Autour des éditions de La Crypte : Romain Frezzato et Benjamin Porquier

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Romain Frezzato, comme un david aux testicules tombés

Les éditions de La Crypte sont des découvreurs et ont l'habitude de publier de jeunes auteurs (j'entends par là de moins de quarante ans). Cela se confirme avec Romain Frezzato, ce jeune enseignant chercheur en littératures comparées publiant là son premier livre de poésie. La majorité des lecteurs sera sans doute désarçonnée, voire outrée par ce livre à cause de la crudité assumée du propos et des mots pour le dire.

On se demandera parfois où est la poésie dans les quarante stations de ce chemin de croix particulier, car il s'agit de cela : la narration d'un quotidien que l'être aimé, désormais absent, imprègne de son fantôme, narration d'une traversée des jours, peut-être dépressive mais surtout pleine de rage, avec sans aucun doute un désir de provocation dans le dire. Alors, il ne faut pas s'attendre à quelque lyrisme que ce soit mais faire appel à l'étymologie, ποίησις , poíêsis  (action de faire, création) pour accepter d'étiqueter ce recueil comme poétique. Cet avertissement posé, voyons de plus près. Le titre à lui seul est déjà un signal suffisant. Pour éclairer définitivement, voici le poème qui ouvre le livre :

1. JE N'IGNORAIS PAS
QUE DERRIÈRE LA
PORTE TU TE
FAISAIS VOMIR

 je n'ignorais pas que derrière la porte tu te faisais vomir
j'imaginais ton corps maigre enlacer comme un amant la cuvette fraîche
tes ongles emportant sans le savoir des particules indétectables
je devinais le flux encore très matériel de ton bœuf rossini
passer en sens contraire
avec patates et beans
à rebours de ton corps nigloland
et personne pour te prendre la tignasse
pas même l'image que tu te fais de toi
tes genoux sur le carrelage
des nuances de pisse imprégnées dans les joints
le spectre des accroupissements qui assiste au spectacle
moi derrière comme un chat qui gratte
muté en boudin de porte
sur lequel tu marches sans t'en apercevoir

Romain Frezzato, comme un david aux testicules tombés, éditions de La Crypte, 2023, 64 pages, 14 €.

On notera pour ce poème, comme pour tous les autres, le titre en lettres majuscules, ce qui dans un courriel ou un sms signifie que vous criez. Par ailleurs, tous les poèmes sont justifiés à droite, montrant, de mon point de vue, comme un jaillissement (avec écrasement en bout de ligne). Quant à ce que montre le poème en question, le réel le plus cru, dit le plus crûment, c'est une sorte de prélude aux autres poèmes qui seront vomis, criés, sur le même mode.

[…] la couleur excrémentielle de ta tignasse
sur le lait caillé de ton épiderme
tes mains comme des viscères qui poissent
et tout ça quand même vertébré
tes ongles sous lesquels des bactéries prospèrent
[…]

 

Mais il serait injuste de se focaliser sur la seule forme et son lexique brutal. Cette écriture furieuse trouve son fondement dans des épreuves que la pudeur effleure :

c'était beau de te voir revenir à la vie
lever la tête de la cuvette et en ressortir comme vénus
[…] ce matin pour la dernière fois les portes automatiques du chu
s'étaient ouvertes
puis refermées
sur nous
et l'on a retiré ton cathéter
[…] et puis j'ai embrassé ton crâne
en espérant que ma salive
puisse faire revenir tes cheveux

 Des vers disent simplement cette douleur faite de tristesse et de colère :

pourquoi je porte tes pulls
pourquoi je garde tes robes
pour qui je retiens tes colliers
dans le placard de quel pavillon dois-je suspecter le pire
où vont ces escaliers qui grincent
quel volet roule aujourd'hui sur l'obscurité
de ce qui fut jadis ta chambre
et cette jeune mère qui respire dans tes atomes
pourquoi tous les miroirs du monde cherchent-ils
à rendre compte de ton profil
quand ton profil compte ses cendres sous je ne sais quel marbre

 

 Plusieurs poèmes balisent le recueil, de leurs observations acides sur le monde alentour, ce monde propret, terne, dans lequel l'auteur se sent étranger.

des gens qui regardent de la bonne façon
pensent de la bonne façon
sont représentatifs de leur génération
avec des cartes bancaires et des idéaux

 

Autre exemple :

 

que se cache-t-il derrière les murs
des pavillons de lotissement
sans doute des couples en crise et des enfants
qui essaient de contourner le contrôle parental sur l'ordinateur du salon
puis quoi encore des électeurs
des garants de la république
des mères de famille
avec des secrets enterrés sous les pétunias

 Ou, encore avec ce regard qu'on sent ironique :

sur la banquette de moleskine
deux quadras très tendance
retirent leurs capelines pour me faire de la place
[…] mais les deux queers d'à côté ont commencé leur carrot cake
le premier a dit à l'autre
c'est quand même un peu sec

 

Cependant, quoi que le texte décrive, c'est toujours la figure en creux de l'être aimé qui traverse ces lignes pleines d'indignation et de mélancolie : il reste un trou à l'endroit où ta langue a percé / des courants d'air s'y précipitent ou en partant tu as oublié de reprendre ton odeur / je crois qu'elle s'est comme incrustée / ton fond de culotte renversé sur ma tête, avec cette prépondérance du corps, quand tu étais sur moi / je me suis réjoui du travail de tes hanches / et puis j'ai hésité entre beauvoir et eva braun / tes prunelles ont viré au blanc / et tu as fait ce truc avec tes fesses / on ne s'est pas endormis aussitôt, le corps donc qui procure la jouissance et nous indique dans le même temps notre finitude.

J'évoquais en introduction une traversée des jours, peut-être dépressive et  pleine de rage :

[...] fasciné par le spectacle
d'une fille qui réapplique son maquillage devant la vitre du métro
l'ouverture de sa bouche je ne sais pas comment elle fait
[…] je ne m'étonne plus qu'à chaque fois le monde me rate
quand elle redouble sa tête de ce vide étonnant
[…] moi si j'ouvrais ma bouche devant mon miroir
pour y remettre ou non du rouge
j'aurais l'air d'un poisson en sang

Je terminerai (presque) par l'aveu de ce vingt-et-unième poème :

la vie m'est un gris adéquat
à 6h du soir je ferai ton sur ton
en flottant de la gare à chez moi
j'accosterai l'inaperçu
le scrutin européen
les enquêtes d'opinion
tout le territoire de la téléphonie mobile
les passants comme des panneaux
publicitaires
avec leur sac et leur casquette
les appels à témoins
et moi qui m'empresse au silence
le monde me passe
par le côté
ou
tout comme

Pour qui accepte d'être dérouté, voire choqué par moments, pour qui garde un esprit ouvert et désireux d'explorer, il découvrira une langue (qui est aussi le propos de ce livre).

que tu me touches se transforme en syntaxe
que je te sente se fige en grammaire
j'ai fait des accents de tes cils
tu ne sais pas à quoi tu t'exposes

∗∗∗

Benjamin Porquier, Saudade

C'est le deuxième livre que Benjamin Portier publie aux éditions de La Crypte, le premier étant Heimat. Ils ont été conçus comme un diptyque, mais on peut les lire indépendamment l'un de l'autre.

De belles peintures, dues au père de l'auteur, accompagnent les poèmes. Puisque le mot saudade est portugais, on trouve en exergue une étymologie (en portugais) de José Pedro Machado qui nous explique que le mot vient du latin solitate (solitude) et qu'il peut se traduire aujourd'hui par nostalgie. Ainsi, le livre s'ouvre sur ces vers :

il existe un instant qu'en tout lieu
l'on traversera
comme on épluche un oignon

                                   chaque strate mère d'un autre oignon
chaque strate chair à pleurer

Benjamin Portier, Saudade, éditions de La Crypte, 2023, 144 pages, 18 €.

Le livre présente toujours sur la page de gauche (à une ou deux exceptions près) un poème dans lequel figure le pronom elle écrit en italique et sur la page de gauche un autre poème d'où il est absent (là aussi à une ou deux exceptions près). Ces pelures d'oignon, enlevées une à une, en découvrant une autre, sont comme des pellicules de souvenir qui dévoilent au fur et à mesure mais renforcent aussi l'énigme quant à cette mystérieuse elle, disparue, enfouie dans la mémoire ; elle ne suscite pas seulement la nostalgie, elle finit par être Saudade. On notera par ailleurs que ce qui concerne les principaux protagonistes, les mots qui les évoquent sont toujours écrits en italique, que ce soit elle ou le narrateur : je, moi... Tout se passe comme si le monde alentour était durement concret alors que ces deux-là flottent dans une sorte d'évanescence...

Oh mon amour je t'en supplie
ne me considère pas
ne me reprends jamais
toi qui as aboli la meilleure part de moi

 

Alors que les mots désignant les autres sont écrits en lettres majuscules (comme une menace) : l'agenda des GENS, CEUX qui les avait gravées, QUI a vécu douze vies, ON aurait le penchant, VOUS savez, etc.

marcher
parler
lire           et écrire
patienter au rouge
compter
demander l'heure aux PASSANTs

 il lui a tant fallu apprendre

         pleurer par contre elle a su tout de suite

Certains mots sont barrés, ajoutant à l’ambiguïté, à l'interrogation. Tout juste aura-t-on repéré qu'ils concernent des personnes, le lien familial,  mère, parents, sœur, famille, ta fille, ton fils, l'évocation d'éléments météorologiques, il pleut sur la pluie / bientôt il neigera sur la neige, mais aussi des mots comme demain et systématiquement le mot amour. Enfin, comme pour les étirer, en forcer l'articulation, certains mots sont découpés : in-sai-si-s-sa-ble, l'ar-tiste engagé / s'il l'é-tait vraiment / ne serait-il pas plutôt a-piculteur, non-cha-lant, vo-lon-tai-re-ment.

Ces aspects formels relevés, il est difficile de dire précisément ce que narre cette saudade : des instants, des sensations...

sous la pergola
le soleil en grappes vertes sur son front
ON peinerait à différencier elle
d'un chat

 

Ou encore :

comme on rançonne un supermarché
deux amants
l'un en l'autre se fondent
dans le tumulte un peu navrant
des vieillards arthritiques
puis s'assoupissent

 

Insertion du réel dans le poème, comme observé à travers une vitre embuée :

file une étoile
entre les lampions de juillet
c'est doux
comme une pincée de sucre
saupoudrée sur le jeûne

 

Réel le plus insignifiant parfois, tissant les mots du poème en la mineur : tandis que sur la cheminée les plantes / poursuivent / leur hivernage    quiet

Mais c'est bien évidemment elle qui est présente tout au long du livre :

d'humeur badine
elle prends des poses sur l'escalator
memento mori
et c'est tout

 aujourd'hui a un goût de chlore
sirotant l'avenue
sous leur masque de carnaval
carpe diem est le nom de EUX

 

Un vers parfois concentre à lui seul une émotion forte :

la joie de elle    comme un filin étroit

 

Le livre entier est un hymne en même temps qu'une nostalgie, une entreprise de raccommodage d'une blessure vive, comme en témoigne le mot kintsugi employé par deux fois. Il s'agit d'une technique japonaise de réparation des porcelaines et céramiques brisées, au moyen de laque saupoudrée de poudre d'or. Les cicatrices sont ainsi comme idéalisées et l'objet s'en trouve plus beau.

une balafre pour le ventre
une balafre pour les poumons
une balafre pour le premier soleil

                                                             kintsugi

 

Et à la dernière page :

et elle
à égale distance de chimères
et de kintsugi
de la femme elle est une ébauche
une tentative

 

 Il faut se laisser aller à la lecture de ce beau livre comme on le ferait pour une rêverie, accepter le flottement avec elle, saudade.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




HORS LIGNE : HÖLDERLIN

Dans un monde sans dieu, chaque État, à travers ses élites politique, économique, culturelle, fabrique, pour les masses, ses mythes poétiques, de Friedrich Hölderlin à Arthur Rimbaud. Ces esprits, à la fois braves, vifs, fragiles, deviennent des objets de culte. Dans les chapelles d’intellectuels, ses poèmes que ce soient des odes, des hymnes, des élégies, font l’objet de fantasme qui fait couler de l’encre jusqu’à Martin Heidegger.

Le délire d’interprétation autour de Friedrich Hölderlin se répand jusqu’en France, car le poète à l’accent étrange demeure un ami fidèle de Bordeaux et de la Garonne. Dans le droit fil d’Émile Nelligan au Canada ou John Clare en Angleterre, il devient ce martyr de l’individualisme que l’on coiffe d’un éclair de folie.

Friedrich Hölderlin s’inscrit dans la tradition de poètes allemands, fils de pasteur, son père Heinrich Hölderlin : Andreas Gryphius, Friedrich Nietzsche, Gottfried Benn. Né en 1770, comme Ludwig van Beethoven ou Friedrich Hegel, Johann Christian Friedrich Hölderlin prendrait forme dans une toile romantique, peint par une génération d’artistes, Caspar David Friedrich, William Turner, John Constable qui voient le jour en 1770. Dans le brouillon de la Prusse, le poète souabe porte le prénom du futur roi, Frédéric-Guillaume III, lui aussi né en 1770. La poésie allemande porte en son long fleuve tranquille quelques illustres voix qui répondent au prénom de Friedrich : Friedrich Gottlieb Klopstock, Friedrich Schiller, Friedrich Rückert. En toile de fond, son frère de lait romantique, dans le nord de l’Angleterre, dans le comté de Cumbria, est William Wordsworth qui naît le 7 avril 1770. Face au raz-de-marée de la révolution française, cette génération des années soixante-dix a l’âge de la révolte.

Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète (traduction de François Garrigue), Les Belles Lettres, 2024, 1024 pages, 69€.

Pour bâtir son roman national, le royaume de Prusse identifie quelques idoles classiques : Johann Wolfgang von Goethe, Friedrich Schiller et… Friedrich Hölderlin. Le poète de Tübingen fait l’éloge de la géographie allemande, ses montagnes, les Alpes, ses fleuves, le Rhin, le Main, le Danube, ses villes, Heidelberg, Stuttgart. Idole de la république, il est surtout un citoyen de la Grèce antique qui inspire le génie allemand. Cet héritage de l’Antiquité transparaît, à Berlin, jusque dans l’architecture classique de Karl Friedrich Schinkel.

Le royaume, le pays, la patrie de Friedrich Hölderlin, c’est la Grèce, ses archipels, ses péninsules, ses isthmes. Sa culture classique correspond au désir de l’Allemagne de raviver la flamme de l’Antiquité. On imagine Friedrich Hölderlin, cet archéologue allemand, qui arrive à bon port dans le Pirée. Il est saisi d’aveuglement à Athènes face à l’Acropole, à Delphes face au mont Parnasse, à Patmos face à la grotte de l’Apocalypse de Saint-Jean. Son coup de foudre pour la Grèce est tel qu’il adopte le mètre classique des poètes de l’Antiquité, à l’instar de Friedrich Gottlieb Klopstock. Voyageur du temps, il emprunte le rythme des Anciens, faisant le grand écart dans un abîme de deux mille ans. L’aède de la Souabe s’approprie les mythes de la Grèce, ses dieux, d’Achille à Ganymède, et également Héro, Hercule, Hypérion, ainsi que les Titans, ses divinités, les Parques, Mnémosyne, Sybille, ses poètes, Empédocle et Homère.

Armé de cette lyre de la poésie grecque, Friedrich Hölderlin peut sculpter les frises, orner les fresques, couronner les frontons. Du haut de son mètre soixante-et-onze, Friedrich Hölderlin traite les plus grands mythes de l’Europe, géologiques, les Alpes, le Rhin, la Garonne, géopolitique, Christophe Colomb, scientifique, Johannes Kepler, philosophique, Jean-Jacques Rousseau, religieux, Martin Luther. Depuis les siècles des Lumières, le poète, humaniste et idéaliste, définit les valeurs universelles que sont la liberté, la vérité, la beauté, l’amitié, l’amour, ainsi que la religion, à travers l’immortalité et l’eucharistie.

Après ses tribulations politiques et philosophiques dans la bonne société, Friedrich Hölderlin prend sa retraite. Loin de ses fréquentations de jeunesse, de Georg Wilhelm Friedrich Hegel à Wilhelm Joseph Schelling, il connaît les plaisirs d’une vie rustique, dans le giron de la famille Zimmer, le menuisier Ernst Zimmer qui a le sens de la mesure. De méchantes âmes placent le vieux garçon qui est fatigué par les épreuves de la vie, à la croisée de la folie et de mélancolie.

À Bingen am Rhein, patrie d’Hildegarde de Bingen, à moins que ce ne soit à Tübingen, dans le Bade-Wurtemberg, aux antipodes de Königsberg, Friedrich Hölderlin trouve refuge. Fou de dieu ou bête de foire, il ressemble à un saint chrétien qui a des visions de béatitude. Dans son fief du Neckar, le poète exilé a l’air d’un prophète de l’Ancien Testament, Élie ou Ezéchiel. Ce brave homme construit, à ses dépens, sa légende dorée dans la poésie universelle. La cité de Tübingen qu’arpentèrent Philippe Melanchthon, Ludwig Uhland, Alois Alzheimer, devient un lieu de pèlerinage, dans le droit fil du sanctuaire Notre-Dame d’Altötting, dans le sud de la Bavière.

Sous les yeux du poète Hölderlin coule la rivière de son enfance qui borde sa mère patrie, Lauffen am Neckar. D’ailleurs, il jouit, à partir du 3 mai 1807, déjà le printemps, des rives du Neckar, affluent du Rhin qui est la colonne vertébrale de l’Allemagne. Dans une vie antérieure, le poète de génie a jeté tout le feu des dieux. De sa poésie au long cours de jeunesse, il se tourne vers une poésie courte dans sa vieillesse. D’un poète majeur, Friedrich Hölderlin deviendrait un poète mineur. Dans sa tour ronde à poèmes, il achève des quatrains, où la rime frappe à sa porte, à l’image du poème « Le printemps » :

Quel bonheur c’est de voir, quand revient l’heure claire
Où l’homme satisfait couvre les champs des yeux,
Quand les humains de leur santé s’enquièrent,
Quand les humains cherchent à vivre heureux.

Le capitaine Hölderlin n’a plus la force physique de naviguer dans les grandes eaux de la poésie lyrique, épique, tragique. Sa poésie, digne d’un journal intime, témoigne d’une forme apparente de douceur et de sagesse. Éternel ami de la Mère nature, il signe un retour aux sources de sa jeunesse, lorsque le poète romantique faisait l’éloge du rossignol, des chênes, d’une lande. Il aborde les saisons, surtout le printemps, car Friedrich Hölderlin naît le 20 mars qui rythme sa retraite, un rayon de soleil ou un chant d’oiseau qui égaie sa journée à travers les deux fenêtres de sa chambre. Dans ses égarements de l’esprit, ses œuvres complètes ne peuvent qu’être incomplètes. En pleine révolution industrielle, entre le charbon et l’acier, Friedrich Hölderlin s’éteint, à l’âge de soixante-treize ans le 7 juin 1843, avant les feux de la Saint-Jean.

Présentation de l’auteur




Giuliano Ladolfi, Le Journal de Didon / Jurnalul Didonei, traduction Sonia Elvireranu

Si tu cueilles la rose tu détruis son parfum ;
ne la touche pas (p. 30)

Après Le Regard… un lever de soleil et La Nuit obscure de Marie (1), voici une nouvelle collaboration multilingue entre Giuliano Ladolfi et Sonia Elvireanu. C’est ici Ladolfi qui a tenu en premier la plume et dans sa sa langue maternelle, l’italien. Il diario di Didone a en effet été écrit et publié (1993) d’abord en Italie, avant d’être récemment traduit en français par l’auteur, puis du français au roumain par Sonia Elvireanu. C’est le résultat de ce double travail qui est maintenant offert au lecteur.

Rappelons en quelques mots l’histoire de Didon (Hélissa en grec), fondatrice mythique de Carthage, ayant dû fuir la Phénycie après l’assassinat de son mari, Sychée (ou Sicheus), roi de Tyr. Sa légende se divise ensuite en deux versions. Selon la première, parce qu’elle vouait à son époux une fidélité absolue, elle s’est suicidée afin d’échapper à un remariage avec le roi des Lybiens, Hiarbias. Selon la seconde, celle de Virgile dans l’Énéide, elle a accueilli Énée à Carthage après la chute de Troie, ils se sont passionnément aimés jusqu’à ce que les dieux enjoignent à Énée de repartir ; alors Didon, désespérément amoureuse, mit fin à ses jours.

Giuliano Ladolfi combine en quelque sorte les deux versions. Quand Didon devient l’amante d’Énée, elle est hantée par la faute d’avoir rompu le nœud de fidélité avec son défunt mari (Si la volupté d’un baiser m’étouffe, / mon cœur est déchiré par l’écho de Sicheus – p. 28), et si elle se donne la mort après le départ d’Énée, c’est bien plus parce qu’elle ne supporte pas le poids de sa culpabilité que par désespoir amoureux. 

On ne saurait juger ici de la traduction roumaine mais nous savons déjà que Giuliano Ladolfi manie finement la langue française. Dans ce long poème, c’est Didon qui parle, se parlant à elle-même ou s’adressant à Énée. Le poète trouve des mots admirables pour peindre l’amour coupable. Je veux souffrir de toi, affirme Didon (p. 24) :

 Giuliano Ladolfi, Le Journal de Didon – Jurnalul Didonei, Iasi, Ars Longa, 2024, 108 p.,  traduction de l’italien au français par lui-même et traduction du français au roumain par Sonia Elvireranu.

Toutes les couleurs possède mon amour,

sauf le bleu du bonheur (p. 18)

Les caresses sont de la boue, mais pour moi
seule la boue freine la mort (p. 36)

Tu es entré en moi avec violence
pour semer la terreur et la honte (p. 68)

Cependant l’ouragan de l’amour (p. 40) n’apporte pas que de la peine, et sinon pourquoi en effet aimerait-on ?

Même un conflit aime une trêve
et tu es ma guerre et tu es ma paix (p. 32)

Homère vantait « la vie à la douceur de miel ». Chez Hugo, reprenant une analogie également très ancienne, « La vie est une fleur. L’amour en est le miel » (Le Roi s’amuse, 1832). Quant à Ladolfi, c’est le langage amoureux qu’il assimile au miel, à l’exemple entre autres de la Bible : « Des paroles aimables sont un rayon de miel » (Proverbes 16:24). 

Continue à m’étouffer avec le miel
de tes paroles pour que je puisse
distiller son nectar dans des désirs sereins (p. 38)

Au paroxysme de l’acte d’amour on peut se croire, parfois, l’égal des dieux :

Homme, tu me caressais avec le frisson
d’un Dieu (p. 62)

Mais l’amour est un leurre où chacun est sa propre victime :

Je me suis laissée emporter par des illusions
d’un nouveau printemps (p. 52)

Alors revient chez Didon un sentiment de culpabilité qu’elle ne pourra pas se pardonner et qui la conduit à se laisser mourir, sinon à se suicider :

Pour moi, il n’y a ni pardon ni prière,
l’obscurité répond au désespoir (p. 50)

Le poème se terminant ainsi :

Mon virage
horreur de la culpabilité, inexorable
étrangle tous mes désirs de vie (p. 96)

La légende de Didon a été maintes fois reprise par les poètes, les dramaturges, les musiciens, les peintres. Rien qu’en France, aux XVIIe et XVIIIe siècles on recense pas moins de six ouvrages littéraires qui lui sont consacrés, de Scudéry à Marmontel, sans compter les traductions de Virgile. Et Didon n’a pas totalement disparu de la fiction contemporaine. Le Journal signé par Giuliano Ladolfi s’inscrit ainsi à la suite d’une longue lignée de lettrés qui maintinrent vivante la « haute culture » à travers les siècles.

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L’immunité merveilleuse de Jean-Pierre Otte

               Être l’artiste de sa vie

Jean-Pierre Otte a depuis longtemps compris que nous étions  programmés, formatés, parasités, piégés par avance par la famille, la société, l’éducation, l’histoire et les médias sous contrôle, et qu’il s’agit progressivement  de s’en détacher pour ...se retrouver soi-même.

La vie et l’écriture ne sont donc pas sans risques ni sans défis. Tant pour  l’écrivant que pour le lisant, l’aventure livresque, quand elle se délie à travers les sens, sans que l’on sache de quel endroit elle provient en nous-mêmes ni à partir de quelle matière dans la mémoire ou l’imaginaire elle se dévide, aboutit à une manière exaltante d’être au monde.Il s’agit de s’accompagner en tout, devenir son propre ami, son propre complice.

Pour Jean-Pierre Otte, écrire-lire un livre, c’est au sens le plus strict se dé-livrer. Il faut d’abord viser l’autolibération. Se désentraver de tout. Se libérer du connu. Se dégager de toute éducation en ayant la volonté, l’ambition ou le désir d’être soi-même en expansion. Deux vers d’Une saison en enfer  jouent comme un déclic : Nous ne sommes pas au monde et La vraie vie est absente.

Si nous n’avons que peu de pouvoir
 sur ce qui survient, le désastre,
le drame, l’aubaine ou l’accalmie,
en revanche nous avons toute puissance
sur ce que le désastre, le drame et l’aubaine
peuvent devenir  en nous-mêmes.
Celui qui explore et exploite ses propres
possibilités devient l'artiste de sa vie.

Jean-Pierre Otte, L’immunité merveilleuse (Aventure sans alibis),éditions Sans-Escale, 2024 , 97 pages, 15 €. ISBN  :978-2491438265.

Sa vérité est désormais celle-là: être véritablement au monde, refuser une vie programmée, La vie n’a aucun sens mais c’est pour cela même qu’elle est passionnante.

 

C’est le réel de sa propre présence qu’il faut
affronter quand on s’éprouve en vie dans la vie.

 

 Ce dont nous souffrons, c’est d’abord d’une vie trop étroite, d’une stagnation dans l’ornière et sous l’œillère, d’un manque d’invention et d’audace. Toute œuvre véritable a pour dessein de nous inscrire plus intensément dans la vie, de nous ouvrir au monde et de nous rendre plus présent dans le présent. C’est le moyen d’atteindre en soi un lieu que l’on ne pourrait atteindre autrement.

 

Faisant le vide dans ton esprit, tu
tentes de réaliser cet état intérieur
de blancheur, de mer sans rides et de silence,
que connaissent les rêveurs et les musardiers,
les esprits curieux en flânerie entre deux rives.
N’en fais qu’à ta guise et tu seras à ton aise.

 

Les poèmes de Jean-Pierre Otte s’inscrivent avant tout et après tout dans une invitation à vivre. À chacun de se connecter différemment à lui-même, d’être diversement au monde, porté à une autre dimension, à la dimension même, complexe et exaltante, du présent.

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Chronique du veilleur (58) : Guillaume de Pracomtal

Clair-augure est le troisième livre de Guillaume de Pracomtal, qui fait suite à deux recueils parus en 2024 chez Encres vives. Il faut écouter cette voix qui dit une profonde soif intérieure : « Ton âme a soif / Et dans ta nuit / Tu ne sais que faire ».

Cette soif s'exprime à mots souvent murmurés, sur le ton d'une méditation simple et sobre. Guillaume de Pracomtal ne reste pas dans une solitude qui serait sourde aux solitudes du monde. « Les étoiles aussi se sentent seules ». Il sait combien la vie peut devenir éprouvante, faire « perdre pied ». Mais il sait aussi qu'une lumière vient toujours au secours de celui qui sait l'accueillir. Il suffit sans doute de

 

         Sentir la joie simple du soleil sur sa peau
         Debout dans le matin recommencer le monde.

Guillaume de Pracomtal, Clair-augure, Les Cahiers d'Illador, éditions Illador, 14 €.

Le poète s'encourage et, par-là, nous apporte l'envie de vivre autrement, de puiser en nous l'énergie nécessaire pour affronter ce qui arrive.

 

         Accepte que la vie
         Puisse te faire descendre
         Au point d'ombre

          Connais que tu n'en es pas
          Toi-même la cause

         Mais par ta lutte sereine
         Sans armes
         Trouve la force du rebond.

 

L'écriture poétique est un moyen très salutaire pour cela. « Sois pressé d'écrire », conseille le poète, « Hâte-toi vers tes sources. »  Les sources les plus pures et les plus abondantes ne seraient-elles enfouies dans l'enfance ? « Voir le monde au travers  / Du rire d'un enfant », ne serait-ce pas la voie la plus simple, celle qui nous réconcilierait avec nous-même et avec la vie ? Ceux qui ne sont plus là peuvent aussi nous permettre d'avancer sur le chemin. On sent que le poète est tout proche d'eux, malgré l'absence, fidèle à la Saintonge de son enfance, à laquelle il consacre l'épilogue de ce livre. De « ceux qui sont  passés », il faut recueillir « le legs de lumière » qu'ils nous ont laissé. Ainsi, nous ne pourrons nous égarer sur le grand océan, notre route sera bien tracée :

 

                  Tiens le cap qui te ramènera
                  Toujours vers les rivages de l'enfance.

 

Ainsi, la poésie donne  une boussole irremplaçable, mais aussi permet d'ancrer, avec l'encre des mots, la vie que le temps agite de ses flots.

 

                  Les mots s'assemblent
                  En barque frêle mais constante
                  Qui devance l'ensablement

                  L'écriture comme point fixe
                  Ancre qui raccroche à la rive

                   Encre qui maintient en vie
                  Force vitale augure des mots.

 

Quel bel éloge de la poésie ! Les poèmes de Guillaume de Pracomtal la servent de belle manière, la font briller d'une aurore fraîche, comme celle du dernier poème « Angélus du matin dans l'île » :

 

                  La blancheur des façades écrème la lumière
                  Qui ricoche sur les tuiles et les volets verts
                  Ici chez elle parmi les roses trémières

                   Du ciel trop grand
                  Le soleil est tombé sur la place
                  L'Angélus du matin sonne

                  Effectivement la grâce me suffit.

Présentation de l’auteur




L’œuvre poétique de Marc Alyn : un itinéraire alchimique

Les trois volumes des œuvres poétiques de Marc Alyn se déclinent comme une merveilleuse somme poétique dans les éditions de La Rumeur Libre, Andrea Iacovella, l’éditeur étant lui-même un extraordinaire visionnaire du livre et de la collection, créateur d’une sorte de bibliothèque absolue, bibliothèque universelle qui a pu être rêvée par un philosophe et mathématicien comme Kurd Lasswitz ; ou encore véritable architecte, lancé dans une quête d’un Graal littéraire, renvoyant à la Bibliothèque de Babel de Borgès.

Cette vision, ou véritable pensée philosophique du livre, s’exprime dans le soin apporté à chaque partie de ce volumen qui se déploie comme un fabuleux monument aux lisières du rêve et de l’imaginaire.

Chacun de tomes est initié par une préface magistrale, la première de Jean-Jacques Celly, la deuxième par Georges-Emmanuel Clancier, et la troisième signée Pierre Brunel.  Chaque recueil s’ouvre également par une notice explicative retraçant, au sein de l’histoire littéraire, le parcours d’un poète qui commence dès l’âge de 18 ans à être reconnu pour une poésie nouvelle entée dans les fééries de l’imaginaire. Les trois titres des tomes des œuvres poétiques, comme piliers d’un remarquable édifice, sorte de temple poétique, renvoient d’ailleurs tous à une forme de pénétration dans un monde sacré, « L’aventure initiatique », « Le Rêveur éveillé », et « L’Image, la magie ».

Le premier tome se présente comme la quête initiatique de « l’enfant de poésie » qu’a été le poète. C’est dans une quête alchimique le premier stade de l’initiation, celui de « l’œuvre au noir », sorte de cheminement qu’emprunte le poète en Hermès Trismégiste pour découvrir les sentiers de la création. 

Marc Alyn, Œuvres poétiques, Tome I, « L’Aventure initiatique » (1956-1991), 2024, 448 pages, 21 € ;   Tome II, « Le Rêveur éveillé » (1992-2004) ; Tome III « L’Image, la Magie » (2006-2023), La Rumeur libre, 2024.

Des bonheurs d’écriture jalonnent cet élan vers le mouvement sacré d’une vocation, véritable témoignage sur les étapes d’une architecture, celle d’une œuvre en poésie, celle d’un destin de poète : « Peut-être, ayant rêvé, seconde après seconde, notre vie, serons-nous quelque jour vécus par notre rêve ». Celui qui s’est rêvé Fantomas ou prestidigitateur, celui qui a contemplé l’apocalypse du feu, celui qui choisit le pseudonyme de Marc Alyn, celui qui a vécu la passion de la mère pour les livres d’aventure et de mystère, et celle du père pour la magie des livres, celui-ci devient le poète, le grand rêveur de mots, « passages secrets se profilant et menant aux demeures austères du Merveilleux », désir de l’Autre, du divin et de l’absolu « s’exaltant pour les couleurs mystiques des rosaces des cathédrales », ainsi le poète de l’extrême, nouveau Rimbaud auréolé de jeunesse, s’engage-t-il  avec bonheur dans l’oxymore comme danse de liberté qui brise ses liens, comme cristal de rythme :  

Plein feu !
je suis sur la balance
du désespoir et de l’extase
de la tendresse et de la cruauté.
je dépends d’un seul mot
comme fruit de sa branche
quand le vent vient musarder 

Traces de pluie, empreintes de l’arbre ou de la forêt, mains éblouies sur les cavernes de la mémoire humaine, marécages de silence, fleurs de l’invisible, taches de lumière, ocres des terres et des automnes, bulles d’eau et de nénuphars, bouquets de feuilles et de neige, cette poésie cosmique s’affirme dans un deuxième temps alchimique comme « l’œuvre au rouge », dans la force d’une parole devenue fulgurante par la traversée de l’imaginaire. "Le Rêveur éveillé " du Tome II,  affirme désormais sa fantasmagorie, s’ouvre au monde, rêve qu’il s’envole :

 

au printemps les mésanges se nichent entre ses feuilles
pour becqueter joyeux don texte lettre à lettre
et lui parler d’amour avec des mots d’insectes.

Le texte se fait archétypal, dans la force originelle d’une brûlure :

 

langue d’avant la langue
ouragan déferlant sur les soleils futurs
nébuleuses chiendent archipels tropiques !
le Verbe originel à jamais se répand
clarté embrasant les vitraux
source qui lie le prologue à la fin
l’éclair inaugural à l’ultissime braise 

Le tome III est celui de « l’œuvre au blanc » à travers la maîtrise du poème en prose. C’est l’ultime ouvrage achevé par le poète et il constitue l’acmé du travail poétique, comme s’il parvenait, par sa recherche de perfection dans cette forme poétique bien particulière qu’est le poème en prose, à placer le diadème ou l’auréole sur son œuvre tout entière. Le poème en prose semble répondre à cette exigence, un concentré en même temps qu'une « devanture » de ce que la littérature fait, des compétences qu'elle met en œuvre, des opérations de reconnaissance et de méconnaissance auxquelles elle soumet la singularité des œuvres. Le genre poétique du poème en prose, permet ainsi, par sa forme même, d’établir une réflexion forte et achevée sur le processus de création et son lien à l’intertextualité avec Baudelaire par exemple.

Ce recueil n’est pas, en effet, un tout autonome et fermé dont les éléments composent un système clos. Il présuppose un dialogue avec l’Autre, avec les autres créateurs, en particulier les peintres, dont T’ang. Le poème et la calligraphie adviennent alors par ce qu’il y a de plus subtil, reliant entre eux les différents aspects du réel, les ouvrant l’un à l’autre, les faisant communiquer dans une nouvelle esthétique du passage et de la porosité comme disponibilité aux fluctuations du monde, comme limpidité et transparence. Poésie faite de cristal et de simplicité. En face du poème, le texte en prose se présente en italiques : « Nulle empreinte sur la grève ». Poésie sereine et détachée, belle dans sa limpidité, dans son atmosphère de présence-absence, de manifestation et de retrait. Rien n’accapare l’attention ni ne l’obnubile. Tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme, tracé d’écriture comme traces, sentiment de dessaisissement qui auréole l’écriture de vague et de solitude, mais cette délicatesse contient la plus extrême présence, ce qui passe inaperçu devient inoubliable, la saveur idéale étant celle de la neige, de l’eau, de « la respiration des oiseaux privés d’ailes ». Poésie qui n’est accessible qu’à partir d’un véritable itinéraire intérieur, le vide accueillant en lui tous les mondes possibles du poète initié, désormais réconcilié au monde :

Il n’y avait jamais personne
au bout du fil.
Seule une abeille aux ailes diaphanes
nous pénétrait de son bourdonnement
porteur d’une verbe intraduisible. 

Présentation de l’auteur




REGARD SUR LA POÉSIE « NATIVE AMERICAN » : Mikhu Paul, ou comment mettre l’accent sur ce qui est important pour la communauté des humains et leur « mère », la Terre.

Mikhu Paul (née en 1958) est une poète Wolastoq (Malécite). D’ascendance mixte, née dans la nation Malécite (qui originellement vivait au Québec, au Nouveau Brunswick et dans le Maine). Elle est membre de la communauté de Kingsclear, lieu situé au Nouveau-Brunswick, au Canada.

Après le lycée, Mikhu Paul a obtenu une licence en développement humain et communication à l’Université du sud du Maine, ce diplôme a été suivi d’un master en création littéraire à Stonecoast. Dans un entretien, quand on lui demande quelles sont les personnes qui l’ont le plus inspirée dans son art et dans sa quête de justice, elle cite d’abord son grand-père et sa mère, mais elle reconnaît également l’influence puissante que d’autres écrivains autochtones d’Amérique du Nord ont eu sur son travail et sa démarche. Leslie Marmon Silko, par exemple, et surtout son célèbre roman Ceremony, sont cités comme une influence particulière, tout comme la poésie et la prose de Joy Harjo et Louise Erdrich ainsi que les études de Robert Warrior, Jace Weaver et Craig Womack. Son poème intitulé « House of Dawn » est certainement un clin d’œil à une autre voix autochtone canonique, celle de N. Scott Momaday, qu’elle cite également comme une influence littéraire importante. Pareil au roman de Momaday, la poésie de Mikhu Paul s’intéresse à la guérison qui doit suivre un traumatisme.

La poète Mikhu Paul lit son poème 21st Century Lullaby extrait de l'anthologie de poésie Littoral Books Enough ! Poèmes de résistance et de protestation.

Elle vit à présent à Portland dans le Maine (États-Unis) où elle enseigne l’écriture créative. Elle est à la fois éducatrice, artiste et militante. Son recueil 20th Century PowWow Playland a été publié en 2012 par Bowman Books et ses poèmes ont été publiés dans diverses revues, notamment dans la revue numérique Cabildo Quarterly. Elle milite pour un meilleur système d’éducation, débarrassé du racisme et de la discrimination, avec de meilleurs programmes présentant et incluant les populations autochtones comme part de la société, avec leurs cultures, leur histoire, leurs héritages toujours bien vivants. Elle a participé à la réflexion collective sur ce sujet en écrivant un chapitre dans Transforming Our Practices, il s’agit d’un texte pédagogique axé sur les paradigmes éducatifs autochtones. Elle prend souvent la parole afin de faire connnaître, de partager son expérience dans différentes écoles, comme par exemple lors d'événements organisés soit par l'Immigrant Legal Advocacy Project, soit par le Maine Wabanaki REACH, ou encore par la Maine Wabanaki-State Child Welfare Truth & Reconciliation Commission. Elle veut faire comprendre que le procédé de génocide contre les amérindiens continue, elle veut « faire briller la lumière de la vérité », elle veut  que soit visible le génocide jusqu’alors resté invisible, faire entendre ce qui est passé sous silence à propos du génocide ; et faisant cela elle cherche à  motiver le développement de la sensibilisation et des actions afin de faire face aux défis que tente courageusemement de relever la population indigène du Maine.

Mikhu Paul est également une artiste multimédia dont les œuvres ont été exposées dans des musées et des galeries, et vendues aux enchères afin de collecter des fonds pour des causes caritatives. Elle utilise la plume et  l'encre, l'aquarelle, la gouache, elle a recours au collage pour créer des œuvres qui visent à affirmer son identité à travers ses propres valeurs artistiques. La première exposition multimédia de Mikhu Paul fut une installation en 2010 au musée Abbe de Bar Harbor, dans le Maine, intitulée « Look Twice : The Waponahki in Image & Verse ». Les poèmes publiés dans l'anthologie Dawnland Voices étaient accompagnés de photographies et de ses propres dessins. Son but est de changer le regard du spectateur afin qu’il abandonne les stéréotypes attachés aux Amérindiens, qu’il ait un regard plus objectif afin de comprendre ces autres cultures qui sont les premières s’étant dévelopées sur le continent américain, ce dont tout américain devrait être conscient.

Dans ses écrits elle met en lumière les abus et les conséquences du racisme systémique enduré par les peuples autochtones mais aussi par les communautés afro-américaines. Dans ses écrits elle dénonce également le système scolaire et l’éducation qu’elle a reçue. Dans son poème Jefferson Street School elle se décrit comme une captive forcée de mémoriser et de réciter des paroles dans  la langue de l’envahisseur, elle fait part de son expérience personnelle au contact de l’éducation des « blancs » qui perpétuent la discrimination, les inégalités sociales et les différences culturelles, qui présentent de façon biaisée de nombreuses choses et notamment l’histoire. Les enseignements traditionnels autochtones lui ont été transmis par son grand-père sur la réserve indienne de Penosbscot, près d’Old Town, dans le Maine. Dans un entretien mené par Lisa Panepinto, Mikhu Paul parlant de son grand-père décrit comment il a été enlevé à sa famille dans sa maison de Kingsclear alors qu’il était jeune garçon, pour être placé dans le système de pensionnat du Nouveau-Brunswick, un placement auquel il a résisté avec véhémence en tentant à plusieurs reprises de s’échapper. Elle explique : « L’une des choses qu’il avait appris à faire lorsqu’il s’enfuyait était de ne pas rentrer chez lui à Kingsclear. Il allait là où vivaient ses cousins ​​sur une autre réserve […] il a appris à aller là où ils ne le trouveraient peut-être pas ».

Avec ce grand-père, appelé Ray, elle a cueilli des crosses de fougère, elle a chassé et piégé lorsqu’elle était enfant. Elle honore la mémoire de son grand-père dans le poème intitulé « Trapper », qui décrit un homme aux mains « monstrueusement fortes » et à l’index « de traviole », déformé par son métier :

 

Pendant des années et des années, ces mains ont soulevé des mâchoires de métal.
En toutes saisons, qu’elles soient gelées ou humides,

il marchait des kilomètres jusqu’aux endroits où les animaux rampaient et se cachaient,
où ils se nourrissaient et se reposaient.

 L’hiver, la rivière : long chemin enneigé et glacé vers les carrefours secrets de créatures qu’il connaissait comme des parents, comme des cousins.

Bien que Mihku Paul ait grandi principalement à Old Town, elle a également passé une grande partie de son enfance avec sa famille sur Indian Island, qui est le siège du gouvernement tribal de la nation Penobscot. Paul a grandement bénéficié des enseignements culturels de son grand-père, ce qui lui a permis de compenser sa désillusion quant à son éducation dans le système éducatif mainstream des « blancs ». À l’école comme en dehors, ses expériences en grandissant à Old Town ont été la pauvreté et la discrimination ; parmi les quatre enfants de sa famille, elle a été la seule à terminer ses études secondaires. Elle attribue en grande partie ce succès aux enseignements traditionnels et à la forte influence de sa famille, en particulier de son grand-père. Dans ses écrits elle partage ses réflexions, parfois en forme de palimpsestes, sur le passage du temps, réflexions sensibles et frappantes, faisant allusion à la fois à l’assimilation et à l’héritage.

Dans son recueil, à la magnifique couverture aussi orange qu’un coucher de soleil, sur la quelle on peut lire « l’évangélisation des Indiens », de laquelle découlent toutes les catastrophes qu’on sait, Mihku Paul raconte des histoires vivantes de héros malécites à travers les millénaires. Elle s’attache à cartographier de manière vivante un territoire englobant d'anciennes routes de canoë, elle « chante » sur tous les registres, du mythique au moderne. Ce livre nous rappelle la présence autochtone qui a toujours imprégné le Maine et le Québec. Mikhu Paul s’aligne  avec d'autres poètes Wabanaki importants dont les plus connus sont Alice Azure, Carol Bachofner, Joseph Bruchac, Carol Dana et Cheryl Savageau. Son style est simple, sans fioriture, ses mots vont droit au but avoué : faire connaître et faire comprendre ce qu’il en coûte et en quoi consiste être Indien d’Amérique aujourd’hui.

Voici quatre poèmes tirés de son recueil 20th Century PowWow Playland (dont la version originale est publiée dans iwar Mayu, un blog sur internet pour 3 d’entre eux et le quatrième, Her Medicine, est publié dans Dawnland VOICES 2 :0,  n° 11). Le premier évoque les pensionnats pour Indiens et les mauvais traitements subis par les enfants arrachés à leur famille, à leurs cultures, à leur réserve.

Langue maternelle

Enfant volé, étranger sans nom.
Sa bouche a été cousue.
Perdues les chansons, au cours de leur long vol,
années après années, naissance après mort.
Témoin muet, quel silence est-ce là ?
Malheureuse disparition, chair et os,
langue par laquelle nous avons vécu,
dispersée comme la poussière de pollen,
la trace de la poudre la plus fine.
Possédés, nos dents claquent et grincent,
nos lèvres violettes battent et s’enroulent, un gémissement étranglé :
tuberculose, dysenterie, pneumonie.
Mille façons de tuer une chose, et
une seule vraie façon de la sauver.
Nos mots, une forme de sons qui ne sont plus familiers,
enterrés à Carlisle.
Oh, Grand-mère, nous errons maintenant.
La carte obscurcie, déchirée et ensanglantée.
Nous parlons une langue étrange.
Nous sommes des fantômes, nous nous hantons nous-mêmes.

Dans le poème intitulé Sa médecine, Mikhu Paul évoque ce sentiment de perte qui se répercute en sensations désagréables dans le corps. Perte de la liberté et parcage sur des réserves, perte d’estime de soi, perte de la confiance face à la vie, perte du tissu tribal qui donnait sa force aux individus, perte des repères car plongée dans un monde qui n’est pas fait pour les amérindiens et qui veut les faire disparaître. Perte, mais la notion d’interdépendance et d’appartenance à la grande famille des êtres vivants perdure, le lien avec les élements et la nature n’est pas rompu .

 

Sa « médecine »

Ce corps, je le connais mieux qu'un oiseau ne connaît
l'arbre qu'on appelle maison, perché dans les rêves feuillus et
la folie estivale qui m'invite au vol. 

J'ai toujours rêvé que je volais.
Une quête déterminée, je me déplace au-dessus de la canopée,
je contemple les cimes des cousins ​​à la peau d'écorce, les mains vertes ondulant en dessous.
Leur souffle recueilli est un soupir qui me porte au travers d’un terrain inconnu.

Toujours un visiteur étranger au monde,
j'adore néanmoins ces lieux d'ombre,
je crains le passage de l’éclair brûlant comme une résurrection impie,
l'accélération, un effroi élémentaire que je ne peux pas nommer.

Une fois, j'ai entendu ma mère murmurer, après avoir laissé tomber son corps,
au plus profond des heures sombres quand le sommeil ne vient pas.
Sa voix dans mon oreille gauche, le son le plus hésitant et le plus conscient,
la façon dont on parle à quelqu'un au bord d'un bâtiment ou
d'un pont en surplomb d'eaux dangereuses.

Je me suis réveillée seule dans le noir, mon pouls battait régulièrement dans ma gorge.
Le chagrin étouffe comme de l'argile, emprisonne ce corps, alors je dois
lutter pour avancer vers mon propre avenir, mes ailes lourdes d'un
étrange désir du passé m’ayant jour après jour échappé
jusqu'à ce que je me retrouve dans
ce nouvel endroit, cette nouvelle vie.

À présent mes cheveux scintillent, d’argent ils renaissent à la lumière.
Je garde mes ailes en réserve, à l’encontre de
l’aube exhortant de prendre son envol.

Dans le poème qui suit, l’identité morcelée des métis est décrite comme une malédiction :

 

Amerindia

Ces hybrides errent du Mexique à Montréal,
trempés dans le miel, tachés de thé.
Leurs yeux verts attirent la lumière, les paillettes,
les éclats de miroirs brisés.
Maintenant, nous avons sept ans de malchance,
cousin, au moins sept hivers de pénitence.
Nous sommes, nous tous, jetés dans un vent brûlant.
Les mots de prière montent et descendent
les feuilles rouges fendues d'un vieil arbre,
les plumes blanches arrachées à l'aile d'une colombe.
Pas de chiffre, sauf le cœur qui bat,
enfermé dans cette chair nouvellement créée,
battant des rythmes ancestraux.
Dans mille ans, quel visage captif
planera, emprisonné dans du verre argenté ?
Comment l'appelleras-tu,
celle dont les yeux étaient les tiens, qui te scrutaient en retour,
tandis que le miroir se brisait et que l'arbre portait ce nouveau fruit ?

Dans le poème suivant, la création de l’état du Maine en 1820 est évoquée.  Territoire ancestral de nations  Algonquines parlant le wabanaki dont les Abenakis, les malicites, les Miq’mac, les passamaquoddys et les Penobscots, il fut le champ de bataille d’armées colonisatrices, puis partie du «commonwealth of  Massachussetts ».  Une allusion au massacre de Wounded Knee Creek est faite,  massacre perpétré par l’armée américaine contre des Indiens Lakotas guidés par Big Foot, le 29 décembre 1890 dans le Dakota du sud.

 

Aire de jeux - PowWow du 20e siècle

En 1920, une célébration centenaire, le temps mesuré,
à commémorer ce moment
où tout a changé.
Une séparation, un territoire renommé, vicieusement dompté.
Sculpté et revendiqué, colonisé, l'État du Maine.
Deux visages se regardent, des enfants, couleur sépia,
qualité musée, pressés sur des pages.
Un garçon et une fille froncent les sourcils devant l'œil de la caméra,
objectif rigide de l'histoire, une arme dangereuse.
Trente ans depuis cette dernière grande danse dans
les Dakotas, lorsque les balles
voyagèrent plus vite que la lumière
qui piège ces deux-là.
Rassemblant des fantômes, les suppliants enterrèrent leurs cœurs,
moururent sur le sol gelé.
La lumière captive aveugle ces jeunes yeux,
met à nu les sourires à demi grimaçants.
Fini, le wigwam en écorce de bouleau,
le tipi en peau de bison.
Derrière une tente en toile de fond, le garçon
aux joues creusées de peinture de « guerre »
se tient debout à côté de sa sœur, sa cousine.
Ses tresses sont suspendues à des plumes bon marché.
Les enfants posent maintenant,
la guerre remplacée par l'apparat.
Le loup : une légende portant
la peau d'un chien en laisse,
l'œil du guerrier froid est  maintenant fermé,
sa main ferme est vide, son cri de guerre
à présent silencieux sur cette image qui s'estompe,
ce terrain de jeu d’un pow-wow du 20e siècle.

En conclusion je laisserai la parole à Mikhu Paul elle-même, dans un entretien elle explique sa démarche : « En tant que poète et artiste visuel Waponahki (Wabanaki), je suis toujours à la recherche de nouvelles voies vers de nouvelles œuvres et je m’efforce de transmettre mon point de vue sur des sujets qui me semblent à la fois pertinents sur le plan culturel et importants pour notre famille humaine et notre Mère (la Terre). » Ainsi est résumée une façon de vivre, une façon de donner sens, de partager une vision de la vie très familière non seulement aux artistes amérindiens, mais aussi à tout « Native American ». 

Présentation de l’auteur




Pierre Zabalia, Il pleut un ciel en écharpe

Il pleut un ciel en écharpe :
mouise des langues marécageuses ou
firmament de combat mais
lequel, de multitude
pommelée mais

dans le piétinement d’un ciel
ventousé à
la douleur –

Il pleut des infinis
à l’heure
des trombes et des
frissons, ô
adagio –

∗∗∗

C’est ainsi que je fusionne
avec la laiteuse
incomplétude du jour
avec

un paysage en suspens,
tel nul orietiur
dans la bouche
des beautés immobiles,

c’est ainsi que je m’enfonce
avec la blanche et
apathique chanson
du cyprès, dans
le bouillonnement de personne –

∗∗∗

Dimanche raclé, dimanche
blanchi comme un cerisier perdu –

Un pépiement ou plutôt un toujours aux abois,
jouxte la non-présence de tout –

Cerisier des rêveries infirmes, ô
dans la blanche dépossession des silences,

je t’enchâsse, je te trouve âpre et blanc, je
te murmure une quelconque scintillation,

une quelconque démesure et
une cloche tinte dans l’à-peu-près des lointains-

∗∗∗

L’innocence grandit au jour languide
et avril au merle estourbi rêve comme moi
mais je repasse, mais je traînasse
au jardin-Mandelstam,

au fond du sans-dieu,
au fond d’
un bleu
reverdi par les multiples

distillations, dislocations
de l’âme, dans
chaque atrocité –

∗∗∗

Il y a au fond du ciel
une barcarolle qui somnole
dans sa casemate de vent, il y a
une présence à l’envers comme

un être ébouriffé d’angoisse,
il y a une ébauche de parler
dans les grenailles d’amour,
quelque part envolées,

quelque part enchemisées
dans l’éternelle incurie, il
y a une brisure, il y a

un poème qui flotte
et qui ravine sur les
mamelles du temps –

Présentation de l’auteur




Philippe Tancelin, Frangments, extraits

UN RÊVE ?

Au-dedans de soi
au-dehors de moi
ni ne commence ni ne s’achève…

IL N’EST QU’UN RÊVE

Une balle dans la gueule grande ouverte
du reptile que rien ne distingue
de la minime histoire de chacun
                                                   arrêté à la béatitude de l’autre…

LE RÊVE D’AIMER ?

A chaque instant il serait fait un pas
                                                        vers le rivage
un pas de dérobade
                             sur le sable endormi
                              sous la divagation des vagues

Au pied
           sur la terre
commence ma langue que ne dessine rien
quand je n’aurais été que craie blanche
                                                              échappée de la nuit

LE RÊVE !

S’est effacé à mi-chemin d’un autre monde
disant la lune insuffisante pour le clair d’aimer
où se croisent les voies de différentes couleurs

UN RÊVE A BLANC !...
Cet irrregard de l’eau
en proie au silence

 

Le cerf à ma rencontre

Plus droit encore
et plus que lui
il va
par cette lenteur qui le fait paraître
immobile

De tous côtés qu’on le croit cerné
toujours de soi il s’échappe
et nous croyons en nous
                                      être attendu de lui

Il ne nous leurre pas

Nous ne sommes rien pour lui
qui mériterait sa course
pour témoigner de nous

Il traverse la forêt
bénissant de ses bois chaque arbre
qui l’aborde en jalousie

 

Tout tient de tout en lui

les bois dans ses bois
le sursaut dans le saut
le silence dans la  meute 


la puissance dans l’être-là fragile

Le ciel dévolu à son brâme
son regard dans le temps mort du fusil
il dément le final de qui l’obligerait

disparaît au couchant
dans son souffle-linceul

 

Nous nous répandions

sur les murs
en mots à blanc

Ils nous accueillaient par rafales de braise
sur chaque carrefour d’histoires in-dites
qui renversaient l’encre
sur nos cahiers d’écolier

Le présent en indivis
avec les jeunes lunes
apprivoisait notre impatience
d’amoureux

Nous parlions d’autres âges
d’éternité rebelle
voguant sur l’éphémère

Nous changions de saison
aux quatre coins du ciel

Nous courions de vaisseaux à vaisseaux
vers la mer en détresse

C’était par d’autres temps du monde…
Une planète révélée…

Un chemin secret à chaque pas dépassé…
Une pierre assourdie entre envol et achoppement…
Un voyage en lieu-dit…

Ce risque du vivant
à travers l’usure des destinées

∗∗∗

Elle

est la nuit

antérieure à une nuit

Elle murmure l’engagement

de nos sangs calligraphes

∗∗∗

Le soir descend

bercer le livre vierge des flammes

où page notre enfance des choses

∗∗∗

Le poème dispense  son exception

au cri qui le précède

interroge ce qu’il eut été

si l’avait emporté le souffle sur la flamme

renouvelle son parfum aux fleurs brisées

Fragments, extraits de A contre-jour    le jour, à paraître.

Présentation de l’auteur




Mireille Cliche, Dents de quartz et autres poèmes

 

Des oiseaux sur un rivage roux
laissent des hiéroglyphes
octobre a pris feu en une nuit d’orage
souvenir volcanique d’une fête abrégée
la vie pulse rouge
condensée

Rubans d’odeurs fumées douces
une framboise oubliée
concentre sa couleur
vertige tranquille dans la pinède
où couvent des chanterelles
la saison capitule

Au bout des débarcadères
les chemins tricotent
entre des murs burinés
des cheminées odorantes

À la lune des chasseurs
le lac dézippe le paysage
avale les pentes
retouche ses bleus
roule ses histoires
ses ponts de billots ses draveurs brisés
ses nageurs pugnaces

L’abbaye veille dans la brume
les quais dorment et le lac
le lac a trop bercé ses voiles
trop claqué ses vents
il rentre ses bouées ses drapeaux ses oriflammes
endort ses kiosques
ses nuits plumeuses et braves
aspire au repos sous la glace

Les ruisseaux transparents ronflent sous le frimas
écumes et brouillards s’emmêlent
enrubannent les jours
d’un pays où les glaciers
ont fiché dans la mousse
leurs dents de quartz

Crépitement de l’automne
ses roulements sans tambours
sa vaste indifférence

Le lac séduit enveloppe engourdit
prépare lentement son solstice

Un sommeil aussi long que ses côtes
taira ses profondeurs
mais pour l’heure il s’entête
à ronger ses plages

Memphrémagog Mamhlawbagak1
ces noms en castagnettes
racontent des conflits
des forêts à abattre
la contrebande et les bateaux à aube

Des fantômes flottent sur le miroir martelé
rêves et souvenirs s’entremêlent
on appareille pour un dix-millième hiver

 

Rouge ma Rouge

À trop de femmes

Sur la peau gravelée des murs
ces bruns sont-ils du sang
il était grenat sous les coups
là-bas sur la place
quand tu as cru un moment
au pouvoir du nombre

D’où viennent ces sons qui bondissent
sur la terre battue et la fiente
ces bruits lourds de pieds en armes

Rouge ma Rouge
le temps s’écoule de ses blessures
tes ongles bleuissent à gratter les heures
les geôles s’effritent et tout manque
les jardins l’apaisement du soir
tout manque

Les couloirs convergent vers la peur
la lumière les tranche comme un couteau
et la soif ma Rouge
ce béton dans ta gorge
les fissures par lesquelles s’écoulent
ta douleur
le prénom qui te hante

Tu t’es fait voler ta solitude
la trace de la mer dans tes yeux de sel
et ses yeux ses yeux à lui
qui disparaissent

Rouge ma rouge
tu as perdu jusqu’à la paix du sang
sa pulsation tranquille
les voies du silence dans tes artères

L’air bruisse gémit tremble
tu n’entends plus que son nom
son nom à lui couché sur la place
que tu ne reverras pas

 

Pister

Avancer reculer
Flotter craindre se perdre
Se dire oh et peut-être
Ne rien décider attendre l’émergence
Marcher en spirale
Sentir son estomac ses poumons ses cellules
Retenir la peur chien fou
(La laisse scie le poignet)
Retenir la peur molosse épais
(Les jambes s’agitent le dos s’arque)
Sceller ses mâchoires
Croire que demain ou peut-être aujourd’hui
Perte de signal

Avancer se perdre
Dormir dans les ornières
Refaire sa coquille la lécher
N’attendre que soi

Avancer
Placer ses pions programmer
Refaire ses calculs pister
Se demander qui
Et pourquoi

S’arrêter
Attendre consoler
Pleurer

 

Note

  1. Le lac Memphrémagog est un long lac glaciaire dont les eaux se partagent entre le Québec et l’état du Vermont, aux États-Unis. Il tirerait son nom du mot abénaquis mamhlawbagak.

 

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