Jean-Claude Coiffard, Le ciel était immense

Le ciel immense ne peut être que celui de l’enfance. C’’est ce que nous raconte le poète nantais Jean-Claude Coiffard (90 ans) dans un livre à la fois pétri de nostalgie et de gratitude pour ce temps vécu dans un pays au « visage d’aurore ». Et toujours dans la fidélité à René Guy Cadou.

Sous le ciel immense de Jean-Claude Coiffard, un ciel qui « brasille sous le soleil de mai », il y a un fleuve (la Loire), des roseaux, des oiseaux et, dans le jardin du poète, « l’odeur des lilas », un puits, un figuier, des abeilles et des roses à foison. C’est à ce pays-là qu’il s’adosse, univers parcouru de « nuages au long cours » et toujours, la nuit venue, illuminé d’étoiles.

C’est la voix de René Guy Cadou qui résonne, de bout en bout, dans ce livre. Jean-Claude Coiffard nous dit qu’il peut aujourd’hui écrire « son nom en lettres d’or/dans le granit du temps ». Car le monde, dit-il, « s’ordonnait sous les pas »de l’instituteur-poète de Louisfert dont le chemin de l’école était « pavé d’hortensias ». Hommage à Cadou, donc, mais aussi, au fil des pages, à Apollinaire, Nerval ou Marie-Noël, qui furent ses compagnons de route.

Mais le poète, l’âge venu, n’en finit pas malgré tout de s’interroger. « Le mot que je cherche/qui me le donnera ? ». Car comment témoigner au plus près de cette vie donnée en abondance ? « J’ai tant et tant/remonté d’eau/de mon vieux puits/j’ai tant et tant/puisé de lettres/que maintenant/je vois le fond ».

Saisi d’une forme de vertige, le poète évoque ce « vieux puits/rempli d’ombres »« délaissant le ciel/le soleil s’est noyé ».

Jean-Claude Coiffard, Le ciel était immense, Des sources et des livres, 139 pages, 17 euros.

Pourtant il se ressaisit bien vite. Sans doute faut-il se résoudre à partir, « mais les roses toujours », se rassure-t-il, « parleront aux abeilles ». Et loin de pouvoir prétendre tout dire de ce ciel immense avec les mots du quotidien, il affirme arriver « à l’heure/où le silence/pourra tout dire ». Et, plein de confiance, quand « la porte s’ouvrira », accéder au « pays mystérieux ».

Présentation de l’auteur




Alain Roussel, Le Texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces

L’œuvre d’Alain Roussel est polymorphe. Si la poésie y occupe la première place, elle comprend aussi des romans, des récits, des nouvelles, des essais, sans compter une intense activité critique exercée à travers les nombreuses recensions que donne aussi généreusement que régulièrement à de grandes revues ce lecteur infatigable. Son écriture peut privilégier la densité d’une forme aphoristique autant que le déferlement d’une prose poétique déroulant sans ponctuations une seule phrase couvrant tout un ouvrage.

Si son clavier comporte aussi plusieurs registres et fait la part belle à l’imaginaire, à l’humour, à la cabale phonétique où l’être se mue en lettre, la liberté de jeu n’est pourtant jamais gratuite, mais toujours motivée par une profonde quête de sens.

Avec ce trentième opus, Alain Roussel, une fois encore, nous surprend et nous invite à sa table. Une entrée, un plat de résistance et le chariot des desserts. Un festin de rêve. L’ouvrage qui paraît dans la belle et bien nommée collection « Les vies imaginaires » se compose d’un poème introductif, d’une prose centrale, et d’une suite de quatre poèmes réunis sous le titre de Le vent effacera mes traces.

Lettre poème pour un amour perdu, proposé en ouverture nous prépare à la survenue du Texte impossible. Cette lettre jamais postée, comme une adresse intime à ce qui fut vécu, nous plonge dans l’état intérieur et les sombres dispositions du poète.

je traînais mon néant par les rues d’Arles
comme dans un labyrinthe sans fil d’Ariane.

Alain Roussel, Le Texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces, Arfuyen, 2023, 103p. 13,5€.

Mais cette errance peut être favorable au surgissement de l’inattendu qui toujours nous devance.

ce jour-là le monde avait rêvé notre amour,
mais nous ne le savions pas encore

Le Texte impossible entremêle deux thèmes constants chez Alain Roussel qui procèdent d’une expérience fondatrice où se nouent l’amour et l’écriture. Un même vide souvent les précède, une même décharge électrique signale leur avènement, un même désir les stimule, une même jubilation les exalte, un même tourment les menace. L’un et l’autre nous initient.  Et le poète ne cesse d’explorer les liens, les parentés, les secrètes connivences qu’ils entretiennent. On pourrait croire que c’est l’amour qui suscite le langage amoureux. Pourtant, les plus beaux accents, à quelques exceptions près, jaillissent quand l’amour se perd ou qu’il est impossible comme souvent chez les troubadours. L’état de poésie est un état amoureux comme l’ont si bien chanté les poètes de l’amour courtois auquel l’auteur se réfère souvent. L’inspiration est comme un coup de foudre, une ébriété soudaine, une ivresse d’être dont la poésie comme la femme est la source et que le poème comme l’amant voudraient rejoindre.

Le Texte impossible nous conte son histoire. Peut-être celle d’un amour impossible. Et comment il s’empare de celui qui l’écrit, l’envoûte, le fascine, le conduit. Mais il est aussi le récit d’une lutte de l’écriture aux prises avec la banalité du quotidien. On l’abandonne, mais sans cesse on le reprend, à moins que cela ne soit lui qui nous reprenne. Le texte impossible questionne le réel dont il se méfie tant il échappe à la saisie du langage. Le réel se rit de nos discours. Il est là, affalé dans sa platitude insolente, me regardant de biais avec cet air de vouloir dire : Vas-y, écris, écris encore… La brûlante nudité de l’aimée ou celle du monde est inaccessible au brouillard des mots. Devant la platitude ordinaire, cette écriture est pourtant capable de faire des trouées dans le réel et de livrer des passages au fabuleux, comme celle que peut opérer la seule lettre O. C’est ça l’écriture, ça part d’un point, ça part d’une bulle, ça part de rien, ça tourne en boucle comme ce O à l’intérieur de la tête, et ce O pourrait être ta bouche mon amour dans la soudure à haute température de nos baisers… Les paroles alors peuvent aussi bien sortir par les lèvres entrouvertes d’un sac à main.

Comme toujours chez Alain Roussel, la question du langage est centrale. J’écris parce que je n’ai rien à dire… Je n’écris qu’à la condition d’interroger mon écriture, de l’expliquer à l’instant même où elle s’envole… Il y a quelque chose d’insoluble dans cette volonté d’interroger la parole par la parole… Peut-être faudrait-il brûler tous les mots pour que le non-dit se profile. Et si nous vivions à l’insu du langage ? À la fin, le texte parle de sa fin qui le guette depuis le début. Comment peut finir le texte impossible ? À quoi peut-il nous ouvrir une fois refermé si ce n’est sur le texte de la vie ?

Mais l’histoire du Texte impossible ne s’arrête pas là. Une première version de ce texte, tirée à la ronéo (agrafée, mal imprimée), a été envoyée en 1975 à quelques poètes et écrivains qui, à la surprise de l'auteur, ont suscité des réactions très favorables émanant de divers milieux, notamment de Gherasim Luca, Vincent Bounoure, Roland Barthes, René Nelli, Jacques Abeille… Il fit ensuite l'objet d'une publication confidentielle en 1980 par Pierre Vandrepote dans sa collection « inactualité de l’orage", avec de nouvelles réponses élogieuses : Joyce Mansour, Giovanna et Jean-Michel Goutier, Marianne Van Hirtum... Le texte a été profondément remanié pour la présente édition », précise l’auteur. Ce qui nous laisse deviner la place capitale qu’il occupe dans l’élaboration d’une œuvre.

Pourquoi et en quoi ce texte est-il impossible ? « Rien de plus imminent que l’impossible », déclare Victor Hugo pour nous mettre sur la piste. Mais c’est l’aveu de Jean Cocteau qui, en renversant l’adage latin, semble le mieux correspondre à l’engagement dont il est ici question : « À l'impossible, je suis tenu. » L’écriture d’Alain Roussel semble toujours obéir à cette secrète injonction qui le pousse sans cesse à l’invention. La phrase le prend par la main et le mène vers un possible qui recule. « J’écris en spirale autour d’un silence qui se dérobe continuellement, ne l’atteignant que par éclairs. »L’auteur se laisse ainsi guider par la phrase, son énergie intime, son entêtement farouche à s’accomplir. Et c’est en enroulant et déroulant ses anneaux que les méandres de cette phrase flexueuse peu à peu nous captivent.

Seul le chemin sait où il va, le premier et le plus long des poèmes qui figurent à la suite du Texte impossible, s’inscrit parfaitement dans cette perspective comme le suggère son très beau titre. Daté de 2020, il est le regard porté 40 ans après sur cette aventure. Il y est toujours question de cette rencontre amoureuse qui se confond avec celle de la langue. Si Nadjade Breton est évoquée, on pense aussi à L’amour la Poésie d’Éluard.

l’amour est la plus belle excuse de la poésie,
mais plus personne ne parle comme ça
en ce siècle à peine né et déjà vieillissant
où même les mots ne prennent plus leur envol
par les courants aériens du sens
de sombres geôliers les retiennent captifs
dans les limites ordinaires de la signification.

Dans une sorte de biographie de l’intime, l’auteur revisite le chemin parcouru. Depuis le flux et reflux d’une jeunesse ardente, les émois de l’adolescence, le frémissement des amours naissantes, le partage des amitiés vivantes autant que des lectures ardentes, les flâneries citadines ou la traversée des déserts vers les Indes intérieures autant que géographiques, un même mouvement anime la phrase d’Alain Roussel et renouvelle ses métamorphoses.

Je m’abandonnais au vent de l'écriture
Qu'il vienne du dedans ou du dehors
guidé seulement par l’étonnement et la surprise
ne jamais réécrire le même texte
ne jamais marcher dans ses propres traces.

Un vent sans cesse pousse la phrase d’Alain Roussel et la porte en avant. Une phrase toujours en quête et inquiète d’inédit. Elle explore ce qui advient dans la candeur de l’insu. Et elle acquiesce à ce qui se dérobe, au fait de ne pas savoir, à l’immensité du mystère.

La poésie a accompagné mon voyage
je ne sais rien d’elle ou si peu de choses
comme d’une femme dont on est amoureux
est-elle la lune ou le doigt qui la désigne.

Le vent de l’écriture et le vent qui effacera ses traces est-il le même ? Pourtant, le vent du regard qui les traverse dans les yeux du lecteur à nouveau les ranime, les enflamme. Un parfum s’élève de cette écriture savoureuse, parcourue de sensations où la langue de la parole se confond avec celle qui est dans la bouche pour notre intime délectation. Un festin de rêves.

Présentation de l’auteur




La présence de l’absence dans Lui dit-Elle, pour un absent, d’Anne Perrin

Résumé : le recueil poétique Lui dit-Elle Pour un absent d’Anne Perrin est taraudé par l’absence. Il est considéré comme un acte énonciatif visant toujours l’absent en interrogeant les limites du langage et mettant en question sa puissance d’exprimer l’intériorité. C’est le manque de l’autre, du mot adéquat…qui semble constituer non seulement la matière voire le matériau primitif du recueil mais aussi la condition de l’écriture poétique. 

Cette absence, inhérente à la poésie moderne, se matérialise sous maintes formes sur la plan typographique (point de suspension, le blanc). Ce blanc typographique ne constitue pas une faille du discours, mais il est l’équivalent de la présence de l’absence. Bref, il ne s’agit pas de définir l’absence comme le degré zéro de l’énonciation mais comme une présence qui accepte de conjuguer son mouvement avec celui de l’absence.

Les mots-clés : Présence-Absence-Vide-Blanc-Faille-Ressassement-Creux-Silence-Limites du langages- Rupture-Enonciation-

L’étude de l’absence dans la poésie  relève à priori du paradoxe, car dans le noirci de pages, le lecteur, avide de la trace écrite, ne s’attend pas à trouver des espaces vacants, qu’offre pourtant la poétesse.  Mais il s’avère bien que l’absence  est inhérente à la poésie voire à la littérature : elle hante le poème. Notre présent travail consiste à montrer que le discours poétique se trouve souvent dans l’impasse. Les mots ne peuvent pas exprimer le dedans. Qu’elle soit mode d’articulation ou thème irradiant l’absence dans Lui Dit-Elle Pour un absent habite sur multiples modes les poèmes. Il ne s’agit pas seulement de définir l’absence comme amenuisement du dire, comme un tarissement du langage, et comme le degré zéro du signifiant et de l’énonciation, mais comme une présence qui accepte de conjuguer son mouvement avec celui de l’absence.

Lui Dit-Elle Pour un absent d’Anne Perrin est son premier recueil poétique dont le socle est une rupture qui déclenche un dialogue entre un homme et une femme. Ainsi, Le recueil peut être envisagé comme un exercice de parole. Lui se détache, se décroche et elle s’attache et s’accroche. C’est via la poésie qu’elle tente de retrouver l’absent. Ainsi il s’avère que la présence de l’absence mérite d’être étudiée. Nous nous proposerons de concevoir l'œuvre d’Anne Perrin comme une œuvre de l’absence; une absence qui serait une condition de génération de l'œuvre.

Le verbe « dire » qui constitue la marque du discours du couple séparé, est le siège d’une curieuse ambivalence. En effet, en ouvrant le discours oral et en annonçant qu’une parole va être proférée, ce verbe rend compte non seulement d’une présence  plus ou moins affichée, mais aussi d’une absence voire présence d’une absence « Je me sens disparaitre absolument. J’ai le corps en abimes…Tout s’efface. Je sens que ça m’aspire… Absent de moi-même. Fantôme de mon existence »1.

 

Anne Perrin, Lui dit-elle - Pour un absent, Z4 éditions, 2018, 112 pages, 11 € 90.

Lui se laisse dominer indifféremment par ce sentiment de l’effacement de l’inexistence, due à la séparation. Les poèmes  de Lui et d’Elle abordent avec une puissance toujours renouvelée le thème de la rupture et de l’absence si  bien que cette absence constitue la matrice du recueil. Mais cet absent est fortement présent dans la mémoire de la femme « Je te songe/ Tu me ronges/ Je ne peux oublier/ Ce qui semble du passé »2 en dépit du refus de la réconciliation, de la décision de non-retour qui sont exprimés d’une manière littérale prosaïque « Je ne veux plus rien savoir de ta vie. Je ne veux plus entendre parler de toi. Je veux que tu dégages. Je veux que tu me foutes la paix. Je ne peux plus rien de ce que tu veux. Je ne veux pas que tu t’acharnes. Je ne veux plus que tu m’écrives. JE NE VEUX PLUS. »3. Lui appréhende bien qu’il faut cesser de courir après quelque chose qui appartient déjà au passé. 

Il y a dans le recueil deux écritures différentes, comme si Anne Perrin, cette technicienne de théâtre, recourait à cette double écriture qui met en scène deux personnes qui se sont aimées et qui sont séparées. Dans ce contexte Patrick Devaux parle d’un double style, l’un est prosaïque, l’autre est littéraire, poétique

Lui est parti mettant fin à la vie amoureuse du couple et laissant la femme seule, en proie au chagrin et à la douleur.  L’absence pèse beaucoup sur la femme au point qu’elle est habitée par le fantôme et le spectre poétique de son bien-aimé. La rupture est une épreuve qui comporte son lot de souffrances et de vide existentiel. Plus l’amour est intense plus les stigmates de la séparation sont inévitables. Le couple est unique et rien ne peut le remplacer. Quand tout s’écroule, la femme  sombre dans le gouffre infernal de la solitude, éprouve le sentiment d’abandon ; elle n’imagine pas survivre sans l’autre, l’horizon s’obscurcit, la vie perd sa saveur. Cela va sans nous rappeler « Un seul Être vous manque et tout est dépeuplé ». Lors d’une peine d’amour c’est la femme qui est quittée qui subit le choc et tombe dans la détresse.  C’est via la poésie qu’on fait face à la douleur et qu’on peut la surmonter.

La poésie d’Anne Perrin est un jeu entre présence et absence. Il est une sorte de vide que Lui et Elle éprouvent et qui suscite l’envie de la réconciliation. Le manque de l’autre a un impact sur la femme délaissée hantée par ce mouvement-le désir-vers Lui qui lui fait défaut. C’est ce creux qui permet à la poétesse d’écrire.

Le vide induit par l’absence de la personne aimée témoigne aussi en creux d’une forme de présence au monde, une présence qui s’énonce certes à partir de ce qui n’est plus mais où ce qui n’est plus appartient à un passé qui n’est pas dépassé donc qui résiste à l’oubli. L’absence ne multiplie pas la distance au contraire elle conduit à la proximité.

Il y a dans Lui Dit-elle pour un absent un moment où l’on garde le silence, un moment sans mot qui s’oppose à celui de ce verbe « dire ». L’expression de l’inexistence, due à la séparation, résiste à la poétesse, manque toujours au filet du langage « Dans le silence de la nuit. Je voulais te dire quelque chose, un je ne sais quoi »4. La poétesse ne dit pas ce qu’elle voudrait dire. Elle écrit donc en mot et en silence de sorte que la poésie semble être l’expérience de ratage ; la poétesse rate son objet en écrivant car elle ne trouve pas le mot exact qui peint son état d’âme. En effet, ce qu’elle exprime, éprouve à la séparation échappe au dire car cette intériorité  qu’il veut exprimer  échappe aux filets du langage poétique.

 Ce vide,  qui est un cadre pour un discours absent, semble être la condition de l’écriture. Par ce qu’Anne Perrin n’a rien à dire, elle laisse errer sa plume sur la surface blanche de la page. Bref, Il est toujours une part d’indicible, quelque chose d’intraduisible  et de tu dans tout poème. L’absence, dans le processus de création d’une œuvre poétique littéraire, ou, plus en général, artistique joue une fonction primordiale. Elle constitue le soubassement de l’œuvre. Donc elle est inhérente à la poésie voire à la littérature. L’absence est le moteur du poème qui permet à l’écriture de révéler ce qui n’est plus, en transgressant le noirci du recueil. Ainsi nous pensons que la thématique fondamentale dans Lui Dit-Elle Pour un absent, est effectivement ce qui se passe lorsque le langage fait défaut, lorsque le nom est sur le bout de la langue et ne franchit pas les lèvres, lorsque au lieu des vers, on a un trou, un vide qui paradoxalement réfère à une présence blanche5 ou fragile6. Cela nous rappelle la poésie de Pascal Quignard « la main qui écrit est plutôt une main qui fouille le langage qui manque »7 le nom sur le bout de la langue, « Nous sommes une langue qui n’est pas installée dans la bouche mais qui vacille sur le bout de la langue, qui cherche sur les lèvres à jamais ce qui ne s’y trouve pas. Penser, c’est chercher des mots qui font défaut »8.

 Anne Perrin veut dire que l’écriture poétique pactise avec l’absence que les mots signifient et veulent dire ce qui leur manque parce que dès que « ce sens est créé, il est voué à la mort par son approche de l’absence définitive »9 puisque le mot écrit  ne peut jamais atteindre la chose qu’on veut exprimer ; le mot n’existe que dans la mesure où il n’est pas chose, où il est absence de chose. Il parait que tout mot manque sa chose, son objet. Il est toujours quelque chose qui manque.

La poésie d’Anne Perrin ne dit pas toujours. Elle peut se trouver face à une impasse puisque le mot rate la chose qu’il veut nommer de sorte que le discours est toujours réducteur. Dire ou écrire un mot c’est faire disparaitre la chose car le mot représente l’objet dans son absence. Ainsi le langage en général et notamment le langage poétique ne désigne que l’absence. « Les mots, nous le savons, ont le pouvoir de faire disparaitre les choses, de les faire apparaître en tant que disparues, apparence qui n’est que celle d’une disparition, présence qui, à son tour, retourne à l’absence »10. Selon Blanchot, écrire permet de rendre présent ce qui est absent et dont l’écriture prend la place.  Ce qui devient création poétique, ce qui se transforme en poésie, en page écrite, n’existe plus, donc, concrètement, à l’extérieur de cette page, hors des mots que le poète ou la poétesse  a choisis pour reconstruire son recueil.

Les mots de la poétesse ne se doivent pas servir à désigner quelque chose ni à donner voix à personne, mais ils ont leurs fins en eux –même. Comme le signifiant qui renvoie toujours à un autre signifiant, le ce à quoi la parole réfère –le soi, le vécu, le monde- est évacué ou plutôt évidé. Le dit poétique, ne (re)présente rien mais (se)présente dans son absence. Le recueil  est ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas. L’œuvre poétique, un aveu de manque, n’est qu’absence, ressassement, et silence. 

Il s’avère que ce qui importe dans la poésie d’Anne Perrin, qui est conçue comme une  communication poétique, c’est d’entendre ce qui n’est pas exprimé, car le discours en général et notamment le discours poétique porte en lui tous les mots qu’il ne dit pas, et parce que c’est ce qui échappe aux mots que les mots doivent dire.

La poétesse donne corps à un abstrait dans la mesure où l’absence se matérialise sous maintes formes sur la plan typographique (point de suspension, le blanc). Ce blanc typographique11 ne constitue pas une faille du discours, mais il est l’équivalent de la présence de l’absence. Ecrire l’absence, c’est ne pas noircir la page, c’est désirer la transparence. L’écriture d’Anne Perrin est teintée de blancheur et de transparence. Toutefois il faut souligner que l’écriture « blanche » chez Anne Perrin n’est pas à confondre avec l’écriture blanche et minimaliste que Barthes a utilisée pour qualifier celle de Camus e de Blanchot qui évoque la monotonie, la platitude, le peu de rhétorique, le peu de style et le peu de la manifestation de la subjectivité. Si le blanc domine la trace écrite c’est parce que l’espace creux, les zones vides, semblent être la condition de l’écriture poétique voire de la littérature, et sur le plan énonciatif (les pronoms personnels absents lui et elle).

Il s’avère que dans la poésie d’Anne Perrin il n’y a de prédication que d’absence. Ceci suscite notre curiosité : Quel est le rôle du thème de l’absence dans l’écriture poétique d’Anne Perrin ? L’écriture de l’absence, dans le recueil ne devient pas source de tarissement, mais se fait génératrice, puisqu’elle part de la donnée d’un manque, d’un creux profond et apparemment impossible à colmater, pour déclencher une création poétique qui vise à mettre fin à l’absence, afin de pouvoir, d’une certaine façon, renouer la relation amoureuse. Ainsi La poésie, c'est le vecteur qu'elle utilise pour tenter de le retrouver.

C’est ce qui est absent qui est omniprésent dans les poèmes (il, elle, le mot qui dit la souffrance…). A l’instar d’Orphée, la poétesse évoque ce qui n’est plus. C’est le manque de l’autre, du mot adéquat…qui semble constituer la matière voire le matériau primitif du recueil. La poésie est nostalgique par excellence. La perte, le manque sont essentiels pour créer le poème. Force est de souligner que cesser d’entretenir une relation amoureuse ne signifie pas que tout s’efface car ce qui disparait revient. Rompre avec ce qu’on aime échappe à l’oubli de sorte qu’on ne guérit pas d’une rupture ; ce qui est absent est fortement présent. Il n’y pas d’absence, mais présence de l’absence.

Si on pense l’absence comme une omniprésence, c’est que l’absent n’est pas loin, il est toujours là, il est partout « parce que partout il y a toi »12 car l’oubli est impossible et la mémoire est plus tenace que la disparition. L’absent nous escorte, fait partie de nous non pas parce que le passé survit au présent mais parce que il vit en nous pour l’éternité « Toujours dans la nuit/ Il y aura ce phare/ De ton image/ J’en garderai/ Comme le souvenir/Qui jamais ne s’éteint »13.

Les « absences » appartiennent à la constitution du recueil, dont elles ne peuvent être séparées ou isolées, à moins de prendre le risque de sombrer dans le vide absolu ; ce sont en quelque sorte des absences présentes, même si les marques de leur présence sont indirectes.

Ceci signifie qu’il n’y a d’absence qui ne requière les signes d’une présence, par laquelle elle n’est pas une pure absence.  C’est ce blanc typographique qui nous dit le froid de glace, la vie blanche que la femme séparée mène. Quant aux mots qui échappent aux filets du langage poétique, ils occupent une certaine place non seulement entre les vers et au-delà de ce que ceux-ci énoncent expressément. 

Conclusion :

L’écriture de l’absence ne se borne pas à démontrer que le sentiment causé par la rupture est inexprimable mais elle  met en question le langage et interroge ses limites. En effet, L’incapacité de dire s’explique d’une part par le fait que ce qui émane de l’intérieur demeure indicible et d’autre part par l’insuffisance et les limites du langage.

Force est de constater aussi qu’il est impossible d’exprimer l’impact de la fêlure causée par la rupture. Car la description du for intérieur brisé par la séparation échappe aux filets du langage poétique. Mais il faut souligner que l’absence est imputée aussi à la nature du langage. Le recueil donc interroge les limites du langage et met en question sa puissance d’exprimer l’intériorité.

Connaître une œuvre poétique, c’est appréhender ce dont elle dit sans le dire. En effet, une analyse véritable doit rencontrer un jamais dit, un non-dit initial. Elle vise l’absence d’œuvre qui est derrière toute œuvre, et la constitue. Si le terme structure a un sens, c’est dans la mesure où il désigne cette absence. L’œuvre existe surtout par ses absences déterminées, par ce qu’elle ne dit pas, par rapport à ce qui n’est pas elle. Mais les poèmes, par incapacité de révéler le for intérieur, cachent, apparemment,  quelque chose, qui se manifeste dans son absence et donc disent sans dire  tout ce qu’ils veulent dire. Le langage particulièrement poétique est d’abord et irréductiblement rapport à autrui comme le soulignait Jacques Derrida. La poésie engage la responsabilité du sujet parlant dans ses rapports avec cet autre qui est absent. On peut envisager ainsi le recueil poétique comme un acte énonciatif visant l’absent. 

Il reste à dire que faire de l’absence le paradigme du recueil semble être un signe de la modernité en poésie. La poésie moderne tend vers son essence, son origine, son amont : le silence voire l’absence qui précède la verve poétique. Ecrire un poème pour ces poètes de l’absence c’est comme a signalé Quignard dans Le vœu du silence, c’est « Parler en se taisant, parler en silence, ouvrir la bouche sans ouvrir la bouche, ne pas desserrer les lèvres et communiquer cependant aux mains le mouvement qui d’ordinaire s’imprime sur les lèvres, s’enfoncer dans le silence tout en demeurant dans le langage, etc. – tout cela c’est en effet ‘écrire’ »14. Il en découle que l’absence signale apparemment une faille dans le langage poétique, mais en réalité avec cette faille, Anne Perrin bâtit une poésie fondée sur une écriture à partir des limites du langage.

Il reste à dire que les poètes modernes ne visent pas dans leurs œuvres la complétude. Ils se servent dans leurs poèmes d’un minimum de mots pour aboutir au maximum de signification. C’est une paresse ou défaillance préméditée en vue d’engrosser le lecteur. Enfin la lecture de l’absence est un autre champ d’investigation qui peut être abordé dans une perspective herméneutique, constitue un projet de recherche qui est ambitieux. 

Notes

[1]Anne Perrin, Lui Dit-Elle Pour un absent, Z4 Editions, p.42

[2] Ibid., p.61.

[3] Ibid., p.39.

[4] Anne Perrin, Lui-Dit Elle Pour un absent, op.cit., p.62

[5] Anne Perrin, Lui-Dit Elle Pour un absent, op.cit., p.54

[6] Ibid., p.43.

[7]Pascal Quignard). Pascal Quignard le solitaire : rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, les Flohic, coll. « Les Singuliers », 2001, p.13.

[8] Ibid., p.102.

[9] Maurice Blanchot, La part du feu, Gallimard, 1949, p.34.

[10] Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, 1955, p.45.

[11] Anne Perrin, Lui Dit-Elle Pour un absent, op.cit., p31, 36, 56,57, 67,73, 88

[12] Anne Perrin, Lui Dit-elle Pour un absent, op.cit., p.58.

[13] Ibid., p.2.

[14] Pascal Quignard, Le vœu du silence, Fata Morgana, 1986, p.28.

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Cécile A. Holdban, Kaléidoscope, Tapis de chiffons

 Kaléidoscope, un « Tapis de chiffons » pour temps de pandémie

« Une polyphonie visuelle et écrite ». C’est ainsi que Cécile A. Holdban définit le beau petit livre publié par les éditions de l’Atelier des Noyers, qui restitue son projet en collaboration avec 172 poètes. Elle les avait contactés lors de la pandémie, au moment du confinement lors du printemps 2020, leur proposant de lui livrer un simple vers de poésie (sur ce moment particulier) qu’elle se chargerait ensuite d’illustrer à sa manière. Aujourd’hui nous avons entre les mains un superbe objet/livre où s’exprime tout le talent d’artiste et de poète de Cécile A. Holdban.

Le défi n’était pas mince. Cécile A. Holdban avait pris le parti d’illustrer chaque vers sur un support pour le moins original : un sachet de thé. S’inspirant du titre d’un livre du Hongrois Sándor Weöres (Tapis de chiffons), elle a d’abord envisagé un projet collectif qui pourrait  prendre corps  sur une grande surface (en assemblant les sachets de thé sur un drap) puis, deux ans plus tard, le projet a pris forme dans un petit livre au format à l’italienne où sont repris, page par page, chaque vers et chaque illustration correspondante.

Variant les technique picturales – aquarelles, crayons, pastels, encres, acryliques – recourant aussi bien à des motifs abstraits que figuratifs, l’artiste nous propose aujourd’hui ce merveilleux Kaléidoscope de « temps de détresse » (comme le dirait Hölderlin). « Chacun est libre d’y entreprendre son propre cheminement. Ce kaléidoscope est aussi un labyrinthe », note Cécile A. Holdban.

Cécile A. Holdban, Kaléidoscope, Tapis de chiffons, L’Atelier des Noyers, 20 euros.

« Il appartient à chacun de tisser son propre fil d’Ariane ». Une chose est sûre : le monde confiné vibre sous son pinceau et sous la plume des poètes. On pourrait dire, reprenant le titre d’un livre de Jean Pierre Nedelec, que « Le monde était plein de couleurs » durant cette pandémie. Paradoxe de cette période grise et terne, souvent douloureusement vécue mais qui a aussi permis de se réapproprier autrement le monde. A commencer par le silence qui trouve ici un écho chez de nombreux poètes. « Les mots gonflés de silence comme une sève explosive », écrit Françoise Ascal. « Parfois, j’ai envie de dire oui au silence, alors j’écris », affirme pour sa part Isabelle Alentour.

Ecrire. Dieu sait si le confinement a encouragé cette pratique (on pense notamment à La baie vitrée de Yvon Le Men aux éditions Bruno Doucey). « Le matin, je tire de l’écriture la preuve que je vis », énonce Frédérique Germanaud. « J’écris pour soustraire un peu de feu à l’orage », confie Lionel Gerin. Et puis il y a les oiseaux dont on redécouvre le chant. « Ma fenêtre, un passereau/une passerelle » (Jean-François Agostini). « Et dans la haie, le vol endormi des alouettes »(Bertrand Runtz). La pandémie limitant les déplacements, on redécouvre les bienfaits du jardin « dans l’odeur de la menthe » (Christian Bulting) ou ceux de la nature qui explose avec « Pâques à l’extrême d’un bourgeon » (Françoise Matthey).

Les 172 poètes réunis par Cécile A. Holdban (par ordre alphabétique) sont majoritairement français, mais ils peuvent aussi être belges, hongrois, italiens, québécois, suisses ou américains… Poètes connus ou méconnus, réunis avec bonheur dans ce Kaléidoscope. Il y a  là Denise Desautels, Jean Rouaud, Gérard Pfister, Jos Roy, Thierry Gillybœuf, Valérie Rouzeau, Yves Prié, Jean-Claude Caër, Howard McCord, Christian Viguié, François Rannou, Alain Kervern, Cécile Guivarch, Jean Lavoué, Laure Morali, Angèle Paoli, Béatrice Marchal, Estelle Fenzy… Voilà quelques noms (bien connus) relevés parmi d’autres. Sans oublier Cécile A. Holdban, elle-même poète. « Les gouttes seraient l’alphabet pour écrire l’arc-en-ciel », écrit-elle.

Présentation de l’auteur




Danielle Fournier, Icis, je n’ai pas oublié le ciel

L'adverbe au pluriel, qui revient comme un leitmotiv, signifie que la narratrice de ces poèmes occupe nombre d'angles qui lui permettent de vivre en soi, en lieu et place des autres, dans une perception aiguë du réel : la place infirme des femmes, les plaies engrangées, le passage du temps.

La voix âpre de ces poèmes en prose n'évacue pas le chagrin ni le doute ni la solitude ; à rebours, elle met l'être dans l'intime posture d'un défi à ce qui se déroule, à "ce qui marque les choses".

Le temps nous expose et nous largue, où sommes-nous, dans ce temps distendu, informe ?

Au "icis" pluriel correspond le multiple des femmes, plurielles, diverses, différentes qui "entament la lente progression du désir qui se tisse au fil des histoires" (p.24).

La poète "déshabitée", "au nom égaré", pose nombre de questions prégnantes sur sa place, sur l'être, sur le temps ("le monde recommence quelques fois").

Cette poésie, lucide phénoménologie du quotidien, enregistre les pulsations entre soi et l'autre du monde : "Les choses ont une âme. Elles portent la fragilité du monde".

Danielle Fournier, Icis, je n’ai pas oublié le ciel, Les Lieux-Dits Cahiers du Loup bleu.

Hymne à la maison que l'on porte en soi - regard, réserve, prospection -, le poème de Danielle Fournier illumine par ses questionnements et la beauté des mots qu'ils véhiculent.

Présentation de l’auteur




Un entretien avec Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut correspondent très régulièrement depuis de longues années. Cette correspondance prend parfois la forme d'un dialogue poétique. Après La Grande année (L'Herbe qui tremble, 2017), La Troisième voix, qui paraît le 1er juin chez le même éditeur, rassemble des poèmes plus longs, qui font de cet échange singulier et profond un ensemble tout à fait exceptionnel. Les textes sont accompagnés par trois peintures de Fabrice Rebeyrolle.

Isabelle et Pierre, vous aimez écrire à deux voix : « nous n’avons qu’une envie, faire œuvre ensemble » (Pierre, postface de La troisième voix). C’était déjà le cas de La grande année,  paru chez le même éditeur en 2018. De ce nouveau livre, Isabelle, tu précises ceci : « Mais nous avons senti la nécessité d’écrire des textes plus longs, qui accompagneraient nos lettres – seconde voix d’une correspondance assidue » (postface). Hormis cette longueur des poèmes et le fait qu’ils ne sont plus ici accompagnés de photographies,  quelles autres différences voyez-vous entre le projet de La troisième voix et celui de La grande année ?
 Isabelle Lévesque : Écrire à deux, c’est porter ensemble. Accepter, souhaiter être détourné de soi (un peu), de sa propre voie, pour explorer un chemin qui change sans cesse en écoutant une autre voix, familière et différente de la sienne propre. C’est un risque salvateur. Il faut beaucoup de confiance pour cela et ne pas craindre un jugement puisqu’il s’agit à la fois de rester soi et de se laisser modeler par chaque poème reçu qui désoriente et appelle une réponse. 

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La grande année, L'Herbe qui tremble, 2018, 124 pages, 25 € 67.

Dans La grande année, a priori, je ne devais intervenir que pour les photographies, elles suscitaient les poèmes de Pierre. A la fin, il a été question que j’écrive quelques poèmes et, la passion du coquelicot m’emportant, ils ont tous été écrits en regardant les captures de ces fleurs. Cette partie, indépendante, Thierry Chauveau, notre éditeur, a accepté de la publier intégralement mais elle est distincte des saisons de Pierre. Pour La troisième voix, nous avons souhaité établir une correspondance par le poème, chacun suscitant le poème de l’autre. C’est au moment de constituer le livre que nous avons voulu y adjoindre des extraits de carnets que nous avions l’habitude d’écrire, cela permettait aussi de reproduire des manuscrits. Nous aimons tous les deux écrire à la main les poèmes, nous le faisons pour certains livres d’artiste et nous l’avons beaucoup fait pour de simples petits carnets glanés auprès des Moulins à papier. Pour la plus grande partie du livre, avec ses poèmes longs, il s’agit vraiment d’une correspondance écrite au fil du temps. Parfois une lettre accompagnait le poème, parfois rien du tout.
Pierre Dhainaut : Faire œuvre n’a été possible que parce qu’il existait entre Isabelle et moi une correspondance. Ce nom de « correspondance », je devrais le mettre au pluriel. Le passage des lettres aux poèmes s’est fait peu à peu, naturellement. La grande année, à vrai dire, n’est pas un livre à deux voix. À ses lettres Isabelle avait l’habitude, elle l’a gardée, de joindre une ou plusieurs photographies des lieux de ses promenades, le matin, autour des Andelys. Au verso elle ajoutait quelques mots qui précisaient une sensation, qui surtout suggéraient une perspective, des légendes. Pourquoi ne m’aurait-elle pas invité à écrire les poèmes que m’inspiraient ses images ? Nous avons tenu une sorte de journal au fil du temps. Nous n’avons pas eu à choisir le thème des saisons, il nous convenait.
Que faisions-nous pourtant sinon reprendre la démarche du livre d’artiste ? J’avais plusieurs fois travaillé avec des photographes, il me fallait plus en l’occurrence puisqu’Isabelle est pour moi d’abord poète, c’est en tant que telle que je l’avais rencontrée. À ma demande, elle a dans la dernière partie associé ses photos et ses poèmes. Cependant nous désirions une collaboration plus active. Quand le manuscrit fut remis à l’éditeur (été 2017), nous avons commencé à écrire pour de bon ensemble. Le procédé mis au point par Isabelle fut le suivant : elle m’envoyait un texte où figuraient des lacunes à l’intérieur desquelles je pouvais intervenir. Une dizaine de poèmes a été composée de la sorte, mais ce procédé m’a semblé trop rigide. Tout fut interrompu par une opération que j’ai dû subir, nous n’avons repris l’activité commune que très tard l’année suivante. Telle a été la préhistoire de La troisième voix. Ne subsiste dans le livre avec « C’est toi » que « Conte » parce que nous n’avons pas quitté le temps fabuleux de l’enfance, nous en reparlerons forcément dans cet entretien. Nous devions changer de méthode, innover, pour que nous partions vraiment à l’aventure.

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La Troisième voix, 2023, 138 pages, 18 €.

Comme dans votre livre précédent, vous cheminez au rythme des saisons, au cours presque entier d’une année : d’août à juin. Pourtant, la chronologie n’est pas tout à fait respectée, puisque la deuxième section commence, comme la première, au mois d’août. Pourquoi cette sorte de rupture, alors que tu insistes, Pierre, sur la fidélité à la succession des poèmes échangés : « ces poèmes réunis selon l’ordre où ils ont été composés » (postface) ? Plus généralement, à quels principes obéit la composition de ce nouvel ouvrage ?
Isabelle Lévesque : Pierre tenait à indiquer la date d’écriture pour la plupart des poèmes. Je me suis rangée à ce souhait. Pour moi, la chronologie ne préside jamais à l’organisation d’un livre, c’est plutôt, toujours, un fil, différent pour chaque livre, que je suis. Il est parfois fragile et peut se rompre comme se rompent les vers par des retours à la ligne, des blancs ou le rythme qui change.
Pierre Dhainaut : Le principe de composition, respecté du début à la fin, est tout simple : l’un de nous écrivait un poème que l’autre devait poursuivre. Pas de longueur fixée à l’avance. Le nombre de vers dépendait des facultés d’interprétation et d’invention de chacun. Nous nous sommes tendu le relais durant presque une année. Une séquence développe ce que le poème initial recèle de suggestions ou de promesses, aucune séquence non plus n’a de longueur fixe. Quand nous estimions que disons le thème était exprimé, nous nous arrêtions. La pause était de courte durée. Nous étions, bien sûr, Isabelle et moi, égaux, mais c’est elle, la plus vive, qui en général intervenait d’abord. Les poèmes devaient être reproduits selon la chronologie, les dates sont indiquées. Mais dans les premières semaines l’impatience était si forte que nous avons ouvert et emprunté plusieurs directions simultanément, d’où cette confusion que tu signales. Par la suite tout est rentré dans l’ordre. Rien n’était prémédité. Nous n’aimons pas les calculs, nous aimons l’immédiat et l’imprévisible. Nous avons improvisé. La contrainte unique, absolue, veut que nous soyons attentifs ou, pour mieux dire, à l’écoute.
La troisième voix… Rarement un titre de livre aura été aussi pesé, pensé, senti, me semble-t-il, d’autant que l’épigraphe de Thierry Metz lui fait directement écho : « chemin au croisement de nos voix ». Cette troisième voix est donc aussi une voie, qui offre une direction neuve, comme y insiste Isabelle : « ni la tienne ni la mienne » ; « Lis cette page, elle s’efface / pour commencer ici dans une autre langue ». L’un et l’autre, vous évoquez un amour enfantin des lettres, des voyelles, des consonnes - à travers, par exemple, le « A » du commencement, le « r » et le « l » du mot « avril »… D’ailleurs, Pierre, tu écris : « enfants nous le sommes encore / puisque nous croyons au pouvoir des mots ». Dans quelle mesure votre dialogue se met-il au service du langage de l’enfance ? Quels liens cette troisième « langue » entretient-elle avec la simplicité sonore et le balbutiement qui préexiste au langage articulé ?
Isabelle Lévesque : C’est la langue de l’enfance qui entre dans le poème. Le passé de ma propre enfance ressurgit souvent, comme privé de sa distance temporelle, il suffit d’un jeu ou d’un rire pour cela. La neige, par exemple, sa matière d’hiver et la lumière qu’elle suscite. Voyelles et consonnes sont de même nature : éléments magiques d’une ronde que le poème incarne. Pour Pierre comme pour moi, le paysage est essentiel et intérieur. L’adverbe de lieu ici est souvent présent dans nos poèmes. Dans Le poème commencé, publié en 1969 (Mercure de France), Pierre écrivait : « [c]’est d’ici que je pars, ici que je reviens, mêlant, ne mêlant jamais à mes propres pas mes pas sans cesse. » À chacun son paysage d’enfance, la côte de la Mer du Nord, la plage de Malo près de Dunkerque où Pierre a vu la mer pour la première fois, Château Gaillard et les falaises de craie des Andelys pour moi. Ces deux paysages fondent La troisième voix. Quant à la question qui suit cette phrase : « Ici même, [saurai-je], en ce rivage du temps, faire surgir l’autre rivage ?», c’est bien l’une des questions que nous partageons en poésie : l’enfant croit au possible, celui/celle qui écrit le poème aussi. Il a des alliés, ce sont des éléments qui surgissent dans le poème, flocons, arbres par exemple. L’alphabet joue le même rôle, il faut faire quelque chose des voyelles et des consonnes. On peut les envisager comme des êtres puisqu’ils font naître les mots du poème. Or tout est découverte. Chaque nouveau poème dévoile des mots que le contexte, la syntaxe va réactiver dans une structure nouvelle. Tout se joue dans chaque poème car le retentissement est différent d’un texte à l’autre. Il ne s’agit pas de répéter ou reproduire mais de faire advenir, d’espérer faire advenir, de manière nouvelle.
Pierre Dhainaut : Nous improvisions : la référence à la musique va de soi. Je ne sais si Isabelle y a songé alors, mais souvent il m’est arrivé de nous comparer à deux musiciens qui se surprennent, se stimulent, rivalisent s’accordent, découvrent de nouveaux horizons sonores, j’allais dire inépuisablement. À deux voix, me semblait-il, c’était possible. Et aujourd’hui me vient une question : quel aurait été l’instrument d’Isabelle, quel aurait été le mien ? Rêvons : violoncelle, piano, flûte… Mais deux voix, seulement deux voix suffisent, leurs ressources sont infinies si elles se reconnaissent, si elles sont libres. Ce livre est né de leur entente. « La troisième voix » n’appartient pas plus à Pierre Dhainaut qu’à Isabelle Lévesque, elle est la voix qu’ils ont créée, qui, rendue publique, doit vivre de sa vie propre, que le lecteur devrait accueillir sans penser aux livres que chacun a écrits séparément. La citation de Thierry Metz placée en exergue le dit très bien : « au croisement des voix » apparaît l’autre voix, la troisième. Faut-il insister sur la valeur symbolique de ce nombre ? La totalité, l’union, elle est universelle. (Nous saluons discrètement au passage Michèle Finck, l’auteure de La troisième main, qui transcende celles du compositeur et de son interprète.) Une voix accède mystérieusement à la présence et par elle nous entrons en pays de résonance. Nous sommes sensibles, Isabelle et moi, à tout ce que les vocables suggèrent à la vue comme à l’ouïe. L’exemple d’« avril » est emblématique : « r », c’est l’air, « l », c’est l’aile, c’est elle. D’autres échos sont perceptibles, d’autres évocations. Il y a aussi dans La troisième voix d’innombrables anagrammes. La plupart de mes poèmes sont tissés, spontanément, de cette manière. Est-ce, Sabine, une survivance du langage enfantin ? Je l’admets. Je crois aux vertus fécondes du balbutiement. Je crois également que la poésie et la cabale phonétique suivent des voies communes : le surréalisme d’où je viens me l’a appris, en particulier l’œuvre de Gherasim Luca. Autrefois je voulais écrire toute une étude sur les jeux d’amour entre les mots.

Isabelle Lévesque, © Le Printemps des poètes.

Cette « troisième voix », je l’entends également comme la voix du cœur, à travers cette amitié indéfectible en cet « espoir » que tu soulignes, Pierre, « d’aller toujours à la rencontre ». C’est le cœur qui vous pousse à échanger en poésie, à signer vos vers « d’un nom commun » et à vous offrir en toute « confiance » les présents de vos mots, mains ouvertes : « Et si dans la paume, au bas d’une page, / nous déposons un souffle, / il tiendra lieu de signature » (Pierre) ; « Dans ma paume tu signes / une lettre d’or » (Isabelle). Il me semble que votre relation affective intervient dans ce dialogue de poèmes, comme le suggère peut-être cette évocation d’un « silence » passager : « Ici nous sommes / séparés » (Isabelle). De manière très significative, votre ultime poème entrelace vos deux voix. Si mes questions ne sont pas indiscrètes, j’aimerais savoir quel rôle joue votre amitié dans cet échange : si vous ne vous connaissiez pas aussi bien, pensez-vous que votre dialogue en serait différent ? Est-ce que votre relation et votre écriture, au terme de cet échange, s'en sont trouvées changées ? 
Isabelle Lévesque : Tu vois clair, chère Sabine. L’échange des poèmes, nous le savons toi et moi pour avoir écrit ensemble également, ne peut avoir lieu qu’en confiance. Il est certain que Pierre et moi, en plus de nous connaître bien, connaissons bien chacun de nos livres. Cela fait bien du temps que je fréquente ses poèmes. Déjà, pour Ossature du silence (Les Deux-Siciles, 2012), j’avais inscrit ces deux vers de Pierre en épigraphe : « d’où vient cette force / également qui ronge, qui érige ? » (Pierre Dhainaut, Plus loin dans l’inachevé - Arfuyen, 2010). La place inusitée de l’adverbe, les deux verbes paronymes et antithétiques me paraissaient caractériser parfaitement le paysage que j’évoquais, avec la falaise en surplomb. La craie, fragile, devient écriture menacée elle aussi d’effacement, il suffit d’un geste pour effacer le tableau. C’est pourtant ce geste qui nous redresse par l’écriture du poème. Cette « force » en action, propulsée par le vent ou le souffle, chez Pierre, je l’éprouve aussi lorsque j’écris. Nous savons quels sont les points sensibles de chacun et quels motifs tissent nos poèmes. Les faire se rencontrer, se heurter même parfois, nous fait aller plus loin. Nous cherchons chez l’autre ce que nous ne trouvons pas en nous-même.
Pierre Dhainaut : Sans l’amitié La troisième voix n’existerait pas. Une rencontre a lieu, et l’amitié qui commence demande que nous allions toujours à la rencontre. L’indéfectible, je reprends, Sabine, le mot que tu utilises, l’indéfectible n’est pas un état, mais un élan qui, s’il donne confiance, implique la plus grande exigence. En écrivant ce livre, nous avons obéi au mouvement que la rencontre avait mis en branle. Elle s’est faite, cette rencontre, grâce à la lecture dans plusieurs revues auxquelles je collaborais (Diérèse, Voix d’encre, Thauma) de quelques-uns des premiers poèmes publiés par Isabelle, ils m’alertèrent. « Le rendez-vous de neige » (Diérèse, n° 48-49, Printemps-Eté 2010) est pour moi le texte augural, d’une ferveur et d’une ardeur exceptionnelles. « La précision du ciel. Dépôt de brume. / Un peut-être. / J’entends huit heures, hiver, épais le noir et je pars […]. / Poème de givre pour la lumière. » J’ai gardé le rendez-vous de neige, je connais ces pages par cœur. Isabelle partait aussi à la recherche d’une écriture concise, saccadée, emportée, qui correspondait à une totale nécessité intérieure. Alors que tant de poètes de ces années-là tournant le dos aux abstractions des avant-gardes accumulaient constats et platitudes, Isabelle retrouvait l’impératif de Rimbaud, la vocation même de la poésie, l’« alchimie du verbe ». Et de plus tous ses poèmes étaient d’amour (ils le sont restés). « Nos pas et l’encre se répondaient. » Ce n’est pas un hasard si, quelques années plus tard, avec Daniel Martinez, nous nous sommes retrouvés à Charleville, d’abord pour rendre hommage à Thierry Metz dans la Maison des Ailleurs où vécut Rimbaud, puis devant sa tombe pour lire nos poèmes. Ce matin d’octobre, la première fois en public. Tes questions, Sabine, sont-elles, comme tu le crains, indiscrètes ? Le mouvement de l’indéfectible ne s’est pas arrêté après La troisième voix. Nous avons encore composé tout un livre, Le silence, imagine, dont quelques extraits ont paru dans des revues, notamment Europe, ou ont été recopiés dans des manuscrits illustrés par nos amis Fabrice Rebeyrolle et Caroline François-Rubino. L’envie d’écrire à deux voix n’a pas disparu, nous saisissons la moindre occasion pour la satisfaire. Que puis-je ajouter ? Les poèmes disent tellement plus que ce que les auteurs veulent ou prétendent y mettre, La troisième voix n’échappe pas à cette règle. Tu es, Sabine, notre première lectrice : le don de clairvoyance qui est le tien me bouleverse. L’écriture, en ce qui me concerne, a changé : je l’approche aujourd’hui plus librement. Je le dois à Isabelle, non pas que je subisse son influence dans le choix des tournures et des rythmes, par exemple, mais parce que les conditions de notre travail m’ont obligé à me comporter d’une manière moins lente, moins laborieuse. Je me suis dénoué. Je tenais à répondre sans trop de retard aux envois d’Isabelle (la poste à l’époque était rapide), pourquoi la faire attendre ? Les premiers mots m’étaient apportés, impérieux. L’essor et la concentration étaient immédiats. La patience, comme disait Rimbaud, pouvait être qualifiée d’ardente. Tandis que s’élaborait La troisième voix, je travaillais sans m’interrompre à d’autres livres, ils ont bénéficié de la même vivacité. J’ai le souvenir d’un élargissement heureux.
Dans une conversation récente, Pierre, tu as évoqué l’étrangeté fragmentaire des demi-poèmes d’Emily Dickinson. Cette « troisième voix », je la lis aussi comme le silence immémorial où la parole personnelle s’efface dans « l’air pur de l’échange » (Pierre). Cette voix devient alors pour toi « écoute » rigoureuse et profonde « attention » (postface), ouverture à plus grand que soi-même… J’ai ainsi le sentiment que vos deux noms s’abîment dans un « souffle » (pour Pierre) ou un « secret » (pour Isabelle), qui équivalent à « ce nom qui vibre au-delà de lui-même » (Pierre). Cette voix silencieuse, on pourrait peut-être la désigner par les syllabes des mots « oui » (Pierre) ou « ici » (choisi comme titre de votre dernière section). Comment vous exercez-vous à l’écoute ? Comment votre état d’esprit et vos mots l’entretiennent-ils, lorsque vous répondez à cet(te) autre dont le langage m’apparaît si différent (incisif sous les doigts d’Isabelle, réceptif dans la paume de Pierre) ?
Isabelle Lévesque : La troisième voix, en ce titre une forme de quête. Deux « voix/voies » s’entendent grâce à l’homonymie, elles dépassent le chiffre 2 en quelque sorte. Ce qui importe n’est pas l’une ou l’autre voix, mais ce qui naît de l’écoute. Le questionnement, fréquent dans les poèmes de chacun, appelle un destinataire et laisse une réponse libre de s’énoncer. Toujours, la réponse est ouverte et relance l’interrogation. Le poème est ainsi, ouvert à l’infini. Le mot « fin », exclu du poème, ne peut retentir, il faut poursuivre les livres toujours pour les laisser vivre et traverser ceux qui les vivent. Écrire ensemble, c’est accepter le doute et le vivre pleinement, comme une chance. Le « oui » chez Pierre, je ne le lis pas autrement. Il incarne l’écoute. En cela, je le partage, même si, effectivement je crois, comme tu l’exprimes, le langage incisif entre dans mes poèmes. Je me laisse heurter par ce qui m’entoure et la grammaire bouleversée peut le traduire, avec des accélérations lorsque certains mots manquent ou quand jaillissent des vers directs et perçants. Si Pierre tend vers ce oui d’accueil augural, je tends d’abord vers un non ou plus précisément, je connais toujours des moments où je me débats dans la vie comme dans le poème. Ce passage par une forme de lutte qui apparaît, je crois, dans le rythme et la syntaxe du texte, peut ouvrir un possible (le oui). Dans Ici, adverbe qui nous rapproche et nous lie, Pierre écrivait : « en compagnie des mots / tu n’as qu’une envie, relier, réconcilier, / tout est cependant à refaire, / ils te l’indiquent, et ils t’épanouissent » (Pierre Dhainaut, Ici - Arfuyen, 2021).  Dans nos échanges, nos mots et nos rythmes trouvent un accord qui ne craint pas les dissonances et l’inachèvement du poème. Il me semble que les différences d’expression (et de personnalité peut-être), dans la rencontre, deviennent inspiration pour l’un et l’autre.
Pierre Dhainaut : Les brefs poèmes d’Emily Dickinson, denses, énigmatiques, ont été appelés « moitiés de poèmes », il nous appartient de les compléter grâce à « la voix qui se lève en chacun » durant sa lecture, et, poursuit Dominique Fortier dans son bel essai Les ombres blanches (Grasset, 2022), « il faut les deux voix » pour que les moitiés soient réunies. N’est-ce pas la démarche que nous suivons dans La troisième voix ? Aucun poème à lui seul ne se suffit, aucun des deux poètes n’est indépendant : tour à tour nous y sommes auteurs et lecteurs, le lecteur devenant l’auteur qui incite à une lecture nouvelle. Écriture et lecture se réinventent sans fin ou du moins aussi longtemps que le permettent les potentialités du poème premier et les possibilités de chaque intervenant. Un tel livre n’est pas terminé. Les livres de poésie se terminent-ils ? Le dialogue qu’ils inaugurent est, en principe, perpétuel. Isabelle, à ma connaissance, n’emploie pas l’adverbe « oui », mais fréquemment dans La troisième voix comme dans nos propres livres (Chemin des centaurées, Ici) nous employons celui d’« ici ». Dans la dernière section que tu cites, nous rejoignons notre lieu, le livre qui s’ouvre, et nous avons à vivre en cette ouverture. Je n’engage que moi dans cette partie de la réponse. C’est bien ici que tout se joue, dans l’espace et le temps d’une transmutation du langage et de l’être, mieux vaudrait dire, simplement, de la personne, en ce livre, en ce monde. « Ici » se change en « Oui ». Le livre est, par excellence, le lieu de l’écoute, notre sens le plus fin, le plus disponible, le moins autoritaire. À la fin de ta question, Sabine, tu compares nos comportements, « incisif », celui d’Isabelle, « réceptif », le mien, les doigts de l’une, la paume de l’autre, mais ces doigts et cette paume forment la même main, n’est-ce pas ? La voix que nous engendrons, la troisième, n’oppose pas les différences, elle les attise et les dépasse.

Pierre Dhainaut, Photo © archives Jean-Charles Bayon - VDN.

Cette entente silencieuse se rend pourtant visible, comme l’indique le geste du peintre Fabrice Rebeyrolle, qui grave des vers, reproduit des missives anciennes et les teinte de rouge et d’ocre : « Il incarne la troisième voix du livre » (Isabelle, « Le secret, l’empreinte »). Aviez-vous prévu de faire intervenir un artiste, lorsque vous avez réfléchi ensemble à la forme de ce livre ? Pourquoi cet appel à Fabrice Rebeyrolle ?    
Isabelle Lévesque : Pour ce qui me concerne, c’est la poursuite d’un travail commun avec Fabrice Rebeyrolle depuis Chemin des centaurées (L’herbe qui tremble, 2019). J’ai aimé que le peintre, comme il le fait toujours, propose sa propre lecture des poèmes. Pour Chemin des centaurées, il avait inventé un paysage fantastique dans lequel les fleurs, devenues des êtres singuliers, semblaient s’extraire des pages pour exprimer une émotion. Dans En découdre, Fabrice R. avait dissocié des espaces qu’il fracturait par la gravure et l’entaille vive sur la page. Dans Je souffle, et rien. c’est tout l’espace vertical, vertigineux, qui l’avait inspiré. Ce que crée ce peintre me surprend toujours : il lit attentivement les textes, c’est un grand familier de la poésie contemporaine, et transcrit à sa manière les mots du poème. En travaillant sur les feuilles d’une correspondance ancienne, il a donné un fond signifiant aux peintures. Tout découle me semble-t-il de cette correspondance que Pierre et moi échangions pour nous adresser les poèmes. Et puis des couleurs, le rouge, le bleu raniment ce passé des lettres anciennes. Les réactions de Fabrice R. à la lecture des poèmes s’avèrent toujours stimulantes.
Pierre Dhainaut : A priori je ne voyais pas ce livre accompagné par un peintre. L’initiative d’inviter Fabrice Rebeyrolle revient à Isabelle, je l’ai approuvée sans réserve, nous avions déjà réalisé plusieurs livres d’artistes tous les trois. Fabrice a parfaitement vaincu la difficulté qui lui était soumise, deux auteurs, deux lieux, variété des propos… Il n’a pas illustré, il a rendu visible ce qui nous animait lorsque nous confiions au papier ces empreintes de nos mains ou de nos voix, ces lignes aussi tremblantes que celles qu’enregistre un sismographe, un électrocardiogramme.
Vous utilisez tous deux, très naturellement, la deuxième personne du singulier, qui est l’axe du dialogue. D’ailleurs, le premier titre – manuscrit, avec vos deux écritures – redouble cette adresse : « C’est toi / C’est toi ». Pourtant, je ne peux me défaire de l’impression selon laquelle chez toi, Isabelle, le « tu » renvoie clairement à Pierre, ton interlocuteur, alors que toi, Pierre, tu emploies parfois aussi le « tu » comme on s’adresserait à soi-même (un « tu » embrassé par ce « nous » qui t’est si familier). Quels sont le sens et la portée de cette deuxième personne du singulier, pour chacun de vous ?
Isabelle Lévesque : Chère Sabine, la deuxième personne du singulier entre volontiers dans mes poèmes. Même lorsque je n’écris pas avec quelqu’un, je crois que tous mes poèmes sont adressés. Tu as raison, le plus souvent dans La troisième voix je m’adresse à Pierre – pas seulement je crois, mes chers disparus et les aimés vivants s’invitent aussi en ce « tu ». Il n’est pas exclusif. L’incarnation est très forte dans mes poèmes et je n’utilise jamais la deuxième personne pour m’adresser à moi-même. Ce pronom est classiquement et irrésistiblement pour moi la figure de l’autre. Impossible de me penser seule et je tends toujours mes mots à quelqu’un en espérant qu’ils seront entendus. Ecrire, c’est pour moi établir un lien et tenter de le maintenir par tous les moyens du poème.
Pierre Dhainaut : L’omniprésence du pronom « tu » et sa force, c’est l’une des constantes de l’œuvre d’Isabelle. Le lecteur a beau savoir que la personne à qui elle parle est un être aimé qui s’est éloigné ou qui est mort, il se sent directement concerné : à lui, à lui personnellement s’adressent ces poèmes. Le « tu » de mes poèmes, moins fréquent, désigne avant tout l’être aimé, il a également servi à invoquer la poésie, la poésie et l’être aimé sont inséparables, « Toi mon absente ma vivante » (Le poème commencé). Le « tu » est encore celui du dialogue avec soi-même, un avatar du « je » avec lequel on prend un peu de distance. Dans La troisième voix la deuxième personne du singulier s’imposait d’un bout à l’autre du dialogue. Je sais qui me convie à écrire ce poème, je sais à qui je le destine. J’insiste : d’ordinaire, je suis face à l’inconnu, même si j’espère que le poème, comme le disait Celan, « va vers l’autre ». Cette fois, comment l’oublierais-je ? le poème sera lu, relancé, par quelqu’un dont je connais la voix. Je ne tiens ni à le convaincre ni à lui plaire, je souhaite être à la hauteur de ce qu’il attend de moi. Et c’est ainsi que nous avons quelque chance d’échapper au cercle où nous enclot le narcissisme et que, si nous n’y prenons garde, l’écriture entretient volontiers. Le « nous », que j’affectionne, est le pronom de « la troisième voix ».
Votre dialogue relie parfois deux lieux : à plusieurs reprises sont nommées vos villes respectives, « Dunkerque », « Les Andelys ». Pourquoi insister sur cet ancrage si « nous sommes d’une planète sans nom » (Isabelle) ?
Isabelle Lévesque :  Je crois que l’impossibilité de nous rejoindre dans l’une ou l’autre ville, pour des raisons diverses, comme le lien très fort de chacun à « sa » ville a déterminé ce retour fréquent des deux noms propres. Nous avions aussi conscience du trajet des lettres (dans le ciel sans doute, au-dessus des nuages), nous l’avons évoqué, comme le temps nécessaire à l’acheminement du poème. Nous vivions le passage de l’une à l’autre ville comme une sorte d’écho, la seconde existence du poème lorsqu’il arrivait à destination. C’est un peu le miracle d’une correspondance, elle n’atteint son destinataire qu’après.
Pierre Dhainaut : Isabelle mentionne des lieux dans le corps du poème, je ne le fais guère. Je n’ai que trop tendance, je m’en rends compte, à généraliser, pour ne pas dire à abstraire. Est-ce une tendance inhérente à la poésie ou liée à ma seule personne ? Je ne cesse de me poser la question. Dans La troisième voix Isabelle apporte le sens du concret qui me fait défaut. Cela dit, certains noms de lieux en particulier m’enchantent, Les Andelys justement, à condition de prononcer comme il convient, avec le « i » final, la voyelle de stridence et de déchirure, mais aussi de visage, d’alliance.
J’ai été frappée par l’importance du mot « neige », d’abord dans les deux poèmes manuscrits de votre première partie (« C’est toi / C’est toi »), puis dans le cours du livre, même lorsque les poèmes sont datés du mois d’août. Pierre, tu as publié en 2022, chez le même éditeur, Préface à la neige. Isabelle, l’un de tes titres emblématiques est Le fil de givre (Al Manar, 2018). D’où vous vient cette prédilection commune pour la neige et quel rôle joue ce mot dans vos échanges ?
Isabelle Lévesque : La neige entre dans une chaîne magique. Parce qu’elle est rare (ici, en Normandie), on l’attend longtemps. Elle figure aussi dans les images d’enfance, un noël sans neige est-il possible ? C’est qu’elle transforme tout sans rien changer. Le paysage, sous la neige, est intact. Elle lui donne la lumière de ses flocons. On imagine la luge, les moufles, les jeux d’enfant dans un paysage immémorial, un conte, en tout cas une période non datée qui nous relie à l’enfance, à la métamorphose et à la beauté. Le mot lui-même, une seule syllabe, me fait rêver. Il convoque les vers d’Apollinaire, une forme de mélancolie heureuse car je l’assimile à un temps de retrouvailles dans l’éternité de l’enfance que la neige ranime à chaque fois.
Pierre Dhainaut : Nous aimons la neige, le mot à lui seul est pour nous un signe de ralliement. Chaque hiver, nous en guettons l’apparition. Quand nous écrivions La grande année, elle nous a manqué, nous n’avons pu lui dédier une photographie, un poème. Avec la neige on pénètre dans un autre temps. On retourne à l’origine où rien n’est divisé, différencié : quelle est la frontière de l’invisible au visible ? Transies, les mains brûlent. À l’action dont les buts sont trop précis on préfère la contemplation, à la parole le silence. Mais ce silence comme l’immobilité n’est pas stérile. Entre mort et vie, voici l’aube. Plus qu’en attente on se trouve au sein d’un monde en latence. La blancheur dit tout, il lui arrive d’être éblouissante. La neige me fascine. Elle me réconcilie. Elle me dilate. J’invente en marchant les chemins, je souhaite que mes traces soient sur elle aussi légères que possible. Elle a une vertu initiatrice, une poétique peut en venir. Un style d’écriture, c’est-à-dire un style de vie. Les jours de neige correspondent au temps merveilleux des jeux. À chaque chose nous procurons un sens lié à la mémoire : à travers les années j’ai perpétué une vision formée à l’âge de mes dix ans au sortir de la guerre. Je renvoie à Préface à la neige. Quand reviendra pleinement la neige de l’enfance, tout sera accompli.
Dans ce livre, je découvre votre « envie » (à tous deux) « de conduire / le langage à l’ivresse » (Pierre). Quelle est cette ivresse ? Pierre évoque par ailleurs une aspiration à recevoir « le vrai nom du temps » et Isabelle revendique, en poésie, une forme d’éternité ou d’immortalité : « nous sommes immortels en ce nombre inconnu ». Je n’oublie pas que Le fil de givre désirait « tracer le ciel d’éternité ». On dit volontiers que l’extase suspend le temps. Vous répondre l’un à l’autre par des poèmes vous offre-t-il de mieux habiter l’instant ?
Isabelle Lévesque : Pour moi, le poème révèle un instant qu’il inscrit dans une forme vivante et permanente. Lorsque j’écris, tout reste intact (de la joie ou du chagrin, peu importe). Ecrire permet de redécouvrir une saveur, une image. Et lorsque je lis les poèmes, je ressens aussi cette capacité des mots à saisir ce qui pourrait perdre son intensité. Et puis je n’écris que lorsque j’en ressens le besoin, il faut donc que cet instant aussi soit propice pour restaurer le lien avec ce qui pourrait être perdu. Seul un état particulier de porosité permet cela. Sans doute est-ce la raison pour laquelle écrire me fait entrevoir la lumière.
Pierre Dhainaut : L’ivresse dès que tout vacille, les contours s’érodent, les murs, rendus poreux, s’écroulent. À quoi bon écrire des poèmes si nous ne sommes pas entraînés jusqu’à ce vertige ? Ivresse et lucidité ne sont pas incompatibles. Baudelaire refusait que nous soyons « les esclaves martyrisés du temps ». Ailleurs / ici, dehors / dedans, temps / éternité, absence / présence… les antagonismes de ce genre ne fonctionnent qu’à l’intérieur du système établi par notre logique, laquelle est dualiste. Échappons enfin à cette conception étriquée. En fait, un art existe, fondé sur de tout autres principes, l’art des passages, et nous le pratiquons plus ou moins fidèlement dans les poèmes. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage », rappelons-nous Montaigne, taoïste sans le savoir. Alors, nous n’opposons plus l’éphémère à l’intangible. Les poèmes sont des épiphanies, l’instant s’y ouvre dans le temps même, il ne dure que s’il est insoucieux de sa durée. Est-ce que La troisième voix propose de tels instants ? Aux lecteurs de le dire. Auteur, je peux dire que dans la temporalité mouvante de l’écriture les prérogatives du moi n’agissaient  plus, et ce dépassement est ce qui importe le plus. Pour l’un comme pour l’autre, le temps d’un livre et au-delà.

Présentation de l’auteur

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Jean-Pierre Siméon, La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion

Ce petit livre, dont le premier titre est issu de l’aphorisme 127 de la seconde partie, se présente en deux sections différentes, sur le même sujet : pourquoi la poésie, pourquoi des poètes, qu’est-ce que la poésie, à quoi est-elle utile, en quoi consiste un poème, comment devient-on poète, suffit-il pour l’être d’affirmer qu’on l’est et d’avoir éventuellement fait imprimer une plaquette de vers, etc., etc. ?

Dans la première partie, des pages de prose réflexive s’attachent à exposer le retour d’expérience du poète Jean-Pierre Siméon sur sa propre évolution en poésie et les questions qu’il se pose à ce propos, avec des tentatives de réponses lucides, parfois dubitatives ou hasardées, généralement convaincantes. Ce qui m’a semblé le plus digne d’être médité par tous les apprentis-poètes, dont je suis, c’est le souci qu’a l’auteur de voir la poésie (son exercice, sa présence dans la collectivité, sa place dans la pensée), justifiée. Le point sur lequel notre poète insiste, c’est sur le fait de la relation aux autres qui se manifeste à travers le poème, la publication, le besoin d’expression sociale inhérente à l’acte de publier. Plutôt qu’un mauvais commentaire à ce sujet, je préfère laisser la parole, limpide, à notre auteur : « Que quiconque ait le droit d’écrire des poèmes, voire de s’autoproclamer poète, ne se discute pas. La poésie n’appartient à personne, chacun a droit au risque éventuel du ridicule et finalement les lecteurs et le temps sont des arbitres sûrs. Mon propos ne vise ici qu’à identifier les causes d’un malentendu tenace qui veut que l’intention suffise à faire le poète et fait omettre le forcené travail qu’il faut pour y parvenir. On admet sans discuter qu’un long et exigeant apprentissage soit nécesaire pour se revendiquer chorégraphe, comédien, compositeur ou cinéaste, mais tout se passe comme si cette contrainte ne valait pas pour la poésie. » J’arrête ici car bien sûr je ne veux pas déflorer la suite. Il faut se plonger dans le point de vue passionnant de l’auteur sur le désir, sur le rythme dans le vers, sur le rapport de la voix du poète à la langue, sur la gestion de la « situation poétique » - j’en parlais à l’instant - par rapport à la société. Je crois que quiconque lit des poèmes, et davantage encore, quiconque aura entrepris d’en écrire - ce « chemin de vie » dont parle Siméon - tirera bénéfice à lire cet essai simple et franc autour des questions essentielle qu’on peut se poser à propos de l’affaire de la Poésie. 

Jean-Pierre SIMÉON – La flaque qui brille au retrait de la mer, suivi de Matière à réflexion, Editions Project’îles, 80 pp., 14 €.

De l’analyse de son élan de jeunesse vers le poème, jusqu’à celle d’un parcours de vie de bientôt trois quarts de siècle, avec les enseignements qu’un constant souci de la poésie a pu lui apporter, ces pages concentrées d’un auteur à l’oeuvre abondante et largement reconnue (sans pour autant qu’elle l’ait poussé à délaisser une saine humilité), méritent la plus intime attention. Il est probable que la majorité des poètes de notre temps s’y reconnaîtraient, et que ces pages peuvent constituer un sain garde-fou, si l’on me passe l’expression, pour de futurs écrivains que tente la poésie.

La seconde section de l’essai rassemble 152 aphorismes que Jean-Pierre Siméon a rassemblés sous le titre « Matière à réflexion ».  Et cette matière est d’une évidence assez foudroyante par les observations brèves qu’elle énonce, j’en cueille quelques-unes, mais toutes méritent réflexion précisément : 1. Mieux vaut un poème sans poète qu’un poète sans poème. 3. Vouloir être poète pour être connu, c’est partir en randonnée avec des tongs. 10. Il arrive que pour un vers, un poème, un recueil, le poète ait eu l’oreille absolue. Pour le lecteur, ça saute aux yeux. 18.Ne jamais douter de la poésie, mais de son poème, oui, toujours. 33. Le dessus des mots fascine mais c’est toujours dessous que ça se passe.  34. Poème : tissage, métissage. Surtout pas broderie. 60. Usage des adjectifs : pas comme des briques, comme des vitres. 64. La poésie est très précisément matière à réflexion. Elle nous réfléchit autant que nous la réfléchissons. 89. La poésie peut penser bien sûr mais il faut que cette pensée ait du vent dans les cheveux. 110. Pas de poème sans un « je » fut-il fantôme. Le moindre choix énonce un affect, une pensée, une humeur. Voire une insuffisance cardiaque. 136. Il arrive que des poèmes obscurs soient éclairants – mais jamais ceux obscurcis à dessein. 142. Le mauvais poète est celui qui préfère sa poésie à toutes les autres. 152. Aucun poème au monde ne serait justifié si la poésie n’était pas le sens ultime du devenir humain.

Si je cite de larges éclats de cette « matière », ce n’est pas que j’aie sélectionné le plus intéressant, seulement voulu montrer l’éventail des intérêts et, autour de la question poétique la diversité des questions qui se posent à un poète de long cheminement, qui en ce mince livre s’est appliqué avec bonheur à offrir un condensé transparent de son expérience. Il est des poètes qui s’expliquent, d’autres qui soit ne le veulent pas pour des raisons qui leur appartiennent, par exemple désir (suspect) d’entretenir un certain mythe, soit ne le peuvent simplement pas. Jean-Pierre Siméon fait ici partie de ceux qui mettent cartes sur table, même si certaines d’entre elles, précisément pour des raisons qui tiennent à l’essence de la poésie, nous interrogent à la manière de ces lames du Tarot dont on n’a jamais le sentiment d’avoir épuisé leur réserve de significations !

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Philippe Leuckx, Matière des soirs

 Lorsque j'eus refermé ce livre après ma première lecture, ma pensée fut tout entière condensée par cette impression : c'est le livre du chagrin. Elle fut certes influencée par le mot, employé maintes fois dans les poèmes, aussi par ce que je sais, comme le savent ceux qui suivent peu ou prou les publications de Philippe Leuckx sur les réseaux.

À vrai dire, j'ai eu cette sensation dès les premières pages et ce mot, chagrin, s'imposait par une sorte de noblesse, en cela qu'il dépasse une tristesse plus ou moins sans objet, c'est à dire une affliction à la fois plus sourde (peut-être plus faible en apparence à force de durer) et plus irrémédiable. Cette Matière des soirs, accompagnée des justes et somptueuses photographies de Philippe Colmant, est une traversée de la douleur énoncée avec retenue.

Dans la maison
je cherche la présence
comme l'on monte les marches
sans trouver son rythme
la solitude est vive dans le bois
des rampes
les chambres closes
parfois un rideau bouge un peu
mais c'est aussi illusoire
que ces bribes reconnues
au loin dans une pièce
dialogues morts nés
alors que la rue se ferme
comme une éponge
et que le jour tourne
sur lui-même
sans répit

Philippe Leuckx, Matière des soirs, Éditions Le Coudrier (24 Grand' Place, 1435 Mont-Saint-Guibert, Belgique)  2023, 66 pages, 18 €.

On aura compris qu'un deuil est à l’œuvre et il serait indécent d'en vouloir  décoder précisément les émergences dans les poèmes. Ce chagrin essentiel est celui qui dit la solitude de l'être, dépossédé de qui fut part de sa vie, et plus largement, qui dit toute solitude de l'être humain dans l'inévitable déréliction,

Paysage grêlé de tombes et de visages
absents
On ne peut taire l'effroi des mères
devant le vide
Parfois un père regarde au loin un arbre
l'intimant à vivre
debout

Car il s'agit de demeurer, et quand on est poète, homme traversé par les mots, il faut encore de ces douleurs en faire un miel doux-amer, avouer qu'on ne dit rien / de définitif, mais qu'on persiste à dire. L'errance cette école de patience, écrit Philippe Leuckx et je ne peux m'empêcher de songer à un autre Philippe (Jaccottet) : Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches, // tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin // du poème, plus que le premier sera proche // de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.(in L'effraie, Gallimard, 1953).

Le chagrin du poète n'est pas prétexte à une lamentation auto-centrée, c'est un chagrin vivant, d'autant plus douloureux sans doute, qui affronte le monde et tente une consolation dans les mots. À ce propos, on pourra noter les différents pronoms employés, le je, plus ancré dans la souffrance immédiate, je ne sais où aller / ou si peu, le on qui met à distance, on égrène les fêtes // les manques les beautés, le tu forcément à distance aussi mais cherchant prise, Tu te déprends de la solitude / dans l'aire de l'été.

Hors de ces tentatives d'analyse des poèmes, ou plutôt pour ne pas les souiller, il en est que l'on souhaite livrer dans leur simple miracle :

Sous la lumière confinée
ce tulle de solitude
l'enfant de sa fenêtre
scrute le dehors
et sa main prouesse
de lenteur
soulève la ville

Cependant, malgré la peine, la présence au monde résiste : Oui, les saules près du pré / et l'abreuvoir qui tonitrue / à chaque mufle ou encore : Des visages dans les vignes / signes de vie / au raisin qui se prépare

Dans l'épaisseur de nos vies
mailles strates veinules réseaux
le sang irrigue la petite espérance
désolée au logis informe dérisoire
et le cœur sonde à tout va
vers la lumière

La lumière est bien présente dans le livre, un désir de lumière le plus souvent, comme antidote à l'immense tristesse, ou insuffisante mais nommée, comme pour ne pas oublier qu'elle est possible. On laisse venir cette pauvre / lumière / cueillie entre les murs / un jour de canicule

Mais plutôt que de gloser pauvrement, laissons la parole au poète qui dit si simplement les choses, ajoutant ainsi à leur force :

on se dicte des fables démesurées
on a les mains trop grandes
pour ce si peu à cueillir
dans l'ombre

 

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Jacques Robinet, Ce qui insiste

Dès le premier poème de ce recueil, l’univers intime du poète s’offre aux lecteurs ; la communion avec les éléments de la nature : l’arbre, l’oiseau, mais aussi la nuit qui est une porte ouverte sur le monde des songes et un temps plus propice aux prières. Ce poème en ouverture du recueil, est une réflexion sur la vie et la mort. La figure d’un « Lazare ébloui » qui apparaît dans le deuxième poème est emblématique de cette espérance voire de cette expérience quand la vie transcende toute mort.

Pour Jacques Robinet, la nuit n’est jamais obscure et le silence toujours habité par cette présence invisible qui habite sa vie et sa poésie.

En ce recueil aussi, une réflexion sur la parole et la création poétique qui est verbe de vie. Le poète se confie à la feuille blanche et alors : «  le silence / se prépare à chanter », il sait se mettre à l’écoute du moindre souffle, du moindre signe, il sait aussi relever « les signes éparpillés » et recoller « les tessons de la cruche brisée. »
Jacques Robinet se met à l’écoute de ce qu’il est de ce qu’il fut car «  rien ne s’égare » quand on a «  la certitude d’avoir aimé », quand on sait avoir été « l’enfant/ qui confondait anges et lumière ( qui avait ) consenti aux caprices du ciel/ sans craindre ses outrances/ (avait) écouté sans (se) lasser/ les échanges du vent des arbres… ».

Alors…on peut le temps venu, le temps vécu, accepter «  sans trop de crainte d’entrer dans ton silence. », d’entrer ébloui dans le grand SILENCE.

Jacques Robinet, ce qui insiste, Cahiers du Loup Bleu, Les Lieux-dits, 2022, 52 p., 7€.

La nuit est encore là
Nul oiseau ne chante

J’ouvre la fenêtre
laisse entrer l’air frais
son parfum d’arbres
secoués par le vent

C’est l’heure où les morts
plient bagage sans laisser
de traces sur la rosée

Le silence répand
ses prières et ses songes

Sur cette frange indécise
où tout s’inscrit
              où tout s’efface
la joie timidement s’invite

( p.5 )

Présentation de l’auteur




Claude Serreau, Réviser pour après

En publiant ce nouveau recueil, il dit « mettre un point final » à ses « prétentions d’écrire ». Le Nantais Claude Serreau (91 ans) est un poète fécond. « Face au grand âge devenu », il annonce vouloir tourner la page. Mais peut-on se passer vraiment du « démon » de l’écriture ? Le concernant, plutôt que de « démon », il faudrait parler de « bonheur » de l’écriture. Son nouveau et dernier livre le démontre une fois de plus.

« J’engrange de l’amour/tout ce qui se partage/un soleil habité/de ces rires majeurs/où le matin s’invente ». Claude Serreau est du côté du « oui » à la vie. Il l’exprime notamment dans une série de « Dix poèmes à C… ». Mais ce chant d’amour, que l’on suppose adressé à l’être aimé, embrasse tout ce qui palpite « dans l’instance des jours ». Les accents fraternels du poète rejoignent, une nouvelle fois, les intonations de René Guy Cadou à qui il fait allusion dans l’un de ses textes (« Son corps avait gardé/d’enfance sous la guerre/une haine du froid/de l’ombre et de la nuit… ») Claude Serreau, lui aussi, opte pour la lumière « égarée quelque part/vers l’ouest ». Il entend, comme il l’a toujours fait, poursuivre « un chemin de ferveur/sans failles ni hasards ».

Claude Serreau, Réviser pour après, Des sources et des livres, 90 pages, 15 euros.

Des souvenirs d’enfance reviennent aussi par bouffées (« Mon enfance est à tout le monde », écrivait René Guy Cadou). « Dans la Vendée de ce temps-là/patrimoniale bocagère, note pour sa part Claude Serreau, Le clocher toujours s’égrenant/sur les âmes et les clairières/on vivait de petite épargne ». Ailleurs surgissent des sensations olfactives : « L’odeur des autocars/m’est restée d’une enfance/au bord de la grand-route ». Mais le poète ne s’attarde pas. S’il regarde dans le rétroviseur, c’est plutôt pour effectuer une forme d’introspection en forme de bilan. « Lire écrire afin d’espérer/qu’il en reste quelque chose/un cahier un livre épargné/retrouvé au hasard des ans/sous la poussière d’un grenier ».

Claude Serreau ne cultive pas la nostalgie, ne ressasse pas des regrets. Il cultive plutôt l’art du détachement. « Mon âge a ses musées/solitaires et vains ». Il nous parle de sa « vie maraudée » et livre « au soir du saut dans l’inconnu » une forme de testament littéraire pour « échapper au pouvoir des ombres ». Plus encore, il nous indique un chemin que ne renieraient pas les plus grands sages. « Chaque instant sera bien à prendre/au foyer du cœur loin du bruit ». Et si ce sont vraiment les derniers mots du poète, accueillons-les avec joie et gravité, manuscrites à la dernière page de son livre : « Ecoute les violons du monde descendre/au grave de leurs harmonies/quand c’est l’heure et que tout est dit ».

Présentation de l’auteur