Alain Dantinne, Chemins de nulle part

Alain Dantinne n’en finit pas de voyager. Il s’aventure dans ce nouveau recueil en des contrées toujours plus intérieures, à la recherche du silence et de la solitude. Et c’est la poésie qui le conduit sur ces chemins, bordés des effrayants abîmes de ce siècle, qui ne sont pas sans rappeler ceux du sulfureux Heidegger, lesquels, on le sait, ne menaient nulle part. L’époque a des relents de fin de règne.

La civilisation est un jeu de dupes, une montagne qui, au final, a accouché d’une souris. Les idéaux humanistes ont fait long feu et les étendards du désenchantement flottent sur les décombres d’un monde peut-être perdu pour lui-même. Beaucoup de remous font tanguer les être et les choses. L’inspiration du poète, aussi, dans une démarche volontiers ontologique, dont la feuille de route se propose de toucher au mystère / de l’être même / sa déchirure. L’agitation de l’époque, les ravages du temps qui emporte tout, les amours déçues, éphémères, les amitiés fauchées par la mort, tout cela donne du sens à la démarche poétique d’Alain Dantinne, laquelle tend de plus en plus vers une vérité primordiale, essentielle, définitive, d’où tout émane et tout retourne, dans le mouvement irrépressible de la vie. Et oui, sans doute, là est toute l’errance du poème. Un nomadisme intérieur et perpétuel, qui ne dépend de rien ni de personne. Un souffle qui nous précède et nous suit, sur quoi il convient d’accorder son verbe. Le poème est langage, il reformule et recrée, tout en n’étant dupe de rien. Il est un véhicule pour atteindre l’ineffable et cibler le cœur de la vérité : la langue, oui / comme parole / comme présence à soi. Trouver le lieu et la formule, en quelque sorte, et accomplir la prophétie de L’Homme aux semelles de vent. D’autres voix s’unissent pour jeter quelque clarté dans la pénombre de la poésie : celles de Mathieu Riboulet, Volker Braun, Johannes Kühn, Reiner Kunze et même Léonard Cohen. Toutes participent à leur endroit à la construction de l’édifice en assurant les fondations d’une écriture vouée depuis des décennies à la liberté intérieure. Alain Dantinne signe ici une étape fondamentale de son périple personnel dont l’empathie pour l’Homme et son destin tourmenté n’est plus à démontrer.

Alain Dantinne, Chemins de nulle part, peintures de Jean Morette, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 124 p, 17 €.

Écoutons donc sa parole monter du crépuscule, où se fondent toutes les nuances sensibles de la vie telle qu’elle est, avec ce qu’il faut de nostalgie assumée et d’inquiétude consciente d’elle-même. Vers la lumière. Plus près, toujours plus près, escortée des œuvres richement dépouillées d’un Jean Morette au sommet de son art.




Germain Roesz, La collerette était rouge

Germain Roesz est plasticien, il sait donner du corps à la langue ; ici égrenée sous forme de distiques dans un format à l’italienne, 6 centimètres de haut, 20 de large, que l’on feuillette et c’est comme un kaléidoscope. Soit le récit d’une agonie à peine suggérée.

Ce qui en est dit :

La main tremble
Dans la main qui tremble

L’un s’en va, l’autre ne sait plus s’il a froid, faim…

Je vois flou
Ce sont tes larmes

Germain Roesz, La collerette était rouge, coll. Bas de page, éd. Les Lieux-Dits, 50 pages, 6 €.

La confusion est une fusion. L’un s’en va, l’autre ne sait plus où il en est… L’ensemble énoncé avec pudeur : cette intimité a une valeur universelle. La mort d’un proche a pour effet de nous décaper, ne subsistent que les mots clés, juste le nécessaire ; sauf à jouer les pleureuses, les pleureurs, ce n’est pas le genre de Germain Roesz, qui connaît une curieuse inversion des rôles :

La main tient les barreaux
D’un berceau de vieillard

En position de soignant, même si nous sommes cantonnés au rôle d’un accompagnateur impuissant, nous nous retrouvons en position parentale. Est-ce nous, redevenus petit enfant, qui partons avec lui ? Sans doute quelque chose de nous s’évanouit avec lui. Déjà, nous ne sommes plus dans son regard. Et puis…

Je caresse la joue
chaude encore

Le lecteur n’a pas à redouter un texte triste, qui mettrait le bourdon. Nous sommes au-delà de ça…

Présentation de l’auteur




Cécile A.Holdban, Toutes ces choses qui font craquer la nuit

  L’art du bref. Cécile A.Holdban nous le démontre à nouveau en publiant pas moins de 208 haîkus et tercets qu’elle accompagne de ses propres peintures. L’artiste et poète fait état, dans ce nouveau livre, du fruit de ses travaux lors d’une résidence littéraire et artistique en Ardèche.

Cécile A.Holdban a plusieurs cordes à son arc. Poète, peintre, traductrice (hongrois, anglais…), elle « écripeint », comme elle le dit elle-même, dans des livres ou des revues. A propos d’un de ses premiers recueils (Un nid dans les ronces, La Part Commune), on avait noté « la tendresse vigilante qu’elle portait aux paysages et à ceux qu’elle porte en elle ».

 Nous voici, à nouveau, de plain-pied dans cette approche sensorielle du monde. Cécile A.Holdban empoigne le réel avec à la fois l’exigence et la simplicité qui sied aux poètes authentiques. Ce réel, c’est d’abord une nature dans laquelle elle plonge sans retenue. Fidèle en cela aux principes fondateurs du haïku, elle touche du doigt le monde qui vit autour d’elle en jetant son dévolu sur tout ce qui bouge au bord du chemin, souvent le plus insignifiant. « Une joie discrète/savoir nommer/les herbes du sentier », écrit-elle. « Jour après jour/je vois s’arrondir/la pomme reinette ».

Attentive à ces instants de déambulation vécus dans la campagne ardéchoise, elle peut aussi écrire : « Depuis le vieux pont/jusqu’à la chèvrerie/la piste des crottes ». Car Cécile A.Holdban n’écrit pas de n’importe où. Son texte porte la marque du terroir qui l’accueille. Voici, sous sa plume, les châtaigniers, les cèpes et les girolles, le chêne-vert ou la marjolaine. « Aube violette/trois prunes blettes/sur le chemin ». Et que dire de tous ces oiseaux qui lui tiennent compagnie, qu’elle nomme ou qu’elle peint avec gourmandise. Pic-épeiche, Rouge-queue, sittelle, geai, buse : ils traversent ses pages d’un coup d’aile et ses haïkus en gardent la trace. « Le toc-toc du pivert/m’offre les portes/d’un pays d’arbres »

Cécile A.Holdban, Toutes ces choses qui font craquer la nuit, Exopotamie Editions, 105 pages, 17 euros.

Du haïku on peut même glisser en douceur vers la pensée ou l’aphorisme. « Prendre ce qui vient/laisser le reste au vent/vivre comme un arbre ». Et sans doute penchée sur ces ruisseaux qui irriguent les collines ardéchoises, elle écrit : « Les souvenirs ricochent/plus longuement que les galets », tandis qu’à la fin d’une journée qu’on imagine riche en cueillettes de toutes sortes, elle écrit ces mots à haute valeur émotionnelle : « Dans un bouquet/l’enfance de ma mère/et celle de mes enfants ».  De bout en bout, on sent l’artiste-peintre qu’elle est s’efforcer de  rester fidèle à ce que ses yeux ont vu. « Chercher longtemps/la nuance exacte/de l’ombre d’un pétale ». Ce  souci de la justesse et de l’exactitude qui la caractérise.

Présentation de l’auteur




Marc Alyn, Forêts domaniales de la mémoire

Marc Alyn rêvait jeune « d’une poésie verticale, toujours en marche ». Son vœu est exaucé. Qui mieux que les forêts peut rendre compte des « ressources infinies du Temps » ? Surtout lorsque, « domaniales », leur titre de propriété appartient à tout le monde ?

Comme le suggèrent le titre du livre et ses trois mouvements : « Forêts voyageuses », « Avant-postes de la mémoire » et « Marcheur des aubes violettes », il s’agit pour le poète de vivre le temps sous toutes ses dimensions, dont celle de l’espace, la mémoire étant perçue conjointement comme une marche dans le Temps et comme une vastitude à explorer, verticales et horizontales d’un même arbre.

Les forêts nous ressemblent, aussi voyageuses que nous. Les arbres « marchent » « en route vers les confins ». Ce compagnonnage dynamique a valeur d’interrogation sur ce que nous faisons au temps et sur ce qu’il fait de nous. Le traverse-t-on comme une forêt ou se laisse-t-on traverser par lui ? Que nous laisse-t-il et que lui laissons-nous ?

L’arbre, décrit comme un « inlassable pérégrin » porteur de « l’écriture initiale », est l’intercesseur qui conduit le « rêveur des sous-bois » à « la porte du temps ». Grâce à lui, le poète partage l’expérience physique et métaphysique de la « Durée » tout en vivant la forêt comme une géographie mentale, une « demeure onirique ». Les forêts, l’arbre, « orphique labyrinthe », assurent le passage vers d’autres espaces, ceux de « l’Image », de la pleine vision qui ramène à la vie, tel un phénix « monarque des braises ». Cette métaphore revient à plusieurs reprises dans le recueil, symbole du désir ardent. L’oiseau de feu, pour peu que sa flamme soit pure et non incendiaire à l’instar du vaniteux Érostrate destructeur du temple d’Artémis, offre une « seconde enfance », dans une sorte de résurrection permanente où se retrouvent paysages et êtres familiers.

Marc Alyn, Forêts domaniales de la mémoire, La rumeur libre, mai 2023, 136 pages, 17 euros.

Le poète, au contact des forêts, redevient l’enfant qu’il était, avide de mystère, émerveillé par le « cœur fertile de la rose ».  « Je suis arbre », écrit-il. C’est donc un retour aux origines, les siennes, mais aussi à celles, immémoriales, du monde qu’il nous donne à vivre. Les « siècles effarés » se mêlent aux paysages aimés, vignes et oliviers, ceux des Crémats, non loin d’Uzès où vécut longtemps Marc Alyn. (Le lecteur averti de sa vie et de son œuvre reconnaîtra aisément les lieux et événements évoqués.) Et c’est au tour du poète de s’interroger sur son propre temps sous l’écorce.

Le poète est un être toujours « entre deux éveils ». « Entaille irrécusable », il est biface sur son « entre-seuil », tel le dieu Janus, appartenant à deux temps, deux lieux, cet « outre-ciel » commun à tous. Canopées entrelacées, le présent peut se conjuguer au passé et la mémoire aux « battements ressuscités du cœur cosmique ». Car, au fil de la marche, le temps, présent, passé, nomadise au cœur des « branches inextricables des réminiscences » : âges, pays, paysages, expériences fondatrices, mirages, incandescences, illuminations, quête d’absolu, alphabets, signes, écriture… associés dans une sorte d’« incipit de l’éternité ». Le futur est convoqué lui aussi, comme interrogé à rebours par le « passeur des songes à venir », car tout s’inverse sur les chemins de la Mémoire, dans une remontée à la source. Le temps et l’espace se tricotent dans tous les sens : avant/après, haut/bas, dessus/dessous, ici/ailleurs, visible/invisible, la conscience poétique voyage à sa guise « par la fenêtre du rapide ».

On retrouve dans ces 96 poèmes ce qui fait la singularité de l’écriture de Marc Alyn. Déjà on dénombre dans les trois sections 30, 36 et 30 poèmes. Le lecteur pourra s’amuser à interpréter ces nombres selon la symbolique qui lui convient, la lecture étant magie elle aussi. La pensée ésotérique, chère à l’auteur, « bête et ange à la fois », est très présente car le « soleil alchimiste » garde ses entrées dans la « Chambre verte des voyances ». Le mot « prophéties », si on y songe, ne contient-il pas le mot « poésie » ?

Si les poèmes s’offrent sur la page de façon verticale et aérée, chacun, à l’image d’un arbre, brille avec densité et éclat. L’écriture, précieuse et diamantée, est sculptée avec précision. « Affranchi(e) du carcan des lexiques », elle possède ses luxuriances et ses ruptures de ton, ses écarts d’humour : « les morts bruts/de décoffrage/ne savaient sur quel pied danser ». Elle s’amuse à détourner les mots : « pèlerin aux pieds nus/s’acheminant vers le temple d’Encore», à associer le dissemblable : « Le Temps casseur d’assiettes / et de tours de Babel ». La liberté est grande entre la flamboyance des « vocables irradiés » à même la forge et les espiègleries de l’autodérision. L’enfantine fantaisie miroite, soleilleuse, entre les feuilles.

Le poète, qui est un érudit, allie dans ses vers les mythologies égyptienne, celtique, gréco-romaine, judaïque, chrétienne jusqu’au tarot divinatoire, tant tout fait sens dans la « chambre de l’imaginaire », du signe cabalistique dûment codifié au bec de l’oiseau frappant au carreau. Renaissant chaque fois à lui-même, ce « Veilleur / du Temps circulaire » voyage dans toutes les cosmogonies, depuis la Terre jusqu’aux lointaines galaxies, accordé à la grande roue de l’Univers. On s’avance avec lui dans la forêt des symboles, des légendes, des époques, le regard à hauteur de ramures, d’horizons et d’astres. Nombreux sont ses « mots de passe ». Nombreux ses entrelacs de sens, tours et détours, qui se donnent ou se dérobent au fur et à mesure qu’on pérégrine avec lui.

« À pas de racines et d’aubiers », c’est toute l’histoire humaine qui se met en marche en cercles concentriques sous les semelles du poète, le cœur des arbres rejoignant à des années-lumière, comme dans une sorte de dendrochronologie cosmique, les « vents stellaires », et les « collisions astrales ».

La poésie de Marc Alyn est une poésie de haut lignage à souffle d’épopée (on remarquera l’emploi fréquent de majuscules). Elle s’efforce depuis ses débuts « de soigner le temps par l’espace » afin de « se rencontrer ailleurs sous d’autres traits, faute de réussir à se perdre » (Revue Phœnix n° 1, janvier 2011).

Et c’est assez, pour le poète, d’entrer dans la Mémoire des forêts.

∗∗∗

Extrait 

Ai-je vraiment vécu
ou fus-je une fumée
entre les doigts du scribe,
cendre et semence
dans le vent ?

Sans cesse
obstinément
j’ai fait choix du non-être
pour m’approprier
le chant d’un merle de passage
ou d’un rai de soleil.

Aussi préférais-je me tenir immobile
dans la Mansarde natale de la Mémoire
où un poste à galène
m’informait du changement d’adresse
de Dieu.

(Page 84, in Avant-postes de la mémoire)

Présentation de l’auteur




Colette Wittorski, Ephéméride

Elle vit aujourd’hui en Ephad dans le Centre-Bretagne et publie un recueil sous le titre Ephéméride. Colette Wittorski (96 ans) parle de son grand âge, de tout ce qui l’anime ou l’agite, en une série de poèmes courts écrits au cours des trois dernières années.

Dans un précédent livre, L’immensité des liens (L’Harmattan, 2020) Colette Wittorski parlait déjà du « couteau des heures » qui « accomplit son office ». Mais, en dépit de tout, elle persistait à habiter la vie intensément (« Si bref est l’instant, hâte-toi ») et pouvait même affirmer que « décliner n’est pas mourir ».  Trois ans après, on retrouve cette tonalité dans les mots d’une « vieille femme qui ne veut pas mourir » et se dit, pourtant, « réduite à l’inventaire de l’instant ». Lucide de bout en bout, elle fait aussi ce terrible aveu : « Je suis une plante en pot/restreinte/j’ai besoin d’être arrosée ». Mais avec un brin de malice, elle ajoute : « Je choisis mes jardiniers ». On saluera cette lucidité et cette capacité de prise de distance avec l’état de vieillesse qui est le sien.

Colette Wittorski n’est pas dupe. Il y a « la grande paix des bruits » qu’elle n’entend plus et cette solitude qui fait d’elle une « guetteuse de riens ». Evoquant son « âme encapuchonnée » et « le bois vermoulu » de sa mémoire, elle nous offre, dans le grand âge, des petites pépites poétiques arrachées à la chair de sa vie, tout en continuant à entretenir une profonde complicité avec la nature. Elle salue le vieil arbre qui lui offre ses pommes et la voilà « penchée pour les ramasser ».D’autres arbres, entrevus sur le talus, elle en parle ailleurs comme des « danseurs bien accordés » qui « se tiennent par les branches ».

Au cœur de ce « bord à bord mouvant », dans cette  vieillesse qu’elle assume, demeure, indestructible, le sentiment fugitif d’exister encore, malgré tout, pleinement. « Du silence et de la solitude/parfois surgit la joie// une source entre deux pierres/dont soudain j’entends la voix ». Sa capacité d’émerveillement demeure intacte. « Splendeur !/ la lande est tachée par le sang des bruyères/criant leur déchirure ».

Colette Wittorski,  Ephéméride, L’Harmattan, 78 pages, 12 euros.

Quand à l’au-delà, elle pose la question du droit d’accès. « Serons-nous dans l’autre monde/des émigrés de la terre/dont les anges et les déjà morts se méfient/comme nous le faisons avec ceux d’ici ». Et, la lisant, l’on pense aux mots de de Léo Ferré : « Poète, vos papiers ! ».

Présentation de l’auteur




Martine Audet, Des lames entières, extraits

un morceau neuf
c’est trop de ciel 
mais la douleur
- ces fleurs si simples
dans l’incendie
cherche ma main

 

Ce n’est pas le sud le nord

ni l’élastique sombre des préparations.  Je prends la tête avec un
tel charme, toute l’étrange raison du monde.  Je prends la tête si 
sérieuse.  J’emploie les mots bâches, ceux qui couvrent mes 
inexistences.  Je reste longtemps à regarder.

Ce n’est pas le jour la nuit

ni la femme à circuler dans les lettres.  Je prends de belles mains 
libres, toute la blessure du dedans.  Je prends la main si leste.  Je 
franchis n’importe quelle montagne et un semblant de mort.  Je 
sais la façon d’être triste. 

Ce n’est pas le oui le non

ni l’arrangement des certitudes.  Je prends la simple étoile, toute 
encre en train de se faire.  Je prends l’étoile si nette.  Je choisis les 
rameaux du sommeil, les côtés aussi le centre.  Je fuis plusieurs 
désastres. 

Ce n’est pas le haut le bas

ni l’éclipse des saisons.  Je prends l’œil nécessaire, toute la voûte des 
larmes.  Je prends l’œil en ses ténèbres.  Je cours parmi les bêtes, 
l’encensoir des glissements.  Je résiste aux sols et aux vœux.

étoile fissure
ou cette joie
des os lavés
- l’or vide du ciel
les corps
parfois
nous les ouvrons

 

Poèmes extraits de Des lames entières, dans La Société des cendres suivi de Des lames entières, éditions du Noroît, 2019.

 

Présentation de l’auteur




Mérédith Le Dez, Alouette

Combien d’alouettes faut-il pour alléger ses fantômes et renouer avec la vie ? Le sang d’une seule peut-il suffire « dans la gorge du matin » ? C’est à un long chemin contre la perte, contre la peur, auquel nous assistons dans ce recueil d’inspiration autobiographique, organisé en 24 chants précédés d’un préambule, une longue traversée des saisons sur un vol d’alouette, hautement chahutée par la vie, jusqu’à en mourir.

 J’ai marché si longtemps / J’ai marché dans mon oubli.

 

Ainsi s’ouvre le recueil sur une sentence prophétique attribuée à un vagabond de passage « aux yeux sarrazins » en route pour un lointain « finistère » (la Bretagne est partout présente dans le recueil jusque dans l’homonymie avec la fleur de blé noir). Et c’est la même errance sans réponse que connaît la narratrice sur « la nuit sans clé ». La poésie elle-même perd toute figure entre « miz du » et « miz kerzu », les mois noirs de la langue bretonne.

Miraculeuse alouette. Il suffit un jour de redire le mantra pour que les choses s’accomplissent, que la saison redonne une clé de « joie neuve », « je pouvais marcher /et je marchais encore / je marchais / dans mon oubli ». La poète n’est plus seule sur la route : avec elle chemine un être aimé des abeilles et des pieds d’alouette. Mais bientôt la fameuse phrase sert d’obole à celui qui s’en va « en barque sur le fleuve ».

Mérédith Le Dez, Alouette, Le Manteau & la Lyre, Obsidiane, février 2023. Bourse Gina Chenouard de création de poésie de la SGDL 2022.

S’ensuit au fil des années une série d’épreuves alternant destruction et résurrection. Le paysage a beau changer, ce sont les mêmes soubresauts, les mêmes ressacs. Pauvre alouette à qui rien n’est épargné mais qui revient, toujours, légère et tenace. Car, si fragile soit-elle, elle sait se faire phénix « sur la page blanche / d’un poème retrouvé ». Et la vie recommence, la mer rebrasse les mondes dans « la joie jubilante / de l’oiseau merveille ». Jusqu’à ce que. Alors résonne à nouveau la fameuse phrase : il faut continuer de marcher dans son oubli, « dévoré d’ombre et de clarté » et, qui sait, renaître au chant revenu.

La langue tenue et sensible de Mérédith Le Dez, sculptée, architecturée, avec ses subtils reliefs lexicaux et grammaticaux, ses échos entre les mots, ses discrètes références littéraires, ses reprises, ses images fortes entre terre et mer, sait tresser la longue corde des saisons et des âges : souvenirs, douleurs, joies, désirs, perte, déréliction, résurrection. L’alouette, chaque fois, accompagne la route, son chant devenu force de vie, envers et contre tout. On remarquera dès le début du poème la récurrence de termes liés au cheval comme si la vie était toujours en retard d’un galop sur le vol de l’oiseau.

On referme le livre, bousculé par les heurts, les drames, les obstacles, avec la volonté dans les jambes d’aller nous aussi « à travers le monde », une alouette au cœur, à jamais irrésolue.

Chante, belle alouette, autant que tu peux. À toi seule tu rééquilibres le monde.

Extraits :

 

XVII

L'air était de sel
le temps était de sable
le ciel était chemise
battant pavillon blanc

Alouette
une voix montait
algue nouée
d'entre les coquillages
frayant inexorable
sa pure traversée

Une voix
comme un arbre
constellé de lichen
rayonne dans l'ombre
après la mort

Et racine prenait
inscrite par les veines
dans le corps agrandi
l'allure des lianes
obscures

des brunes lianes
rêvant toujours sous la mer
aux forêts pétrifiées.

XXIV (dernier fragment)

Il faut aller

alouette cornaquée

par l’invisible.

Présentation de l’auteur




Louis Raoul, Refermer le souffle

Maintenant tu es partie
En emportant tous tes chemins
Nous ne savons plus
Le lieu de ta voix
Le lieu de ton ombre
Quand elle retombait en enfance
Au soleil de midi 
Il ne nous reste plus
Que ces longues nuits d’hiver
Avec leurs arbres sans paupières
Qui les empêchent de rêver
A tes oiseaux. 

∗∗∗

As-tu bien refermé le souffle
Derrière toi
Une poitrine se soulève encore
Et fait respirer la lumière
Dans le sens inverse de vivre
Des nageurs passent
Dans tes yeux
Ils vont vers l’iris d’une île
Qui porte toutes les couleurs du naufrage
As-tu bien légué
Les voiles de tes voyages
A la mémoire du vent
Maintenant
Il ne reste plus que ton nom
Ecrit sur la porte des jours
Et l’infinie patience
De qui viendra y frapper.

∗∗∗

Que pourrais-tu être
Maintenant
Sinon ce nuage arrêté devant la vitre
Ce poisson de pluie
Au fond de la transparence
Je te regarde
Essayer des oiseaux de passage
Il te faudra faire vite
Avant ce grand corbeau sans lune
Qui ne connaitra jamais ton ombre. 

∗∗∗

Que voulais tu dire
Quand ta bouche s’est ouverte
Juste avant l’immobilité du cœur 
Ton souffle
N’a même pas cherché
Cette petite voile
Qui te faisait marin
Dans la traversée des jours
Ta souffrance s’est perdue avec ta voix
Dans les plis de l’air qui avait froid
Tout soleil
Reste à réinventer.   

∗∗∗

Ce qui manque ici
C’est le froid d’une saison
Le marbre d’un décembre
Avec un nom dessus
Et qui n’en finirait plus
De geler tous ses soleils
Mais il y a juste
La légèreté de tes cendres
Sur l’herbe du jardin
En attente d’une pluie
Qui te fera hôte de la terre.   

Jardin du souvenir
Cimetière du Père Lachaise      

  

Présentation de l’auteur




Luc Marsal, Cinq poèmes

À L’ORANGE SANGUINE

J’ai vingt ans et des poussières
la musique n’a jamais pu s’accorder à mes doigts
– je suis du dernier cri

Des ombres rouges remontent le fleuve  
elles me fouillent du regard

Le silence des arbres me pousse jusqu’au ciel
je frôle la beauté des choses          la mémoire du vent
j’avale les couleurs

Des mots muets me parlent à l’oreille
d’étranges vers me trouent la peau

Je n’entends plus que le bruit des larmes 
je m’habille trop des autres         
je perds le contrôle

Des lambeaux de lumière tombent des fenêtres

je mange la nuit par le noyau          contre gorge serrée

Les langues amères se délient jusque dans mon cou
– je baisse la tête  

Au bord des précipices
je chine les morceaux de ce que j’étais
le froid me suit           à la trace

Je me nettoie à l’orange sanguine            au feu des sacrifices

J’ai fait ce que j’ai pu
je ne suis pas né – coupable
je le deviens

 

LES EAUX PROFONDES

J’ai retrouvé les eaux glacées
les eaux profondes
d’où naissent les ombres

les couleurs de l’enfance

du temps où j’avais le cœur
aussi fragile
que la tête d’un oiseau

le torse couvert de ronces
et d’espoirs
à dévorer le monde

Maintenant
je ne crains plus la nuit
j’écris

 

AVIS DE TEMPÊTE

Les visages
prenaient leur air bouffi 
des jours de grandes marées  

Un silence 
–  et ce bruit 
qui revenait sans cesse 

Ça sentait les reproches
et la douleur qui traîne 
ventre à l’air 

Les mots cinglaient 
en larmes coupantes
noirs comme des trous d’aiguille 

J’écoutais leur écho
tournoyer sur mon front
cognant sur la terre molle

Et puis soudain 
plus rien 
que mon cœur d’enfant – abîmé

La mer 
avait avalé la dune 
il ne restait que les eaux 

 

LA BÉNÉDICTION

Et on répétait ce geste
en s’aspergeant la nuque
comme une bénédiction
qui nous sauverait des eaux

Nos âmes impatientes
se frôlaient du regard
avec leur air complice

Le large s’offrait à nous
noyé d’incertitudes
et de vagues remords

C’était l’été
bercé par l'insouciance
et les vaines colères

On s’étonnait de vivre
toujours
un peu plus grand

À pousser les frontières
– encore vierges
de la fin de l’enfance

 

UN GOÛT DE PÊCHE

Ses lèvres
avaient un goût de pêche

Il y’avait ce sable
qui se froissait sous mes pieds

Et cette lumière bleue
qui descendait de ses yeux

Je voyais bien que la vie
serait plus grande à deux

Présentation de l’auteur




Somaia Ramish, Trois poèmes

Traduction Cécile Oumhani

1)

Chargez la poésie comme un fusil
la géographie de la guerre est un appel
aux armes.
L’ennemi n’a pas de signes,
de signes par délégation
de couleurs
de signaux
de symboles !
Chargez les poèmes comme des fusils –
Chaque instant est chargé
de bombes
de balles
d’explosions
de bruits de mort –
la mort et la guerre ne respectent pas de règles
vous aurez beau transformer mille fois vos pages
en drapeaux blancs,
ravalez vos mots, ne dites plus rien.
Chargez vos poèmes –
vos corps –
vos pensées –
comme des fusils.
Les écoles de guerre se soulèvent
en vous.
Peut-être êtes-vous le prochain.

2)

Pour Farkhondeh. Ils ont dit qu’elle n’était pas une musulmane, alors ils l’ont tuée et ont jeté son corps dans le fleuve Kaboul. Son nom signifie bénie et joyeuse.

Une page dans le journal du fleuve Kaboul :

Quarante ans,
du sang,
du feu,
et maintenant ceci…
le corps de cette femme
qui se désintègre en moi.
J’en ai assez de couler.
L’Afghanistan n’est plus farkhondeh.

3)

Je suis en vie,
Malgré la balle que j’ai au cœur.
Je fuis vers la ligne Durand.
Les frontières ne reconnaissent pas ma vie.
Je suis en route vers Nimroz
moitié cendre
                      moitié feu
et maintenant
Je suis près de Khouzistan.
La patrouille des frontières iranienne en armes
est une balle de plus
et mon sang est sans valeur comme les eaux qui gonflent
la rivière Hari.
Je suis en vie.
Je traverse des déserts et des océans,
survis aux barbelés et
aux mâchoires des chiens affamés.
Je suis assise en face d’un agent de l’immigration
qui n’a pas un regard pour moi,
ne me tire pas dessus.
Au lieu de cela, il me résume
en un numéro à sept chiffres
Zéro -- Cinq – Huit – Quatre – Deux – Deux – Deux
Je cours dans six directions.
Stop !
Je laisse tomber mes numéros.
Je n’ai jamais été en vie
hors de mon pays natal.

*Nimroz. : Le nom d’une province en Iran à la frontière afghane.
*Fleuve Hari : Le nom d’un fleuve à Hérat. Hérat est une province à l’ouest de l’Afghanistan.

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