansons populaires, elles surent célébrer et révéler le monde tel qu’elles le voyaient.

Anjela Duval ne quitta jamais sa ferme de Traon An Dour sur la commune de Vieux-Marché dans le pays du Trégor. Angèle Vannier née en bord de mer à Saint-Servan près de Saint-Malo, ira jeune femme et jeune épouse vivre un temps à Paris, mais elle choisira de retourner seule vivre dans la demeure familiale Le Chatelet à Bazouges-la-Pérouse en Ille-et-Vilaine.

Le bonheur d’être dans la nature et de vivre dans une société rurale traditionnelle

« La terre est comme mon deuxième corps », « Celui qui n’a pas de terre, n’a pas de racines » (Anjela Duval), elle restera attachée à ses quelques arpents de terre hérités de ses parents, toute sa vie, elle les cultivera : « Je n’aimais que les campagnes, les campagnes si belles de ma Basse-Bretagne », « Mes vers je les écris avec le soc de ma charrue / Sur le chair vive de mon Pays de Bretagne sillon après sillon ». Elle écrit la nuit tombée et puise ses mots dans cette terre qu’elle cultive. Elle est émerveillée par cette nature avec laquelle elle est en communion : « Faut pas lésiner sur sa peine à propos de la terre, parce que la terre, elle rend à mesure qu’on lui donne. » 

La terre bretonne est aussi essentielle à Angèle Vannier qui chante les éléments, la voix des arbres, l’esprit des pierres, l’âme des animaux. Elle aussi sait qu’il faut puiser dans ses racines pour nourrir sa poésie riche de légendes et de mythes bretons.

« Emportez-moi dans la charrette pauvre et nue / Avec le grand vieillard et la femme et l’enfant / Emmenez-moi crever l’oraison des étangs / Des étangs noirs pétris de charme et de cigües. »1

Deux âmes celtes

« Je suis profondément celte » Angèle Vannier2

Revenue en Bretagne lorsque la cécité la frappe, elle va s’inscrire dans la tradition des bardes dont on dit que beaucoup étaient aveugles ; comme eux, accompagnée du harpeur Myrdhin (Merlin en français)3 elle ira de ville en ville, en France et à l’étranger dire et chanter ses poèmes, elle en français, lui en breton.

Pour Anjela Duval la langue bretonne est aussi une terre dont elle se sent exilée, l’interdiction de parler breton à l’école fut une blessure. La forme en breton de son prénom qu’elle adopte en 1966, affirme son choix identitaire. Dès les années 60, elle écrit en breton sur des cahiers d’écolier4, dans un style entre le breton littéraire et le breton populaire : « Le breton coulait de sa plume avec une énergie et des expressions savoureuses en jaillissaient sans cesse. » (Ronan Le Coadic)

L’écriture essentielle

Deux œuvres nées de la fragilité, l’écriture est alors essentielle pour continuer à vivre : « Pour ce qui est de moi, ma vie est un miracle de tous les jours, je me tiens debout que par habitude. » (Anjela Duval). Très jeune, elle est atteinte d’une maladie des os qui la fera souffrir toute sa vie. Elle qui a sacrifié sa vie affective et choisi de rester à la ferme pour s’occuper de ses parents, connaît une profonde dépression à leur disparition. L’écriture la sauve, avec des accents proches de Marie Noël, elle affirme : « Je veux devenir une petite poétesse, tel est le désir de mon cœur ici-bas. » et conseille : « Achète-toi plutôt un crayon, vois-tu / (tu en auras trois pour dix-huit sous) / Tu trouveras du papier en quantité/ Où tu voudras. Autant que tu voudras / Et assieds-toi pour écrire ». Elle vit en ermite, l’écriture est pour elle un don qu’elle fait aux autres. Quand la célébrité viendra, comme un apostolat, elle prendra le temps de répondre à chaque courrier qui lui est adressé. Elle écrira à des poètes comme Gérard Le Gouic, ils échangeront des lettres et cartes postales de 1973 à 1980.5

La maladie est aussi une des fragilités de Angèle Vannier, opérée sans succès d’un glaucome à 22 ans alors qu’elle est en 3ème année de pharmacie, elle devient aveugle, retourne à Bazouges-la-Pérouse et se réfugie dans la poésie : « Il me semble que ma vie et ma poésie ne font qu’un ». La cécité est une épreuve, mais aussi une force, car elle est pour elle un éveil permanent : « La cécité, bien vécue, serait peut-être cet état perpétuel de transposition et tout est presque vécu au niveau poétique ».

La fragilité est pour ces femmes un chemin vers le dépouillement qui permet d’atteindre l’essentiel et la poésie traduit cet essentiel.

L’éloge de la simplicité et de la lenteur

Leur poésie emprunte aussi le chemin de la simplicité et de la lenteur. « J’ai vécu comme au XIXème siècle (…) Je n’ai jamais eu l’électricité dans cette maison. Quand j’ai perdu la vue l’électricité n’était pas encore installée. » (Angèle Vannier)

Angèle habite une belle demeure, mais il n’y a rien de superflu. Une simplicité encore plus grande règne dans la ferme de Anjela Duval qui vit une situation proche de la grande pauvreté.

Si Angèle Vannier n’a rien perdu de sa féminité, Anjela elle ne connaît aucune coquetterie : « Elle apparaissait austère, sévère, avec un bonnet recouvrant une chevelure à la diable avec jupe et sarrau noirs. Elle allait d’un pas d’homme, sans grâce, en sabots. » (Roger Laouenan)6

Toutes deux vivent en écoutant le rythme des éléments, et peuvent ainsi se mettre à l’écoute de ce qu’elles sont. Anjela paysanne sait attendre et regarder, elle ne se met à écrire qu’à 55 ans, riche de ce temps passé à regarder et à aimer cette terre qu’elle cultive.

La demeure d'Angèle Vannier, Le Chatelet, © Nicole Laurent- Catrice.

Un chemin essentiel pour ensuite se tourner vers les autres. Cette femme qui a arrêté l’école à 12 ans, seule dans sa ferme comprend une grande partie des questions qui se posent aujourd’hui à l’humanité, elle se pose des questions d’ordre environnemental, dans son poème Sahara, elle évoque déjà la déforestation et le changement climatique. Elle construit, pour y répondre, une philosophie de la vie qu’elle exprime dans sa poésie et « elle a su … mettre sa vie en accord avec sa vision poétique et mystique du monde jusqu’à en mourir » (Ronan Le Coadic)

La cécité impose aussi à Angèle Vannier la lenteur, celle du geste. Une cécité favorise l’écoute pour ensuite grâce l’écriture, traduire des sensations physiques intenses. Elles ont su se mettre à l’écoute de ce monde charnel qui les entoure ; pour elles, écrire : c’est retrouver l’incarnation.

Une poésie de l’engagement

La poésie permet à Anjela d’apporter sa contribution à la lutte pour la défense de l’identité bretonne et la reconnaissance de son peuple. Elle s’engage dans la défense d’une Bretagne autonome ; en 1979, elle écrit au procureur de la cour de sûreté de l’Etat, et apporte son soutien aux jeunes autonomistes incarcérés pour l’attentat de Roc’h-Trédudon. Fidèle à elle-même, elle montre un esprit de résistance : « Je ne puis pas beaucoup pour cette génération, mais elle m’est chère, c’est la Bretagne de demain. Mon cœur souffre de leur souffrance. J’ai mal à ma Bretagne, moi la triplement demeurée : demeurée bretonne, demeurée chrétienne, demeurée terrienne. »7

Anjela, Angèle deux femmes qui éveillent les consciences, revendiquent la richesse culturelle bretonne : « Je n’ai pas envie que les celtes aillent envahir tous les pays. Je laisse aux autres le droit de s’exprimer dans leur propre langue et mythologie. Qu’on nous laisse nos couleurs, nos formes, nos rêves, notre relation au monde en considérant que nous pouvons l’enrichir. » (Angèle Vannier)8

Portrait d'Anjela Duval.

Très vite la reconnaissance

Dès son retour à Bazouges-la-Pérouse lorsque la cécité la frappe et avant de rejoindre la capitale pour quelques années encore, elle fait une rencontre essentielle. Théophile Briant qui anime la revue poétique Le goéland est réfugié dans son village, il apprend qu’elle écrit et il vient la trouver : « Il m’a mise au monde, il a accouché de moi en tant que femme et en tant que poète… »9. Elle s’efforcera de mettre en pratique son conseil : « Fouille tes racines, fouille ta nuit, ton âme est celte, découvre-la ». Il préface en 1947 son premier recueil : Les songes de la lumière et de la brume, en 1950 Paul Eluard préface L’Arbre à feu ed Le Goéland. Ses textes sont connus du grand public, elle écrit des chansons qui sont interprétées par Edith Piaf, Catherine Sauvage, Suzy Delair10. Elle rencontre le public et ses spectacles et lectures sont nombreux de 1946 à 1980, en France et à l’étranger11, elle participe à des émissions de radio et de télévision.

Anjela Duval entrée tardivement en écriture en 1960, publie dès 1962 dans des revues bretonnes de références : Ar Bed Kelteik et Barr-heol12. En 1971 André Voisin réalisateur à l’ORTF va à sa rencontre pour son émission les conteurs et met en lumière cette femme de l’ombre. D’autres émissions suivront à la BBC et dans diverses émissions étrangères. Personne ne reste indifférent à cette femme authentique, habitée par l’expression poétique, nourrie de son identité.

Deux poètes majeures

Ces deux poètes celtes sont des figures majeures de la poésie bretonne, elles rayonnent aujourd’hui encore 40 ans après leur disparition. Les publications se multiplient après leur mort, en 1990 paraît chez Rougerie une anthologie de poèmes choisis (1947-1978) de Angèle Vannier, son amie la poète Nicole Laurent-Catrice en 2017 lui consacre un essai : Demeure d’Angèle Vannier ed Sauvages.

En 1998 sur l’initiative de l’universitaire Ronan Le Coadic est créée l’association Mignoned Anjela afin de sauvegarder et de diffuser l’œuvre d’Angela Duval; en 2000 paraît son œuvre complète, la première d’un poète breton : Oberenn glok ed Mignoned, les textes bretons sont traduits en français par le poète Paol Keineg. Des chanteurs contemporains reprennent les textes de Anjela en 2012, le groupe breton Unité Maü dédie à Anjela son Chant de la terre, son poème Karantez vro (l’amour du pays) mis en musique par Véronique Autret est chanté par Nolwenn Leroy dans son album Bretonne. Leurs œuvres s’inscrivent dans la grande tradition de la littérature celte, celle des bardes, une poésie de l’écrit mais aussi de l’oralité qui a su se nourrir des contes et des légendes.

Cette réflexion de Paul Eluard à propos de l’œuvre de Angèle Vannier convient aussi à celle de Anjela Duval : « Je la tiens pour un très grand poète…Angèle Vannier rejoint tout naturellement Max Jacob, c’est-à-dire Morven-le-Gaëlique et Saint-Pol Roux. C’est une bretonne authentique…On la sent en plein accord avec la nature…féérique simplicité qui donne à tout ce qu’elle écrit la couleur des brumes nacrées et claires de sa terre natale »

 Elles furent et restent deux poètes majeures de la littérature celtique et française, bretonnes authentiques, en accord avec la nature, elles font désormais partie de cette culture qu’elles ont l’une et l’autre aimée et défendue.

Notes

1. Emportez-moi, in : Le songe de la lumière et de la brume ed Savel 1947
2. Rythmes visages Paroles d’Angèle Vannier Les Cahiers d’Ere 1995
3. Myrdhin était l’un des 3 harpeurs professionnels de Bretagne, il sillonnait le monde pour transmettre la musique celte. Il a dirigé les rencontres internationales de harpes celtiques à Dinan.
4. 40 cahiers d’écolier seront retrouvés à sa mort.
5. Anjela Duval lettres à Gérard Le Gouic ed Berlobi
6. Anjela Duval Une voix prophétique : Ar Men n° 56 janvier 1994
7. Fin de la lettre au procureur citée par Jean Lavoué in, Voix de Bretagne le chant des pauvres ed L’Enfance des arbres (p.97).
8 et 9 . Rythmes visages Paroles d’Angèle Vannier, les Cahiers d’Ere (1995)
10. Le chevalier de Paris chanson interprétée par Edith Piaf, reprise par Frank Sinatra, Yves Montand, Marlène Dietrich et Bob Dylan.
11. La Vie tout entière spectacle conçu avec Myrdhin sera joué à travers l’Europe.
12. Anjela Duval publie dès les années 60 des articles dans la revue AR Bed Keltiek dirigée par Roparz Hemon et dans Barr-heol dirigée par l’abbé Marcel Klerg.

       

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Trois poèmes de Yin Xiaoyuan

Yin Xiaoyuan, poète militante  au sein du mouvement qu’elle a fondé pour une littérature qui transcende les genres, anime aussi l’EPS  « Encyclopedic Poetry School », créé par elle en 2017. Elle fédère un groupe dynamique de jeunes poètes chinois à l’origine de nombreuses actions internationales,  qui propose de nouveaux paradigmes pour le mélange des genres amplement ouvert aux cultures internationales, transformant  l’écriture par des juxtapositions linguistiques acrobatiques, l’introduction de sujets scientifiques innovants, de références à des sub-cultures variées (rock, rap, jeux vidéos…), des emprunts linguistiques (Yin Xiaoyuan est aussi polyglotte et traductrice) et des thématiques historiques bousculées par des  représentations étonnantes et non linéaires de la réalité, promenant le lecteur d’un lointain passé anté-historique à des spéculations sur un futur de science-fiction. Un ensemble, traduit par Marilyne Bertoncini, a été publié ici sous le titre "Les Mystère d'Elche"

∗∗∗

 

Trois poèmes de Yin Xiaoyuan

 

Traduction Cécile Ouhmani

Centripetal Force

The city, in the distant golden jungle of a magnificent sunset,
Now radiating light, now gliding
Below zero. A coast road against faint streaks of dawn is a symbol of
The elapse of time. Mine diggers in cotton or linen
Passed by, basket on shoulder, 

 Baring their birch-hued teeth. Whirring wheels underneath you
In whiffs of zephyr, were like bulls in
A field of wheat. A pat of butter, and a flask of tea tree oil
Were what you carried in your pocket, to sooth the mocking axis,
When you flipped dust of all things off

From your leather gauntlets. ‘Her jewelry and glances are as old as
Roots of banyan trees. Through a wormhole she communicates with the city
Three hundred years ago…’ Bizarre songs they sang.
You founded yourself still. Fallen leaves rolled up 
When you lowered your ride, and tilted laterally
So it became a fire-breathing butterfly, going to war,
Which you reined back from a cliff,
Hoofs in air.

 

Force centripète

La ville, loin dans la jungle d’or d’un couchant magnifique,
Rayonne de lumière et glisse
En-dessous de zéro. Une route côtière, quelques touches d’aube, symbole du
Du temps qui passe. Des mineurs en coton ou en lin,
leur panier sur l’épaule,

Leurs dents couleur de bouleau. Les roues bruissent
Dans la brise, des buffles dans
Une rizière. Une noix de beurre, et une fiole d’huile d’arbre à thé
Dans ta poche, pour apaiser l’axe de la roue
Quand tu secoues la poussière des choses

Avec tes gants de cuir. « Ses bijoux et ses regards sont vieux comme
Les racines des banyans. Par le trou d’un ver elle communique avec a ville
D’il y a trois cents ans... » Ils chantent des chants étranges.
Tu restes calme. Des feuilles tombent et tournoient.

Tu t’es courbée avant de basculer sur le côté,
Alors un papillon de feu est parti en guerre
Tu l’as retenu au bord de la falaise,
Sabots en l’air.

 

 

 

 

 

 

 

∗∗∗

Quantum Walk

Man with [ginger-hued fingers][standard biological clock][recluse mind][decrepit lungs] Man with [jade-hued fingers][Oversped biological clock][moderate mind][fresh lungs] Man with [jade-hued fingers][disordered biological clock][fractured mind][stout lungs]

HE formulated them as above until the scarlet scrawl zigzagged
Beyond the ever-stretching wall, while between the curves he remarked  
In smaller font size: ‘Only for reference as gender-specific samples,’
Applied equally to females, even humans in preceding or subsequent historical stages.’ Quanta without features

Longan-shaped-skulled ones, swirling blind, taking in wisps of smoke, and aroma of wheat
Then dissolved into differentiated data. ‘Appearing like rolling date code stamp,
They formed digits of various numerals, with inherent DNA fragments within,  
Snaky bones (almost phenomenal), and got the label
‘Superposed State’. Braided into a binary plait

Thin and diaphanous, suspended vertically,
They bided their time. Later claimed to be shaped like spinning tops
Instead of coins with heads and tails. They disentangled themselves
Into different positions. This time they were observed

On a two-dimensioned basis. honeycomb pattern in the bullseye – men in [equilibrium state] 9 Points- men in [particular states] 7 & 8 Points- men barely classed as [existing] 2 to 6 Points- all men known to us

 

Promenade quantique

Un homme avec [des doigts couleur de gingembre][une horloge biologique standard][l’esprit d’un reclus][des poumons décrépits] Un homme avec [des doigts couleur de jade][une horloge biologique en surrégime][un esprit moyen][des poumons jeunes] Un homme avec [des doigts couleur de jade][une horloge biologique en désordre] [un esprit dérangé][des poumons forts]

Il les a formulés comme ci-dessus jusqu’à ce que zigzague le griffonnage écarlate
Au-delà du mur qui s’étirait toujours plus, pendant qu’entre les courbes il notait
Dans une police de taille plus petite : « Seulement comme référence d’échantillons spécifiques à chaque genre, »
Appliquée indifféremment aux femmes, même aux humains à des stades historiques précédents ou ultérieurs. » Des quanta sans traits

Avec des crânes en forme de longane, tourbillonnant à l’aveuglette, absorbant des volutes de fumée, et une odeur de blé
Se sont ensuite dissous dans des données différenciées. « Sous l’apparence d’un cachet du code de date mobile
Ils formaient les chiffres de nombres variés, avec les fragments d’ADN inhérents à l’intérieur,
Des os sinueux (presque phénoménaux), et obtenaient l’étiquette
« État superposé ». Tressés en une natte binaire

Fine et diaphane, suspendue verticalement,
Ils attendaient leur heure. Affirmèrent plus tard être formés comme des toupies
Au lieu de pièces avec un côté pile et un côté face. Ils se démêlaient
Et prenaient différentes positions. Cette fois ils étaient observés

 Sur une base à deux dimensions, avec un motif octogonal dans le mille – des hommes en[état d’équilibre] 9 Points- des hommes dans [des états particuliers] 7 & 8 Points- des hommes à peine classes comme [existants] 2 à 6 Points- tous les hommes connus de nous

 

 

 

∗∗∗

Ode to Prime Numbers

    Your name is ‘le seul’.
    Undeconstructible, and enigmatically unyielding.
    As straight as a feather, vividly white as well, is the fragment of bone in the depth of entwined source codes. You never know since when the lips of the cognoscenti started testing on you: They longed to know how the fluttering sequences of binary numbers smell, which scintillate between positive and negative infinity. Ambery? Or just intoxicatingly oriental?
    Their coarseness hampered their forlorn attempt to reach you; their lust to disassemble left them nothing but despair and dirty, worn gloves.
   Just as what Alphonse de Polignac once said: There is a mirror image of you in the fathomless universe, forever 2 degrees apart from where you are located. You almost felt her sometimes… You have spared no vision or hearing in your exploratory search for her: yet you sank into an ocean of molecules -- banal replicas of one another, and then a moor of double helixes blooming and withering ephemerally. All you could see is waving hyphae, stretching along fissures between clusters of stars, whose glimmers tasted so antiquely astringent!
    You were chosen out of all others since you were a ripe embryo. Time-roughened hands with sophisticate calmness, combed through and smoothed out kernels of corn, like what Fate did to centillion bytes of data. The blazing ibis from the east condescended to them like a flash of wisdom –- devoutly before her they winnowed away chaff and dust, while you clung to the center of the giant mesh, like a rare butterfly… They let you nestle up among their fingers, held you to the light and murmured with a Mediterranean accent: “Ciao!”   
    The streets that have supplied you with all colors and sounds of life are in a parallel system to theirs. When you saunter down to the seaside, hands in pockets, local people approaching you with buckets of olives and sardines can not actually meet you, as if you were walking past this place at different times of a day. They indulge in their neon nights while you embrace your sapphire days. Gradually you turn from strangers to dancing partners, lovers and then rivals, in the revelry of darkness!  
    Growth curves of everything are invisible but to the stars: they appear as emerald waves, rising from feebleness to robustness, soaring marvelously, and then plunging, increasingly close to zero. Just as what the frequency of prime numbers reveals, they end up in decay as you end up in solitude. You are destined to be the last celestial body over seven thousand miles of graveyards.
    [Voiceover 1] when you glanced away beyond tracks of time, suddenly he came into view, emerging from underneath surface of the ethereal, gleaming with vigor and tenacity. Those attributes of his do not perish with the body, or even with the soul. He is incarnated everywhere, in weather, energy, and even Zen. A roots-stems-leaves theory could never demystify the origin of him or the canopy above, which could be traced back to Hadean time.
    [Voiceover 2] Compared to the entire history of time, phantasmagoric voices rustling through those lines are nothing but drops of liquid in vascular bundles of the universe. Ears which hear them would turn away shyly like autumn leaves. When there drip out mercury, whoever its sound reaches will be doomed.
     [Voiceover 3] It has been kept secret, that the Fate of human race had been long predicted, by the final scale the convex meniscus rose to.

Ode aux nombres premiers

      Votre nom est « le seul ».
      Impossible à déconstruire et énigmatiquement inflexible.
      Aussi droit qu’une plume, et d’un blanc vif, le fragment d’os dans la profondeur de codes sources entrelacés. Tu ne sais jamais quand les lèvres des experts ont commencé à te tester : Ils brûlaient de savoir ce que sentent les séquences mouvantes de chiffres binaires, qui scintillent entre l’infini positif et négatif. L’ambre ? Ou juste un parfum oriental qui vous monte à la tête ?
       Leur rugosité gênait leur tentative sans espoir de t’atteindre ; leur ardent désir de se défaire ne leur laissait que le désespoir et des gants sales et usés.
      Comme Alphonse de Polignac l’a dit une fois : Il y a une image miroir de toi dans l’univers sans fond, toujours à deux degrés d’où tu te trouves. Tu l’as presque éprouvée parfois… Tu n’as épargné ni vision ni écoute dans ta quête exploratoire pour la retrouver : pourtant tu as sombré dans un océan de molécules – des répliques banales des unes et des autres, et puis une étendue de doubles hélices fleurissant et se desséchant de façon fugace. Tout ce que tu voyais était de l’hyphe qui ondoyait, s’étendait le long de fissures entre des amas d’étoiles dont les lueurs avaient un goût ancien et âpre !
      Tu as été choisi parmi tous les autres parce que tu étais un embryon à maturité. Des mains endurcies par le temps et d’un calme sophistiqué, dégageaient des grains de blé en peignant et en lissant, comme le Destin l’a fait pour des quintillions d’octets de données. L’ibis flamboyant venu de l’Est s’est incliné devant eux tel un éclair de sagesse – devant elle, ils ont dévotement séparé la balle et la poussière, pendant que tu t’accrochais au centre du filet géant, comme un papillon rare… Ils t’ont laissé te blottir entre leurs doigts, t’ont tenu à la lumière et murmuré avec un accent méditerranéen : « Ciao ! »
       Les rues qui t’ont fourni toutes les couleurs et les bruits de la vie sont un système parallèle au leur. Quand tu flânes jusqu’au bord de mer, les mains dans les poches, les gens du pays qui s’approchent de toi avec des seaux d’olives et de sardines ne peuvent pas vraiment te rencontrer, comme si tu passais cet endroit à différents moments de la journée. Ils se font plaisir avec leurs nuits de néon pendant que tu embrasses tes journées de saphir. Petit à petit tu les transformes d’étrangers en partenaires de danse, d’amants en rivaux, dans les festivités de l’ombre !
      Les courbes de croissance sont invisibles sauf aux étoiles : elles apparaissent comme des ondes émeraudes, qui s’amplifient, faibles puis robustes, s’essorent à merveille, et puis plongent, de plus en plus proche de zéro. Exactement comme ce que révèle la fréquence des nombres premiers, elles terminent dans le déclin comme tu termines dans la solitude. Tu es voué à être le dernier corps céleste sur sept mille miles de cimetières.
      [Voix off 1] quand tu as jeté un coup d’œil au-delà des traces du temps, il est soudain apparu sous la surface de l’éther, luisant de vigueur et de ténacité. Ces attributs qui sont les siens ne périssent pas avec le corps, ni même avec l’âme. Il est incarné partout, dans le climat, l’énergie et même le Zen. Une théorie racines-tiges-feuilles ne pourrait jamais démystifier son origine ni la canopée au-dessus de lui, qui pourrait remonter à l’époque hadéenne.
      [Voix off 2] Comparées à l’histoire entière du temps, les voix fantasmagoriques qui bruissent à travers ces lignes ne sont rien que des gouttes de liquide dans les faisceaux vasculaires de l’univers. Les oreilles qui les entendent se détourneraient timidement comme des feuilles d’automne. Quand du mercure s’égoutte, quiconque en entend le bruit sera damné.
      [Voix off 3] Il a été tenu secret que le Destin de la race humaine a été prévu de longue date, selon l’échelle finale du ménisque convexe.

 

 

Pour en savoir plus sur Yin Xiaoyuan , l'article de Marilyne Bertoncini : Yin Xiaoyuan : Les Mystères d’Elche

Présentation de l’auteur




Six poèmes de Nina Kossman (Etats-Unis)

Nina Kossman a quitté l’Union soviétique enfant, avec ses parents et son frère, en 1972, pendant les années Brejnev. A cette époque, la décision d’émigrer était très risquée, l’Union soviétique étant un pays verrouillé. Il fallait obtenir du gouvernement une autorisation spéciale de sortie du territoire, autorisation rarement accordée.

Ceux qui faisaient une demande d’émigration prenaient un grand risque car en cas de refus ils s’exposaient à être privés d’emploi et s’ils étaient au chômage, ils pouvaient être arrêtés pour cette raison – même qu’ils ne travaillaient pas. Ils étaient alors tenus coupables de ce que le régime communiste a appelé « parasitisme social ». Les parents de Nina Kossman ont eu la chance d’obtenir l’autorisation d’émigrer en Israël, seul pays accessible aux Juifs d’Union soviétiqueen ce temps-là. Ils sont restés un an en Israël puis ont choisi de s’installer aux Etats - Unis. Nina a écrit plusieurs nouvelles ayant pour thème son immigration, expérience concrètement fondatrice par-delà le trauma et l’inquiétude constitutive, dont trois viennent d’être publiées en anglais.

https://www.litterateurrw.com/magazines/february_21/index.html?fbclid=IwAR18mSo9NrY -XUlTnsyUuQ6l8Mb1IACl9rV2Lql-bcaMzjMEaBzsfxZ8oWw#p=5

Ces nouvelles seront incluses dans un prochain livre, Dictionnaire du 20ème siècle histoire d’une famille ("Dictionary of the 20th Century : Story of a Family"). Elle a aussi publié un livre sur son enfance, Derrière la frontière ("Behind the Border ") qui relate les épreuves et le parcours d’une famille candidate à l’émigration dans l’Union soviétique de Brejnev.

L’expérience de l’émigration et de l’immigration a laissé son empreinte dans la formation intellectuelle, artistique et dans le travail d’écriture de Nina Kossman dont voici cet ensemble de six poèmes1, premiers textes à paraître en français.

∗∗∗∗∗∗

Choix de poèmes

Traduction de l’anglais Isabelle Macor

LA VALLEE DES YEUX FERMES

1

Dans la deuxième décennie du troisième millénaire
Moi, né trois fois de l’arbre de chair
tombé trois fois de ses branches nues,
la masse d’eau diaphane,
rouge de la mer maternelle,
syllabes de mon nom se précipitant pour sauver
tes lèvres
immobilité
air
tes lèvres essaient de former comme mon nom-
« complaintes du vent par-dessus le tas
des os » -
que cela soit mon nom en cette vie :
Le Ciel Se Précipitant à la Rencontre de l’Eau.

 

2

Eau de pierre
colorée par le vent,
ciselée par la lumière tombée de tes paupières :
un instant est tout dans le silence du nouveau-né.
Maintenant prends une cruche,
verses-en de petits échos, à égalité
sur la terre,
sur la forteresse du scorpion,
sur les pierres transparentes,
et sur la flamme inerte à la porte.

 

3

Trempant mes pommettes
dans la substance aveugle,
dans l’eau rafraichissante du oui maternel,
Moi, fleuve de ton corps,
Moi, corde raide de la crainte que ton corps se mette en marche,
je retourne à toi la nuit, sans mouvement,
le jour, la nuit
J’ensevelis mes deux mains dans ta solitude :
les échos
me répondent dans ta vallée des yeux fermés.

 

4

Sel de la terre dans une graine de tournesol,
sel sur les feuilles de l’arbre de la destruction,
sel s’ouvrant et se fermant
comme une fleur,
transparent
labyrinthe que je dois traverser
pour fermer mes paupières avec tes doigts de sommeil
pour ouvrir les tiennes avec mes doigts d’argile et d’eau.

 

5

Dans la deuxième décennie du troisième millénaire,
Moi,
hallucination de flamme sur le visage d’un enfant,
gardien des rêves aériens de l’enfant,
tous ses souffles à présent n’étant qu’un seul souffle,
tous ses mots une phrase sans fin,
Je me divise en lunes parallèles,
Je me déverse dans un bol de sang –
Tu me verras sel de ton corps,
tu m’entendras penser dans tes pensées…
Quand je t’offre une face de la lune, tu sais :
Mon visage est le visage dévoré
Par des années de maladie et de faim,
Le visage d’un enfant qui est mort
Il y a cinquante ans.

 

∗∗∗

I am Persephone. Only flowers here still recall the dead, Nina Kossman.

 

La main gauche de l’obscurité est lumière qui recule.
L’absolu est l’odeur en fuite d’une pluie antique.
La bouche que l’on baise n’est pas la bouche sur laquelle on mise son destin.
Regarde : la vibration de la lumière est fraîche brise des jours à venir.

La rive du détachement est loin des algues dormantes.
Les poings sont ouverts pour lâcher prise sous la caresse de l’air.
Rien n’est moins nôtre que les cendres emportées par le vent.
Regarde : le soleil et le corps s’élancent tous deux vers la lumière.

La veille est le rêve familier de la face sèche de la toile.
La veille : l’attente ainsi comblée par les ondulations de la lumière,
elle ne connaît plus la frontière entre le mot et le silence
et la traverse calme comme un nageur fend une vague hypothétique.

∗∗∗

A Child Dreams of a Bright Future, Nina Kossman.

 

PSYCHE A EROS

Je te t’exhorte mais tu es endormi.
Je t’éveille mais tu n’entends pas.
Ton souffle de dormeur se déploie d’ici à là-bas
En un arc majestueux jeté par-dessus les rives.
Quand je suis près de toi, je suis près d’un océan :
des voix, comme des vagues, se brisent à l'oreille
de l’Esprit qui semble seulement endormi.
L’intelligence du sommeil que tu m’as donnée,
la vertu d’une pensée issue
                 d’une paix plus profonde,
de sous la statique qui plisse la surface.
Pour apaiser la surface, je t’exhorte.

 

∗∗∗

DAPHNE PARLE

Je me ferai pousser de discrètes feuilles
dans le silence difficile de la chasteté.

Je me cacherai dans l’immense anonymat
bien que chaque arbre lui murmure mon nom.

Je suis le lit de feuilles qu’il ne pourra jamais brûler
pas même avec ses yeux de feu.

Je suis le visage nu de la fleur ; une croix.
Il ne peut s’échapper en m’atteignant.

Le dieu et le dessein ; l’amant et l’aimé ;
la poursuite et la fuite, entremêlés.

Bien que dieu, il mourra dans les profondeurs de mon écorce.
Je ferai briller sa face sur mes feuilles.

Chaque aigle aura ses paupières.
Chaque événement – sa vitesse.

Chacun des mille soleils
me poursuivra comme il a chassé.

Chacun des symboles du silence
apprendra son nom que je refuse de porter.

Je suis lui : le soleil, son bol immense
déversant les soi comme d’une fontaine de chasteté.

Il est moi : le chant persistant en fuite,
le soleil me poursuivant à jamais.

∗∗∗

He Who Holds His Head in His Hands, Nina Kossman.

 

INCANTATION

Sois en moi tel un chant silencieux
      qui ne cesse jamais, et non
comme sont les paroles prononcées –
      arrogantes et braillardes.
Cache-moi dans une langue sans artifice
      de vérités qui dorment
dans un esprit non dispersé.
      Laisse le non-dit nous faire un bouclier
parmi les phrases clinquantes.
      Rochers empoisonnés du silence,
Gardez-nous.

∗∗∗

The Soon To Be Extinct, Nina Kossman.

Refroidi par la neige,
trempé de pluie,
irrité par l’immobilité
comme si c’était un crime,
les yeux mi-clos,
les mains séparant
les anémones des asphodèles,
tige par tige, 
pétale par pétale...
Et n’oublie pas la petite-herbe-de l’eau,
comment elle s’est nourrie de l’asphodèle,
fleur des morts,
symbole de la mémoire,
et ce bref éclat du soleil
dans la vallée des morts-à-venir,
tandis que tes mains douloureuses
continuent de séparer
le pétale de la tige,
l’oubli de la mémoire
dans la tombe des dieux
qui ne règnent plus sur nous

                             ***

J’ai enfin trouvé une cité
dans laquelle ma mère vit encore.
Vieille, mais vivante,
vieille, mais marchant
toute la nuit dans mon sommeil.

 

Translator Nina Kossman reads from her translations of Marina Tsvetaeva, one of the greatest Russian poets of the last century.

Présentation de l’auteur




Astrid Nischkauer : Poesie passieren & passieren lassen

Traduction par Anne Ortiz Talvaz((poèmes extraits du livre d'Astrid Nischkauer: Poesie passieren & passieren lassen (Gedichte Ausstellung Katalog. Köln: parasitenpresse, 2016)  avec la gracieuse autorisation de l'éditeur.))

 

 

einzelne weiße Blütenblätter
aus dem Nichts heraus
ein Hauch von Schnee

quelques pétales blancs
surgis de nulle part
un souffle de neige

 

 

ein Schutzengel wacht
über das schlafende Kind
hält die Schlange ab
von der Wiege
lässt keinen Herkules
aus ihm werden
sondern ihn unruhig
weiterschlafen

un ange gardien veille
sur l’enfant qui dort
éloigne le serpent
du berceau
ne le laisse pas
devenir un Hercule
mais le rend
au sommeil intranquille

 

 

war im Museum und
fand dort keinen Dichter
in höchster Konzentration
mit schmalen Lippen und
starrem Blick und auch
keine einzige der neunzehn
Szenen mit Kobolden
war zu sehen nur
Farbspiralen und ‐sphären
und ein einzelner Ventilator
der sich, von der Decke baumelnd
an langem Kabel, langsam
in weiten Kreisen drehte

j’étais au musée et
concentré au plus haut point
les lèvres compressées
et
n'y ai pas trouvé de
poète
le regard fixe et aussi
pas une seule des dix-neuf
scènes avec les kobolds
on ne voyait qu'en
des spirales et des sphères colorées
et un ventilateur isolé
attaché au plafond
par un long câble, qui lentement
décrivait de larges cercles

 

zart rankende
Topfgedanken
bei offenem Fenster
dem Licht entgege

doucement grimpantes
près de la fenêtre ouverte
des pensées en pots
à contre-jour




Patricia Cottron-Daubigné, Mélissa Fries, Femme broussaille, la très vivante

Deux univers cohabitent dans ce livre, celui des dessins de Mélissa Fries, et celui des poèmes de Patricia Cottron-Daubigné. La poète écrit à partir des oeuvres de l’artiste, pour dire l’enfermement, les gangues qui se défont.

Ce sont des dessins-collages qui “délivrent le savoir des nuits pierreuses”. Ainsi ces femmes à tête de chouette ou de hibou, aux grands yeux jaunes, enveloppées dans des vêtements amples, sombres et épais, semblent enfermées dans un carcan. Leur nature primitive, sauvage, veille, pourtant, et ne demande qu’à être révélée. Elles sont, au fond d’elles-mêmes, de “buissonnantes sorcières”, au fond d’elles-mêmes, des processus mystérieux se trament, dans un amalgame de noeuds et d’entrailles enchevêtrées. Tout cela macère, fermente.

La femme dont il est question dans ce recueil doit trouver “l’audace de défaire les gangues”, révéler sa vraie nature féminine, l’exposer à la clarté de la lune. Nous sommes en présence de la femme empêchée, entravée par le poids du passé, celui des traditions, du vécu personnel, du rôle que lui assigne la société. Cette femme empêchée réprime ses instincts vitaux. Pourtant, elle est une cathédrale qui s’ignore, et qui ne demande qu’à être révélée. Osera-t-elle dévoiler ses joyaux, ses vitraux de lumière ?

Patricia Cottron-Daubigné, Mélissa Fries, Femme broussaille, la très vivante, Les Lieux Dits éditions, 2020

Les poèmes de Patricia Cottron-Daubigné éclairent les oeuvres de Mélissa Fries.

Je viens du temps des retables

du temps des gargouilles grimaçantes

des broussailles et des griffes goulues

qui caressent jusqu’au sang

je parle à la lune de

nos ventres gourmands

nous

mères et filles

génitrices d’oiseaux

aux grands yeux

d’autre nom sorcières

femmes.

 

Le monde décrit par Patricia Cottron-Daubigné est un amalgame de bêtes, de chair, de sang. La femme au cri silencieux réprime le trop-plein en elle et dit : “les cieux ont coupé / ma tête”. Ce qui est entravé, empêché, c’est l’accès au plaisir. Alors, pour se réveiller à sa véritable nature, elle danse des danses nocturnes “avec des grenouilles dans les mains / avec des lézards dans la bouche / et parfois un sexe d’homme découpé”.

Il s’agit pour elle de retrouver une certaine légèreté, “l’écume des rires”, de “jouer dans le matin des écureuils / femmes plus vastes gorgées de ciel”, malgré les clous, les flèches, le poids d’une société patriarcale. Il s’agit de retrouver la douceur, la beauté du jour, les sourires, la sensualité, le plaisir, les caresses.

Je pose sur nos fesses

sur nos ventres d’amour

des entrelacs d’offrandes

perles et fruits sucrés

fauvettes diamantines

et baies sauvages

je prépare la cérémonie

la venue de la parole

celle des reines que nous advenons

l’une et l’autres toutes

Cette redécouverte du plaisir sensuel passe par d’autres femmes. Des textes plus courts dévoilent l’exploration du désir, les dentelles noires, le froufrou, l’ivresse des amours saphiques.

Pourtant, le chemin de l’éveil est long : “il faut défaire les clôtures / laisser les conquêtes / connaître les nuits / et s’avancer”. Il faut enlever les couches épaisses et accumulées, une à une. Pour, enfin, accéder à “l’enfance du monde / un nom de lumière / femme / sous sa robe / d’horizon”.




Orianne Papin, Poste restante, Marie-Laure Le Berre, Ligne

Poste restante, Orianne Papin

Ayant découvert les poèmes d’Orianne Papin dans la revue en ligne Gustave, j’étais curieuse de lire son premier recueil. Une belle lecture. Trente poèmes autour du premier amour, celui que l’on découvre souvent à l’adolescence, lors des grandes vacances en bord de mer. Garder le lien par l’échange de lettres via la Poste restante, « gage de confiance / probatoire ». Délicatesse et sensualité du poème. Frôlement des premiers gestes. L’enfance qui s’éloigne : « Un corps étranger / dans le miroir / une mue devenue perceptible » Puis le premier faux pas. « Les gens / qui pleurent souvent / ont les cheveux / qui sentent la mer. »

« Tomber / dans l’amour » nous dit Orianne Papin, c’est « S’en sortir étourdi / et puis plonger / encore ».  

Orianne Papin, Poste restante, Polder 185, Gros Textes, 2020, couverture de Sophie Belle, préface de Sylvestre Clancier, 6€.

Ligne, Marie-Laure Le Berre

Il s’agit d’une longue marche à travers la lande bretonne, mais comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix dans sa préface, c’est avant tout une réponse « à son appel, en suivant la marche des rocs, menhirs ou murets de pierres sèches. » On pense forcément à Guillevic et c’est dans sa lignée que Marie-Laure Le Berre note « quand on va à Carnac / il y a des questions qui se posent / la pierre connaît la réponse / mais elle ne dit rien / elle méduse ». Les menhirs interrogent et aspirent des légendes « fille de l’écume » jaillie de la mer « pour un chant », « Bacchantes de Lydie » qui « ondulent leurs grands corps / sous les rais de la lune / qui joue ». La poète s’insurge de voir ceux qui courent entre les pierres « Le feriez-vous dans vos cimetières ? » Ces pierres ne parlent pas mais ont une histoire, une peau dure que l’on caresse, un cœur fait de chant que la poète tente de percer. Ligne est aussi une marche / Odyssée à travers la mémoire. Combats du passé. Combat du poète face aux mots : Tu ne dors pas / Les menhirs chantent / Tu écoutes ».

Marie-Laure Le Berre, Ligne, Polder 182, Gros Textes, 2019, couverture Georges Le Fur, préface de Jean-Michel Maulpoix, 6€.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Ilse au bout du monde

Ilse Garnier a disparu le lundi 17 mars… Je ne veux pas ici évoquer la femme de Pierre Garnier, mais la femme, elle. Elle est née à Kaiserslauten en Rhénanie-Palatinat en 1927. Ses grands-parents ont énormément compté, son grand-père notamment, qui l’a sensibilisée à la poésie, à la géographie, à l’Art.

Elle a douze ans lorsque la guerre éclate et elle est intégrée dans l’Union des jeunes filles allemandes.  Elle échappe de justesse aux bombardements et en 1950 réussit à obtenir un visa pour la France où elle rencontre son futur mari Pierre Garnier chez sa tante. Elle commence des études de germaniste à l’Université de Mayence.

Elle et Pierre Garnier ont créé le spatialisme afin de renouveler l’écriture poétique. Pierre Garnier et elle ont créé le spatialisme afin de renouveler l'écriture poétique… Elle et Pierre Garnier, Pierre Garnier et elle... Il a fallu attendre longtemps pour que ce "elle et" soit énoncé, avant ou après le nom de son époux.  Il a été respectueux d’elle, de son travail, de sa personne. Il a été présent et aimant. C’était un homme généreux, et un immense poète. Elle était aussi une immense poète, oui mais voilà, il a fallu attendre longtemps avant qu’elle ne soit reconnue comme inventrice du spatialisme aux côtés de Pierre Garnier…

Ilse Garnier.

Elle et Pierre Garnier, Pierre Garnier et elle... Il a fallu attendre longtemps pour que ce "elle et" soit énoncé, avant ou après le nom de son époux.  Il a été respectueux d’elle, de son travail, de sa personne. Il a été présent et aimant. C’était un homme généreux, et un immense poète. Elle était aussi une immense poète, oui mais voilà, il a fallu attendre longtemps avant qu’elle soit reconnue comme inventrice du spatialisme aux côtés de Pierre Garnier…

Cette question est évoquée dans un reportage qui a été enregistré pour le journal télévisé de la chaine France 3 Picardie. Je reporte ici sa transcription qui figure sur le site de l’INA

Marie Roussel

Souvent dans l’ombre de son mari, Ilse Garnier est pourtant un auteur inspiré. Son amour des lettres lui vient sans doute de son grand-père bavarois qui l’emmenait se promener en forêt en lui récitant des poèmes. Douceur de la vie de famille mais aussi rigueur de la seconde guerre, quelques années plus tard. Les bombardements, la peur, l’embrigadement pour la jeune allemande. Elle en sortira décidée à tourner la page.

Ilse Garnier

On s'est lancés dans une poésie expérimentale parce qu’on voulait une rupture.

Marie Roussel

Parce que le passé était trop difficile ?

Ilse Garnier

Parce que le passé était… s’est terminé, s’est terminé assez mal. Et un renouveau semblait nécessaire.

(Musique)

Marie Roussel

Des mots qui dansent sur les pages, libérés des formes traditionnelles, une musique pour les yeux. C’est cela, la poésie spatiale. Un terme inventé par Pierre Garnier en 1963, en pleine euphorie de la conquête de l’espace.

(Musique)

Pierre Garnier

J’ai simplement posé des mots sur la page en état de tension et puis mettre un titre. Si je fais un cercle et que je mets eau (E. A. U) au-dessous, il est certain que l’esprit du lecteur doit mêler le cercle à l’eau, l’eau au cercle. Et donc, il apparaît une image où le cercle est l’eau et le l’eau est le cercle.

Marie Roussel

Ilse et Pierre, Pierre et Ilse, on pense souvent à eux comme le couple Garnier. Pourtant, il y a bien longtemps qu’ils n’écrivent plus à 4 mains.

Pierre Garnier

Au début, quand on publiait quelque chose sous les deux noms, c’était toujours sur moi que ça retombait.

Ilse Garnier

C’était normal parce que Pierre était connu.

Pierre Garnier

Oui, mais ce n’était pas cela du tout.

Ilse Garnier

D’autre part, d’autre part, la société est quand même restée très machiste.

Marie Roussel

Aujourd'hui, l’équilibre est rétabli avec la sortie, pour la première fois, d’une anthologie des poèmes d’Ilse. Elle accepte l’hommage simplement, consciente que les honneurs sont fugaces et que c’est uniquement le temps qui la fera peut-être un jour passer à la postérité.

Elle publie donc ses productions, à côté des livres écrits en collaboration avec son époux. Une bibliographie importante lui rend hommage, une anthologie de son travail est parue, une biographie aussi. Elle et Pierre son tous deux reconnus à part égale dans cette si belle aventure en poésie. Mais tard. Aujourd'hui. Ce fut progressif. Dans les année 1990, elle avait écrit un ciné-poème, qui n'a été réalisé qu'en 2016 par Meritxell Martinez et Albert Coma.

Poème cinématographique d'après un scénario d'Ilse Garnier.
Animation et montage: Albert Coma et Meritxell Martínez

Alors, que dire, si ce n’est que cette place de second plan a été une question de réception des œuvres du couple. On imagine très bien la manière dont tout ceci a pris place. L’habitude des hommes étant majoritairement de rendre les honneurs aux hommes.

Nombre de femmes et d'hommes s'interrogent à propos de cette propension à mettre en avant des productions masculines. Dans son article “Pas d’histoire, les femmes du nord ?” l’auteur, Marcel Gillet, pose un “constat de carence” pour ces femmes du Nord qui furent “longtemps les grandes muettes et oubliées de l’histoire”2.

Je pense toutefois que ce n'est pas une affaire de lieu, même si on peut poser une analyse par région qui soit apte à rendre compte d'ancrages économiques et sociaux spécifiques. Le fait de reléguer les femmes à un rôle de second plan peut trouver des explications qui se situent bien en-deçà de ces éléments anecdotiques. La poésie, sa pensée critique comme la production de la majorité des discours théoriques littéraires sont majoritairement le fait des hommes. Il semblerait en ce domaine notamment mais pas seulement, que cette fonction judéo-chrétienne du logos, de la place masculine réservée à la production du discours et de facto des lois concerne ce domaine comme tout autre. Cette fonction n’est toutefois pas un trait distinctif de nos sociétés industrialisées.

C’est un fait, l’histoire littéraire, celle de l’art, quel que soit le pays concerné ou l’époque, le prouvent. De la création aux institutions censées réglementer ou recenser les instances créatrices et leurs acteurs, à la promulgation de règles, de la parole critique, domaines occupés par les hommes, on constate que les femmes n’ont que très rarement l’occasion de s’inscrire dans ces paradigmes d’élaboration et de gestion des instances artistiques.

Ilse Garnier, en 2011, photo 
Guillaume Gherrak.

Une différence existe, qui n'est pas inhérente à la production féminine propre, car aucune caractéristique intrinsèque ne la distingue des productions masculines, mais elle vient de la réception des œuvres produites par les femmes, ainsi que de la place qui leur est octroyée dans l’édification de l’histoire littéraire et de ses institutions. C'est ce que nous apprend la vie d'Ilse. On peut se demander en regardant son parcours, s'il existe des freins rencontrés exclusivement par les femmes dans le processus qui mène à la publication de la poésie, à sa visibilité et reconnaissance,  et à son exégèse ? Pourquoi, et comment, la visibilité des femmes est-elle limitée...?

Force est de constater que la première des barrières à la réception objective des productions féminines est la considération de ces productions, qui diffère selon que le nom de leur autrice/auteur sur la couverture du recueil est féminin ou masculin. L’horizon d’attente n’est bien sûr pas le même selon le sexe du producteur des textes. Considérer que cette variation de prise en compte du texte dès avant sa lecture est motivée par la nature de ce texte serait affirmer qu’il y a une écriture féminine avec des schèmes spécifiques qui la distinguerait de la poésie masculine. Ors il n’en est rien. Il s’agit plutôt d’une attente, d’une manière de recevoir le texte et de le considérer. On peut aisément rapprocher le lyrisme de Marceline Desbordes-Valmore de celui d’un Chateaubriand. On peut tout à fait reconnaître le brio d’une Madame de Staël qui dans De l’Allemagne pose les prolégomènes du romantisme, rapprocher ses propos de la pensée de Chateaubriand, celle du Génie du christianisme par exemple.

Ilse Garnier, Rythme et silence,
Rhythmus und Stille
, Aisthesis
Verlag, 2008, 429 pages.

Malgré cet état de fait, malgré ses œuvres, à elle, d'une grande richesse, l’histoire littéraire a préféré attribuer la découverte et l’énonciation d’une pensée et d’un art romantique à des hommes. Les femmes qui ont non seulement contribué à l’édification du mouvement mais qui en sont, pour Madame de Staël, à l’origine, ont totalement disparu des instances retenues comme fondatrices de cette modernité littéraire, dont le masculin a récupéré les lauriers. Mais demandons-nous si le romantisme aurait été le romantisme si des hommes ne s’étaient pas emparés de ces éléments théoriques, et n’avaient poursuivi le travail entrepris par l’autrice de De l’Allemagne… ? Et qu’est-ce qui motive ce regain de considération pour les productions masculines, pour la pensée masculine, qu’est-ce qui permet d’expliquer que ce soit aux hommes que revient l’attribution de ces inventions que sont les découvertes de nouvelles formes littéraires, poétiques, et de leur pensée théorique ?

Il semblerait que la symbolique représentée par la figure masculine puisse en partie rendre compte de cet état de fait. Dans l’édification des structures anthropologiques de l’imaginaire, la fonction masculine représente l’extériorité, la force, la parole. Quelle que soit la société considérée, cette fonction masculine d’affirmation exogène des principes vitaux ne varie pas. Dans l’inconscient collectif l’homme est le principe actif du couple, par opposition la femme représente l’introversion, non pas la passivité, mais le mouvement intériorisé et mesuré de l’affirmation de l’être. Les études anthropologiques postulent que cette binarité féminin/masculin est à l’origine de la dualité qui structure la pensée.

Ilse et Pierre garnier

 

Chacun des termes des catégories est pondéré d’une valeur négative ou positive selon les sociétés. Mais partout la valeur négative est féminine et la valeur positive est masculine. C’est ce que Françoise Héritier appelle « la valence différentielle des sexes » qui mène à « une plus grande valeur accordée à ce qui est censé caractériser le genre masculin » et « un escamotage de la valeur de ce qui est censé caractériser le genre féminin et même par son dénigrement systématique »3. Cette « valence différentielle » est ajoutée aux caractéristiques listées par Claude Levi Strauss qui démontre qu’il existe des traits présents dans toutes les sociétés humaines, que sont la prohibition de l’inceste et l’exogamie, la répartition sexuelle des tâches et le mariage qui est une institution liant deux famille (la femme étant ici considérée comme une valeur d’échange et non comme un être à part entière). 

Cette catégorisation méliorative et péjorative sous-tend également la pensée chinoise du yin et du yang, le premier principe étant attaché à la terre, au froid, au caché, à la nuit, au nord, à l’infériorité et le second au soleil, au jour, à la chaleur, à la supériorité. Dans la pensée grecque les mêmes axiomes se retrouvent, le chaud et le sec sont des valeurs masculines, le froid et l’humide féminines. A l'opposé de la pensée grecque et chinoise, dans la pensée des Inuits de l'Arctique central, le froid, le cru et la nature sont du côté de l'homme, tandis que le chaud, le cuit et la culture sont du côté de la femme. Mais nous constatons également un renversement des valeurs valorisées, ce qui place à nouveau la femme dans une hiérarchisation qui n’est pas à son avantage. "(...) En Europe, l'actif est masculin et le passif est féminin, l'actif étant valorisé ; dans d'autres sociétés, en Indes ou en Chine par exemple, le passif est masculin et l'actif est féminin. Et c'est alors le passif qui est valorisé. »4

Ilse Garnier, Chant du rossignol, progression du sielnce.

La hiérarchisation de ces valeurs du féminin et du masculin structure l'imaginaire collectif et est omniprésente et systématique, les termes des oppositions peuvent varier d'une culture à l'autre : "le sens réside dans l'existence même de ces oppositions et non dans leur contenu.»5 Pour reprendre la question que soulève Françoise Héritier, on peut s’interroger sur les raisons de cette hiérarchisation d’un système binaire qui aurait pu ne constituer qu’un outil de caractéristiques de valeur égale.

Enfin, on peut aussi évoquer le fait que seule la femme peut créer la vie, mettre au monde, et que cela engendre ce que l’autrice précédemment citée nomme une « sur-puissance ». Ce potentiel créateur se double d’une capacité à mettre au monde une fille comme un garçon, ce qui place la femme à une place de nature à effrayer les hommes, à les supplanter grâce à ce pouvoir que cette capacité de façonner la vie engendre. Cette capacité biologique féminine s’est retournée contre la femme puisque l'homme a voulu se l'approprier comme un élément indispensable pour qu'il puisse se reproduire en tant qu'homme dans un fils. Citer Aristote pour rappeler que la femme doit être dominée par la pneuma masculine.

Pour finir, et comme conséquence de cette capacité à engendrer la vie, donc à être de facto toute puissante, la peur ressentie de manière inconsciente et viscérale par l’homme vis à vis de la femme s’accompagne d’une défiance, d’une infériorisation et d’une mise à l’écart obligatoire pour que le sexe féminin ne soit pas celui de la mère. Pour ceci il faut que la fonction féminine soit reçue tolérée et accueillie grâce à une mise à distance préalable qui implique aussi une domination.

Ilse Garnier, La Femme aux yeux d'enfant 

Ilse Garnier, La Femme aux yeux d'enfant.

Ces éléments inscrits dans la structure anthropologique de nos imaginaires montrent que les conditions spatio-temporelles de la prise en compte de la création féminine ne changent pas le fait que celle-ci soit soumise à une domination masculine. Cette symbolique, ensemble de schèmes archétypaux, est ancrée dans l’inconscient collectif et ne favorise pas l’émergence d’une pensée et d’un art non pas féminins, mais de pensées et d’œuvres féminines côtoyant les productions masculines dans un partage des liens édifiés par la présence dans ces domaines des deux sexes admis sans différenciation aucune, quelle que soit la particularité et le moyen d’expression choisi. Les exemples sont légion, qui prouvent que c’est encore un constat qui s’impose6.

Commençons par considérer les instances dirigeant des institutions, les présidences, qu’il s’agisse de jurys qui décernent des prix de poésie, ou des ufr et laboratoires de recherche qui sont eux aussi majoritairement dirigés par des hommes. En France, et dans le monde francophone, la majorité des présidents de jurys et de concours de poésie sont des hommes. Les jurys sont eux aussi constitués d’éléments masculins surnuméraires. Pour le prix Mallarmé par exemple, trois femmes pour 25 hommes composent le jury, six lauréates pour 42 lauréats, c’est dit dans la présentation « récompense un poète d’expression française publié… ». Le prix Apollinaire compte 11 membres pour son jury, dont deux femmes, le président n’est pas une présidente, et affiche un palmarès de neuf femmes lauréates, pour un prix qui existe depuis 1940 (il est annuel).

Ilse Garnier, L'île inaccessible.

 

Le prix Théophile Gautier, dix femmes considérées et lauréates pour vingt ans d’existence, est une exception. Le Grand Prix de poésie, décerné par la Société Des Gens de Lettres : depuis 2000 aucune femme n’a été lauréate, deux les quinze années précédentes, et pour ce qui concerne le Grand Prix de poésie, quatre femmes mise en avant depuis sa création en 1944. Il est inutile de poursuivre cet état des lieux, les quelques « enseignes » considérées dressent assez bien le paysage et  montrent cette emprise du masculin sur les instances qui édictent une certaine « norme ». Il est également tout à fait déconcertant de recenser le nombre dérisoire des femmes dans certaines anthologies, ou bien lorsque la parité existe, elle est utilisée comme un argument de vente, vantée comme une qualité, "remarquée comme remarquable"… Par exemple, pour une anthologie de poésie contemporaine récente, deux femmes pour quatorze poètes…

Il semble que les femmes n’ont pas d’autre choix que de se dissocier d’une production artistique et intellectuelle qui les relègue à une place ombragée et ombrageuse, affirmant par là une différence malgré elles. Cette omniprésence masculine se retrouve dans les prises de parole lors de manifestations diverses liées à la poésie, telles que les lectures, festivals, hommages rendus d’ailleurs majoritairement à des poètes masculins dont on retrace l’œuvre en lui offrant une cohérence sémantique et paradigmatique dont sont très rarement gratifiées les œuvres féminines.

Dans les pays anglo-saxons ainsi que pour ce qui est des pays latins et méditerranéens, la question reste soumise aux mêmes constats, bien que les instances symboliques ne soient sensiblement pas les mêmes.

A ces considérations il est nécessaires d’ajouter que les femmes sont pour majorité tributaires d’un quotidien dont elles assument encore pour la plupart les obligations matérielles. S’occuper des tâches ménagères et des enfants, sont des actes qui leur incombent encore, quel que soit le pays ou le milieu concernés. Ainsi, elles travaillent et gèrent les instances pragmatiques nécessaires à la bonne marche des choses relativement triviales de la vie de la famille. Il est alors remarquable de constater que malgré ces obligations diverses et lourdes auxquelles bon nombres sont soumises elles n’en sont pas moins des poètes et penseuses (féminin très peu usité pour ce mot) accomplies. 

Ilse Garnier, Invisible.

 

Ainsi, quand bien même une femme serait publiée, il lui faut accepter d’être considérée comme une femme avant d’être lue comme une autrice et/ou une poète-sse. Et malgré la pluralité de recueils et de livres dont elle dotera peut-être sa bibliographie, il lui faut sans cesse se heurter à une prise en compte de sa pensée et de son art amoindris et déconsidérés par rapport à des productions masculines. Ce domaine qu’est la littérature ne diffère pas en ceci de tous les autres domaines. L’homme y affirme son attirance pour la médiatisation et la visibilité sociale. Et il est inexact d’affirmer qu’une écriture est féminine ou masculine, car aucun critère ne permet d’établir de distinctions formelle ou sémantique opérantes. Ce qui distingue les productions des femmes de celles des hommes est la réception qui est faite de ces dites productions. Cette différence de lecture et de prise en compte perdure, avec pour seule avancée la présence des femmes dans certains milieux, car leur accès est possible (que l’on pense qu’il n’y a qu’une cinquantaine d’années qui nous séparent de l’époque où la femme n’avait pas le droit de voter, de travailler ou d’avoir un compte en banque sans l’autorisation de son mari – que dire alors de publier un recueil de poèmes ??? ). Malgré tout  aujourd’hui lorsqu’une femme est remarquée et mise en avant il faut soupçonner encore trop souvent cette volonté de laisser entrevoir une tolérance qui n’a rien à voir avec le partage de compétences et l’échange d’idées. Cette présence est majoritairement symbolique, elle se veut signal de la mansuétude des hommes, et désir d’accepter les femmes dans des domaines dont ils ne lâchent pas pour autant les rênes. Rien n’est naturel, et tant que sera remarquable la présence féminine elle ne le sera pas.

Ilse, elle, a fait honneur à ce que sont les femmes. Elle a magnifiquement illustré ce mot de  Simone de Beauvoir “On ne nait pas femme, on le devient”. Elle est née libre d’exprimer la puissance de l’humain, ce qu’elle a fait, conjointement à l'affirmation de la femme, aussi, auprès de son époux Pierre, partenaire et ami, et amis. Elle a su exprimer toutes les polarités de ce qu’est une être humain féminin, a accompli dans la création son propre chemin, et a accompagné son compagnon, qui l’a accompagnée aussi. C’est ça aussi qu’il faut regretter, pleurer, ces valeurs de l’union sacrée, dans un équilibre qui permet de danser sur toutes les cimes tant est porteur l’amour partagé.

Notes

 

  1. https://fresques.ina.fr/picardie/fiche-media/Picard00722/ilse-et-pierre-garnier-poetes-createurs-de-la-poesie-spatiale.html
  2. https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1981_num_63_250_3798
  3. Françoise Héritier, Masculin/féminin 1, La pensée de la différence, Odile Jacob, 1 ère édition. 1996, édition de 2012.
  4. Op. cit.
  5. Op. cit.
  6. "A plusieurs voix sur Masculin/Féminin II : Dissoudre la hiérarchie", in Mouvements, 2003/3, n°27 - 28, p. 204 à 218, Cairns.info

 

 

 

 

 

 




Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy

Courir avec Lucy, de Florence Saint-Roch est l’un des premiers recueils de la toute récente collection de poésie des éditions Invenit, nommé Déplacement. Une collection originale, sous forme de livres-carnets qui conjugue les mouvements du corps avec la poésie des mots, plus précisément qui explore comment l’écriture poétique se fait l’écho des perceptions, des sensations, des visons et émotions que provoque le déplacement des corps dans l’espace.

Florence Saint Roch nous emmène dans une course méditative et poétique sur les bords de l’étang de Saint-Omer. Son texte, magnifique, est une longue respiration, ininterrompue autant que fluide, que chaque lecteur peut rythmer à sa guise, selon son propre souffle de ponctuation. Le parcours est sublimé par les encres de chines et les pastels d’Élise Kasztelan.

Mais il y a un détail d’importance dans ce recueil. L’auteure ne court pas seule. Lucy, la plus célèbre des australopithèques qui vivait en Afrique il y a 3,18 millions d’années, s’est invitée dans la course : « je ne suis pas restée seule très longtemps Lucy oui Lucy vous avez bien lu est venue courir à mes côtés ne vous en déplaise et tant pis si je passe pour une cinglée ...c’est avec elle que je cours désormais » (8). Une rencontre à vrai dire inattendue, moment de grâce, d’humour et d’une vraie complicité qui laisse monter d’intimes messages à la surface des eaux de l’Aa et de l’awash. « Elle n’est pas un bon génie que je fais apparaître à volonté je ne la suscite pas c’est elle qui vient à moi comme si deux versants du monde allaient se rejoignant » précise l’auteure (45).

Pourquoi et comment est-elle arrivée là Lucy, sur les bords de l’étang de Saint-Omer ?

Premier indice incontestable et essentiel : son appartenance à une même famille, celle des homininés (16) « quand on court on est debout, c’est inscrit depuis la nuit des temps, et on n’y pense pas à chaque fois explique l’auteure émerveillée par le miracle d’une verticalité fondatrice, d’un « corps redressé » (32), qui avance par le surmontement de la chute et opère ce troublant face à face avec le vide.

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, éditions Invenit, Collection Déplacement, 60 pages, 13 euros.

Mais il y a, nous explique l’auteure, une fascination d’enfant qui fait retour, « Lucy avait illuminé les heures de mon enfance ...puis sans crier gare une vision d’antan surgit et là rien à faire, vous êtes rattrapés » (9).

Lucy, vient de loin, du passé, des temps premiers, des entres-monde. Elle courait sur les berges de la rivière Awash, et aujourd’hui, intrépide radieuse, souveraine, elle poursuit sa course le long du fleuve Aa, en son éternelle jeunesse, immortalisée par le fait qu’elle a déjà traversé la mort (18). Elle s’impose au temps. Dans la cadence persévérante de ses foulées, l’une devant l’autre, elle conjure l’équilibre, se prolongeant toujours un peu plus en avant d’elle-même. Toujours en avant.

Une ancêtre inspirante, une marathonienne modèle, « douée d’un génie particulier ». Il est vrai que les femmes ont mis du temps à s’imposer dans le monde de la course à pied. Avec elle, écrit la poète « éternelle mouvante au creux de la vie » (25), je courrais jusqu’au bout du monde, je ferai reculer la nuit » (24).

Les deux femmes s'accordent l'une à l'autre, l’une pour l’autre, dans un partage de l’effort, par l’épreuve d’une solidarité́ silencieuse, recueillie, on pourrait dire méditative : « Lucy ne dit mot et pourtant les méandres de nos pensées se croisent, sa présence à mes côtés me réconforte comme si en son silence elle répondait de moi ». Coude à coude, elles recommencent le même circuit, rive gauche, rive droite, elles longent successivement les deux bras du fleuve a la sortie d’Arques, une même boucle de 15km jamais close, bien au contraire, qui ne cesse de s’ouvrir sur une multitude de nouveaux chemins, d’activer « des circuits encore inemployés » (46). « Je ne tourne pas en rond », écrit la poète, « courir m’ouvre en permanence le paysage déplace les lignes redistribue les contours on croit connaître par cœur pourtant l’oeil sans cesse se laisse surprendre lacis de reflets mouvements des feuillages fantaisie d’oiseaux jeudi après-midi se constitue un immense répertoire de sensations déclinaisons subtiles ou flagrantes recompositions vraies je ne me lasse jamais Lucy c’est sûr donne à mes foulées une valeur ajoutée. (41).  Les sentiers foisonnent de ressentis inédits et d’images nouvelles. « D’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille ». Sur les rives de l’Aa, la pêche est particulièrement fructueuse en « pensées frétillantes et petits poissons d’argent » (38).

Au-delà de ses légendaires bienfaits physio-psychologiques de « bien-être », d’évacuation des tensions et sans doute au travers d’eux, la course est ici métaphore d’un cheminement existentiel. Au sens d'un voyage, d’une traversée de l’espace, sans aucun doute d’un voyage initiatique en direction de l’infini, en ouverture vers les mondes qui nous débordent.  L’auteure décrit ces moments d’éblouissement (46), qui, si on les réfère à l’expérience de la transe, représentent un passage vers un état autre : « quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire, au commencement de l’énergie » (37). Être en transe, c’est être traversé » écrit la danseuse Mathilde Monnier et par là même, c’est traverser un réel encore inconnu de nous-même, et ainsi prendre la mesure d’une part invisible en soi, en même temps que d’un invisible dans le monde1. Aux côtés de Lucy, l’auteure est traversée d’émotions tellement inattendues qu’elle les croirait venues d’autres vies que la sienne (46), « elle m’emmène au-delà de moi-même » écrit-elle, «me fait voir du pays » (63). Et si personne ne la voit c’est parce qu’elle évolue « dans une autre dimension, une réalité contiguë un espace parallèle invisible et incontestable » (57). C’est bien cette dimension que traduit et célèbre cette course-transe avec Lucy, dans la répétition rythmée des foulées qui en frappant le sol produisent un répertoire de percussions envoûtant et incantatoire. Cette mystérieuse musique, si vivante, favorise un état de réceptivité, une aptitude à créer, à accueillir cet autre/ailleurs, qui échappe et s’échappe. Fragilité d’une présence qui en se mêlant à la brillance argentée de l’eau, pose sur le paysage parcouru une mystérieuse lumière, un mouvement de renouveau que traduit magnifiquement l’écriture de ce texte. Une écriture qui fait vibrer le corps des mots à l’unisson des corps physiques, qui prend le temps, s’allonge et qui, paradoxalement bondit à grandes enjambées, non pas dans la précipitation, mais dans une progression vers la clarté.N’est-ce pas la force du désir et de l’écriture poétique ?

Esprit d’ancêtre, double littéraire, ou peut-être sublimité innommable, peu importe le terme, Lucy diffuse, irradie, de toute sa puissance universelle, représentant cet « invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps » (22). Pour Florence Saint Roch « courir avec Lucy » est un rendez-vous nécessaire, un lien premier, exceptionnel, une sorte d’alliance créatrice profonde avec cet autre, ce double féminin. L’étendue symbolique, temporelle et poétique que tracent leurs déplacements révèle une expérience existentielle des plus essentielles : s’approprier son monde, s’enraciner en lui, en choisir les directions et fondamentalement habiter sensoriellement son propre espace intime : « Plus je cours, plus j’apprends quelle femme je suis » confie l’auteure. « Grâce à Lucy je me dessine plus nettement le chemin possible m’apparaît je prends confiance et courage » (41).

Une telle expérience de liberté est en soi un partage : « Lucy je la partage avec toutes les femmes que j’aime » (64). Déjà l’auteure organise autour de son texte des manifestations qui couplent la course et la lecture, sous formes de performances de revendication de la dignité des femmes, de dénonciation de ce qui l’entrave, l’empêche et la maltraite, plus radicalement des féminicides. Ainsi le rassemblement « courir sa chance » qui a eu lieu récemment à Saint-Omer en mai 2022. D’autres sont en préparation.

Courir et écrire depuis les rives de l’Aa pour écouter et entendre l’autre, l’autre côté des choses, traverser les versants méconnus du monde, pour faire la clarté sur les obscurités et « reverticaliser » ce qui en l’être ne peut plus (ou pas encore) se tenir droit.

Note

1. Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, avec la participation de Denis Claire, Allitérations, Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005. Cf Christine Durif-Bruckert, Transes traditionnelles, Transes profanes,  In Christine Durif-Bruckert, Transes, Ouvrage collectif, Paris, Classiques Garnier, 2021.

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