Regard sur la poésie native américaine : Sammie Bordeaux-Seeger : du poème au quilt, un seul fil.

Sammie Bordeaux-Seegerest membre de la grande nation Sioux, et plus précisément Lakota Sicangu (Brûlé).

Elle a enseigné plus de 15 ans l’anglais à l’université Sinté Gleshka (Spotted Tail ou queue tachetée, d’après le nom d’un leader bien connu s’étant opposé à l’avancée des colons en territoire Sioux) sur la réserve de Rosebud dans l’état du Dakota du sud et désormais elle se consacre à la fabrication de « quilts » Indiens (de la courtepointe traditionnelle à la création d’art plastique) et à l’écriture. Elle a obtenu un master d’écriture créative de l’institut des arts amérindiens de Santa Fé, établissement qui forme tant de jeunes talents Indiens à diverses disciplines artistiques et dont sont issus de nouvelles générations d’artistes Indiens depuis quelques décennies. Rosebud en tant que territoire Indien souverain possède sa propre université comme d’autres réserves Indiennes en possèdent aussi. Cela fait partie de la détermination Indienne à conserver langues et cultures, à éduquer selon les principes Indiens tournés vers le collectif au contraire du tout compétitif et de l’individualisme pratiqués dans les universités américaines.

La façon dont Sammie explique comment enseigner l’anglais, langue de l’envahisseur et du colon, aux étudiants Indiens est très touchante. Il est en effet paradoxal pour un Indien d’enseigner la langue de l’oppresseur ! Mais dans un tel contexte, et pour rendre service à la communauté tribale, mieux vaut connaître la langue des colons plutôt qu’être à la merci de paroles et de promesses jamais tenues. Aussi Sammie a-t-elle commencé par faire lire les traités signés avec l’armée et le gouvernement américain au 19ième siècle qui restent effectifs et toujours en vigueur aujourd’hui. Ces traités de Fort Laramie (1851 et 1868) furent signés afin de permettre l’accès aux blancs au bassin de la rivière White Powder dans le Wyoming et le Montana. Permission de simple passage donc, en échange de soins médicaux, d’écoles, de « loyers » pour le territoire emprunté, sans que les droits à la terre et à l’eau ne soient interdits aux Indiens « aussi longtemps que l’herbe pousserait ». Ceci pour encourager les étudiants à formuler des phrases correctes et précises, à les organiser en essais avec transitions, thèses accompagnées de preuves. Sachant faire cela ils deviennent compétents et comprennent le procédé d’écriture comme de lecture critique, qualités qui sont ensuite mises au service de leur communauté tribale.
Sammie Bordeaux s’inscrit dans ce mouvement de « story telling ». Raconter une ou des histoires comme on le fait traditionnellement dans les cultures Indiennes. Les histoires contiennent tout ce qu’il faut savoir et apprendre. Et chez les Indiens, pour les raconter ou les chanter, il faut parfois plusieurs jours. Ces histoires n’ont pas le caractère linéaire qu’on leur connaît dans la tradition occidentale. Elles obéissent à la circularité, à la logique des cycles. Ce type de narration permet la répétition, les diversions, des sauts dans le temps ce qui crée des élans, des rythmes, des énergies et une certaine intimité que les structures occidentales ne connaissent pas. Mais au sein de la narration à l’Indienne, il existe aussi des mouvements linéaires qui autorisent une approche plus émotionnelle.

Il me semblait important de présenter et commenter un poème de Sammie Bordeaux qui, comme dans certains textes de Joy Harjo ou de Louise Erdrich par exemple, brouille les calendriers et confond passé, présent et futur. Le narrateur est dans un cimetière qui appartient à un « blanc » mais pourrait être acheté par l’acteur Johny Depp. Des sacs plastique volètent au-dessus de tombes de femmes et d’enfants Sioux Lakota massacrés par l’armée américaine. L’une de ces tombes est celle d’un parent du narrateur. Le temps apparaît ici comme un nœud fait de ce qui est arrivé, arrive et pourrait arriver, le tout pris entre tradition et « modernité », entre mémoire et futur, entre ancêtres et contemporains, mais c’est exactement la façon dont il en a toujours été dans les sociétés Indiennes. Le but ici n’est pas de tirer les larmes au lecteur submergé par la cruauté des faits historiques et la nostalgie d’un « paradis terrestre » comme parfois l’univers amérindien avant Colomb est décrit. Ce poème n’a pas le pouvoir magique de guérison facile et rapide, mais il invite chaque lecteur-trice à faire face à sa propre vie, ses souvenirs, ses comportements et les complicités établies avec telle ou telle personne. De façon peut-être à se reconnaître une identité, et par là savoir qui il-elle est afin de savoir comment vivre « bien dans sa peau ». 
Ce poème met aussi en évidence le rapport, le contraste, entre Indianité et « blanchitude ». Il met aussi en évidence la boisson amère du deuil, du traumatisme (le café siroté) édulcoré avec la cendre de ce qui est brulé pour accompagner prières et méditations (sauge, sweetgrass, tabac). Mais dans un endroit aussi chargé que Wounded Knee, malgré l’automne et sa froidure, il est impossible d’avoir plaisir à boire cette boisson chaude, aussi elle est versée sur le sol. Peut-être s’agit-il d’une offrande aux morts.

Mais le poème ne s’appesantit pas sur cet état d’âme, aussitôt l’humour mordant nous réveille avec l’absurde : Johnny Depp acquéreur d’un terrain farci de cadavres. Humour teinté de rage et de douleur bien entendu, Johnny Depp arrive trop tard pour sauver les femmes et les enfants de leur vivant, et leurs fantômes ne sont pas à vendre ainsi que les Black Hills et tous les sites sacrés pour les Sioux, qui à ce jour refusent toujours l’argent proposé par le gouvernement américain depuis des siècles afin de les indemniser de la perte des lieux considérés comme l’origine et le berceau du peuple Sioux. « One doesn’t sell the earth the people walk upon » (on ne vend pas la terre sur laquelle le peuple marche) disait Tashunka Wikto (Crazy Horse). Conclusion : la terre leur a été volée, pas besoin de déguiser la réalité avec une somme d’argent qui n’est que cache-honte ou manipulation afin de se donner un semblant de légalité. 

The Report from Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee, October 18, 2014)

We tell stories of people who ended up here.
Black Elk’s wagon went by two days later.
Charles Eastman was asked to come here.
Joe Marshall’s grandpa came by a week later.
Big Foot’s wife, shot seven times, survived,
escaped from here. She made it to Rosebud.

I find the one grave that holds a relative of mine.
His name in Lakota would be Cikala.
Sip my coffee and it tastes like greasy soup, wahumpi.
It tastes like all the food at the end
of the night. It tastes like dead animals
and braided grass and ashy leaves
and tobacco smoke.

I pour it out slowly, letting the ground absorb it.
It’s the Moon of Leaves Falling and the ‘Knee is fading.
Grass that was green a week ago is dying.
Plastic grocery bags filled with empty water bottles,
used toilet paper, candy bar wrappers,
blow around this grave.

Oglalas come up from the housing area
ask us where we’re from.
I tell them, “Rosebud,” and they move on.
Faintly I hear them tell the tourists stories
of massacre and occupation.

Three good roads converge below this hill.
This is one of those places where people end up.
They’re lost in Oglala land and end up here.
Survivors end up here, in a valley between these hills,
near water.

 

Standing on this grave reading Lakota names
written on white concrete plinth, in English,
thinking we still have classrooms half-full of people
whose names are carved into this concrete.
All the white people begin to cry.
Four dry-eyed Natives just stare at them.

Johnny Depp wants to buy this place,
the white owner wants to sell it.
Two million dollars to purchase a hill full of bodies,
and only half those who didn’t survive.
Can you own the dead?

Does he know the women and children
are finally hidden and safe?
Someone has to tell Johnny Depp
you can’t buy ghosts.

Without them it is only
a fence made of prayers,
some stones,
a long story on a map,
a place where humans and spirits converge,
where water still tastes tainted.

“She came back and she was all STD’d up,”
Joe, the impromptu tour guide tells us,
pointing at Lost Bird’s grave stone.
She died in California,
another one who ended up here.

We would wrap them in hides, rested on scaffolds.
Years would pass while their bodies broke down.
Each bier leaning crookedly as, one by one,
the legs rotted, fell.

Their remains would last to this century,
longer than anyone could remember their faces.
But their faces would still be on the heads
of the relatives who came to visit them.
Their bodies would still be lying
scattered on the ground.

Tiny, baby-sized bundles of bones
rattling inside rain-hardened deer hides.

 

Reportage depuis Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee*, 18 Octobre 2014)

Nous racontons des histoires de gens qui finirent ici.
Le chariot de Black Elk* passa deux jours plus tard.
On demanda à Charles Eastman* de venir ici.
Le grand-père de Joe Marshall* passa une semaine plus tard.
La femme de Big Foot*, atteinte de sept balles, survécut,
s’échappa d’ici. Elle réussit à atteindre Rosebud*.

Je trouve une tombe qui enferme un membre de ma famille.
Son nom en Lakota serait Cikala*.
Je sirote mon café qui a le goût de soupe grasse, wahumpi.
Il a le goût de toutes les nourritures à la fin
de la nuit. Il a le goût d’animaux morts,
d’herbe tressé, de feuilles en cendre
et de fumée de tabac.

Je le verse lentement, laisse le temps à la terre de l’absorber.
C’est la Lune des Feuilles qui Tombent* et le ‘knee’ s’évanouit.
L’herbe qui était verte une semaine auparavant est en train de mourir.
Des sacs plastique remplis de bouteilles d’eau vides,
du papier toilette usagé, des emballages de barres de céréales,
s’envolent autour de cette tombe.

Des Oglalas venus de la zone des logements
nous demandent d’où nous sommes.
Je leur dis : Rosebud, et ils s’en vont.
Je les entends faiblement raconter aux touristes des histoires
de massacre et d’occupation.
Trois routes convenables convergent sous ces collines.
C’est un des endroits où les gens finissent.
Ils sont perdus en terre Oglala et finissent ici.
Les survivants finissent ici, dans une vallée entre ces collines,
près de l’eau.

Debout sur cette tombe, à lire des noms Lakota
écrits sur un socle de béton blanc, en anglais,
je pense que nous avons encore des salles de classe remplies pour une moitié
de gens dont les noms sont gravés dans ce béton.
Tous les blancs commencent à pleurer.
Quatre Indiens aux yeux secs les fixent du regard.

Johnny Depp veut acheter cet endroit,
le propriétaire blanc veut le vendre.
Deux millions de dollars pour acheter une colline pleine de corps,
et seulement la moitié d’entre eux qui n’ont pas survécu.
Peut-on posséder les morts ? 

Sait-il que femmes et enfants
sont finalement cachés et en sécurité ?
Quelqu’un doit dire à Johnny Depp
tu ne peux pas acheter des fantômes.

Sans eux il s’agit seulement
d’une barrière faire de prières,
quelques pierres,
une longue histoire sur une carte,
un endroit où humains et esprits convergent,
où l’eau a encore un sale goût.  

« Elle est revenue complètement MST-isée »,
nous dit Joe, le guide impromptu.
Elle est morte en Californie,
une autre qui a fini ici. 

Nous les enveloppions dans des peaux, les déposions sur des plateformes funéraires.
Des années passaient pendant lesquelles leurs corps se cassaient.
Chaque civière de travers, penchée jusqu’à ce que, une par une,
les jambes pourries, tombent.

Parvenus jusqu’à ce siècle, leurs restes ont duré,
plus longtemps que ce que quiconque pouvait se souvenir de leurs visages.
Mais leurs visages étaient encore sur les têtes
des membres de la famille qui venaient leur rendre visite.
Leurs corps sont encore allongés
éparpillés sur le sol. 
Minuscules, les ballots d’os de la taille d’un bébé
cliquètent dans les peaux de daims durcies par la pluie.1

 

 

Ce poème est qui sait le résultat plus de l’art du quilt que de techniques d’écriture, ou bien pour le dire autrement, poésie et art du quilt se rejoignent et sont la marque de Sammie Bordeaux, tant dans ce poème elle sait agencer les couleurs, les formes, les ombres et la lumière, afin de façonner un motif harmonieux dans son ouvrage. Mais avant la courtepointe, il faut du fil, et pour s’en procurer, il faut aller en ville, hors de la réserve :

Buying Thread

The white lady at the cash register
does not know whether to watch you, follow you, ignore you.
It’s been this way in every store in Rapid City—Racist City.
You don’t know whether to continue
to browse, to buy the thread you came here to buy.

Other people come in behind you,
white ladies who are greeted, welcome.
Maybe they are regular customers,
or strangers? You don’t know. White greets white.

You don’t know whether to spend your money here
or walk out.
Maybe they have followed other Indians through the store
watching a spool of thread disappear in a pocket.
You consider leaving the store,
thinking of your students and if they were here
would they consider the stolen thread an act of resistance?

Do you set an example by calmly finding the thread and buying it?
Do you set an example by stealing the thread?
Do you set an example by turning around,
walking out, going to an Indian-friendly store?
How do you proceed?
How much do you want the thread?

 

 

 

Acheter du fil 

La dame blanche à la caisse
ne sait pas elle doit vous surveiller, vous suivre, vous ignorer.
Il en a été ainsi dans chaque boutique de Rapid City : Racist City.
Vous ne savez pas si vous devez continuer
à chercher, à acheter le fil que vous êtes venue ici acheter.

D’autres personnes entrent derrière vous,
des femmes blanches à qui l’on souhaite la bienvenue.
Peut-être sont-elles des clientes habituelles,
ou des étrangères ? Vous ne savez pas. Les blancs saluent les blancs.

Vous ne savez pas si vous devez dépenser votre argent ici
ou sortir.
Peut-être ont-elles suivi d’autres Indiennes dans le magasin
et vu une bobine de fil disparaître dans une poche.
Vous envisager quitter la boutique,
pensant à vos étudiants et s’ils étaient ici
considéreraient-ils le vol du fil comme un acte de résistance ?

Donne-t-on l’exemple en trouvant calmement le fil et en l’achetant ? 
Donne-t-on l’exemple en volant le fil ?
Donne-t-on l’exemple en faisant demi-tour,
en sortant, en allant dans un magasin Indien ami ?
Comment procéder ?
Jusqu’à quel point veut-on le fil ?

 

 

 

A quel point veut-on faire partie d’une société, d’un pays raciste comme l’est les Etats Unis ? A quel point veut-on garder son identité, perpétuer ses traditions tout en vivant au 21ième siècle, à quel point est-on fier ou honteux d’être Indien. A quel point et jusqu’où trouve-t-on la force de faire face aux problèmes économiques sur une réserve sans sombrer dans le désespoir. A quel point et jusqu’où on se donne, on offre ses forces pour le bien de la communauté tribale souveraine afin que la culture et la langue des ancêtres soit transmise et que leurs luttes, leur résistance n’aient pas été vaines. Jusqu’à quel point l’écriture est l’arme d’aujourd’hui pour affirmer la beauté et la survie de ces peuples résilients au-delà de toute mesure humaine. A quel point ? La réponse ne veut venir que de personnes comme Sammie Bordeaux, exercés à la couture, à la broderie, à la courtepointe et à l’écriture !

 

Note

 

1. En hommage à ceux qui sont morts à Wounded Knee le 29 décembre 1890, une chevauchée de la mémoire est organisée chaque année qui se termine par une cérémonie au mémorial de Wounded Knee (sur la réserve de Pine Ridge, état du Dakota du sud). La nation Sioux est formé de trois branches : Les Nakotas, les Dakotas et les Lakotas. Les Lakotas sont les Sioux de l’ouest, des plaines, et sont organisés en sept « foyers », Les Sičháŋǧu (Brulé), les Oglàla (signifiant les dispersés), les Hunkpapha (signifiant extrémité du campement), les Sihasapa (Blackfoot, pieds noirs) - ces quatre étant des bandes avec des sociétés guerrières – plus trois bandes sans vocation guerrière et plutôt « agriculteurs » : les Itazipcho (sans arc), les Oohenunpa (deux marmites), et les Miniconjou (ils plantent près de l’eau).

Wounded Knee creek : rivière » Genou Blessé », littéralement, qui a donné son nom au lieu de massacre perpétué non loin de ses rives en 1890.

Black Elk (Heȟáka Sápa), petit cousin de Crazy Horse, né en 1863 et mort en 1950, fut blessé à Wounded Knee le jour du massacre. Il devint un homme-médecine, un wičháša wakȟáŋ. Son livre écrit avec John Neinhardt, Elan noir parle, est un bestseller des années 70. 

Charles Eastman, 1858 –1939, (né Hakadah et plus tard nommé Ohíye S'a) était un écrivain et médecin Sioux Santee (Dakota) venu soigner les blessés à Wounded Knee après le massacre.

Joe (Joseph) Marshall (Lakota Sicanju-brûlé) est un écrivain sioux auteur du roman intitulé l’hiver du feu sacré

Big Foot (Si Tanka), 1826-1890, était un « chef » de la tribu Lakota des Miniconjous parti avec Sitting Bull se réfugier au Canada. Mais les conditions de vie ne permettaient pas aux membres de la tribu de se nourrir correctement et beaucoup mourraient aussi fut prise la décision qu’il mènerait 350 personnes de sa tribu vers Pine Ridge plus au sud(bien que souffrant de pneumonie), la réserve de Red Cloud, le guerrier Oglala dont les membres étaient des adeptes de la danse fantôme. Cette danse était interdite par les autorités du gouvernement et c’est à ce titre que la troupe de Big Foot fut interceptée par l’armée puis massacrée.

Rosebud : Réserve des Sioux Lakota Sicanju (Brûlés) dans le Dakota du nord, non loin à l’est de la réserve des Sioux Lakota Oglalas de Pine Ridge.

Cikala : petit ou petite en langue Lakota

Lune des feuilles qui tombent (grosso modo octobre) : les Indiens ne divisaient pas l’année en 12 mois mais en 13 lunes, chacune portant le nom de ce que la nature montrait à cette époque de l’année.

 

Présentation de l’auteur




Ariane Dreyfus, Sophie ou La Vie élastique

Ariane Dreyfus cite les vers de Denise Levertov à la fin de son recueil : « Me comprenez-vous bien ? / C’est de vivre que je parle, / de se mouvoir d’un instant / dans un autre instant, et dans celui / qui le suivra, de respirer, / la mort dans l’air du printemps ». Cette citation semble résumer le sens du recueil intitulé Sophie ou La Vie élastique, composé d’une série de petits tableaux de vie.

Ces poèmes se lisent comme des instantanés, narrant des épisodes de l’enfance de Sophie, héroïne empruntée au fameux roman de la Comtesse de Ségur. Ce recueil s’inspire librement des aventures et des mésaventures du personnage éponyme des Malheurs de Sophie. Le caractère de l’héroïne est préservé dans la mesure où le recueil est scandé par ses bêtises et les punitions qui lui sont infligées. 

Une vie élastique, c’est une vie dans laquelle le temps s’étire, par la présence joyeuse à l’instant.  « Je sais ce que j’ai vécu / et que je vivrai encore » : tels sont les deux derniers vers du recueil, mettant en lumière la nécessité de cultiver un esprit enfantin. La fraîcheur du regard de l’enfant amène en effet le lecteur à percevoir le monde d’une façon spontanée, à travers la lorgnette d’un œil ébloui par les trésors de la vie, comme dans le poème intitulé La Peur vient après : « Sophie aime prendre / Brillants, dorés, elle les détache du velours rouge / De tout l’intérieur de la boîte à ouvrage / Personne d’autre n’est là / Pour l’instant c’est pour elle / Les ciseaux, les bobines, la verte, / La blanche écartée de la noire, le dé / Les très jolies choses admirables / Qu’elle pose lentement sur le lit ». 

 

Ariane Dreyfus, Sophie ou La Vie élastique, Le Castor Astral, juillet 2020, 107 pages, 12€.

Ces instants de vie sont également entrecoupés de plusieurs poèmes évoquant la mort, sans pour autant basculer dans le mélodrame. L’ultime vers du poème Cerises avant de partir suggère la mort de la mère de Sophie d’une façon très douce, grâce à la métaphore et au jeu d’homophones : « La mère s’est perdue dans la mer ». De même, la poupée de la petite fille apparaît comme un véritable leitmotiv, symbolique d’une vie malmenant les êtres humains. Cette poupée offerte à Sophie dès le deuxième poème du recueil est décrite comme « une presque personne », avec « de vrais cheveux ». Elle se voit ensuite enterrée par Sophie et ses cousins Paul et Camille au milieu du recueil, dans le poème La Belle décision. Même le récit de l’enterrement de la poupée est représenté avec tout l’enjouement de l’enfance, faisant l’objet d’un jeu émerveillé : « Sans pieds et sans cheveux / Elle est morte, la poupée ! / Sophie la soulève et sourit la première, / Oui, morte ! / Vite / Tous les quatre hurlent leur joie / De décider tout ! / Courir en file indienne / Jusque dans les herbes et jusqu’à là-bas / Et danser / Le bel enterrement qu’ils lui feront ».

Présentation de l’auteur




Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait fait écho à un portrait de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, cette autre « songeuse de l’invisible ».

Ce parallèle se fait vibrant, quand on sait que, elle aussi a eu une vie fulgurante et très brève. Toutes les deux mortes à 24 ans de la même maladie, la tuberculose, Thérèse en 1897 deux ans après Madeleine ! Elles ont toutes les deux rendez-vous avec la Beauté, et sont portées par une soif d’absolu. Elles vivent à une époque où la quête de l’invisible, de la lumière traverse la société et habite ainsi la création artistique.

Dès les premières pages, Marie-Hélène Prouteau décrit le tableau d’Emile Bernard, Madeleine au bois d’amour : « Sous la trame ajourée des arbres, la rivière est là. Madeleine plongée dans sa rêverie, semble accueillir sa clarté. Elle offre son beau visage à ses extases de lumière ». Et plus loin, cette phrase qui ouvre la porte à cette biographie, qualifiant Madeleine de « muse moderne tout en étant dans la jouissance claire des mystiques. ». Elle sera bien muse, au sens étymologique du terme, comme l’une de ces muses qui dotent de sa qualité de poète Hésiode et le chargent d’une mission sacrée. Pour Marie-Hélène Prouteau, Madeleine est une muse qui accompagne son frère le peintre dans sa mission créatrice. Elle est la messagère et est à la genèse de cette œuvre. Qui, de Marie-Hélène Prouteau ou de Madeleine, nous fait entrer dans cette expérience intime de la rencontre avec une œuvre d’art ? Marie-Hélène Prouteau sait que l’artiste, parfois est « un voyant qui devine et révèle des choses à l’insu du modèle comme du peintre. »

Madeleine Bernard La songeuse de l’invisible ed Hermann

Marie-Hélène Prouteau s’inscrit dans cette belle lignée des écrivains critiques d’art. Elle est le regard de Madeleine qui voit naître une œuvre et fait de ses descriptions une critique subjective, comme celle de Diderot regardant les toiles de Jean Siméon Chardin ou de Marcel Proust rendant hommage aux nymphéas de Claude Monet.

L’œuvre est le miroir de l’être profond et mystérieux du peintre et le tableau éternise ce qu’il donne à voir. L’auteure nous entraîne avec Emile et Madeleine à découvrir ce que disait Alfred de Musset :« L’exécution d’une œuvre d’art est une lutte contre la réalité ; c’est le chemin par où l’artiste conduit les hommes jusqu’au sanctuaire de la pensée. Plus le chemin est vaste, simple, ouverte, plus il est beau … La nature en cela comme en tout, doit servir de modèle aux arts ; ses ouvrages les plus parfaits sont les plus clairs et les plus compréhensibles et nul n’y est profane. C’est pourquoi ils font aimer Dieu. » La contemplation des tableaux de Emile Bernard, donne accès à une dimension d’ordre intellectuel, esthétique, mais aussi spirituel.

L’art est aussi une école de liberté, et il le sera pour Emile comme pour Madeleine.

Les tableaux d’Emile sont, au-delà du modèle ou du paysage, une appropriation de cette parcelle de vie qui les anime ; « l’âme, comme le dit René Huyghe, c’est ce qui fait l’œuvre d’art. »

Madeleine sait avant les autres, peut-être même avant les amis peintres de l’école de Pont-Aven, capter cette part d’invisible qui les habite. Sans doute parce qu’elle est pour Emile comme il le dit « seconde âme, pour ne pas dire la moitié de la mienne ». Elle sait avant les autres ce qui se joue à Pont-Aven et dans les rencontres de son frère avec Van Gogh, Gauguin et les autres… Avec eux, sous le regard de Madeleine, nous voyons naître le synthétisme, cet art de l’invisible. Emile Bernard illustre la dimension spirituelle dont l’absence de réalisme renforce la dimension mystérieuse. Une dimension mystérieuse nourrie, pour Madeleine et Emile dès leur plus jeune âge, de musique et de poésie. Leur mère très pieuse admire et fait connaître à ses enfants les poèmes de Alphonse de Lamartine.

La poésie, on le découvre avec cette biographie, nourrit la vie d’Emile et forcément sa peinture ; dans son atelier, on trouve des recueils de Mallarmé, Villon, Villiers de L’Isle Adam, Verlaine, ainsi que de Baudelaire qui le premier a parlé d’art « synthétiste ». Emile sera ami avec Eugène Boch lui-même peintre et poète.

Emile écrira aussi des poèmes, en lisant ses quatre vers qu’il écrit en 1890, comment ne pas penser à son tableau : Madeleine au bois d’amour.

Comme au temps de tes promenades
Dans les grands bois de Pont-Aven
Où les nids font des sérénades
A ceux qui sont dans la déveine. 

 

La vie de Madeleine et d’Emile sera de tendre, l’un et l’autre à leur façon,  vers cette lumière que l’on peut voir au cœur des ténèbres. Cette lumière dont parle Marceline Desbordes-Valmore, poète lue, relue par Madeleine :

 

Quand ma lampe est éteinte et que pas une étoile
Ne scintille en hiver aux vitres des maisons
Quand plus rien ne s’allume aux sombres horizons
Et que la lune marche à travers un long voile,
Ô vierge, ô ma lumière ! … 

 

On ne peut que penser à la nuit de Gethsémani : « La nuit de Gethsémani. La nuit d’Arles. Etonnantes correspondances. Il y a des êtres qui trouvent la lumière dans la nuit se dit-elle. Le mal ne désarme pas. La grâce serait-elle au bout du combat intérieur ? »

Madeleine et Emile qui s’éloigneront sans jamais se quitter, libres l’un et l’autre ; elle en Suisse, lui en Egypte, mais guidés par cette grâce pour continuer chacun à leur façon le combat intérieur, Emile parlera de sa quête mystique dans un article du Mercure de France.

Le rendez-vous avec la lumière commencé par Emile à PontAven se prolongera au Caire et dans les peintures qu’il réalisera dans l’église franciscaine El Mouski ; pour Emile, c’est le rendez-vous artistique  , pour Madeleine qui ira le retrouver au Caire, ce rendez-vous est tout autre, , elle reste cette aventurière spirituelle et une croyante qui a su parfois faire place à d’autres traditions spirituelles : «  Madeleine est une croyante qui, dans sa vie méditative, fait son miel de tout, elle aime faire place à d’autres traditions, à d’autres exercices spirituels. La vie, à ses yeux, est une aventure spirituelle. »  Une aventure qui s’achève le 20 novembre 1895 : « En extase, elle salue la lumière qui danse par myriades à la surface de la rivière, celle qui lave l’âme comme au premier tressaillement de la vie. Alors, elle s’abandonne. Elle prie… Madeleine dort. Paisible souriant de son clair sourire. »

J’évoquais en début de cette note, Thérèse de Lisieux et, les mots de Marie-Hélène Prouteau pour décrire Madeleine morte, me ramènent encore vers Thérèse et à cette photographie d’elle, décédée 2 ans plus tard le 30 septembre 1897, une photographie prise dans le chœur du Carmel où elle était exposée, 3 jours après sa mort, cette photographie est accompagnée de ses mots : « Je ne meurs pas, j’entre dans la Vie. ». Pour l’une et l’autre comme le suggère l’auteure, il n’y a pas ici le visage de la mort, mais un visage en dormition…

L’échange entre Madeleine et Emile ne s’arrêtera pas ce 20 novembre 1895, Emile prolongera sa quête mystique, son art sera marqué par des questions philosophiques et religieuses, teinté par ce profond mysticisme vécu fortement en Egypte, si l’on en croit cette confidence : « Ma vraie patrie était cette terre mystique de l’Egypte… C’est en Orient que le Christ est venu et que les saveurs symboliques et pieuses répandent encore leurs douceurs fraternelles. »

En écrivant ces derniers mots «   douceurs fraternelles » peut-être a-t-il aussi eu une pensée pour Madeleine et son don d’amour fraternel. Madeleine, la sœur, le modèle, la muse protectrice, Madeleine qui savait s’oublier, être son ange gardien. Il le savait depuis ce jour de l’Assomption où il écrivit en parlant d’elle : « Apparition de l’ange Madeleine », l’ange à qui il doit, comme il le dira, le plus pur de sa nature.

Des portraits humains et artistiques majeurs du XIX ème siècle, ainsi qu’une relation fraternelle hors norme font la richesse de cette biographie qui met dans la lumière une femme qui a contribué à la genèse d’une œuvre, une femme qui a su fasciner des peintres comme Gauguin, une femme qui a su s’émanciper. Des eaux flamandes aux rives de l’Orient, en tous ces lieux vibre l’invisible. C’est aussi toute une époque et une période majeure de l’histoire de l’art que nous offre Marie- Hélène Prouteau. Par la force d’une écriture  poétique, elle  nous donne à voir que « la poésie anime la peinture autant que le verbe »selon la belle expression de Joël Dupas. La poésie pour dire que par- delà l’ombre, la lumière arrive. En toute vie, comme en peinture, la lumière est là pour offrir un hymne à la beauté, à la joie de vivre et parfois de mourir « en paix ». Marie-Hélène Prouteau semble bien être, elle aussi, la « regardeuse de l’invisible » ; elle nous invite à « cette fête intérieure où l’on se tient paumes jointes pour la prière », mais aussi, pour la création et pour la vie, toute vie gagnée par la grâce, si elle est tournée vers la lumière…

 

                                                                             

Présentation de l’auteur




Alda Merini, La Terra Santa, préface de Flaviano Pisaneli, traduction Patricia Dao

En 1993, Alda Merini a reçu le prix Librex Montale pour La Terra Santa. Le titre plonge d’emblée le lecteur dans un « espace » précis à la fois mythique et mystique qui renvoie à la promesse d’une demeure sacrée dans lequel l’homme peut se régénérer écrit Flaviano Pisaneli (lui-même poète) dans sa préface. Cet espace est celui de la poésie, corps-matière où flamboie une énergie devenue parole de tous les possibles.

La Terra Santa est un chant halluciné où l’enfermement et le silence sont dévorés. Merini fait exploser la souffrance où son corps se disloque et butent ses mots. Mais elle est mordue par une abeille venimeuse, seule capable de marquer sa chair malade du sceau de la poésie, de lui donner densité et mouvement : Peut-être faut-il être mordus/par une abeille venimeuse/pour envoyer des messages/et prier les pierres/de t’envoyer la lumière//. Oui, Alda Merini a perdu les sens, l’enfer de l’hôpital psychiatrique (violemment dénoncé) anéantit tout pouvoir de sublimation. Il est matière pestilentielle, lieu où les hantises sont au paroxysme et la perte de soi irrémissible : Affori, pays lointain/ immergé dans les immondices// à nous personne ne parlait/ sinon à coups de pieds et de poings//Affori où les cris étaient étouffés par de sanguinaires coussins.// Il est lieu clôt par excellence : les corps n’ont d’autres assises que le vide, les bouches s’absentent, les électrochocs sont les réponses apportées aux corps qui se rapprochent : ce précipice secret qui est le mien//tu connais l’égarement qui est le mien quand je vois un arbre solide//enserrés derrière les barreaux comme des hirondelles nues// j’ai gardé le silence enfermé dans ma gorge/comme un piège à sacrifices/. Mais La Terra Santa n’est pas seulement le recueil d’une femme qui a été internée pendant presque vingt ans, ni celui d’une femme que sa folie pousserait à faire acte de catharsis par l’écriture, elle n’exorcise pas ses souffrances mais les sacralise pour mieux les transcender et les effacer.

Alda Merini s’empare du venin de son abeille, du poison de la folie (pouvoir caché du poein?) il lui donne la liberté de s’affranchir de tous les interdits, ceux qui régissent les lois de l’hôpital psychiatrique et ceux qui polissent le langage  alors langue blasphématrice. Sa terre, infiltrée par le flux salutaire, se fait « Illuminations » et « silences traversés des mondes et des anges » : /naissances ultraterrestres// mon éternité sans limites//. Les images ont jailli d’un territoire où les métaphores sont « déréglées », leur beauté est première. S’entend la voix bouleversante d’une femme qui a donné corps et parole à une terre sacrée. S’il est un être qui a franchi l’innommable et connaît le secret de la poésie c’est Alda Merini :

et pourtant alors que je transmigre

naît profonde la lumière

Alda Merini, La Terra Santa, Oxybia éditions, 2013, 136 pages, 15 €.




Jeanine Baude : Soudain

De Jeanine Baude, les éditions la rumeur libre publient un des derniers recueils, Soudain, (l’autre, Aveux simples, étant publié par Voix d’encre) et le tome I des Œuvres poétiques, préfacée par José Manuel de Vasconcelos : « Une femme qui cherche son devenir », dit-il à juste titre, et qui le cherche à travers le devenir de sa poésie. De fait, la distance semble bien grande entre les premiers recueils repris en volume, Ouessanes (1989), C’était un paysage (1992), Incarnat désir (1998) et Soudain. Quel saut de la brièveté des premiers textes, de la syntaxe minimaliste et souvent nominale, dans les limites d’un vers libre de quelques syllabes :

La sève
la chambre
la quête

(Ouessanes)

Incarnat désir
glaïeul à mes lèvres

(Incarnat désir)

à ces « Neuvains » et « Onzains », dont le vers tourne autour de dix syllabes, et s’étire dans les « versets » de clôture ! Entre temps, évidemment, il y aura eu Le Chant de Manhattan et Juste une pierre noire.

Les premiers lieux du poète sont l’île, mais aussi la campagne, le temps de la ville viendra plus tard, et malheureusement aussi l’expérience de la douleur. C’est l’émerveillement qui domine devant le « pollen d’été » ou la douceur de la nuit, et devant la « gerbe d’étincelles » de l’écriture. Les « pierres dressées » à la fin d’Incarnat désir n’ont pas encore pris la couleur noire de la maladie.

C’était pourtant déjà une exultation traversée d’éclairs de crainte qui se lisait : le sacré n’est-il pas ambivalent, fascination et terreur ? À « la cime du roc », « l’usure », et la « perte » de l’homme est « inexorable ». Cependant l’horizon était vaste, et l’espoir sans nuages :

L’île silencieuse
marche

vers le destin
que j’ai choisi

Jeanine Baude, Soudain, La Rumeur Libre, 2015, 141 pages, 18 €.

clamait autrefois la poète. La vie s’est chargée d’emporter les illusions : à coup sûr, le seul destin qui ait été choisi est celui de poète. Car comment « la dame au cigarillo » pourrait-elle avoir décidé de sa vie dans un monde de guerres, de violence, de « chambre à gaz fumante », de maladie et de « faille dans les os »  ? « Soudain tu plantes ta détresse en hommage à la mer » : le monde est toujours là, dans sa splendeur et son indifférence, et la « jouissance » est toujours chantée, mais le chant n’est plus aussi allègre.

Restent évidemment des constantes, la musique, Xenakis, autrefois et maintenant, Venise, le désir, « les accords du plaisir », d’autant plus précieux qu’ils sont plus fragiles, et l’écriture. Depuis les débuts en poésie, la réflexion sur le langage et la poésie est toujours présente : la main transcrit le feu des sables, dit Ouessanes, à quoi fait écho le limpide « Soudain écrire encore ». La méditation est plus explicite dans « Soudain », et il n’est guère de poème dont elle soit absente car elle « interfère » avec les choses du monde :

Soudain l’interférence de l’amour
Soudain la réalité d’une œuvre

Soudain les variations et le temps du poème
Soudain une pomme rouge

Le principe même de ces textes dont tous les vers commencent par un « Soudain », renforcé dans les onzains en « Soudain ô solitude » à l’orée de chacun, est en soi la marque du retour de la poésie sur elle-même au travers de la forme. Dans Le Fleuve Alphée, Caillois, dont Jeanine Baude est une grande admiratrice, évoquait le mouvement de ce fleuve qui remonte vers sa source. Le mouvement poétique depuis les débuts est un peu à l’image de ce fleuve : si les premiers textes appartiennent bien à une modernité soucieuse d’éviter les règles, avec les derniers, la contrainte, strophe, vers, est au contraire revendiquée et elle s’ajoute à la répétition architectonique qui structure les poèmes et le recueil. C’est retrouver la mesure, le nombre, dont Mallarmé et Claudel, pour ne citer qu’eux, disaient l’importance dans la lutte contre le hasard. Ici, le hasard serait plutôt le chaos, qu’évoquent ces énumérations disparates, « chaotiques », selon l’expression qu’employait le grand philologue Leo Spitzer à propos de la poésie moderne :

Soudain les sonorités pures
Soudain un jet de pierres

Soudain une date
Soudain un atlas des voies fluviales

Le vers, ainsi agencé, impose son ordre au désordre :

Soudain l’ordre et le poème (7 syllabes)

Soudain le vers et la prose (7 syllabes)

et l’écriture discipline la colère, l’indignation, qui, depuis toujours, font de Jeanine Baude un poète engagée au service de l’humain. Le mot « éthique » figure d’ailleurs dans un vers du recueil.

Ce désordre apprivoisé, c’est aussi celui d’une vie où la lecture a tenu une place essentielle. Dante, Baudelaire, Aristote, Homère, surgissent au détour d’un vers, comme la musique, Varèse ou Jean-Sébastien Bach. C’est celui d’une vie tissée de jouissances et de drames, rassemblée sous le signe du cerceau de l’enfance et du cercle d’encre, et victorieuse de la solitude dans « la flamme perpétuelle » de la poésie.

Le fleuve Alphée a coulé vers sa source et le poème vers le mètre et une forme de régularité. C’était pour repartir aussitôt vers d’autres formes, comme celle du verset, cette unité intermédiaire entre le vers, qu’il soit mesuré ou libre, et la prose. La phrase resserrée dans les limites du vers des neuvains puis des onzains s’étale – groupes nominaux, participes, propositions simples – sur trois, quatre lignes qui disent la toute puissance de la vie :

Soudain si le corps est un temps le destin restant éveillé tu rugis sous le mot son écorce d’aubier sa coque de granit tu suis de ta lente mémoire la route de sang la nef des orbes pures tes doigts sur les cosses émiettant la robe et la chaleur du fruit

Ainsi, ce qui aurait pu se révéler une psalmodie fastidieuse, une recherche formelle monotone, (« invocations sans suite et palabres taiseux ») est à la source d’un vertige, d’un tourbillon où le lecteur est pris, comme devant la diversité du monde, sa beauté et son horreur, et où la seule branche à laquelle il puisse se raccrocher est l’écriture.

De ses premiers poèmes à ses derniers recueils, les variations de Jeanine Baude ne cessent de chanter la poésie, et le poème est comme « un arbre […] planté au plein cœur de la page ». Son devenir de femme est bien celui d’une œuvre généreuse en mouvement :

Soudain le tout ensemble et le lien : le poème




Jeanine Baude, Oui

Oui, le chant 

Oui, un titre, qui dit bref et fort la déclaration d’adhésion à la vie que décline le livre foisonnant de Jeanine Baude. Adhésion malgré la douleur de vivre indissociable de sa joie, la violence trop souvent du monde, la conscience de finir, mais adhésion intense, que déploie ce chant lyrique dans le sens premier de ce terme

Car ce recueil est chant - « le chant, seul recours, étincelle à l’oreille/ du labyrinthe, ton congé de clarté, ta nuit sereine » - chant liturgique même construit autour de la répétition et de la variation, « rêvant de formes fixes » et s’employant à en inventer : ce sont les poèmes de deux strophes de sept vers balançant entre non et oui et terminées par un envoi de la première partie, les Proses vénitiennes s’ouvrant par « Si Venise en hiver » et se terminant par un quintil justement nommé d’acquiescement, les treize vers des poèmes d’Epilogue en treize vers, les reprises sémantiques du Chant d’Adrienne, dont chaque fragment s’ouvre sur un « Et je te parle, Adrienne » ou bien le « Ô solitude » augural des poèmes en prose de Ô solitude, l’île ou encore la scansion finale de chaque poème d’Antiphonaire par le mot « lectures », sonnant comme un amen. Ces reprises formelles, dans ce qu’elles ont de rituélique, constituent l’unité des six ensembles, qui composent le recueil, dont la richesse thématique s’étoile autour d’un axe central tressant l’éloge du corps amoureux à l’histoire collective, la louange de la présence sensuelle au monde à l’élan spirituel, la méditation sur le poème à sa mémoire insistante. 

Jeanine Baude, Oui, Éditions La Rumeur Libre.

Le premier « chant » - car ainsi pourrait-on nommer chaque partie- donne son titre de Oui à l’ensemble et fait alterner les plateaux de la balance entre refus et acquiescements. À la première strophe le rôle de dire non, à la seconde, qui débute toujours par « mais », celui d’un oui, qui « vague après vague roule l’acquiescement ». Mais ce balancier ne distribue pas mécaniquement la dualité, les non sont aussi « brulants de révolte », de juste « rage » quand, par exemple, dans « la ruelle embrasée » « tête et poing dressés » résonne « le chant qui monte des visages », célébrant une fraternité et une aspiration à la liberté qui emportent adhésion. Impossible et inutile d’énumérer ces oui et ces non, qui font résonner « le cri de l’enfant enchaîné à la guerre », « les décombres anonymes/ que les hommes poudroient », avec, en contrepoint, le oui proféré « sur la différence des langues, des couleurs, des emplois », sur « la brume d’un corps d’à côté éclairant de ses courbes la brillance d’un ciel », sur « le vertige des hommes, toujours monter plus haut », égrenant un « poème de joie » à dire « le corps et le corps encore/ le centre et la chute amoureuse » et la beauté du monde, celle de « l’univers, le vaste », celle de la houle, des dunes, du soleil, celle  du « désir attelé », de la chair à son épanouissement quand la dune évoque « une hanche de femme, son rut » comme celle de l’élan spirituel loin des dogmatismes semeurs de carnages et puisant aux sources de Patmos. La parole de St Jean - l’amour est plus fort que la mort- semble résonner allusivement à l’arrière de ce livre habité par des voix, qu’il convoque explicitement et implicitement, d’Homère à Nietzsche, de « la tour abolie » de Nerval aux « fleurs du mal » baudelairiennes ou au « loriot » de René Char. Entre la prophétie et le laurier de l’oracle pythique, le poème, « déversant son ruisseau secret, sa clarté, sa lumière », éclaire le flot emporté de la vie. Car océanique est aussi ce chant s’élevant aux confluents de mers, rivières, ruisseaux, dont il brasse le tourbillon contradictoire.

Une même eau baigne chacune des Proses vénitiennes  et leur quintil final, invitant à la contemplation. Ce sont tableaux précis de la ville - ses rues, des places, ses monuments- qui se déploient et semblent se refléter, éclatés, réinventés dans les tableaux des peintres évoqués, Tintoret, Tiepolo, Jérôme Bosch, Ruskin, Caravage, Le Bernin, Kandinsky… À moins qu’à l’inverse la ville ne reflète la peinture dans un réel inventé par l’art qui, tableau ou poème, en construisent l’image, paysage extérieur et intérieur confondus, où, de même que précédemment, se met en scène un colloque imaginaire joignant Villon et Rimbaud, Pound, les élégies à Duino et Robert Browning, l’infinito de Leopardi et « la libre Marianne entre les mains d’un peuple heureux ». Si le poème joint temps et espaces disparate, c’est parce qu’il se fait  méditation sur la destinée humaine en même temps qu’introspection. Venise semble devenir cette femme prise dans des plis d’eau et de pierre, mer et draperies mêlées, dont « les longs cris sont appel d’air ».

L’intime de la vie devient allégorie et l’art et le poème disent le monde. Si la poète « emprunte à Fontana sa lame » c’est  pour la hausser, « pli après pli, sur la vergue tendue, lisant la comète, la joie, l’audace qui déferle » et délivrer son art poétique : « la phrase roulant sensuelle sur la page, l’écrivaine séduit son verbe, l’envoûte et le place en un lieu toujours indéfini car peu importe l’azur, la nuit ou l’ensoleillement des termes, la vigie, celle qui dirige le chant, implose puis explose, et suivant le fleuve, le canal et la mer qui les brasse, s’expose souveraine, fuyant le port, l’arrivée, caressant les coraux d’une plage et jusqu’aux fonds marins étirant sa demeure, enlace l’univers… » et la phrase continue, une seule phrase-vague marine d’une demi page, qui dit l’amplitude du geste et de la geste du poème contant celle des hommes.

C’est encore de l’histoire humaine, de son tragique, que « parle » le chant d’Adrienne  (toujours lui, le chant)  s’élançant depuis « les rivages de cette mer qui encercle la terre » (toujours elle, la mer) et ramène à la mémoire les temps d’horreur concentrationnaire, ranimant la figure des déportées. « Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui faisait cercle autour de vos têtes » dit le texte liminaire dans une inversion les couronnant et auréolant d’une mandorle de sainteté ces femmes martyres. Adrienne, la Résistante, reprend vie au poème qui la nomme et se fait récit, évoquant sa jeunesse insouciante puis « le temps démesuré de la souffrance » dans un requiem où s’unissent les deux visages de la sacrifiée et de la poète qui « épelle Ravensbrück sous le dais des saveurs » car, affirme-t-elle, « je le sais, même dans la boue de ce torrent, mélasse et merde exsudant leur foutre inutile et vert, suint sans clarté, ici, tu espérais ». Au plus profond du mal qui ronge l’histoire humaine, Adrienne, Germaine T. et Charlotte d’Auschwitz sont figure d’espoir et d’humanité : « Oui, ton geste résistant accomplit un enfantement… »… Dans la douleur, dans l’horreur s’enfante encore et malgré tout ce « oui » qui titre l’ouvrage. Le oui d’une ténacité, d’un courage, d’une espérance disant notre humanité, le oui du poème dans sa «clameur de kermesse l’inondant » quand cette adresse à Adrienne, à la fois descente aux enfers et résurrection, se clôt sur une scène de fresque unissant « ceux enterrés et ceux renaissants » « le livre et le corps », l’Eunoé et le Léthé, « l’architecture de la révolte » et « le son de la lyre ».

On pourrait continuer d’explorer de même les trois autres parties de ce livre, Ô solitude, l’île, Antiphonaire et Désert, qui réservent mêmes dédales de sens et des sens conjugués. Ce sont les douzains de Ô solitude, l’île qui enserrent dans leur forme, elle-même insulaire, le parcours de l’enfance à « l’homme dernier », « liant les hommes à ce courant d’amour » qui les emporte, « mains plongées dans l’épaisseur des langues et des algues », habités comme la poète par « la passion, son courroux, ses veines tendres », « une mesure d’espoir grêle sous la peau ». « Fontaine sous mes doigts, le feu, l’eau liés ensemble », le poème explore « l’églogue et l’épopée », « la ruelle qui ouvre sur l’océan en son entier »  le « qui suis-je » de « l’étrange bête humaine », le « chemin giboyeux des anciens lus sous la lampe » comme « l’appel du plus haut que toi ». Ce sont les « Lectures » d’Antiphonaire dont chacune égrène un « épisode de vie », interrogeant « ce pourquoi en cerceau qui danse sur l’humaine traversée » en « cantique » et « prière » à l’éphémère entonnée par « un danseur cannibale ». C’est Apollinaire, Michaux, Artaud qui viennent se joindre à l’ivresse et à la beauté. Et si Désert il y a, au final, c’est non stérilité, mais dans l’analogie des dunes et des vagues, pour y « reprendre marche à l’avant », entonner de nouveau le « chant » au confluent de « l’Orient blessé » et de « l’Occident en perte de formes, de sens », jouer sur le geste de l’archéologue - « creuser » -  refaisant parcours de « la naissance à la mort ». « La nuit reste à éclaircir » et cela fait le poème quand il « nomme », creusant la langue, qui charrie ensemble l’étreinte sous « la yourte nuptiale » et les charniers des massacrés.

Lyrisme ai-je dit. Oui, car c’est chant, solo d’une voix qui s’élève en multiples tonalités et chœur de voix qui résonnent à travers elle. Chant, psaume, mélopée, cantilène, prière, antienne, ces mots et d’autres encore ponctuant le texte, donnent une des clef de ce recueil à la fois bilan, somme et profession de foi, qui charrie le tout de notre condition humaine énigmatique et contradictoire dans sa houle océane. 

 




Éliane Catoni, dans l’ombre d’Yves Bonnefoy

« Nous sommes une photographie qu’on déchire » (Le Désordre)

Éliane Catoni. J’aimerais parler d’Éliane Catoni… et pourtant je ne sais rien d’elle. Ou si peu de chose. Des bribes. Il faudrait reconstituer. Retrouver des documents. Interroger les archives. Le nom de Catoni m’est cependant familier. Je le connais depuis l’enfance. Surgit toute une galaxie de noms et de visages. Le seul nom d’Éliane Catoni ravive en moi tant de souvenirs. Liés à l’été de mes dix ans. Le clan Catoni est celui d’une importante famille du Cap Corse. Côte orientale.  Une famille ancienne et nantie, comme il en existe de nombreuses sur l’île. Elle occupe le hameau adamique1 d’un village haut perché dans le maquis, invisible depuis la côte. Ce qui est visible et accessible, c’est la marine du village.

On l’aborde par la route qui longe la mer. Porticciolo. Un petit port, jadis florissant.

Cap Corse ouest.

Aujourd’hui, à peine quelques maisons de pêcheurs, à fleur d’eau, flanquées d’une tour génoise. L’ensemble des biens – demeures, moulins, maquis, oliviers et vignes –  est « Terra di Catoni. »

D’Éliane Catoni, je connais quelques photos. Je les ai eues entre les mains. Des photos de la fratrie. Trois jeunes filles et un jeune garçon. Parmi les filles, Éliane. Jolie, souriante et simple. De bonne famille. Une jeune fille rangée, selon les apparences. Autre photo de famille : un intérieur cossu. Un homme imposant en costume cravate et lunettes d’écaille. Les mains croisées sur les genoux. 

Capraia en bateau.

C’est Ange-Jean Catoni, le grand-père d’Éliane. Assis un peu plus loin, un jeune couple. Tout entier absorbé par le plus âgé des enfants en barboteuse. Elle, c’est Éliane. Mais lui, qui est-il ? Je triche un peu, parce que je le sais. Je ne l’aurais certes pas identifié de moi-même, du moins pas spontanément ; mais le maître de maison l’a identifié pour moi. C’est lui que je suis venue chercher ce jour-là, dans le casone au-dessus de la mer.  Lui, mais surtout Éliane. Éliane et lui. De la terrasse en surplomb où je me trouve, je scrute l’horizon. Et se dessinent, tout en lignes douces, les contours mystérieux de l’île de Capraia.

Alors ? Qui est-il ce jeune homme à la chevelure de lion et au visage si fin ? C’est un tout jeune poète. Il faudra attendre quelques années pour qu’il atteigne la notoriété qui est la sienne aujourd’hui. Mais enfin, c’est un talent prometteur. Un peu endimanché ce jour-là, tout comme le patriarche, costume et cravate nouée dans un col blanc. Sont-ils déjà mariés ? Peut-être. Ils se sont mariés en décembre 1947. Éliane a alors 26 ans. Mais elle et lui vivent en couple depuis 1943.

Lorsqu’ils se rencontrent, Éliane est étudiante en lettres. Lui en mathématiques. De deux ans son aînée, elle est âgée de 22 ans.

Capraia et quais de Porticciolo.

Autour d’eux gravitent des sympathisants du surréalisme : l’helléniste corse Yves Battistini, les peintres Victor Brauner et Raoul Ubac, le poète Gilbert Lely.

Le jeune homme assis aux côtés d’Éliane Catoni dans la demeure de Porticciolo n’est autre que le poète Yves Bonnefoy. Éliane Catoni est sa première épouse. Elle le restera jusqu’en 1961. Période où la présence de Lucy Vines s’impose de manière inéluctable et définitive auprès du poète. J’ignorais jusqu’à il y a peu encore - en tout cas cela m’avait échappé et je n’en avais gardé aucun souvenir -, qu’Yves Bonnefoy avait été l’époux d’une jeune Corse ; qu’il avait effectué de nombreux séjours au nord de Bastia, dans le village de sa compagne. Il se peut qu’au cours de l’été de mes dix ans je les aie croisés l’un et l’autre, ignorante de leur histoire commune, ignorante de l’un et de l’autre.

Cette pensée me les rend à la fois plus proches et plus énigmatiques. Désormais je ne peux dissocier Yves Bonnefoy d’Éliane Catoni. Je ne peux oublier qu’ils ont hanté ces lieux qui sont aussi les miens. Avec en arrière-plan, Capraia, dont je redécouvre la présence dans les premières pages de L’Arrière-Pays.

Et Capraia, si longtemps l’objet de mes vœux ! Sa forme  – une longue modulation de cimes et de plateaux – me semblait parfaite, et je ne pouvais en détacher mes yeux pour des minutes entières, surtout le soir, depuis qu’elle avait surgi de la brume le second jour du premier été, et tellement plus haut que je n’avais cru que se trouvait l’horizon.2

Capraia vue de Santa Severa.

Cela aussi, je l’avais oublié. J’avais pourtant lu ces lignes et j’avais traversé des yeux ces paysages sans garder la moindre trace de ces mots. Je ne m’étais pas non plus interrogée sur la présence du poète dans le Cap Corse. Tout cela s’était effacé au fil de la lecture.

Pour tenter de rattraper le temps, pour tenter d’en savoir davantage sur ce couple dont l’histoire littéraire n’a gardé que peu de souvenirs, pour tenter de débusquer la présence d’Éliane Catoni derrière l’omniprésence du poète, je consulte les ouvrages que je tiens à portée de main. Dont le numéro d’Europe consacré à Yves Bonnefoy et à son œuvre. Seul Patrick Labarthe, dans l’article intitulé « l’Archéologie du "Désordre" » évoque par deux fois la présence d’Éliane Catoni dans la vie du poète à partir de vers extraits de L’Heure présente et autres textes :

Et en haut ce n’est que noir,
Au-dessous c’est vert émeraude, comme la mer.
Quelle énigme, quel rien, ce jour, cette nuit,
Comme nous entrons tous les deux dans notre première chambre. 3

Ou encore :

Te souviens-tu / de notre première chambre !  4

 

 

ciel noir sur les Agriates.

Selon le critique, ce vers renvoie « au petit logement de Fontenay-sous-Bois » que Bonnefoy partageait à l’époque avec Éliane Catoni. Il ne faudrait pas cependant réduire ces vers à « la simple remémoration de la vie commune avec Éliane Catoni, première épouse du poète ». Yves Bonnefoy « allégorise en ce partage du noir et d’un vert "intense comme la mer" la dialectique d’un destin et d’une poétique… ».

Mais revenons à Éliane Catoni. Ce qui me fascine dans les lectures que je peux effectuer autour de l’histoire du poète à l’époque de sa première épouse, c’est que le nom d’Éliane Catoni y soit à ce point absent. Comme si son existence avec le poète, plus de quinze années durant, se soldait à quasiment rien. Il s’avère pourtant qu’Éliane Catoni avait une vie intellectuelle intense. Et que ses activités étaient au diapason de celles d’Yves Bonnefoy.

Pour en savoir plus, il faut plonger dans la Correspondance d’Yves Bonnefoy, dont je possède le tome I. L’édition de cette correspondance a été « établie, introduite et annotée par Odile Bombarde » (également présente dans le numéro d’Europe) « et Patrick Labarthe ».

C’est dans ce volume imposant que je puise toutes les informations qui concernent Éliane Catoni. Tout ce que la recherche universitaire sait d’elle à ce jour est rassemblé dans cet opus. Peut-être le tome II de cette correspondance (actuellement en préparation) apportera-t-il d’autres révélations sur l’importance et sur l’originalité du travail d’Éliane Catoni ainsi que sur le rôle qu’Éliane Catoni a joué auprès d’Yves Bonnefoy ? J’attends donc la sortie de cet ouvrage avec impatience.

Mais revenons à Paris. Un an avant le mariage, en 1946, du jeune couple, tous deux collaborent à différents projets et réalisations. Ensemble ils publient La Révolution la nuit. Le tract – titre éponyme d’une œuvre de Max Ernst peinte en 1926 –   a été rédigé anonymement par quatre artistes : le peintre praguois Iaroslav Serpan et Claude Tarnaud, peintre et poète ; mais aussi Éliane Catoni et Yves Bonnefoy.

Lisant et relisant ce tract surréaliste qui reprend la formule provocatrice d’André Breton, « Dieu est un porc », je m’interroge. Au cours des repas dominicaux de Porticciolo, Éliane Catoni et Yves Bonnefoy évoquaient-ils leurs activités estudiantines subversives ? Comment un tract aussi contestataire et anticlérical que celui qu’ils avaient rédigé et distribué à 500 exemplaires pouvait-il être reçu par le grand-père Ange-Jean Catoni, une forte personnalité ancrée dans la tradition corse et un homme très marqué à droite ? Je souris par-devers moi  à l’idée des discussions houleuses qui ont très certainement accompagné le sauté de veau arrosé d’un vin du Cap !

Je regarde les photos d’Éliane Catoni en jeune fille rangée. J’essaie de dénicher le lien qui court secrètement entre cette jeune fille sage et l’étudiante anarchiste, engagée dans la rédaction de tracts surréalistes virulents : La Révolution la nuit Liberté est un mot vietnamien (avril 1947) ; « Dieu est-il français ? ».  Quand et comment la jeune femme a-t-elle pu basculer de la brillante helléniste qu’elle est, auteure d’une Épiphanie chez Homère, à la contestataire, cosignataire avec le poète d’aphorismes comme celui de La Nouvelle Objectivité ? 

Je n’ai pas de réponse. Sauf à me remettre en tête qu’Éliane Catoni était une Parisienne. Et que ses fréquentations ne se bornaient pas à la seule université. Les milieux intellectuels et artistiques ne lui étaient pas étrangers. Pas plus à elle qu’à son frère Jean Catoni, étudiant en droit et artiste, qui travaillait parfois pour le peintre Hans Bellmer. En atteste cette déclaration que le peintre adresse à Yves Bonnefoy dans une lettre d’octobre 1949 :  

 Je suis très content que le frère d’Éliane Catoni se charge du coloriage d’une série de photos. Dans dix jours, tout sera colorié.5

Si je parcours la liste des cosignataires du tract Liberté est un mot vietnamien, force est de constater que le nom d’Éliane Catoni émerge de ce tract. Avec celui de la peintre Nô Pin (N. Seigle). Elles sont d’ailleurs les deux seules femmes à tenir leur rang dans cet aréopage :

Porticciolo et Capraia.

Adolphe Acker, Yves Bonnefoy, Joë Bousquet, Francis Bouvet, André Breton, Jean Brun, J.B. Brunius, Éliane Catoni, Jean Ferry, Guy Gillequin, Jacques Halpern, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Marcel Jean, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Maurice Nadeau,  Henri Parisot, Henri Pastoureau,  Benjamin Péret,  N. et H. Seigle, Iaroslav Serpan, Yves Tanguy.6 (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet Archives Yves Bonnefoy).

Correctrice aux Archives Nationales, Éliane Catoni travaille alors sur les épreuves du volume de la Pléiade consacré au marquis de Sade.  En témoigne une lettre que Gilbert Lely7 –  « auteur de la monumentale Vie du marquis de Sade » et « éditeur des Œuvres complètes de Sade » –  adresse à la jeune femme le 2 janvier 1952 :

« Chère Éliane, quels qu’ils soient, je respecte vos scrupules. Je viens de rayer la petite note de ma Vie de Sade qui exprimait ma gratitude à votre égard. Mais dans cet ordre de deleatur, dois-je, Éliane, également supprimer la mention de votre travail au bas du conte de Seide8 que je viens d’adresser à Monsieur de Sacy, pour sa revue ? J’avais inscrit :

"Transcription d’Éliane Cattoni révisée par G.L." Et en effet, je m’étais rendu à l’Arsenal où j’avais collationné votre leçon sur une nouvelle lecture. (Je dois dire que votre transcription était remarquable de fidélité… ».

Enfin, Éliane Catoni est aussi poète. Elle est l’auteure d’un poème intitulé « Dans le lacis de tes rires ».  Poème que le traducteur et éditeur Henri Parisot, ami des surréalistes, avait proposé de publier dans sa revue Les Quatre Vents. Mais qu’est devenu ce poème ? Où peut-on aujourd’hui le trouver ?  En existe-t-il d’autres ? Autant de questions que je me pose, et que la modestie et la discrétion de la jeune femme ont laissées sans réponses.

Ce qui frappe en elle, outre sa discrétion, c’est sa beauté, au sein de ses amis de l’époque. Naïm Kattan voyait en elle « une orientale française » et Salah Stétié n’hésitait pas quant à lui à faire un rapprochement poétique entre elle et « Douve » : « douve elle-même par on ne sait quel éclat sombre en elle. »

Entre les années marquées par le surréalisme – Traité du pianisteLa Révolution la nuit, 1946 – et la publication au Mercure de France, en 1953, du premier recueil poétique important de Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, a eu lieu pour Yves Bonnefoy la découverte de l’Italie. Et cette découverte s’est faite depuis la Corse. Et en compagnie d’Éliane. Avec l’île de Capraia comme point d’ancrage onirique. C’était au printemps 1950. Le couple venait de quitter Paris pour plusieurs semaines pour se rendre en Corse et assister aux obsèques d’un membre de la famille Catoni. Probablement l’aïeul d’Éliane Catoni. Avant d’embarquer à Bastia pour Livourne. Début mai. De ce premier voyage et des réflexions qui l’accompagnent, naîtra L’Arrière-Pays, davantage rêvé que vécu, « défendu par l’ampleur de ses montagnes, scellé comme l’inconscient. »9

Lorsqu’en 1972 L’Arrière-Pays paraît aux éditions Albert Skira, le visage d’Éliane Catoni s’est depuis longtemps estompé. Un autre visage a fait irruption dans la vie du poète : celui de sa fille Mathilde. Dont la mère est Lucy Vines, la seconde épouse du poète.

Comme dans un rêve, l’image qui revient, qui perdure et qui m’habite, est celle d’Éliane Catoni. Une seule image. Qui flotte autour de moi et m’accompagne, indistincte et discrète. Ces quelques pages que je viens  d’écrire vont-elles m’encourager à poursuivre la quête que j’ai entreprise ? Cette quête, c’est à Odile Bombarde que je la dois. Et je l’en remercie.

Tollare.

Notes :

1 : Adjectif que j’ai forgé à partir du toponyme du hameau Adamo.
2 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, Éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), page 15.
3 et 4 : Yves Bonnefoy, L’Heure présente et autres textes in Patrick Labarthe, L’Archéologie du "Désordre", Europe, mars 2018, pp. 141 et 150.
5 : « Hans Bellmer » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles
Lettres, 2018, p. 940.
6 : « André Breton » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 29.
7 : « Gilbert Lely » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 75.
8 : Marquis de Sade, Seide, conte moral et philosophique, présentation de Gilbert Lely, Mercure de France, 1er octobre 1952, in « Gilbert Lely » (Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres 2018, p. 75).
9 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), p. 17.

Photos : Angèle Paoli




Valéry Meynadier, Le Dit d’Eurydice

Certainement un oiseau te suit, tu marches sur un tapis vert, entourée de voiles pourpres, que tu déchires à chaque pas. Ou bien, c'est toi qui suit l'oiseau Birdy, assurée d'avancer bien au-dessus des précipices. C'est cet équilibre, le vol au-dessus du vide, et la puissance de ta marche, qui édifie ton écriture. Eurydice ne dit plus l'impuissance, ne se tait que pour mieux affirmer qu'elle appartient à son histoire, la tienne, la mienne, la nôtre, et plus loin celle d'une humanité où les femmes sont devenues aussi des hommes par capillarité à force d'écriture qui recoud les déchirures de nos histoires.

Et si la figure d'Eurydice travaille toujours les inconscients, si son histoire parchemin archétypal l'enferme, la tord, l'expulse du champ des possibles, tu lui offres la vie. 

Mots qui jouxtent le fracas presque abouti, mais jamais arrivé, le poème secoue le silence, le met en demeure de cesser de dire l'avortement des possibles existences de celle qu'on tait.

 

Valéry Meynadier et Dominique Bertrand, Le Dit d'Eurydice, lecture et musique, début, Librairie Zeugma, Montreuil, le samedi 17 juin 2023.

tu me contais comment les fleurs poussent à travers les murs
& comment les murs saxifrages se fanent avec les murs

avec ta lyre à neuf cordes
& tes yeux sauvageons
tu jouais avec les éléments
terre eau air feu
à hauteur de ton enfance

moi, ton ombre sculptée
en proue

j’apparaissais disparaissais
amour

en bas de page
appui à tous tes hymnes

Eurydice remonte seule de tout enfer, de toute vie, de toute lignée, interpellée, femme, fille, mère, girons séculaires enfermés dans des girons séculaires éventrés grâce à ta poésie, ouverts, libres et fertiles, fragmentés dans ces croisements de paroles possibles, et portés par la musique de celui qui accompagne l'ouverture de cette langue apocalyptique, Dominique Bertrand. Pas Orphée, ni Eurydice,  ni ombres indues du mythe, mais incarnation d'un lien subtile entre le verbe et la musique, c'est à dire le son, et la sonorité.

entre les lignes, passe le couteau
cela fut-il dit ?
avec le sang des lettres
j'ose ma liberté

Valéry Meynadier, Le Dit d'Eurydice, Musimot, 2023, 98 pages, 18 €.

Dit de toute assertion, qui secoue le langage pour lui extirper un nom, enfin audible, parce que sorti du silence englouti dans les ténèbres, un nom sans visage, sans histoire, et sans trace, ce nom de femme sans lignée, source de sa source, origine et conséquence de toutes les autres. 

Présentation de l’auteur




Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

Arnaud Le Vac, les lieux théoriques du poème, lecture de Tenir le pas gagné

Après On ne part pas (2017) et Reprenons les chemins d’ici (2019) Tenir le pas gagné : en allées et venues entre arrêt et reprise, Arnaud Le Vac reprend à la formule de Rimbaud un sens de l’inconnu et du mouvement intérieur, un questionnement de la liberté – « C’est tout mon corps qui rit et / qui danse » (p. 18).

S’il est placé sous signe du pas gagné, le livre commence par « j’aime cette vie assis / dans ce café et prenant des notes dans / un carnet quand d’autres parlent et se / taisent » (p. 7) Mais ce livre tourne autour de l’évidence essayant, par des tentatives continuées, recommençant, d’attraper et de faire sentir cet « air du temps » : « C’est dans l’air du temps comme / une évidence » (id.).

Cette évidence tiendrait, je le dis provisoirement, à deux choses liées : tendre au réel, tendre à sa propre voix dans l’écriture par la formulation de lieux théoriques qui seraient les lieux communs du monde, de la réalité et du poème. C’est encore aller vers l’intime, ou saisir ce qui cherche à se dire quand on parle et écrit, d’où la synthèse de parler et se taire. D’emblée, nous pourrions avoir affaire à une ambiguïté eu égard au poème : en irait-il d’une poésie qui restituerait un regard sur la vie ou une expérience du monde, ou encore une pensée théorique ? Il s’agirait plutôt d’une quête d’un présent de la voix, d’une présence à soi de la voix, et de regarder avec et par le poème : « Ce que l’on ne dit pas de ce que / l’on dit : le sens du sujet libre. […] D’un vivre langage qui n’a pas peur / du temps. » (p. 8) Autrement dit, l’écriture de ce livre correspond à un cheminement (des chemins d’ici, à reprendre, au pas gagné) pour approcher cet intime de la voix qui, comme le suggèrent les titres, est à regagner.

Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné, éditions du Cygne, 2023, 57 p., 10 euros.

On cherche ce que l’on sait et l’évidence est ce que l’on ne sait pas que l’on sait. Le rapport à l’inconnu est de cet ordre. Disons que l’inconnu et l’évidence forment le nœud gordien de ce livre. Autour duquel les formules théoriques tournent et se nouent à leur tour pour « laisser place / à la rencontre, à l’inattendu. Aux / changements permanents d’humeurs / et jeux de l’intellect » (id.). Le temps prend une valeur singulière dans cette tenue du pas gagné. Arnaud Le Vac réinvente l’expression « l’air du temps » en air des pensées, en traversée, cheminement d’une parole cherchant ses lieux théoriques. La réflexion sur la poésie, sur le langage est omniprésente et insistante, au point d’habiter totalement la vision du réel. Son livre croise le poème et l’essai, et figure le poème comme essai, au sens initial du verbe essayer et au sens d’une pensée à la recherche de sa liberté. « Air du temps » est « réalité vécue » (p. 9), « soulèvement de la / vie dans le langage » (p. 10) ou encore ceci : « Faire de ne pas faire : la poésie / s’écrit au présent. » (p. 11) Le carnet de notes rejoint l’idée de « tenir le pas gagné / à travers ces quais et ces ponts, / ces fleuves et ces berges, ces rues / et ces ruelles » – et d’égrener les noms de villes européennes (id.). On pourrait y entendre aussi l’idée d’un franchissement pour parcourir l’ici – un peu la quête du lieu et de la formule – et les lieux théoriques du poème.

En conclurait-on à une métapoésie ? Il s’agirait plutôt de la découverte de sa pensée, d’une pensée qui s’organise avec de nombreuses lectures, des poètes, des philosophes, des critiques. L’écriture est l’activité de tension vers l’écoute. D’où le pas gagné encore. Et tout se joue entre le monde et une singularité : « Quelqu’un / de singulier pour le dire. » Le singulier, entre la solitude et l’unique, fait « notre histoire / commune » (p. 12). L’enjeu est celui du poème engagé ; On l’entend par ces coupes des phrases – et souvent, cette découpe de la formule théorique –, une diction qui engage à écouter ses propres suspens, mais aussi à chercher à dire pour soi et pour autrui, à travailler le dit par le dire.

Le poème engagé l’est à plusieurs titres. S’il s’engage dans la réalité pour l’élargir, il engage également la réalité, les lecteurs dans son dire. Les poètes dont il est question dans ce livre sont repris à ce titre, pour la transformation d’une « poésie-moyen d’expression en / poésie-connaissance » (p. 13) Le carnet de lectures d’Arnaud Le Vac s’ouvre au fil du livre et du cheminement, des chemins d’ici (p. 13-18 en particulier). Et l’on sent poindre une inquiétude – une intranquillité : une rupture des assises – une tension entre une intention de réinvention de la réalité et une prise avec elle, qui ne soit ni une prise sur ni une prise dans. Les échappées dans la littérature et les arts y renvoient, comme avec Rimbaud et ce moment où surgit la rime : « La main / qui écrit, la main qui pense. / C’est tout mon corps qui rit et / qui danse. » (p. 18) Le détachement de « qui danse » peut alors se lire comme une interrogation, une question lancée à ce qui se vit comme sujet du poème. Il est vrai qu’on cherche à dire, à formuler, tous les retournements qui s’opèrent, une sorte de synesthésie intérieure à la voix : « C’est dire / ce que voit la voix, entend le / corps dans le langage et le / langage dans le corps. » (p. 20) 

Mais le livre questionne la relation au monde – question valant pour la littérature, la poésie : « la poésie, c’est le réel » (p. 21), une identification qui va jusqu’à achopper sur l’adjectif « poétique », le poétique comme qualificatif des choses du monde, par le subjectif : « Rien de plus poétique, pour moi, en / pensant à toi, que ces noms de bateaux / à quai et parmi ceux qui arrivent, / ceux qui sont en partance. » (p. 22) Le nom forme l’identification. Puis on s’en délivre par la voix, le lieu du poème, là où résonnent dans et par : « C’est autant dans / cette voix, par cette voix les ruelles / et les canaux de Venise, ces places, / ces ponts et ces quais, autrement dit, / cette lagune qui se remplit et se vide / de la mer comme ce fleuve qui coule / et déborde notre histoire et notre / culture. » (p. 24) Le mouvement de la voix conduit « arriver » et « partance », « se remplit et se vide ». L’évocation des choses appartient à la force d’une voix, qui émeut, au sens qu’elle met en mouvement.

C’est que la voix est tendue vers une déambulation, dans les lectures et les lieux de passage – le café : ce lieu où l’on s’assoit et où l’on est de passage – par quoi se dit et se vit une liberté. Le livre revient ainsi sur les rues, les canaux, les cafés, « Je suis battu par les / flots, mais ne sombre pas » (p. 36). Puis « chaque / passage est un événement en soi. » (p. 40) Plus loin encore c’est entre marcher et s’asseoir que tout se joue : « C’est Alain Jouffroy assis / à son bureau de travail, […] le / corps libre prenant la pause / attendue, prêt à accueillir / dans un cahier la danse virevoltante de la pensée » (p. 46). Arnaud Le Vac multiplie les temps d’une action de l’écriture entre s’arrêter-repartir, jusqu’au goût pour l’impasse, « ces impasses où la vie / passe et repasse, où la vie / jamais lasse s’en lasse » (p. 54) : des reprises de vie et de voix. Le parcours conduit ainsi sa propre émotion, de « regards exaltés » (p. 56) en « ta / voix et ma voix qui transforment / tous les champs du possible » (p. 57). Alors, Tenir le pas gagné se dit dans Dylan Thomas : que « tout bon poème / est une contribution à la réalité. » (p. 51)

Présentation de l’auteur




Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde

C’est lors d’une visite d’une exposition des œuvres d’Anne Slacik qu’ « un certain bleu », nous dit la poète, « a foudroyé en moi toute résistance. / Très vite, une parole est venue, une sorte de rêve où la réalité s’étire vers ce qui la déborde, / et qui l’appelle.

Un flot de poèmes ». Ce flot, on le sent au fil de la lecture naître à la source du bleu, là où le bleu est nuit, nuit révolue, peut-être celle de l’enfance, dont l’artiste vient peindre nos yeux, nous dit le poème qui clôt le recueil, artiste devenue arpenteuse des mers subtiles de notre désir de vie et d’amour :  « vous voguez maintenant loin de nos gouffres vous voguez / sur cette mer étonnante et rassurante sur cette marée d’images / et d’eaux lisses qui apprivoisent qui apaisent / et qui donnent à la mort comme à l’amour / ce goût d’espace et de miel inachevé / car vous le savez vous voguez là où le bleu prend sa source ». Lire Regarde est une longue traversée des espaces du bleu originel, celui de ces quatre larges panneaux (« terre et pigments sur toile de lin ») occupant une double-page, intitulés Ombre (cobalt), ou Ombre (bleu paon), ponctuant le recueil des horizons mêlés de la mer et de la nuit évoquant la présence lointaine d’une lisière, quelque léger bord de lumière où se laisser glisser dans le bercement des mots : « vous retournez le bleu / dans le sens du mystère la caresse est profonde / vous ne pouvez la perdre et / lentement remonte cette langue oubliée disparue dans / nos lèvres et qui toujours recommence vos songes ». Ce flot de poèmes, c’est du cœur qu’il remonte, on le comprend, de ce que nos lèvres retiennent peut-être de notre premier cri d’enfant, dont toute notre vie l’écho résonne dans nos rêves. Cet Écho des lumières reproduit sur la page de couverture, avec ses blancheurs d’écume ou de nuage, ses zébrures on ne sait si de pluie ou de lumière, n’est-il pas écho d’une lumière d’avant le souvenir, ultime écho peut-être de la lumière dont est né le monde, et avec lui chacun d’entre nous pensant le monde ?

Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde, L’herbe qui tremble, 2022, 88 pages, 20 €.

Tableaux où partout du bleu s’ouvre dans du bleu, de la forme se déploie dans la couleur, fœtus, papillon, tortue, poissons phosphorescents, micro-organismes aux complexions multiples, brume sur des marécages, danse virevoltante à la Matisse de figures sveltes, ombres agenouillées, méduses en flocons, naissance peut-être du monde dans les transparences de l’océan primitif, immémoriale main de la création :

clapotis de nuages fil tendu du rêve appuyé sur l’épaule
vous avez dit regarde et dans vos grands yeux d’eau la pluie
muette fait de vagues cercles bleus que votre main remue
depuis très longtemps
personne ne connaît la nuit aussi bien que vous
cette nuit si secrète qu’elle ressemble à la clarté

La poète, à partir des tableaux, compose ses poèmes de mots bleus, « couleur de l’âme », on se dit peut-être en état de semi-conscience, quand ce sont les doigts qui parlent avant la pensée, quand la voix est d’avant les mots : « bleu tout ce bleu … / … / et qui vient de si loin / de cette contrée très oubliée à l’intérieur de la parole / là où un jour a commencé la mer ». Car Regarde est avant tout une plongée en soi-même, une quête de la première nuit, du premier rêve de la première nuit, à l’écoute de cette voix première, tôt oubliée et qu’il nous faut nous réapproprier : « j’irai dormir au fond de votre rêve / j’irai dormir au fond de votre corps disait la voix / qu’elle ne connaissait pas / mais qu’elle reconnaissait toujours ». Le bleu se fait dans ces poèmes celui de la matrice, du bruissement originel de l’arbre, de cet arbre que l’enfant au tréfonds de sa naissance caresse de ses mains : « il y a des arbres tout au fond de vos yeux il y a de grands / arbres bleus que retrouvent vos mains dans leur nid de caresses ». Le retour à l’origine est ici recommencement, comme si à travers l’œuvre plastique contemplée et s’épanouissant en mots, c’est le rêve de l’artiste que la poète venait partager, si les mots se faisaient couleur au bout des doigts de la peintre, la couleur lumière, la lumière regard : « quelque chose de nous est repris dans vos songes / quelque chose de nous tout au bout de vos mains / rattrape la lumière / recommence nos yeux ». C’est un ciel que la démiurge du bleu tend à la poète, son cœur qu’elle lui ouvre : « oui ce ciel bout à bout revenu / d’entre vos mains et d’entre les couleurs pour nous / verser son étrange musique pour nous donner son cœur ». Et ce ciel de l’amour recommencé, n’est-il pas tout simplement condition d’un futur, d’un monde où existerait un futur plus grand que nous : « vous vous enroulez au sommeil des oiseaux / et vous redevenez une aile / alors c’est vrai vous ouvrez le futur / vers ce qui le contient » ? De cette ouverture aux lointains de l’espace et du temps, c’est, par un mouvement de reflux, un sentiment d’apaisement et de bonheur qui nous revient : « tu vois là-bas tout penche vers / ce bleu dans son nid d’étincelles / tout redevient sourire sur nos / lèvres d’eau douce une à une posée sur nos cris / alors d’un coup le grand désir au large fait retour en nos mains ». Dans l’instant du soir, celui de l’infini comme de la proximité des choses, la nuit éclate et le bleu se fait chair, s’installent de nouvelles constellations de signes :

alors quand triomphe le soir vous venez ouvrir le bleu
avec vos mains ouvrir cet inépuisable du bleu
cet infatigable du bleu
et quelque chose vient heurter la nuit la déplier la défaire
la fracasser toute une chair s’enroule à nos détresses
et vient d’un coup recommencer tous les signes

Laissons pour terminer la parole à la poète : « Est-ce la brûlure elle-même qui s’est mise à rêver ? / Plus tard j’ai su par Anne que ce bleu-là avait surgi juste après la mort de son père. / Alors j’ai pensé à cette phrase de Paul Celan : / “La poésie, cette parole qui recueille l’infini, là où n’arrivent que du mortel et du pour rien”. »

Présentation de l’auteur