Jules Masson Mourey, Arlet

Ainsi Arlet mon enfant chéri t’ai-je donné – pardon oh mille fois pardon c’était sans y penser vraiment ! – une âme horriblement furieuse et charitable
le lendemain matin du Mardi Gras qui est l’exact jour du calendrier où il fallait bien que tu naisses enfin de ma chair car j’avais mis dessus dès la chose faite une image découpée de la douce figure de la Très Sainte Vierge Marie de La Mer des Antilles
c’était là donc que tu devais naître avec les deux confettis en or coincés derrière chacune de tes paupières collées et ta peau qui sentait bon la salive et le sang comme celle des très jeunes chiens-tonnerres
déjà au fond de ta bouche acérée et de tes oreilles grandes ouvertes il y avait loin depuis très loin oui oui le goût des fastueux soupers de viandes de barracuda de porc sauvage d’écrevisse et d’eaux de canne et les gros bruits de bombes et les étincelles mauves et vertes des feux de Bengale montés plus hauts que les plus hauts arbres quadricentenaires de toute la Confédération caraïbe
ah quel office Bon Dieu !

il fallait voir les chars dressés façon tentes et véhicules aux coins des petites rues noires les beignets farcis jetés en moulins à la foule primitive les caraques accostées retour de pêche et cette fanfare extravagante faire rebondir jusqu’à l’agonie les organes trop frêles des céphalopodes de la baie de Saint-Pierre
(les vivats)
il fallait voir les montreurs d’anacondas – d’anacondas femelles bien entendu puisque les mâles sont beaucoup trop réputés pour leurs méchantes sournoiseries – les vendeuses de crèmes glacées multicolores les meurtriers et les arnaqueurs encravatés fleur à la boutonnière crachée comme une dent rouge les faux éclopés les cheveux si sombres si bien peignés en raie de chaque côté des avocats sortis de leurs études pour regarder béatement le grand ciel éclaboussé
il fallait voir les quarts de melons engloutis à toutes dents les toutes petites chaussures et puis le traditionnel et bestial linge à fleur de lys maculé de jets limpides mis à la fenêtre passé minuit par les nouveaux noceurs
(les rosaires les toupies et les minuscules poissons)
il fallait voir enfin les têtes de diables croqueurs fichées dans le sable nocturne
après le charivari

revenons plus exactement à toi Arlet mon enfant chéri mon trésor que sais-je encore
pardon oh mille fois pardon pour les épouvantables promesses que je dois te faire bientôt
mais je crois qu’il y en a aussi certaines un peu moins navrantes et même de très joyeuses !
d’abord regarde voilà ton portrait peint sur bois de violette comme personne que moi ne t’a
jamais vu
les yeux maintenant bien ouverts calmes et durs comme ceux des fauves enfermés le nez plat
les lobes troués la taille étroite avec de longues jambes de coureur qui montent jusqu’au cœur
ainsi donc voilà aussi ton destin

tu es le marronneur des premiers jours de la saison sèche
et à cause de ce travail abrutissant il te faudra courir sans t’arrêter c’est-à-dire en fait jusqu’au
bout
sauf évidemment devant les oratoires pour te signer en bon chrétien pour étancher ta soif et pour
fractionner le pain de cassave
il y aura des solitudes et de l’ennui ça vraiment beaucoup et l’araire aiguisé et les deux bœufs
énormes qui rayeront systématiquement tes épaules en vomissant leur langue – ils n’arrêteront pas
il y aura des muretins à enjamber en te cachant le regard pour ne jamais voir à travers la forêt
les terrifiantes maisons illuminées de l’intérieur gardées par d’immenses nègres osseux devenus
tout à fait sordides
il y aura des massacres et des processions pour s’en repentir en projetant des bannières
vers le haut et en balançant des encensoirs
par-dessus tout ton malheur il y aura la belle grande fille aînée du gouverneur d’Esnambuc avec
son parler de coulie
elle qui pour garder serrés dans son hamac brodé de motifs de coqs et de soleils couchants les
amants des villes frotte pendant sa toilette d’après l’amour au creux du large delta d’entre ses
seins lourds comme des sacs de café un quart de gousse de vanille – elle qui a l’attrait oh ça oui
pour les pierres et les métaux de gros carats que toi seul pauvre bourricot aura la veulerie de
poser sur ses cheveux et autour de son nombril 
jamais elle ne t’aimera pour rien au monde rien de rien
et tu n’y pourras rien
sache-le
et tu en seras parfaitement fou de rage

mais toujours je sais qu’il y aura ta main condoléante dans la mienne
et aussi pitié envers les grandes mendiances
et toujours il y aura avec toi le boum-boum familier du cœur des anciens défunts foudroyés à
l’horizontale une fois deux fois trois fois et même réduits à l’état de squelettes sous les gravures
des pierres tombales
il y aura la mer bleue qui suçote en rêvassant le bout des vieux membres rhumatiques de notre
île
je te dis que l’adoration des frères et des amis sera malgré tout ta fortune
mais songe à les adorer correctement en retour – ni trop ni trop peu

maintenant Arlet mon enfant chéri mon trésor mon prince
souviens-toi que la terre-perdue c’est la terre-aimée à jamais
et souviens-toi que cela ne fait rien
tout a déjà eu lieu et tout recommencera
tu y penses parfois toi-même
le seul et unique salut réside dans cette foi-là
l’eau de la Grande Anse qui t’asperge ce lendemain de jour de fête est la même eau qui à la fin
te reprendra

Présentation de l’auteur




Etienne Pinat, Acquiescement et autres poèmes

 

Dans le blanc
la vie dit oui avec ses yeux
éclaircie de neige nue
pâquerette fanée se dévore.

Le monde posé sur la tranche
au rebord même des choses
basculé dans le jaune.

Le sol liquide terre-éther
présence de l’absence
dans la dissipation.

Partout la transparence accueille
pleine lumière dans son creux.

Dans l’effacement solitaire et clos
c’est l’ouvert qui éclot.

Jamais l’acquiescement
n’a tant brillé qu’ici.

*

À CIEL OUVERT

Vivre
                       dans l’étonnement de l’eau
là où surgit
             la mousse d’une absence

Laisser
laisser poindre cela

Seul saura
ouvrir le ciel
avec cette absence échue

*

ÉCLOSION

Ouvert
le bleu du ciel

Le point du jour s’allume
sur le faîte de la lumière

Aérée dans le blanc
La passée du nuage

Le calme éclot
dans l’absence

*

Noir de la nuit
gorge nouée.

Approche du vide
à l’étrangère exquise.

Tu sais cela :
l’angoisse bat le sang.

*

Dès lors que l’épaisseur de l’apparence trop dite
fond dans la mémoire
le creux du monde est-il parole pour personne ?

Pourtant troué
le mot recueille encore
ton monde sur ma page :

Toujours l’écho
du sein dédié
à la part tue du monde.




Présentation de l’auteur




Rochelle Hurt – l’avant-garde poétique américaine

Traduction et présentation par Alice-Catherine Carls

Rochelle Hurt fait partie de la nouvelle génération des poètes américains. Féministe, elle l’est à fond, mais l’envergure de son verbe ne l’enferme pas dans cette identité unique. Sa poésie est peuplée de personnages pris dans la chute libre de leurs sensations qui font résonner le monde entier en elles. Révolutionnaire est un terme qui lui convient mieux, car elle transgresse les formes et les thèmes – vers libres, proésie, écriture en collaboration.

Partant d’un événement vécu et de situations en apparence banales, elle décrit les sensations parfois extra-corporelles et parfois surréelles ou surnaturelles par lesquelles les femmes touchent le monde et les êtres humains. Les émotions, les sentiments, puis les pensées et enfin la philosophie et l’esthétique de vie se télescopent au détour d’un mot ou d’une image sans toutefois tracer le parcours souterrain qui les relie aux sensations.

Le thème du lieu et la place qu’y tiennent les êtres est très important pour Rochelle Hurt. Native de Youngstown dans l’Ohio, elle représente les États-Unis « de l’intérieur » trop souvent négligés et pourtant si féconds en grands poètes. Et elle fait honneur à cet État frappé par le marasme post-industriel des années 1990.

Rochelle Hurt lit ses poèmes à Paging Columbus : Getting Out of Dodge (mai 2014).

Son premier volume, The Rusted City (La ville rouillée), publié en 2014, évoque le siècle métallurgique qui fit la richesse de l’Ohio. On y trouve déjà des thèmes qui forment la trame de son deuxième volume, In Which I Play the Runaway (Dans quoi je joue la fugueuse), publié en 2016 : l’importance de l’enfance, seule continuité d’une famille désaccordée, les sensations vécues par les personnages, l’importance de la mère sacrifiée. Ces drames se jouent sur la toile de fond du  voyage symbolique auquel la poète nous convie à travers les États-Unis, énonçant avec un humour subtil des noms inusités de localités inconnues des touristes qui révèlent l’Amérique profonde et vraie. Dans son troisième volume, The J Girls (Les filles J), publié en 2022, elle met en scène des ados vivant dans une petite ville de l’Ohio et dont les prénoms commencent par un J, prénoms très populaires dans les années 1980. À partir de documentaires filmés, journaux, et interviews, les « filles J » se racontent en monologues poétiques qui prennent place sur scène, c’est-à-dire dans leurs lieux de vie. Son quatrième volume, Book of Non (Le livre de Non), publié en 2024, se rapproche de l’autobiographie. Écrivant en collaboration/symbiose avec la poète Carol Guess, Rochelle Hurt y construit son portrait de Non-mère, signifiant qu’elle n’est pas définie par un rôle féminin traditionnel. La collaboration entre les deux poètes a servi à faire naitre un portrait de femme autonome dans lequel bien des lectrices se reconnaitront. 

Lecture de poésie avec Rochelle Hurt.

Maitre de conférences dans le programme du Master of Fine Arts à l’University of Central Florida, Rochelle Hurt a reçu plusieurs prix. Outre ceux qui lui avaient été remis par plusieurs revues dans lesquelles elle publiait avant 2014, elle a reçu le Barrow Street Poetry Prize en 2016 et le Blue Light Prize en 2022 pour ses deux premiers volumes. Carol Guess est professeure de littérature à l’University of Western Washington et a plus vingt recueils de poésie et de prose à son actif. Elle en a écrit plusieurs en collaboration. Comme Rochelle Hurt, elle base ses œuvres sur des événements contemporains et sur des documentaires filmés. La source de son inspiration est également ancrée dans la réalité : personnes transgenres, pandémie du Covid, situation politique, et faits divers lui servent à révéler les strates et les fissures de la société américaine d’aujourd’hui.

Rochelle Hurt. In Which I Play the Runaway  (2016).

 

P. 3 - Poème dans lequel je joue la fugueuse

Ça pourrait commencer par une fête avec des filles
éparpillées comme des paillettes, des filles qui
cherchent une maison où se caser, des filles
avec deux parents, des filles qui respirent
la joie de leur inutilité.

Ou une scène de chasse : une maison de fermier
aux murs minces comme une robe maternelle,
vide depuis longtemps et qui m’enferme.

Je n’ai jamais voulu être chez moi en lui,
mais – sexe en tôles ondulées,
la corrosion. À elle seule, son odeur
était comme le retour de minuit
à la maison, à l’empoignade du père.

Ainsi j’étais pour toujours
fugitive, son indolent jouet.

Mais si vous le voulez, je vous dirai
l’histoire d’une femme désossée
par deux mains aux sillons crasseux,
sa bonne moelle vendue à un couillon
pour une promesse en lame de rasoir.

Et combien elle a aimé ça, le péché,
ce nouveau genre d’errance.

P. 36 - Poème dans lequel je joue la tricheuse

                                               Je pourrais expliquer
que lorsqu’il touchait mon bras, un champ s’ouvrait
en moi et que je restais étourdie comme une biche
épousant la terre pour sa verdance.

Mais il faut comprendre que tout avait commencé plus tôt –

Le soleil fut mon premier amour d’enfant,
je fermais les yeux chaque après-midi
et me pressais dans sa chaleur semblable
à un corps, un poids bienvenu sur moi.
Sa lumière fendillait ma peau et je m’ouvrais
à l’infini rouge et à l’éclat sous mes paupières
pendant que le temps s’épaississait et que le sirop du plaisir
coulait dans la coupe de mon crâne.

Cela veut dire que je tombe amoureuse des surfaces –

Quand je touchais son bras, l’horizon clignotait devant nous
et je savais que le ciel n’était que la pellicule rayée
du ciel. Je fixais néanmoins son soleil, le désir durant
jusqu’à ce qu’une sorte de nuit tombe dans mon coeur.

P. 47 - Autoportrait à Entre, en Géorgie

À Entre, se trouve notre champ de paupières vides,
notre verger de mains à quatre doigts et de troncs
coupés et, notre marmaille maladroite s’y accrochant,
rien encore de très
remarquable. Nous ne sommes jamais
vingt-six à Entre – juste
à mi-chemin vers vingt-sept,
ou bien vingt-cinq et trois-quarts.

Les enfants d’Entre n’ont pas d’émotions
fortes. Ils veulent de ci. De ça. Ils manquent
de conviction. Mais on pourrait dire, et leurs grand-mères
s’en assurent mutuellement, qu’ils iront loin.

À Entre, nos bébés tournent en dormant
comme les aiguilles d’une montre, grappes d’orteils
frôlant les montants en bois, cochant le berceau barreau
par barreau.

                        Ils refusent les espaces vides
et l’ordonnance des membres impitoyables
et confortables deux à deux.

Après la montée des pupilles cuivrées dans le jardin,
et avant que les lampadaires verts de la rue
s’éteignent sous nos fenêtres,
les mères d’Entre rêvent.
Nous voulions
seulement atteindre Ceci, en Géorgie,
ou Cela, qui est moins connu.
Souvent nous restons des jours entiers
dans la morosité de notre réveil.

P. 50 - L’héritage

                                                           Tu reviens
et découvres que la porte a attendu ta clé,
            elle chante quand tu la cherches et cliquète
dans ta main comme des dents de lait mélangées.

Drapée dans le satin de ta mère, la chambre à coucher est un cercueil
            illuminé par des ampoules électriques, un entretien.

Le téléphone ronfle sur son support
et, surpris par ton attouchement, dit
ne confonds par cette maison avec la tienne.

Mais les voix de tes parents mitonnent
            dans une mijoteuse sur le comptoir de la cuisine.
                        Depuis combien de temps ?

                                               Comme ils doivent
            être tendres maintenant, rien que des murmures,
                        se détachant de l’os.

N’ouvre surtout pas la porte de ton ancienne chambre – cet
            univers ne te reconnaitra pas.

C’est ainsi que finit une maison : une vois vidée,
            les murs s’érodent sous la poussée du vent,
et tu restes là
à rappeler tes souvenirs comme un chien.                                                                    

p. 57 - En semant Ohio

Confiné à cette ville, l’amour jaunit.
Reste et regarde les murs peler
par leurs plafonds.

                                   Regarde par cette fenêtre :
                                   une mère s’étire et tire sur
                                   le toit, petite couverture feignant la fuite.

Sa peau jaunâtre est une lettre roussie
sauvée d’un feu.
                                   Derrière elle,
            en robes du dimanche, deux filles se penchent,
            pliées à la taille, elles passent des heures à
            inspecter le tapis de couleur jaune curry –
                                   un objet perdu, un bouton tombé.

Leur chevelure noire est devenue fauve,
            couleur d’une quête trop longue,
            couleur de l’absence de couleur.
                                  Un tourbillon miniature se donne le tournis
                                  et dessine des huit à travers la pièce.

Coques, les filles ondulent
et plongent, puis se redressent.

            Les murs palpitent, retenus par la mère
aux longs bras.

                                   En haut, un père murmure,
                                   je veux vivre, à jamais
                                   en train de sortir par la fenêtre.

Tu vois, tout arrive si facilement -- 

 

 

p. 65 - Le fleuve Miami en crue

Au-dessus du barman, la télé flotte comme un satellite et présente
la crue comme une de nos nombreuses fins. Au centre de la ville, le Miami

            se lève d’un lit affaissé pour reposer dans les bras grêlés de rouille
de sa ville. Nous considérons que les mythes proviennent de coïncidences :

            combien de bébés naitront ce soir dans des conditions héroïques
sur les sièges arrière de voitures flottant sur l’autoroute ? Ils porteront

            ces histoires toute leur vie comme tout le monde –
non par le souvenir mais par l’héritage raconté. Et nous avalons

            consciencieusement les circonstances comme notre destin. J’imagine
que tu es venu à ma mère comme un corps aérien vole – par saccades

            peureuses avant d’avoir appris à te tenir debout,
à stabiliser tes poumons pendant que les rapides respirations de la mort

            pompaient en toi leurs gorgées de rhum – constante menace d’une vie
bouleversée. Le chant des égouts entre dans le bar. Je peux entendre

             le fleuve monter, dis-je, prenant le son de l’eau
pour le récipient dont elle s’échappe. Tu insistes que le mariage a été ma perte,

            et je ne te dis pas que ma mère cherchait la joie
sous le bûcher de sa vie d’après toi, sans jamais deviner

            de combien de façons un monde peut finir. Dans un poème
après l’autre, j’ai laissé les crues et les cyclones t’emporter.

            La vérité est que tu es parti sur tes deux pieds. Ou vous avez simplement
décidé de vous séparer. J’ai écrit jadis que ton père à toi s’était enfui

            de la maison dans une tempête de glace en faisant déraper sa Ford. Il
a cru une fois ou deux que le ciel tombait, d’après certains.

            Et le reste ? Il est mort d’un infarctus ou d’un cancer.
Et le désastre d’aujourd’hui ? Thalès pensait que l’eau avait donné naissance

 à l’univers, dis-je en philosophe amatrice de crises –
et donc nos corps sont faits d’eau, jumeaux de leur origine.

            Je ne peux m’empêcher de croire que tu es estampillé en moi,
et j’ai peur de ma maison -- ses miroirs et sa dépendance. Nous quittons

            le bar pour marcher, mais trouvons la face fracturée du ciel
dans l’eau qui engorge la rue, -- incroyable illusion optique, mensonge

            complété par les débris qui tournoient et plongent
comme des oiseaux. Piètre excuse pour fuir –

            cette mythologie familiale. Je me mouille les pieds,
ne voulant pas attendre que l’eau se retire.

p. 69 - Le sang en boucle

La tendance de ma fille à voler se forma en miroir de la mienne – un marqueur génétique, comme
l’arc du nez ou les mentons à fossette. Enfant, je prenais tout ce qui me parlait : la souris en peluche
du chat, les tulipes du voisin, un cheveu sur la tête de mon frère. Bien qu’ayant refusé le sein de ma
mère, des années plus tard je repoussais la joue de ma sœur pour boire son lait – ce qui est donné
gratuitement ne m’a jamais intéressée. Les gronderies ne faisaient que m’exciter et le butin grandit
avec moi : vélos, autos, garçons. Vous pourriez même dire que je volai ma fille à son père. Je glissai
tout simplement une main dans sa poche quand il regardait ailleurs et je fis tomber la promesse
d’une fille dans une petite tasse. Une graine secrète.

Quand je la portais, elle m’épuisa et je sus que je lui avais donne mon gène du vol. Aucun monceau
de nourriture n’était assez grand, aucune carafe d’eau assez haute, aucune nuit de sommeil
satisfaisante. Dans le sang en boucle, sa faim dansait avec la mienne : plus je donnais, plus elle
voulait. Je maigris et jaunis, seul mon ventre se gonflait à partir de mes hanches comme une cloque.
Pendant des mois, mon cœur affolé se contracta en sentant l’appel de sa soif. Parfois je pouvais
entendre un léger bruit de succion au milieu de la nuit, puis un roucoulement satisfait faisant écho
aux grillons dehors.

Je n’ai pas honte de vous dire que je suçais aussi fort. Le jeûne marcha d’abord, mais la tentation
gagna. Alors je trouai la boucle d’un coup de dent : après chaque repas, je me reposais pendant une
heure, puis je courais toute la nuit dans le voisinage pour brûler la nourriture avant qu’elle ne puisse
le faire. D’autre fois, je mettais la main dans ma gorge et faisais tout remonter. Pendant le reste de
ma grossesse, elle devint une petite batterie de réserve. Son énergie me rechargeait. Je voyais du
magenta derrière mes yeux.

Elle pesait moins de trois livres à la naissance – et elle s’était fait attendre. Ils la firent sortir par le
siège et durent détacher sa petite bouche de sangsue d’entre mes jambes. Les deux poings pleins de
placenta. Par la suite, elle eut toujours les mains pleines de choses qui ne lui appartenaient pas : mes
boucles d’oreille rouges, des poignées de sac à l’église, des poupées au jardin de jeux. Pouvez-vous
croire que je me surprenais à lui dire de les rendre ? Elle m’avait volé la joie de prendre.

Je décidai de me réinvestir dans cette passion, en commençant à la maison. Un jour où je cherchais
des pièces de monnaie dans sa chambre, je trouvai ses dents de lait dans un étui à médicaments –
quatre petites perles subtilisées de ma boite à bijoux. Je les mis dans la paume de ma main et lorsque
je me retournai pour partir, elle était à la porte avec la bague de fiançailles de ma mère qui n’avait
jamais été léguée. Nous étions là, figées dans une boucle de honte : fais ce que je fais – toutes deux
rouges comme des gyrophares de police.

Rochelle Hurt, Entretien diffusé dans l'épisode 526 du podcast The Drunken Odyssey.

Rochelle Hurt. The J Girls. A Reality Show (2022).

p. 23  - Intérieur. Église. Jour. Jennifer est assise sur un banc vide ; derrière elle un vitrail dépeint l’Annonciation.

Prière pour la tempérance

O ma succulente muselière, mon ortie brûlante,
Mon plaintif lasso, mon poing fermé,
ma selle la plus profonde, mon étreinte la plus radiale,
mon omniprésente clôture électrique invisible,
ma ceinture de sécurité sacrée, ma solennelle camisole de force,
ma chaine de salut, mon attelle d’âme en airain,
mon moulage de corps en plâtre, mon rigide sac à langue,
mon corset moral, mon tirant de botte renforcé,
mon Tupperware étanche, mon joint sous vide,
mon gobelet tippy à l’épreuve du péché, ma boite à joie sous clé,
ma cellule de prière capitonnée, ma matrice permanente,
mon confessionnal verrouillé – je rampe
dans l’espace humide de ta grâce, tendre mâchoire de lion
dans laquelle je tressaille et tremble, ton éternel hoquet.

Carol Guess & Rochelle Hurt. Book of Non (2023).

p. 31 - Non-excuses

Mon premier projet artistique à l’école fut un masque fait d’excuses humides. Je le mis sur ma figure
et une fois durci, je l’enlevai – un bol de désolée – et je sus à qui je ressemblais.

Quand ma sœur et moi allions passer les fêtes chez notre père, il n’avait jamais de jouets pour nous.
Il mettait un seau d’excuses entre lui et nous et partait. Nous avons construit des villes entières d’excuses.

Au lycée, je trimballais mes excuses au fond de mon sac comme des Tic-Tacs, enviant les excuses
des autres qui me semblaient si bien organisées. Comme Louise qui les rangeait au fond de son
casier. Elle en sortait une d’une main manucurée et c’était sa façon de dire qu’elle vous aimait bien.
Une fois, je surpris Louise dans le vestiaire avec ma poignée d’excuses ; paniquée, sans tampon, elle
me dit, « va te faire foutre. »

Je me souviens qu’au bal de fin d’année je portais mes excuses comme une robe fuseau et que je
laissais mon cavalier les peler de mon corps une par une. Il avait l’air de s’ennuyer, mais il avait
continué.

À l’université, j’appris à distribuer mes excuses plus prudemment. Mais, quand, saoulée d’Amaretto,
je déambulais la nuit et tombais sur des gens, je vaporisais mes excuses comme du spray au poivre
dans les yeux de ces étrangers.

La plupart du temps maintenant mes excuses sont tranquillement assises sur le canapé avec moi –
des non-excuses. Il se fait tard, dis-je, et elle me crochètent une chemise de nuit suffisamment vaste
pour m’y noyer.

 

p. 41 - La non-matière

Un trou noir ouvre une étoile comme un sac poubelle et répand sa vieille lumière à travers l’espace.
Sur terre, les fleurs en plastique et les cigarettes électroniques remplissent ma poubelle. Quelqu’un
trie ce rebut en piles – mangeable ou pas, portable ou pas, masculin, féminin, mari ou femme. Le
lendemain, les ratons laveurs passent la journée à tout mettre en vrac. Quelques-uns d’entre nous se
retrouvent ensemble, non-entités s’enfonçant dans la terre. Je vis dans un corps, ce qui veut dire que
je vis dans un chariot à déchets qui me conduit chaque jour vers le non-être.

Malgré tout, les ordures se font. Quelqu’un sort des sacs noirs d’une poubelle en métal. Voici un
cercle, voici un couteau. Il n’y a pas de poubelle pour la matière noire. Voici des sacs fendus au
milieu, des couvercles de boite en plastique, et des préservatifs qui se déversent sur l’asphalte. Les
ordures n’appartiennent à personne. Elles s’assemblent dans des coins de comédie, pailles en
plastique, verre brisé, capuchons de bouteilles et éponges moisies. Elles collent aux yeux comme les
paillettes d'hier soir et tournoient en blocs massifs dans la Mer des Sargasses. Elles vont vivre
derrière un mur qui nous permet d’oublier et devient matière noire quand l’amnésie dame le pion à
l’invisibilité.

Les ordures sont ce qui vient après. Elles sont pupilles de l’état de décomposition, cette ultime
forme de la matière. Nous les utilisons pour nous flatter jusqu’à l’arrivée, crachant du néon en cercle
autour de nos corps, nous croyant meilleurs que ce que nous laissons derrière nous.                     

Présentation de l’auteur




Retour À la ligne, en hommage à Joseph Ponthus

Le 24 février 2021, avec ce message informatif : « Joseph Ponthus nous a quittés dans la nuit », je postais sur mon blog La rive des mots un extrait de son poème-récit À la ligne, ce chapitre 65 qui résonnait tragiquement, comme si la fin de parcours, si jeune, de son auteur, était le prix à payer pour l’expérience d’ouvrier intérimaire embauché dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons, opposant a posteriori un arrêt brutal, un point, sans retour à la ligne, un point final, interrompant ainsi la possibilité de partage de tous ces textes dont ce poète était encore porteur : « Et tous ces textes que je n'ai pas écrits / Pourtant mille fois écrits dans ma tête sur mes lignes de production / Les phrases étaient parfaites et signifiantes / S'enchaînaient les unes aux autres / Implacablement / Où des alexandrins sonnaient comme Hugo / Tant sur la machine que sur l'humanité / Des sonnets de rêve »…

L’on peut se prendre alors à rêver au prolongement de cette vie volée au temps du travail, à la virtualité de ces textes non encore rédigés dont À la ligne, ce premier roman fondateur, aurait été le sésame, mais la résistance qu’il fallut déployer pour l’existence, le dur labeur de la condition ouvrière contemporaine, dont un documentaire dans lequel l’écrivain était interrogé en dévoilait le sort des « damnés », a opposé un tribut plus lourd peut-être à la fougue, à la combativité, à la volonté souriante du jeune poète qui mordait la vie. Car s’il est un souvenir à garder de Joseph Ponthus, dans la rencontre que j’eus la chance de faire avec lui, pour la lecture collective de son ouvrage, lors d’un moment de convivialité où il fut invité à prendre un repas entre amis, non loin de la ville de Narbonne que chante également le grand Charles Trenet, lui dont les refrains l’ont soutenu, il l’écrit lui-même, dans un entrain presque spinoziste à une gaieté qui désamorcerait chacune des causes des passions tristes, c’est cette joie radieuse, grâce à laquelle loin alors du travail à la chaîne, ce dernier, peut-être déjà conscient de l’issue fatale que lui préparait la maladie, mordait, littéralement, la vie, il rayonnait, tout au plaisir de se délecter des saveurs d’un plat, tout à l’affût d’un bon mot, d’un trait d’esprit, qui en agrémenterait le goût…

Joseph Ponthus nous parle de son livre À la ligne, feuillets d'usine (éditions La Table Ronde), dans l'émission Dialogues littéraires, réalisation : Ronan Loup. Interview par Laurence Bellon. Librairie Dialogues. 

Une vitalité qui lui aura pour le moins permis de tenir à l’usine, par ces feuillets qu’il écrivait par ailleurs, le soir, au retour chez soi, dans un inventaire méticuleux des gestes appliqués à la ligne de production, dont la ligne d’écriture était peut-être la conjuration : écartez la fatigue, la douleur, le bruit, le cauchemar que le corps encaisse, que la main note tout de même, mais que la poésie sublime, cette autre vie de lettré qu’il a eue, venant embellir la dureté au jour le jour des citations d’auteurs latins, des aventures des romans d’Alexandre Dumas, des envolées des poèmes de Guillaume Apollinaire, quand il ne s’agit pas des airs des chansons de Vanessa Paradis, Il y a lalala… Des comptines populaires aux vers libres, c’est sous toutes ces formes, ce cœur vivant d’une poésie authentique qui n’a cessé de palpiter dans une telle épreuve, lui a donné de la ressource, ce second souffle, cette autorisation à la seconde vie de l’embauche à se sauver par la première vie d’une jeunesse toute à la découverte de la littérature, les deux inextricablement liées, ne faisant qu’une, traversée d’existence étudiante, associative, ouvrière, fraternelle, trame d’un combat extraordinaire entre cet Ulysse inavoué et le géant Cyclope au corps de carcasses de bœufs et à la chair pétrie des tonnes de bulots, du boulot impitoyable qu’il abattait, portée par l’esquisse de cette ligne de fuite, pour reprendre la terminologie philosophique deleuzienne, qui le traversait et faisait de lui le héros d’une possible trouée de tout un système d’exploitation, faisant fuir ce carcan de calvaire par toutes les lignes de force qu’il s’employa à déployer, lignes salvatrices d’écriture à bras le corps, d’empoigne à la fois âpre et salutaire du travail à la chaîne, en offrande, en définitive, aux compagnons de lutte d’un possible espace, au creux de ce quotidien, de libération pour soi, pour les siens et pour les autres...

Joseph Ponthus vous présente son ouvrage À la ligne : feuillets d'usine aux éditions La Table ronde. Rentrée littéraire janvier 2019. Librairie mollat.

À l’injonction délicate de Barbara dans Perlimpinpin à ne pas poétiser, à ne pas manquer de délicatesse, de tact, scrupule éthique qui se ramifie dans l’élégance du style, la justesse de la forme de ce roman À la ligne, répond également le boucan d’enfer de ces mêmes Feuillets d’usine d’où s’élève son chant, à la fois individuel et collectif, personnel et universel, sans critère esthétisant, sans jugement de bon goût, une clameur populaire, dont il devient, au chapitre 48, à l’instar de Guillaume Apollinaire, un chantre : « À l’usine on chante / Putain qu’on chante / On fredonne dans sa tête / On hurle à tue-tête couvert par le bruit des machines / On sifflote le même air entêtant pendant deux heures / On a dans le crâne la même chanson débile / entendue à la radio le matin / C’est le plus beau passe-temps qui soit / Et ça aide à tenir le coup / Penser à autre chose / Aux paroles oubliées / Et à se mettre en joie / Quand je ne sais que chanter / J’en reviens aux fondamentaux / L’Internationale / Le Temps des cerises / La Semaine sanglante / Trenet / Toujours Trenet et encore / Le grand Charles « sans qui nous serions tous des comptables » comme disait Brel / Trenet qui met de la joie dans ce putain d’abattoir qui me fait sourire à mon épouse quand J’ai ta main dans ma main et puis La Folle Complainte reste quand même la plus belle chanson de tous les temps ou Ménilmontant / L’Âme des poètes / Que je les cite / Reggiani évidemment Daniel Darc Nougaro Brel Philip Buty Fersen Fréhel et la Môme Vian Jonasz les Frères Jacques ou Bashung les Wampas Ferrat Bourvil Stromae NTM Anne Sylvestre et toujours Leprest et Barbara ». Véritable ode à la joie de la chanson française pour tenir, tenir encore, damer encore le pion à l’usure, à la mort, ce dont Joseph Ponthus n’aura eu de cesse, citant néanmoins lors d’une dédicace privilégiée, cette phrase latine tragique de l’historien lucide Tacite: « Ubi solitudinem faciunt, pacem appelant. », « Lorsqu’ils font un désert, ils l’appellent paix. », enjeu tant poétique que politique, clé égale pour rentrer dans sa vie, son œuvre, nous y embarquer, préscience peut-être de l’épisode qui suivit, aveu d’un destin de celui qui préféra pourtant à la surdité de l’ordre des choses la fragile beauté du poème…

La Grande librairie, France Télévision.

Présentation de l’auteur




Isabelle Lagny, Les Mots et autres poèmes

1 - LES MOTS

Et si le silence
Etait mon langage…

Avide de savoir
Tu récoltes mes cils
La tempête qui me traverse
Tandis que je dessine ton nom
A la craie sur des miroirs

Mais si je penche la tête
Comprendras-tu ce geste-nuage
Perdu dans le bleu du jour ?

Alya, in Journal derrière le Givre, 1ère Ed. L’Harmattan, 2002, puis Ed. La lune bleue, 2018, et choix de poèmes d’Isabelle Lagny, recueil bilingue, Ediçoes ¼,  Belem, 2019.

2 – LA BLESSURE

                        à Salah Al Hamdani

Il est des gouffres qu’on ne peut franchir
On s’élance sans répit
On retombe immanquablement

Depuis dix jours
la radio se tait
Plus de nouvelles à entendre
rien d’autre que les drames d’ici
que l’on attise et que l’on éteint

Qui comprendra l’existence à notre place ?
qui retroussera ses manches
qui se jettera au feu 
au brasier de l’aube ?
Il faut du courage
pour éclairer les sillons du labour

Je voulais être l’unique
ta douceur volatile

Des pierres sous nos pas se sont mises à trembler
Un torrent de pierres
a dévasté
l’après-midi de notre vie

Je me suis agrippée à toi
suis tombée tant de fois
tandis que tu me cherchais ailleurs
perdu à l’horizon (…)

Blessure in Contrejour amoureux, Ed. Le Nouvel Athanor, 2016.

3 – RETARD

                        à ma mère

Tu  as oublié de revenir
Cela fait trente ans de disparition ocre
De plis infinis et de lignes blanches
Autour des paupières de ma mémoire

J’ai gratté le fond du fleuve avant de te quitter
L’ai déposé au fond de mes poches d’enfant

Où s’accumulaient crayons de couleur neufs
Et dents de lait

J’ai compté combien de fois tu m’avais embrassée
Puis j’ai plié des quantités de bateaux
Avec la même feuille
Pour attendre ton impossible retour

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

 

4 – VALLEE

Se laisser captiver par le remugle gris
Du ciel
Sonner des semailles au carillon des noces
Partout dans les boucles du fleuve décoiffé
Par l’orage
Tu rampais comme un crocodile éteint
Comme un géant épuisé par l’adversité

N’était-ce rien d’autre que le beuglement de l’hiver ?
La grande fatigue scintillante
Au-dessus de notre chemin dense ?

Gavotte d’un rouge-gorge atteint par la flèche
Dans une mare de ville
Pour conter la vie et la mort du fleuve
De la faune, de ses rives
Quand glacées d’incertitude
Elles annonçaient au voyageur
La fin du chemin embourbé

La Risle d’étiole ce matin
Autour des libellules en réunion
Le verger rend compte des pertes de l’été
Des fruits piquetés habitué à l’humus

Puis les nuées s’écartent
Comme deux paupières automnales
Et tu me souris enfin
L’idée irriguée par un bourgeon de lumière

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

5 – DES NOMS AU BOUT DES BRANCHES

                                   A ces millions d’hommes déplacés
                                               A Laurent Gaudé, écrivain

Exhalaison de feuilles roussies
Liste de noms
Flottant au bout des branches

La forêt ce matin est un concert de plaintes
Un refuge de poèmes exilés

Le blanc est tombé
Comme une lame
Sur le cœur de l’obscurité

Les cris des jacinthes des bois
Ont ridé le sang bleu du lac
Désormais elles nous donnent
A voir
La folie du vent

Ici nous sortions du noir
Et grâce à toi
Je capturais les cimes

Puis ils ont triché
Avec l’automne
Alors que perlait encore
Au bout du regard
Le souvenir de la louve

L’enfantement ne vint plus
Cheveux dressés
Robes lacérées
Nous avons appris
A refouler ces peuples
Dans des zones
Dépourvues d’amour

Depuis un rideau de grêle
S’abat sur les enfants nus

Jamais on n’aurait cru
S’habituer
Ici
A cette détestation de soi

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

6 – LE CHEMIN DES LUCIOLES

                                   à Lucienne, ma mère

J’ai égaré tous mes instants
Et ces champs de bataille
Qui gardaient
Mes soldats rangés
Dans le récit

J’ai égaré les livres
Les illusions de la sagesse
Et les manèges de l’enfance

Et je me suis trainée longtemps
Le long d’un chemin cahoteux
Comme la robe insoumise d’une mariée distraite

Puis tout au bout j’ai clamé
Que je voulais ma mère
Dans un souffle de réminiscence
Car elle n’était plus là

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

7 – LE SOMMEIL DU POETE

                        à Ivan et Ariane, mes enfants

Le sommeil est une brique
Déposé sur les draps
Des pensées arrosent le jour
Et amarrent les plaies de la nuit

Autrefois
Avec ma mère
Dans mes bras béants
Je reconstituais le monde
Pierre après pierre

Et je l’y faisais vivre
A ma guise
Elle et son sourire
Exhumé des décombres

Il y a ici
Dans les fractures de l’air
L’explosion du calme
Un déficit de violence
Et un nid pour la pensée

Il y a ici
Une porte
Qui claque doucement
Puis une voiture souffle l’aube
A travers ma fenêtre
La chaudière bourdonne
Et mon front se pose
Sur la traîne de l’obscurité

La respiration de mon bien aimé
Flotte sur les choses
Sur la plénitude des choses
Elle chérit le chant
De la tourterelle
Sur la table du printemps
Explore les draps frémissants
Dans le lit déserté
De la chambre nuptiale

Et au petit matin
Quand le jour
N’est encore qu’une lumière bleue
Les guerres sont finies
Les puissants sont morts
Et une coccinelle habite mon cœur 

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

8 – RIRES GORGES DE LUNE

                                   à Ariane ma fille

Mon étoile tremblante des vergers
Du feu et des collines
Rétive dans mes filets

Apprends-moi ta danse effrénée
Et étanche ces larmes d’insouciance
Incrustées comme des coquillages
Sur l’oreiller du jour

Qu’il me plait de sautiller avec toi
Sur les trottoirs brillants !

Mon adorée ma féline
J’ai chassé les fantômes de tes nuits
Avec des rires gorgés de lune
Et saupoudré ton aube
De mes espoirs fugaces

Tu te tisses un destin
A rebours de ma vie
A rebours ton empreinte
Sur les lignes de ma main

Oser encore – Hommage à Andrée Chédid pour le centenaire de sa naissance, Ed. PO&PSY érès, 2020.

Présentation de l’auteur




Michèle Finck, de La Voie du large au prix Apollinaire

Pour parler de ce livre, le sixième publié par Michèle Finck aux éditions Arfuyen (depuis Balbuciendo,  en 2012,), je me demanderai d’abord comment une singularité d’existence, ouverte au monde mais liée à soi, peut devenir le miroir ou le prisme d’un moment collectif. Comment la poésie, qui est perception ou élaboration d’un temps hors du temps, peut s’approcher du moment présent et même le révéler, le fixer pour ainsi dire, le maintenant ainsi à l’abri de l’oubli.

Ce sera d’abord par la figure troublante d’un double, presque un doppelgänger. Elle ouvre le livre, dont une partie est faite de poèmes écrits pendant l’épidémie de coronavirus et en préserve, avec le souvenir d’une disparue, le caractère apocalyptique par beaucoup trop vite oublié. Il y eut un présent où les rues étaient désertes, l’isolement de règle, et les solitaires condamnés à plus de solitude encore, où les plus fragiles allaient à la mort sans presque aucun soutien des proches. Tel est le cas de ce double de l’auteure, qui ouvre la « voie du large », voie tracée par l’approche de la mort, l’acte de mémoire, l’exploration d’états et conditions de la vie saisis à cette distance énorme, mais dans le présent de chaque jour, par l’usage d’un certain instrument poétique.

Il faut éclairer la conjonction de ce présent – aussi bien collectif – et de cet instrument, conjonction jamais acquise tout à fait, toujours ébauchée, parfois atteinte, invitant le lecteur, la lectrice, à la vérifier à leur tour, sous le signe de l’ébauche et de la réparation. 

Michèle Finck, La Voie du large, Arfuyen, 2024, 215 pages, 17€50.

Toute une section du livre porte ce titre : Santa Reparata, du nom d’une chapelle entrevue dans la campagne Corse, un des lieux où se joue l’événement de la poésie. « Santa Reparata », sainte réparée, mais aussi réparatrice, qui pourrait être seulement un nom, une conque vide. Mais où s’entend le son primordial qui résout l’oscillation, sensible dans beaucoup de poèmes, entre « écrire » et « prier ».

Sous le signe de cette sainte, à peine repérable mais dont le nom devient autre nom de la poésie, se fixe une expérience, non datée, de mer enveloppante, natale, et d’audition marine. « Entendre de mes oreilles longtemps sous l’eau quelque chose comme un cri répercuté en spirale au large par les rocs de la plage et les montagnes de l’autre rive quelque chose comme un cri rugueux mystérieux cosmique sans origine ». L’immémorial est en jeu, et, dans cette sorte de panthéisme, de divine présence du monde, la poésie comme prière, ce que pourrait suggérer, dans le passage cité, l’emploi de l’infinitif, qui un des traits récurrents de l’écriture de Michèle Finck. De même :

Jour     de vraie vie

matin :    nager

après-midi :    écrire

ne plus    distinguer

écrire    et    nager

Plusieurs valeurs de cette forme verbale peuvent être distinguées. Hors du temps et de la personne, indiquer un acte pur, tel que (si on se réfère à un poème antérieur), « nager » soit l’équivalent, en quelque sorte, de « prier », dans la relation à l’écriture. Mais aussi, la valeur d’impératif : s’adresser à soi-même une injonction, sinon une demande, celle que se réalise ce qui n’est peut-être qu’ébauché, imparfaitement, peut-être inatteignable. Une demande qui introduit le doute, et simultanément fait du doute un appui.

L’expérience première qui a part liée avec l’audition, la musique, la voix, pour être intemporelle n’en oblige pas moins au présent. Le même poème qui évoque le « cri rugueux mystérieux cosmique sans origine » a pour titre « Frères », et il évoque les migrants morts en Méditerranée. Celui qui veut que s’équivalent « écrire » et « nager » a pour titre « Alarme » et parle de « l’île de déchets plastiques » entre la Corse et l’île d’Elbe. L’écoute de l’immémorial est suspendue, en même temps que rendue plus vive, par la conscience d’un présent et d’un avenir menacés.

La poésie a-t-elle véritablement le pouvoir de réparer un monde que la destruction aujourd’hui fait plus que menacer ? Mais la question ainsi posée resterait sans réponse et il faut plutôt questionner ici la définition de la poésie qui se trame tout au long du livre. J’y vois d’abord l’alliance fondamentale, déjà suggérée, de la croyance et du doute. Michèle Finck intitule  « La langue du doute » la première section de son livre : un doute aussi radical peut-être que le doute cartésien, et comme lui ancré dans une ferme croyance, ou plutôt faisant de son existence même le socle d’une certitude, sorte de cogito poétique. La section se referme ainsi par un poème, « Renverse du doute » dont le dernier vers affirme : « lucidité du doute    ouvre le large ». Une affirmation à l’indicatif, et non à l’infinitif, d’autant plus frappante qu’elle est directement reliée au titre général du livre.

On aura sans doute noté que ce titre, « Renverse du doute », fait allusion au dernier livre de Paul Celan, Renverse du souffle (Atemwende, 1967). Ce n’est pas seulement un hommage, ou la reconnaissance d’une filiation. La poésie, par l’alliance du doute et de la certitude – inspir et expir d’une même respiration – s’ouvre à la lecture d’autres poètes dans un présent qui prend en lui le passé de l’histoire. Telles sont les analyses spectrales que contiennent les poèmes portant sur les lectures faites dans la solitude du confinement de 2019-2020. Analyses qui passent en lucidité certaines proses critiques porteuses parfois de davantage de légendaire.

Ces poèmes parlent la lecture empathique des correspondances entre Celan et Nelly Sachs ou Ingeborg Bachman, ou encore de la correspondance à trois entre Tsvetaieva, Rilke et Pasternak. Qu’il y ait identification, que ces lectures – qui sont aussi traversées du temps de confinement, des échanges hors du temps en un temps hors de lui ou du moins suspendu –, relèvent d’un choix que domine la pensée amoureuse et la grande poésie internationale, n’empêche pas, c’est remarquable, une lecture sans emphase ni masque, avec une justesse que permet paradoxalement à Michèle Finck son écriture. La « Lettre-poème » adressée aux protagonistes de la Correspondance à trois en témoigne, s’immisçant dans le triangle avec une compréhension remarquable de la pensée de chacun et de sa projection dans l’échange, dans un rapport à la fois de proximité et de distance qui reflète, au meilleur d’elle-même l’alliance entre le doute et la croyance. La même démarche peut établir le poème au cœur d’une œuvre musicale (les Leçons de ténèbres de François Couperin), d’un film (Le septième sceau de Bergmann), ou de graffitis saisis au hasard des rues.

Cette lecture-écriture doit sa force à l’instrument poétique travaillé depuis longtemps par Michèle Finck. Je voudrais pour finir, tout en invitant le lecteur à ouvrir lui-même le livre, interroger quelques rouages ou mécanismes de ce solide instrument (tout inspiré qu’il soit par le piano de paille). D’abord la proximité, jusque dans son approche de l’immémorial, avec la prose, et le récit. Ce sont des histoires parfois qui sont racontées, et même enfantines parfois. Mais le récit s’accompagne d’une différence essentielle qui fracture le narratif et ouvre le poétique, c’est la respiration rythmique apportée par le découpage des énoncés en vers, eux-mêmes faits d’ensembles séparés presque systématiquement par un espace de blanc qui, comme on l’a vu plus haut, interrompt la continuité de l’énoncé. La séparation, interrompant la continuité verbale, au moment même où elle fragmente cette continuité fait signe vers une possible unité. Le mot qui vient d’être dit, celui qui sera dit, prennent une autre résonance, et presque une autre nature. Une plus grande densité ontologique, certes, mais aussi une plus grande responsabilité, qui est mise à l’épreuve le poème.

Une autre manière de faire va dans le même sens, c’est la disposition verticale des mots d’un énoncé qui pourrait être un vers, et qui devient poème. Le discours, là encore, est ralenti, fragmenté. Il hésite, comme dans le doute. Il trébuche, comme dans l’ébauche. Mais fait entendre souvent, au moment du dernier mot, un sens plein qui saute à l’oreille, et qu’autrement nous n’aurions pas entendu :

                                               Miraculeuse

                                               Rencontre

                                               Du corps

                                               Et

                                               De

                                               L’

                                               Ecume

                                               Ils

                                               Se

                                              

                                               Reconnaissent.

Grande alors est la responsabilité du poème, dans le présent de l’histoire comme dans le peut-être qui s’affirme au-delà du doute.

Michèle Finck, Connaissance par les larmes, lecture par l'auteure.

Présentation de l’auteur




Dans l’archipel du poème : entretien avec Sabine Péglion

Auteure de nombreux recueils, Sabine Péglion est une poète au parcours déjà long, qui a résolument placé la poésie au centre de sa vie. J’ai toujours été émue par son extrême sensibilité, l’acuité de son attention au monde, sous tous ses aspects, qu’ils relèvent de l’humain ou de cette nature dont elle aime à se saisir à pleines mains au quotidien, pour l’observer, la veiller au fil des saisons. Ses livres les plus récents sont parus aux éditions La tête à l’envers et à L’Ail des ours.  Son écriture est marquée par la quête de la note la plus juste et de l’épure. Comme le cristal que l’on taille, ses poèmes s’ouvrent à la multiplicité des reflets et leur lumière vient nous toucher chacune et chacun dans la singularité de nos chemins et de nos expériences.

L’originalité de la recherche que mène Sabine Péglion vient aussi d’une double pratique. Elle écrit des poèmes qu’elle accompagne elle-même de dessins à l’encre de Chine, d’encres typographiques ou de peintures. Avant de nous arrêter sur L’espérance d’un bleu, son dernier recueil paru en juin 2024 chez La tête à l’envers, donnons à la poète l’occasion de parler des rapports qu’elle entretient avec la poésie ainsi que les arts plastiques. Écoutons celle qui a partagé longtemps littérature et poésie avec ses élèves, celle qui a animé avec passion des cafés-poésie où elle a reçu de nombreux poètes. Elle sait si bien l’importance des mots et de l’échange pour tenter d’approcher ce qu’est la poésie, ce qu’est une pratique de poète.

THE AUTHORS' VOICE - Un poème pour nos amis grecs, Sabine Péglion, TEXTO LEXIKOPOLEIO

On dit souvent que la poésie est une façon d’habiter le monde. Qu’en pensez-vous ?
Je parlerais plutôt d’un regard particulier que l’on porte sur les êtres, les choses ? Que ce soit la nature, les objets ou tout ce qui relève de l’inventivité de l’homme et le rapport qu’exercent ces différentes choses entre elles.
Pourriez-vous nous parler de votre histoire avec la poésie ? Remonte-t-elle à l’enfance ?
Du plus loin qu’il m’en souvienne j’ai toujours aimé entendre des poèmes et l’écriture poétique. Petite, je me souviens avoir recopié sur un cahier des vers de différents poètes, poèmes appris à l’école ou entendu dans des chansons. Est-ce les images ou la musique des mots, mais j’éprouvais un grand plaisir à apprendre des poèmes et j’adorais faire des dessins dans mes cahiers de poésie.
Vous avez consacré votre thèse de doctorat à Philippe Jaccottet. Comment se rencontrent travail de recherche universitaire et pratique de la poésie ? Se nourrissent-ils l’un l’autre ou l’un finit-il par prendre la place de l’autre ?
Pour moi un poème est un chant qui se construit à l’intérieur de soi, et peu à peu s’impose. Ce n’est ni une sagesse, ni un art de vivre mais une recherche d’authenticité dans la perception des images ou des émotions que l’on essaie de transcrire.

 

Dans un entretien que vous avez accordé à Pierre Kobel, vous dites de la poésie : « Elle fait appel à tout notre être, pas uniquement notre intelligence » En quoi cet engagement de la totalité de ce que nous sommes est-il nécessaire ? Devient-il une sagesse, une sorte d’art de vivre ?

Je n’ai aucun rituel, aucune organisation réelle mais je note sur un cahier ou sur des bouts de papiers (qu’il me faut parfois retrouver avec difficultés) des phrases en apparence très banales, qui m’ouvrent intérieurement une voie, un chemin sur lequel je vais m’avancer. Peut-être juste l’ébauche d’un paysage, un geste, un personnage qui passe devant moi et dont l’image s’imprègne. Par exemple le poème «Le Pont de l’Alma» tiré du recueil audio «Rumeurs du Monde» est né de l’image d’un SDF, au milieu d’une foule animée, poussant un caddie sur lequel s’amoncelaient différents sacs plastique.

Effectivement, une fois le poème construit, tout un travail est nécessaire sur le rythme, les sonorités, pour parvenir à être au plus juste avec soi-même et se rapprocher au plus près de ce qu’on ressent en soi.

 

Poème de Sabine Péglion illustration de Renaud Allirand, ARTS ET LETTRES vive les artistes !

Pouvez-vous nous parler de votre écriture ? Comment la vivez-vous au quotidien ? Diriez-vous qu’il y a un travail de la poésie ?
Les poèmes naissent à différents moments. Puis un jour on tente de rassembler ces notes éparses et là c’est toujours un étonnement, car un thème insoupçonné apparaît et le recueil se construit de lui-même, sans effort, les poèmes semblant suivre un fil conducteur qu’inconsciemment on déroulait.
Écrire certes mais pourquoi un jour écrit-on des poèmes ?
(Question que l’on m’a souvent posée, avec un petit sourire, car déjà oser se déclarer poète est une position pour le moins étrange !)
On ne se pose pas la question. Dans cette confrontation avec la page blanche les mots, au monde donnent forme. Ils existent, à la page s’accrochent, éloignent pour un instant l’insuffisance d’être. Un poème singulièrement ne se décide pas, il s’inscrit en nous, il s’impose.
Ni message, ni histoire seulement saisir ces instants rares où bascule la réalité des choses, où s’ouvre un chemin, où s’introduit, là, tout proche, quelque chose de l’ordre d’une transcendance, un tremblement à la surface du monde lui donnant plus d’intensité … Bachelard disait que « la poésie trouve sa dimension spécifique dans le temps vertical d’un instant immobilisé ».
Pas nécessairement un spectacle attendu, Plus un faisceau de circonstances, une soudaine concordance de bruits, de parfums, de lumière, une qualité, une intensité …temps soudain suspendu dans un bulle de silence.
Le poème s’impose car il offre, choisit une forme dense, où les mots résonnent entre eux, en nous, avec le lecteur, avec la page, où le « logos » s’efface devant le chant, «odos», on construit à la fois un sens et un « objet » («ob-jeu» disait Ponge).
Parfois une musique se crée et l’on s’attache à une contrainte qui peut soutenir cette musique, là, parfois, elle devient source de création.
Mais ne voyez pas dans le poète un être déconnecté du réel. Philippe Jaccottet, précisait avec justesse que pour le poète il s’agit d’« une  observation à la fois acharnée et distraite du monde et jamais au grand jamais d’une évasion hors du monde» La Promenade Sous Les Arbres p.38.
En effet il se doit quand cela s’impose de bousculer, de dénoncer, de témoigner. S’efforcer de ne pas s’enfoncer dans la banalité, le confort intellectuel de la certitude, de l’acceptation.
Le poète reste libre …Lorsqu’on crée ce qui importe c’est ce qui cherche à naître en nous, la contrainte c’est d’être au plus près de ce qui s’entend en soi !
Trouver le mot juste ! L’écriture poétique tient de la fulgurance et de la maîtrise. Rien sans inspiration, écoute intérieure, silence. Rien sans travail, rigueur, sévérité envers soi-même, nulle complaisance. Ne pas oublier qu’un poème est un dialogue, il n’est pas contemplation narcissique de soi-même.

Lecture par Sabine Péglion de son recueil Ces mots si clairsemés Éditeur : la tête à l’envers, LautreLIVRE CA.

Depuis plusieurs années déjà, vous faites vous-même l’accompagnement plastique vos   recueils. S’agit-il d’un besoin sensoriel auquel les mots ne peuvent répondre ? Ou de la voix d’autres instruments qui vient se marier à celle des mots comme dans un ensemble musical ? Le geste de la plasticienne vient-il toujours après celui de la poète qui écrit ou les choses s’inversent-elles parfois ?
Ce ne sont pas des illustrations. Il y a des périodes d’écriture et des périodes où l’art plastique s’impose. Ce sont deux activités parallèles mais curieusement je ne peins pas en pensant à un recueil où à un poème. Généralement ce sont les éditeurs qui choisissent parmi les aquarelles ou encres que je leur montre celles qui semblent pouvoir entrer en résonance avec le texte.
Où que vous alliez, vous aimez le partage, qu’il s’agisse de poésie ou de ces nourritures terrestres, où vous cherchez aussi à introduire une créativité qui rend chaque moment singulier et précieux. S’agit-il d’une forme de communion qui donne une valeur particulière à l’instant ?
Transmettre, partager mais c’est pour moi ce qui donne sens à notre existence !
Pouvez-vous nous parler du partage qu’est aussi la lecture ? Quels poètes lisez-vous et quelle place occupent-ils dans votre vie dédiée à l’écriture ?
Bien trop de noms ! Importance d’Aragon, d’Eluard, de Lorand Gaspar et bien sûr Jaccottet !
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes poétesses et aux jeunes poètes ?
Des conseils ? Être soi-même, trouver ce qui chante en soi ! Loin des modes et ... des conseils !

 

 

Présentation de l’auteur




Antoine Loriant, provençale

Il t’est un voyageur fidèle qui, loin dans le matin,
boit à la corne de tes yeux.
Et, l’étoile t’hommage,
publie ses pensées sur le sable.

L’exil est une conviction avec laquelle tu nais.
Bête de psaume dans le tintement des cloches
elle danse sa joie avec les épées, là, dans la digue, au-dessus.

Une moitié de lance,
bonne qu’à délirer les aveugles et les marées,
qui, foulée dans ton réveil,
habille chaque coquillage en oracle.

 

Provençale

Carillon dans le bois le feuillage osseux
plein de claquements de langue
saluent le cortège pourpre des étoiles.

Aux murs de l’été, tardives, elles viennent semer la rosée mauve
dans les ombres aux articulations mauvaises
et sur le rêve des marcheurs oubliés.

Sous le marteau de l’azur tombent des coins du ciel des alarmes
et avec le débris fou des pastoureaux.
Les voûtes de plumes abritent encore le secret des légendes perdues et le prix des mythes.

Bruns le jardin et la paille et les heures, humbles, qui somnolent sur les genoux du désastre.
Du vin des tournesols ayant perdu son or, coulé loin dans les astres,
Se tordent les fronts brisés au-dessus d’un matin précoce, oraison de poussière brune.

Cette constellation-là s’ouvre en signe mauvais
et fait bleuir le soleil du soir à l’image des jours anciens.
Le lendemain sombre en silence meurt dans la pierre.

Les larmes du blé viennent peser sur les épaules de la saison pour toucher au soir.
Un éclair rouge court dans les flaques de la nuit,
et un vitrail, là-bas, éclate de mutisme.

Les marcheurs d’omissions

Réduite entre les poings blancs des nuits successives,
Sous la poussière de l’astre lunaire, tour à tour,
le voyageur devient errant et le errant pèlerin.

À la sortie des cercles de leurs feux,
ils guettent dans le loin son visage dissous.
Leur joie chante le pourrissement noir du silencieux,
Chaque jour, avec leurs lèvres.

Des araignées s’encerclent à son cœur,
et ses mots déjà sont gagnés par la viscosité de la soie.
Comme phalènes penchées sur le vide ils viennent confesser leurs aiguilles,
et lui reproche le manque de lumière qu’ils lui dévorent.

Le devance un soupir qu’il ne souvient pas avoir poussé.
Le nœud de ses mains bouleversées se referme sur un orchestre
Dont lui seul suppose la gratuité.

 

 

Jus absentis

Juste au front de la loi,
juste,
les régiments avariés
t’accordent du bas de leurs hivers passage.

Juste derrière le verre du jour,
juste,
celui qui toujours parvient le dernier
aux quatre coins du sang, la forge.

Sans mots ce qui monte de la vie,
sans mots.
Les sépultures en file se passent la laine
gardée dans le coffre bleu de leurs bottes.

Tu jettes tout au feu de forge
juste.
Où gonflent les rivets d’or dépareillés
tu frappes et démontes et laboures l’héraldique mordu à blanc.

Ta main glisse juste entre le sommeil et l’enclume,
juste.
En vain tu t’es promis des armes contre le temps
Et les régiments te saluent de sous le charbon.

Sans mots ce qui monte.
Juste.

900 secondes et quelques kilomètres

Aux sommets du doute, nous glissions sur la pierre fendue de lumière.
Carburant d’ozone, le souffle pris dans un air à défaut sur un pur à vibrations de vaste.
Cible des couleurs polymères, soleil contre-soleil
Comme un éclair frappant la neige.

Un langage                                             - soupir
                                   de brandons                               en feu

Fusillant nos ombres contre l’enclume des duvets               mauves-
bleus,
                        fourrure des montagnes

L’odeur hachurée des convulsions […]

L’œdème-faisceau, rasant à fleur de silence l’oblique de la lande. C’est la fatalité de notre poussée qui nous devance et nous attend. Nous portons son action en nous, et malgré nous.

Nous ne croyons plus en son alignement parfait avec la limite de notre monde. Nous élisons son souvenir afin de pouvoir en parler sans jamais l’aborder.

Les freins amorcent la descente, et nous devenons les dolents de la cible.

Présentation de l’auteur




Grégory Rateau, Le Pays incertain

Grégory Rateau : du doute à la permissivité

A la recherche du fil de des­tin, Gre­gory Rateau reçoit ou cueille tout ce qui lui tombe des­sus. Reste à sa poé­sie de le trans­fi­gu­rer — du moins le regard qu’on porte là-dessus. Dans ce livre, comme tou­jours, un tel auteur est Le révolté. Il demeure celui qui tient dans les cou­loirs (par­fois cras­seux) du monde. Surjoue-t-il ses pos­tures ? Non ! Il nous appelle à la « confré­rie par défaut » de ceux qui logent au sein même de leur détresse.

Mais après tout c’est se refaire une santé ou presque. Même si les pierres nous tombent sur la tête. Mais — et comme le rap­pelle Pré­vel en exergue de ce livre — elles peuvent retom­ber « à mes pieds avec un bruit sans écho. Mais je les garde avec la terre qui leur ser­vir d’empreinte ». Pas de Ouille ! donc. Mais du sang existe entre la pierre et le sel de la terre même si la lapi­da­tion n’est pas un rite absolu. Quoiqu’ ici ou ailleurs “les sans-amis” habi­tuels sont tous là, réunis en arc de cercle, moins comme bour­reaux que victimes.
Cha­cun peut néan­moins libé­rer sa tête, lâcher non sa colère mais celle des plus nom­breux qui s’en prennent à leurs mères voire à « une chaus­sette dépa­reillée alors qu’il n’y a plus rien à accor­der. » ans tous les cas, la jus­tice est (mal) faite. C’est l’Onguent du Tigre des sages et des fous join­toyés plus par leurs vices que leur rai­son instinctive.
Mais Gre­gory Rateau fait ale plus beau des ménages. Avouant qu’il « a œuvré en sous-main, d’où puis-je me dres­ser à pré­sent ? », ce paria de nais­sance, affirme que « mon iso­le­ment serait voulu et non un dû ». Il rap­pelle néan­moins  que la ten­dance des socié­tés est de sou­mettre les outils du sym­bo­lique à la domi­na­tion de la quan­tité et du chiffre qui ne manque jamais de reprendre le dessus.

Grégory Rateau, Le Pays incertain, La rumeur libre, 2024.

De plus, la poé­sie per­dant peu à peu la puis­sance qu’on lui avait momen­ta­né­ment recon­nue, tout auteur s’est tel­le­ment éloi­gné, coupé de la vie ordi­naire. Il a de plus en plus de mal à com­prendre sa vraie fonc­tion. Le poète clas­sique, dans ces condi­tions, ne peut évi­dem­ment pas tra­vailler la matière de la société entière. Il est exclu de son usage poli­tique et peut être uti­lisé à des fins contraires à son rôle véritable.
Mais Rateau fait émer­ger la notion de poé­sie brute, celle des inadap­tés. Il évoque le rôle des cha­mans dans de nom­breuses civi­li­sa­tions dites «pre­mières». Il sait plus sur notre huma­nité, ou du moins peut nous en dire plus. Grâce à lui nous n’avons pas encore tout à fait perdu l’idée de la néces­sité vitale de l’altérité, de la ren­contre, de l’étonnement, voire du bouleversement.
Face à la machine ultra­li­bé­rale, l’auteur retrouve des traces de cette néces­sité por­tée par la poé­sie qui résiste à la déshu­ma­ni­sa­tion géné­rale. Reste donc pour lui moins à mimer ses départs, qu’inventer de nou­veaux repères en sortes de poèmes-prophéties indi­gos. Quitte à ce qu’il s’accroche le souffle par­fois lui manque. Mais il en pos­sède  beau­coup dans cette poé­sie aussi hors-normes que les « Can­tos Pisans » de Pound.  Certes pour les deux auteurs — aujourd’hui comme hier — l’apocalypse veille. Mais de vrais poètes res­tent de retour. Urbains ils connaissent nos cités de la peur. Mais après tout la poé­sie devient la piqûre non de rap­pel mais « du baptême ».
Dans le glauque, le chaos et le cloaque quelque chose mal­gré tout se passe. Gre­gory Rateau sans cher­cher du négo­ciable tranche même jusqu’aux pierres. C’est pour­quoi il y a dans un tel livre du “Momo” –enten­dons Artaud aka « Arto ». Comme lui il assume sa dette de sale gosse et sa force d’enragé. Nous pou­vons aisé­ment lui par­don­ner. D’autant qu’un tel livre devient notre bré­viaire, ivre de tous les saints( de Valen­tin à Glin­glin) et sur­tout  Dieu him­self. Dès lors espé­rons  qu’au “pays incer­tain” jaillisse le pays où tout est per­mis. Rateau l’édifie en ordre divin.

Présentation de l’auteur




Pablo Poblète, Lettre amie à une amie

 

Attends-moi, que j’arrive, je ne suis pas trop loin
et ta peine est trop près de moi pour que je puisse t'abandonner
ce qui signifierait m’abandonner moi-même.
Attends-moi que j’arrive avec de la couleur et de belles paillettes pour jouer aux clowns
et aux cracheurs de feu
dans le festival de la belle et dérisoire et trompeuse
et humoristique vie !
Celle qui nous met au monde pour parcourir et surmonter le plus grand défi, le monde,
notre monde qui me verra un jour m’endormir en Paix, dans un monde toujours sans
Paix.
Ô grand théâtre au ciel d’étoiles furtives !
Extraordinaire spectacle universel !
Nous allons jouer à nous déguiser de jour ou simplement de nuit,
nuit de masques moqueurs et tendres, mélancoliques, mystérieux
ensorcelant notre conscience ensoleillée entre danses et feux d’artifice dans un rite
d’amour à la terre et au cosmos fusion intérieur de goutte sacrée qui glisse par la force gravitationnelle de la pensée
auto baptisée « Larme constellée »
Attends-moi, cœur fragile, fine feuille naissante, attends-moi, je t’amène quelques fruits
de ma lointaine terre natale,
un morceau de neige éternelle de la cordillère des Andes, un bateau à voiles rempli
d’épices qui s’appelle « La valse du paradis »
et une lune inventée et fleurie de «*copihues» par des autochtones austraux tatoués par
les craintes au territoire "De ne plus être "
terre fertile née d'adorations inconnues d’un peuple de Foi, nourrit d’espoir.
Tu verras quelques rayons d’un crépuscule austral au fond de mes yeux et de mes
cernes de peuple ancestral, un reflet d'aiguilles dans le corps d’un impossible, rendu
visage d’ancien enfant
qui a su se battre pour exister au milieu de l’agression de l’inexistence.
Je sais que mes cadeaux ne répondront pas à tes interrogations issues du grand volcan
qui est l'esprit de vivre chaque instant avec des minutes englouties par tant
d'incompréhension de soi et des autres.
Je voudrais te dire que j’ai appris l’alchimie de transformer ma douleur originelle en
musique d’un beau rêve à moi pour communiquer avec des oiseaux sourds aux ailes cassées.
J’ai appris à transformer ma plaie ouverte en fleur fraternelle.
Ensemble nous irons visiter, toi et moi l’innocence, celle que j'ai perdu dans les
labyrinthes d’un temps capricieux et celle qui a percé mon âme reflet de ton âme.
Nous avons toi et moi, encore du temps a donner avec nos mains si jeunes et si
anciennes, un petit émerveillement de vie,
pour ceux qui ont oublié de chanter la vie.
Toi, tu iras bercer les nouveaux héros blessés et moi, j’irai à la vendange à sucer les jus
divins des vignes bénies ou peut-être, j'irai à la récolte des olives penchées en haut des
nuages.
Tu me raconteras combien de temps tu as mis pour réussir à ouvrir tes yeux, moi, je te
raconterai combien de vie j’ai vécu pour apprendre à ne pas m’étouffer de mon propre
souffle libéré.
Combien de chemins inextricables entre le bien et le mal j’ai dû traverser pour arriver à
écrire ces mots fraternels d'amour universel que je t’écris aujourd'hui en étant bercé
par l'océan de l’île de la Guadeloupe en pensant à toi et tes jeunes ténèbres.
N’oublie jamais, ma jeune amie,
là où existe l’obscurité, existe forcément la lumière.
Continue à marcher ! Ne regarde plus en arrière
Avance ! Avance vers ta lumière!

*** Copihue, fleur nationale du Chili.