Gwen Garnier-Duguy, Ce qui se murmure par-delà l’indicible

Les œuvres dignes de ce nom ne se réduisent guère à quelque interprétation unique. Il en est ainsi du « Livre d’Or » de Gwen Garnier-Duguy, recueil poétique qui nécessite, de la part de celui qui souhaite s’exprimer sur sa profondeur, d’opter pour un faisceau d’interprétations à la fois fidèle et subjectif.

Cette œuvre ouvre au lecteur, parmi nombre de perspectives, celle si juste et vécue par tous les poètes de faire signe vers ce qui échappe au dire. L’indicible fascine artistes, poètes et romanciers en raison du mystère – et de faille inaccessible – qui atteint la parole même. C’est dès lors le moment où il semble indispensable, « imitant l’ineffable », de se mettre à l’écoute de ce « murmure dans le lointain / Un chuchotement, vous entendez. » Aussi ces poèmes mènent-ils à la conscience du lecteur attentif et sensible les ressentis auxquels nous tous, en tant qu’humains, sommes immanquablement sujets.

Parmi ces sensations sublimes éclatent notamment, comme toujours chez Gwen Garnier-Duguy, des accents dignes du Rimbaud de « Soleil et Chair » ou du Giono du « Chant du monde ». Une vigueur du chant païen tout autant que chrétien transparaît dans les actes, le Verbe, le vent, la couleur, les oiseaux, la joie, la beauté. Des vers tels « Qu’il est bon, ce soleil dorant l’ombre de ma peau. / Je l’adore puisqu’il contient la terre entière » ou encore « En point de mire un feu aimante le trajet. / L’éclat rubescent se projette dans nos yeux. Nos regards ouvrent la navigation rouge » expriment une spiritualité qui embrasse, accueille le réel dans toute sa substance. Il n’est d’ailleurs autre que l’ici-bas dans notre rapport au monde, tactile, visible, auditif, tel un embrassement de l’univers total.

Gwen Garnier-Duguy, Livre d’Or, Illustration de couverture Roberto Mangú, L’Atelier du Grand Tétras, 96 pages, 15 euros.

Le lien y est indestructible avec l’unité universelle, ce que Goethe appelait l’âme du monde, présence qui se ressent seulement sans s’expliquer autrement que par l’amour qu’on lui porte. Cette vibrante affirmation de notre présence à la vie oppose l’insipide que constitue une signification de la vie imposée, extérieure, grégaire et paresseuse à la spiritualité d’une force intérieure unie à la totalité du monde.

Ce recueil est ainsi, par lui-même, un acte de résistance contre la déliquescence du sens – mais ne versant jamais dans la plainte, choisissant l’accueil amoureux du monde et le chant de notre présence ici-bas.

Présentation de l’auteur




Les Mots nus : entretien avec Rouda

Rappeur, slameur, poète et écrivain, Rouda transmet la parole poétique sur scène et à travers les nombreuses activités qu'il mène autour du langage, comme les  nombreux ateliers d'écriture qu'il anime avec le collectif 129H. Il travaille les mots guidé par cette unique ambition : ré-unir, partager, résister, ensemble, pour que la poésie redevienne ce lieu d'édification d'un horizon commun. . Pionnier du mouvement slam, il est l’un des principaux passeurs d’une culture en ébullition qui vient en droite ligne du spoken word, et de la tradition des joutes vocales. 

Son 1er album sort en 2008, chez Le Chant du Monde-Harmonia Mundi. (Musique des Lettres). Suivent un EP digital en 2013 (À l’ombre des brindilles), puis un nouvel album en 2016 chez Modulor (The French Guy). En 2019, toujours chez Modulor, Rouda sort un nouvel EP digital (Fatras). Le 05 janvier 2023 paraît son premier roman, Les Mots nus, aux Éditions Liana Levi. 

Il a accepté de répondre à nos question, pour évoquer la transmission du poème, cet espace de rencontre au-delà et à travers les mots, et de résistance. 

Vous êtes poète et slameur. Pensez-vous qu’aujourd’hui le slam est le meilleur moyen de transmettre la poésie aux jeunes générations ?
C'est toujours difficile de de catégoriser ou de prioriser. Je dirais que le slam est un moyen parmi d'autres sachant que « Slam » c'est un mot qui désigne des pratiques oratoires qui existent depuis des siècles, et où s’inscrit la poésie. Peut-être que Slam est un mot qui peut apparaître assez attractif et attirer une certaine partie de la jeunesse. C'est vrai que si plus tôt dans ma vie on m'avait invité à une soirée poésie je n’y serais peut-être pas allé. Mais quand il s’est agi d’aller assister à une scène slam (ça s'appelait slam session) le mot m'a interpellé. Et là j'ai découvert une pratique de l’oralité qui est extrêmement proche de la poésie. Elle est simplement un peu plus élargie parce que comme c'est une pratique a cappella elle englobe plusieurs types d’oralités qui sont par définition plurielles. Ça peut être du rap a capella, ça peut être de la poésie très classique, ça peut être du texte lyrique, ça peut être de l'improvisation, mais dans tous les cas c'est un art oratoire.
Pourquoi selon vous les plus jeunes ne vont pas volontiers (pour la majorité) vers la poésie écrite ? Est-elle d’un accès difficile ?
Pour évoquer mon expérience, la poésie je l’ai découverte à l’école. L’apprentissage qu'on a de la poésie est un apprentissage très académique, très scolaire. On va nous faire découvrir les grands noms les grands classiques de la poésie française ou étrangère, et on va analyser ces textes, et les mémoriser pour certains. La véritable nature de la poésie, c'est-à-dire le plaisir de jouer avec les mots, est rarement transmis, de même qu’on ne nous apprend pas que la poésie est partout, qu’il s’agit plutôt d’une manière de percevoir les choses, et que ce qui est poétique pour une personne ne le sera pas forcément pour une autre. 

Rouda, Ça parle, texte et voix : Rouda - Musique : Nicolas Séguy et Pierre Caillot - Réalisation : Kevin Gay - Image et étalonnage : Henri Coutant.

La poésie est ce qui me touche, grâce à la puissance de l'évocation des mots. Je pense que beaucoup de jeunes qui ne vont pas volontiers vers la poésie ont souffert de l'approche très scolaire. Pour ma part, la poésie je l'ai redécouverte grâce au slam, c'est à dire lorsque je suis allé sur des scènes slam et que j'ai re-découvert des poètes classiques avec des formes que j'avais étudiées à l'école, comme le sonnet ou des métriques classiques comme l'alexandrin par exemple. Là ça m'a interpellé et je suis allé relire ces grands poètes abordés de manière superficielle. Je suis allé relire Baudelaire, De Nerval, et des poètes plus proches de nous, et j'ai ouvert mon champ culturel.

Donc peut-être que le slam c'est juste un moyen de transmettre la poésie, pour que les plus jeunes renouent avec elle, et de les ramener vers cet immense champ poétique, celui qu'on peut trouver dans les livres.

LE MUSÉE DES MOTS USÉS, tiré de l'album de ROUDA  The French Guy -  Rouda feat OXMO PUCCINO.

Pensez-vous que les scènes Slam soient de nature à porter la poésie, plus que les moyens classiques tels que le livre, ou les lectures publiques ?
Encore une fois il faut s’entendre sur la définition du mot poésie. J'anime beaucoup d'ateliers d'écriture, et j’essaie toujours de montrer que ce qui peut rapprocher le rap du slam, le slam de la poésie, la poésie du rap, c’est l’émotion, parce que les mots, grâce au travail opéré sur la langue, nous touchent. J’essaie de regarder comment ils créent ces émotions. Du coup si on essaie de dire quelle est la différence entre la poésie, le slam, ou le rap, je n’en vois pas. L’essentiel est que les mots résonnent, nous touchent, suscitent de l’émotion.  
Et le slam permet de partager cette émotion, qui est celle que porte la poésie, et de créer des rencontres entre des auteurs, des orateurs, des autrices, des oratrices, avec des styles d'écriture très différents, et des styles d’oralités très variés. Ce dispositif unique en France je pense de réunir sur une même scène des gens d'horizons extrêmement éloignés permet de rassembler, et de créer des moments d'échanges autour des mots. Et cet échange, ce partage, c'est l’essence même de la poésie.

UN VERS D'AVANCE, tiré de l'album de ROUDA, The French Guy.

Comment pensez-vous, et écrivez-vous vos textes ? Comme un poème qui ensuite sera mis en rythme et en musique ou comme une globalité ?
L'écriture, c'est tellement mystérieux ! Parfois l'inspiration est là, il y a une espèce de fulgurance, qui fait qu’on arrive à écrire un poème en un temps incroyablement court. Parfois je vis des séances un peu plus « délicates ». Je tourne en rond sur un thème et rien ne surgit. Mais toujours, je navigue entre l'écriture et l'oralité : dès qu’un texte est assez abouti en termes de texte je le « mets » tout de suite à l'oral, pour voir comment « ça sonne », comment les mots résonnent entre eux. Ça me permet ensuite d’ajuster mon texte. A l’inverse je peux aussi commencer par l'oral, enchaîner des phrases sans forcément les écrire, avant de les coucher sur le papier. Je garde donc toujours un lien étroit entre ces deux dimensions. On en revient à la tradition orale, avec le slam et le rap, et c'est une manière de créer et de transmettre la poésie.

Rouda, Les Mots nus, premier roman, Texte et voix : Rouda - Musique : Nicolas Séguy - Rec & Mix : Nicolas Sélambin au 129H STUDIO - Réalisation : Kevin Gay.

Dans les ateliers d'écriture l'écriture, on a besoin de quoi ? D'une feuille, d'un stylo, sans oublier que les générations actuelles sont très connectées, elles écrivent beaucoup sur leur téléphone, donc là on a besoin d’un seul objet. Puis qu'on habite dans une grande ville, les possibilités de prendre la parole sont multiples. A Paris par exemple on peut slamer, participer à une scène ouverte, il y a des espaces d'expression qui sont multiples, souvent gratuits, très accessibles. Il y a des endroits où la parole et où la poésie circulent.
C’est très différent des soirées de lecture organisées par les poètes. D’après vous est-ce que c’est juste une question d’appellation qui fait que les scènes Slam attirent plus le jeune public ?
Peut-être que si on appelait ces soirée « slam poésie » ou « poésie slam » ça attirerait plus de monde, alors que ce serait le même dispositif, le même propos. Encore une fois, je pense que c'est un c'est un mot un plus moderne qui annonce quelque chose de plus large que la poésie, parce que ça englobe pour moi toutes les oralités. Il y a de la poésie dans le slam, comme dans le rap, ou le chant lyrique, par exemple...
Avez-vous écrit des recueils à partir de vos textes de Slam ? Les avez-vous écrits, figés dans un livre, et n’est-ce pas différent de les lire dans un recueil ou bien de les écouter ?
Je n’ai jamais publié de recueil de poésie, seulement des romans. Quelques-uns de mes textes ont été publiés dans des anthologies. Mais le slam, le rap, libèrent l'oralité, la parole, et les textes que j'écris pour la scène slam, destinés à aller sur des scènes slam, sont écrits  d'une certaine manière : quand je les écris je sais que je vais les partager sur scène, que je vais les partager à l'oral. Donc ça conditionne mon écriture et je ne suis pas certain que mes poèmes soient destinés à être figés sur du papier.
La différence, ce serait peut-être l’intention qui précède l’écriture, la destination. Avec le slam avant même d'écrire on sait qu'on va on va le partager avec le public sur une scène, et ça ça conditionne vraiment l'écriture. Il y a vraiment cette question de l'intention, et je pense qu’un recueil de textes de Slam ne pourrait pas exister, parce que le slam c'est ce moment où on est vivant, debout, face à un auditoire.
Des textes issus de la scène Slam qui seraient publiés dans un recueil finalement ce serait un recueil de poèmes. On ne pourrait pas appeler ça un recueil de Slam.
Avec la même base écrite on n’aura jamais le même texte, en fonction de la scène, en fonction du public, en fonction des réactions, en fonction des silences, en fonction d'une infinité de paramètres qui sont justement liées au spectacle vivant. On ne transmet pas du tout de la même manière le poème selon son mode de transmission, le recueil, et la scène, où c'est une transmission active, un partage immédiat.
Est-ce qu’il s’agit de la même manière de transmettre la poésie dans les ateliers d'écriture ?
C’est encore autre chose pour moi. Il s’agit d’écritures collectives. Nous écrivons à partir de consignes communes, et nous sommes surpris, à la fin du processus d'écriture, de voir que chacun a une proposition différente.
Pour revenir sur le Slam, c'est Marc Smith, un poète de Chicago, qui a inventé ce dispositif. Il fréquentait des soirées de lecture de poésie. Les poètes se retrouvaient autour d'une table, en cercle, et chacun son tour lisait une partie de son recueil, avant de céder la place à un autre poète. C’était très souvent interminable et ennuyeux. Marc Smith a suggéré de casser ce dispositif. Chacun a alors choisi uniquement un poème et l’a fait lire a quelqu’un d’autre ou l’a lu lui-même sur une estrade ou sur une scène, en en faisant un moment un peu plus vivant, et performatif. C'est comme ça qu’est né le dispositif du slam aux États-Unis. Ça part des lectures de poésie, d’une écriture, mais la modalité de transmission change : on réduit la durée et on met le poète debout face aux autres. C'est là que ça change. On travaille vraiment sur la mise en voie du poème, et là il se passe autre chose, dans la transmission du texte.  Toutes ces pistes, ces manières de diffuser la poésie doivent être explorées, et se croiser, pour toucher tout le monde et réunir autour du poème.




Gaëlle Fonlupt, ou l’art d’une étreinte cernée de sources

Nos creux avaient l’odeur des rivières
Nos pleins comblaient
les poumons vides du rocher

tu t’es déposé en moi par la racine

Lisez ce livre. Lisez ce livre comme vous iriez, fragiles et offerts : « écarquillés… au rebord de jardins suspendus ». Ouvrez la porte de vous prendre à bras le corps. Mais tendrement. De vous abandonner à la lumière du matin, orphelin du temps. Pour rien d’autre que la vastitude. L’inemployé.

Partez dissoudre vos arêtes à la chaux vive de ces poèmes. Ce trou blanc de ciel et de neige dans l’espace, respirez-le, à pleins poumons et lentement, je vous en prie, «  fleur de nénuphar ouverte de branchies ». 

Consentez à vous accorder le recueillement nécessaire au flottement du monde dans le monde. Savourez le miel de la perte des contours. Accostez sur cette île et respirez autrement, là où quelqu’un veille « avec la patience d’un jardinier » pour « apprendre la langue des morts », « terre cuite à son épaule / ruisseau à son aisselle».

Dans une délicate mais ferme ardeur, traversant le doute comme un buisson d’épines, une fièvre raisonnée par le courage au cœur, un bouillonnement intime d’images qui effleurent en gifles, en baisers, agrippent, mais aussi consolent, tentent de réparer une blessure originelle, la poétesse et romancière Gaëlle Fonlupt, telle une « ombre à la fenêtre » de sa propre écriture, scintillante comme le givre des printemps, murmurante aussi, au centre toujours en gravité de son existence, totalement absorbée par le geste de tenir tête à ce qui pourrait la consumer, la briser en éclats, les yeux dans les yeux avec l’indicible, l’invisible, nous invente, nous enfante même, dans cet intense recueil orné en couverture par l’aura d’un arbre du peintre Alexandre Hollan.

Gaëlle Fonlupt, À la chaux de nos silences, Éditions de Corlevour. Revue Achille. 119 pages. 16 euros.

À voix haute, ne résistant pas au désir qui nous envahit au fil des pages de confronter cette parole intérieure à l’épreuve de l’air, nous entendons surgir une langue du corps-source, une langue source-exil, comme celle puissamment présente au cœur de l’œuvre de Bernard Noël, « du nombril à mes cuisses », une langue d’affrontement, de résilience aussi, de multi sensorialité poncée à l’établi des mots, à l’établi des chairs et de l’âme qui voudraient parler. S’incarner dans la langue des germes.

C’est en la lisant ici que nous devenons solitude, puis présence, son amant, son ami, celui qui, tenu par la main de ses métaphores, vacille, chavire avec elle, comme si danser la douleur devenait Joie et Requiem, souffle mot à mot d’un cantique, plongée au-dedans comme dans rivière engourdie, prière inventée juste pour nous, faire face à la brûlure mère du silence, nous répéter, je suis là, je suis là, je traverse, j’éclos, je suis celui devenu celle qui, à chaque trait acéré du vers, se brise, se reconstitue, coagule et affirme « robe retroussée peau crue brouillée /… / je bois le bleu nu». Mon androgyne s’avance devant moi et boit les paroles de cette ombre profonde couchée en moi. Buvez avec moi. Buvez-moi.

Rare, précieuse, et précise au scalpel dans sa syntaxe, au ventre de cette soif partagée avec autant de pudeur, de discernement et de violence aussi, on sent monter une voix, et avec elle une sororité, du plus loin de la présence et de son animalité, écho du plus acéré des ténèbres aussi, du plus vivifiant d’Eros et de Thanatos, une voix étrange, prenante, fascinante, coupante comme « le fer d’une langue d’orage », un voix jeune mais affirmée, prometteuse, dans la tradition de « l’offrande en bouche » entre la pureté acétique d’un Roberto Juarroz et le lyrisme maitrisé d’un César Pavese.

Cette « chaux du silence » est de plus en plus vive au fil des pages, V.I.T.R.I.O.L du sens et du vide, testament d’une renaissance brûlée par le poème, et, sous le blanc du papier « la nuit assiège la douleur». Nous gagnons à mêler notre chair à celle brûlante de cette frontière entre lire et atteindre. La langue est nue sous sa robe. Saigner et signer nous guérissent de guérir.

Certains poèmes se dressent tout droit en éblouissements. Entre aphasie et marée haute. Déferlement et anéantissement. Courage de faire volte-face. Entre mourir et souffrir finalement. Puis, non. Tremblement de terre des émotions avant l’effondrement du moi.

Ce qui va renaître est inespéré. Un seul vers, une seule communion. Une consolation inattendue comme un bourgeon dans une haie d’épines. La terre sous nos pieds nous relie enfin à ce qui va nous dévorer, un jour, corps et âme confondus, en rendant à l’univers ce qui nous avait été prêté, le temps d’une vie.

De purs moments de pleine conscience ressuscitent le désir comme dernière chance donnée au souffle de s’incarner. Des cris essorés jusqu’à la transparence. C’est par cette densité d’une langue quasi alchimique, une quête de changer le plomb du chagrin en or de lucidité et de bienveillance, qu’on avance dans une immanence souveraine.

Quelque chose neige dans le réel. Et ce sont des poèmes. Quelque chose neige dans ce recueil : des éclats de voix aussitôt enfouis dans nos yeux, dans nos pensées. Comme des êtres à part entière. Et nous ne sommes plus jamais seuls.

Chaque vers nous apprend la bienveillance avec le monde et ce qui nous torture, clairvoyance avec nos deuils comme avec nos orgasmes, avec celui qui nous aime, celui qui nous blesse, car l’un et l’autre ici se côtoient à travers le vertige et la transe, comme si tu marchais le long d’une falaise.

Mourir et fleurir. Pleurer et sourdre sous le linceul avec les sources. Il y a tant de mystère dans cette vie déployée en palimpseste sous nos yeux qu’on incline son visage pour embrasser la gemme du non-dit et ses éclats. Coller nos lèvres à cette beauté sauvage de la pudeur ose nous dévoiler qui nous sommes. Nous embrassons Humains et Infinis dans la langue. Singularité et multitude.

Cette chaux vive brûle une à une, et j’assume le mot, quasi religieusement, tel un encens de notre propre chair, les écorces opaques de nos contours, comme l’amour brûle notre ennui, notre médiocrité, notre ego, encens de tous nos enfermements vers ce désir d’unité avec notre amour. Mais avec notre manque aussi. On dirait que le manque devenu douleur devenue poème féconde les arbres de cette forêt mystique où vivre serait perdre, accoster, se séparer, grandir vers l’être.

Voir, se battre. Il aura fallu l’écriture singulière d’une femme pour nous parler corps, corps à mort, corps Amor, nous ramener à une autre sensualité esthétique presque mystique dans son essence, à la limite du renversement de la douleur-plaisir, de l’effroi-renoncement et de la contemplation-combat. Dans la parturition de cette fécondation par l’image, quand il y a recherche d’effacement de soi et des dualités, surgit une troisième voie, voix, celle du centre. Une voix du Soi en quelque sorte.

Corps rond ou brisé de la mère, aigu de l’amante. Corps du désir, corps de l’attente. Du don et de la perte. Vécus des rythmes qui vident les chairs du rythme. Lire, cette parole de l’oscillation et du vacillement, comme s’inverser, entrer en contact avec son anima, basculer du yang solaire au yin lunaire de la fécondation.

Il existe en poésie une écriture féminine avec son identité propre, j’en suis certain, ce livre en donne une tonicité de plus. Elle nous pénètre et nous éparpille en son sein comme pollen, père et enfant du silence. Le dieu de la lumière lui aussi se féminise. « elle s’allonge sur le vent / s’ouvre à deux mains /attendant que le soleil en elle se fende »

La spiritualité commence avec cette ouverture vers ce qui se cache. Nous finissons échoués, inversés et émus sur la dernière page, dénudés par l’essentiel d’un chant lyrique, grave et contagieux, Robinson d’une rencontre qui nous murmure avant de refermer le livre.

« j’ai si faim de renaître »

Merci Gaëlle Fonlupt pour ce voyage initiatique.

Présentation de l’auteur




Le Bruit des mots n°3 — Entretien avec Alain Marc : la trans-mission de la littérature

Dans ce nouveau volet de la série Le Bruit des mots, Alain Marc, poète, écrivain et essayiste évoque "écrire", choix de vie et tribune, et ce qui a façonné son œuvre : résister, et trans-mettre le pouvoir agissant du langage. Il revient sur les étapes de son parcours, et sur les motivations qui ont présidé aux créations de ces différents livres. Qu'il s'agisse de recueils de poésie, de textes en prose, d'essais ou de mises en forme de fragments, la richesse de cette somme non arrêtée de ses publications forme un tout en constante évolution, et dont le sens est ici énoncé. 

Un film tourné à Auchy-La-Montagne, chez Valérie Thévenot que nous remercions pour son hospitalité, avec l'assistance d'Anne de Commines.

Présentation de l’auteur




Enseigner la poésie : un éveil au silence — entretien avec Géry Lamarre

Plasticien, poète, créateur de livres d'Art, Géry Lamarre opère un syncrétisme artistique et cherche à transcender la représentation dans le travail opéré sur la mimésis, à travers l'image, qu'elle soit plastique ou sonore dans le travail sur la langue permise par la mise en œuvre des mots dans le poème. Il est aussi enseignant, et transmets cette ambition qui est également une posture, face à ce matériaux qu'est le langage, qu'il s'agit de mettre en œuvre afin qu'il rende compte de l'indicible puissance de notre richesse humaine. Transmettre le poème aux plus jeunes, pour leur montrer le chemin vers eux-mêmes, mais comment ? Il a accepté de répondre à nos questions.

Tu es enseignant. Peux-tu nous dire quelle est ton approche de la poésie en classe, et comment il est possible de l’enseigner ?
Mon approche est particulière étant peintre, créateur de livres d’artistes et poète autant qu’enseignant en CM2.
Le travail que je mène en classe se développe principalement sur plusieurs axes : écriture, oralité et création plastique.
L’écriture poétique parce qu’elle est ludique et joyeuse. Elle offre une grande liberté d’expression et une latitude quant à la taille du texte, permettant ainsi à des élèves qui maîtrisent difficilement l’écrit, autant qu’à ceux qui le maîtrisent, de produire des textes.
L’oralité, en évitant la récitation : il s’agit de rendre vivant le poème. A cette fin, nous travaillons à chaque période un ensemble de poèmes. Ce sont des textes que j’ai préalablement sélectionnés soit pour leur thématique, leur rythmique, ou leur construction. Je leur propose plusieurs textes au choix qu’ils peuvent investir à plusieurs ou seuls. Ces poèmes sont toujours présentés : discutés sans toujours être expliqués. Les mises en voix sont travaillées ensemble puis à la fin de chaque période les « Diseurs de poésie » (parce que les premières années, c’était à 10h) vont offrir leur texte aux autres classes.
J’ai organisé avec eux, pendant quatre ans une revue Infraction poétique : invitant des poètes en classe, et alliant écriture et création plastique. Nous sortions un numéro ou deux par an, en format papier ou numérique (Calaméo). Là, cette année, le projet était lié à ce Prix Pierre Dhainaut du livre d’artiste. C’était un beau défi de savoir où je voulais aller sans savoir à l’avance par quel chemin. C’est s’ouvrir aux propositions des élèves et de leurs productions. Ce qu’ils me proposaient était une piste possible ou une réponse pour l’étape suivante.

Lina B.

Comment les élèves perçoivent-ils le texte poétique ? Ont-ils une idée « académique » de ce qu’elle est (des rimes, des vers…) ou bien est-ce qu’ils saisissent instinctivement que la poésie est surtout une question de mise en œuvre particulière du langage ?
Bien sûr qu’ils ont une idée académique ! C’est ce qui leur est souvent transmis par méconnaissance de la poésie contemporaine. C’est une vision répétée depuis plusieurs générations, alors que depuis plusieurs générations la poésie a évolué dans ses formes, ses intentions et structures. C’est pour cela que je sélectionne les textes à leur offrir sous plusieurs aspects.
Cela se retrouve parfois spontanément dans leurs productions écrites, d’ailleurs. Mais si certains perçoivent instinctivement cette mise en œuvre du langage, mon travail est de l’expliciter pour les autres. Les ateliers d’écriture ne concernent pas que la poésie. Travailler différentes typologies de textes permet de mettre l’accent sur les contraintes de chaque type d’écrit. Et donc de la poésie comme un écrit spécifique ayant une plus grande liberté d’invention.
Que peut transmettre la poésie ? Et peut-on transmettre la poésie ?
Un regard différent sur le monde, sur les mots, le langage. Le fait qu’apprendre, travailler puisse être ludique et inventif de solutions autres. Du plaisir. Un mode de pensée supplémentaire, différent.
Pour certains élèves (aller dire des poèmes dans les classes se fait sous forme de volontariat) oser dépasser leur timidité, leur manque de confiance (à l’oral comme à l’écrit). Lors des entraînements à l’oralité, la capacité des élèves-auditeurs à écouter, analyser, exprimer un ressenti pour améliorer les prestations des camarades…
Oui, on peut transmettre la poésie. Sous diverses formes : aller en écouter, en lire, en écrire. Pas forcément avec tous. Peu importe. Au travers de ce travail, j’aime l’idée de semer des graines, qui un jour ou l’autre, germeront un peu, beaucoup, passionnément… ou pas du tout. Cela dépend de la sensibilité de chacun. J’ai eu des élèves qui se sont mis à en écrire chez eux.

Infraction poétique n°2, avec la participation de tous les Poéticiens - Diseurs de poèmes - de la classe de CM2 de l'école "Les enfants d'Ercan" – Erquinghem/Lys, Mai/juin 2015.

Infraction poétique n°6, avec la participation de tous les Poéticiens de la classe de CM2/CM1 de l'école "Les enfants d'Ercan" – Erquinghem/Lys qui ont déclamé aux autres classes de l’école des poèmes de : Georges Perec, Nazim Hikmet, Raymond Devos, Hamid Tibouchi, Andrée Chédid, Jean Tardieu, Jean Rousselot et Robert Desnos.

Est-ce que tes échanges avec tes élèves nourrissent ta pratique de l’écriture ?
Pas directement. Mais, c’est un élément important de l’humus dans lequel s’épanouit ma vie.
Quelles sont tes plus belles réalisations ? Tes plus intenses souvenirs ?
En tant que souvenirs tous. Leur motivation. Plus particulièrement quand des élèves en difficulté d’écriture se mettent à y prendre plaisir. Là est l’essentiel du travail d’enseignant, ce plaisir, ce ludique qui donne envie d’apprendre, de faire, d’être curieux…
En tant que réalisations, ce sera toujours le prochain projet. Mais ce projet autour de la poésie de Pierre Dhainaut a été très particulièrement riche car complétement collectif. Nous avons même réussi à créer un livre individuel pour que chacun reparte avec le sien.

Ysaline.

Leyna.

Présentation de l’auteur




A propos d’Yves Bonnefoy : entretien avec Jérôme Thélot

Yves Bonnefoy, (1923-2016) est à juste titre considéré comme l’un des poètes majeurs de la moitié du XXe siècle et du début du XXIe. D’abord proche des Surréalistes, il s’en détachera très rapidement pour mener une œuvre personnelle et exigeante, avec notamment la parution en 1953, « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », unanimement salué par la critique de l’époque. Il vient de rentrer tout récemment dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard. Une consécration amplement méritée. Rencontre avec Jérôme Thélot, professeur des universités, essayiste, auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Et coéditeur des « œuvres poétiques », du poète dans la Pléiade.

En préambule de votre ouvrage intitulé La poésie précaire, vous écrivez : « Il y a longtemps que nous ne croyons plus aux enfers ni aux dieux ni aux prières, et c’est au point que nous ne croyons plus trop les poètes, ni qu’il soit nécessaire de comprendre au juste ce qu’ils font, quel rôle ou quel espoir leur reste depuis qu’il semble qu’ils ne prient plus ». Une formulation reconnaissons-le fort pessimiste, mais les poètes ont-ils vraiment besoin d’être crus. Et dans quel sens ?
Il ne me semble pas que la formule que vous citez soit « pessimiste » : elle est seulement inquiète du changement d’époque que nous vivons depuis le commencement de la « modernité », disons depuis Shakespeare, dans laquelle les représentations des religions héritées ne sont plus trop admises par la plupart des Européens, et en tout cas plus susceptibles de fonder encore les rites et les pratiques qui organisaient jadis le quotidien des sociétés. Comme les poètes d’autrefois adossaient souvent leur parole à ces représentations aujourd’hui largement surannées, le désenchantement de notre monde moderne affecte aussi la relation que nous pouvons avoir avec la poésie. Celle-ci en effet ne repose plus guère sur l’expérience d’une transcendance qui en cautionnait et en justifiait la recherche, laquelle est donc réduite à elle-même, sans autre légitimité que son vouloir propre, vulnérable et incertain de soi. Pourtant, ce vouloir persiste : les poètes misent toujours sur leur pratique paradoxale des mots pour donner un sens à l’existence, pour fonder la dignité de notre séjour, pour rendre aux hommes et aux femmes de notre temps de détresse leurs possibilités réelles. C’est en cela qu’ils demandent à être « crus » : que par eux nous soyons avertis de cette fonction de la poésie, c’est-à-dire non pas seulement que nous goûtions le charme esthétique des poèmes, mais que nous nous engagions à en reconduire, dans nos vies, l’intense promesse.

La prière que vous nommez semble relever du symptôme et ce, précisément, parce qu’elle a disparu, bien plus que de sa genèse, au sens théologique du terme. Est-ce un « fait » de notre époque, où les grandes Espérances ont presque disparu ? Car finalement Espérer, c’est empêcher en quelque sorte, « la disparition » ou « le désastre ». Qu’en pensez-vous ?
La poésie comme la veulent les grands poètes de notre temps est aussi, comme disait Bonnefoy, une « tâche d’espérance ». L’un des premiers essais de cet auteur en a d’emblée donné la définition suivante : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. » Et Jaccottet de son côté écrivait ceci : « La Poésie ne serait-elle pas justement ce qui nous empêche de croire tout à fait à l’absurde ? » Dès lors que la parole poétique ne se connaît plus de destinataire transcendant, son adresse à autrui ne passe plus par aucune divinité, et si une plainte infinie ou une louange extrême, ou encore une protestation ou une réclamation non moins exigeantes lui sont parfois aussi nécessaires qu’elles l’étaient jadis dans la forme traditionnelle de la prière enseignée, tout de même ces traces inéludables de la précarité humaine sont rabattues chez les poètes sur le seul plan d’immanence où a lieu notre destin.

Jérôme Thélot, La Poésie précaire (Perspectives littéraires), PUF, 1997, 150 pages.

Ce plan est un monde désert, certes, mais c’est tout de même un monde : et comme tel celui-ci est assez riche de ressources et d’abord de beauté pour encourager le poète à persévérer dans sa conviction fondamentale, qui est qu’à parler autrement, à laver les mots quotidiens de leur aliénation économique, l’amour pourra — comme disait Rimbaud — être réinventé, les énergies salvatrices pourront s’associer et le sens se reformer.
Et plus précisément chez Yves Bonnefoy, souvent qualifié de « gnostique ». Cette expression vous parait-elle juste le concernant ?
Non, elle est fausse et exprime un contre-sens. La « gnose », c’est d’une part la représentation selon laquelle le réel est une vallée de larmes, qu’ici-bas est un abîme de faute et de non-sens, et, d’autre part, l’idée qu’un Dieu caché, absent de ce monde, pourra répondre à la fine pointe de l’âme si celle-ci s’arrache enfin aux ténèbres du concret. La gnose est ce dualisme spéculatif auquel toute la pensée et l’expérience de Bonnefoy sont profondément contraires — lui qui aimait le réel, l’ici, qui adhérait de tout son être aux phénomènes sensibles et ne voyait aucun mal à la substance terrestre, à la nature telle qu’elle se donne, à la beauté de l’immanence. Seulement, c’est vrai qu’il a compris qu’à peine on prononce un mot, quoi qu’on dise, et c’est l’ordre tout entier du langage qui tend à se substituer aux choses pleines, à restreindre celles-ci à l’image qu’il en forme, et c’est du coup de l’irréel qui occupe la conscience, du factice, du chimérique qu’il a précisément appelé une « gnose ». Mais la poésie, c’est ce qui lutte contre cette chimère, contre cette abstraction préférée à ce qui est. La poésie ne veut pas l’irréalité, elle refuse que les présences concrètes soit dévaluées par les illusions du langage. Aussi est-elle selon Bonnefoy un combat incessant contre la dépréciation gnostique du monde, contre la fantasmagorie conceptuelle. Il s’agit donc, a-t-il dit, d’« être parole malgré les mots » : d’être présent au monde, malgré les représentations. Un admirable essai sur cette dialectique est reproduit sous le titre « La poésie et la gnose » parmi ses Œuvres poétiques dans la collection de la Pléiade.
Vous dites aussi qu’Yves Bonnefoy « troue son œuvre par l’hypothèse d’un dieu à naître », et pourquoi pas un dieu mourant dont on pleure l’agonie, ou un dieu déjà mort ? N’y a-t-il pas dans ce cas, une recherche impossible de la transcendance, comme principe « primordial », de l’élévation ?
Ces questions sont si grevées d’ambiguïtés qu’elles exigent des clarifications terminologiques. Au reste, c’est le rôle de la poésie de nous désencombrer des notions préconstruites et de l’usage convenu des mots. « Dieu », Bonnefoy n’a pas refusé d’en prononcer le nom. Par exemple, dans l’un de ses plus grands livres, Dans le leurre du seuil : « Tu peux nommer Dieu ce vase vide, / Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don, / Dieu sans regard mais dont les mains renouent. » Mais il s’agit là d’un nom désignant l’Unité de l’être quand celui-ci est rejoint en son absolu. Il ne s’agit donc pas d’une « élévation », mais, au contraire, d’une participation ici à l’être même du monde, d’une approbation réciproque du sujet et du réel tels qu’ils sont, dans leur finitude aimée. Ce « Dieu » n’est donc certes pas celui qui agonise ni celui qui est déjà mort : il n’a plus rien de sacrificiel, et il est toujours à recommencer par une pratique du langage qui dissipe les leurres de celui-ci, qui émancipe l’esprit des fictions idéologiques ou religieuses. Bonnefoy disait volontiers à la fin de sa vie : « La poésie, c’est ce qui reprend à la religion son bien ».
Le factice, le chimérique, que vous inventoriez si justement n’annoncent-ils pas finalement une société du désastre, qui n’aurait plus rien de spirituel ?
Que notre temps soit souvent ou même structurellement désastreux, Bonnefoy le dirait ou l’a dit en effet, comme l’avait dit Hölderlin prenant conscience du retrait des formes traditionnelles du sacré. Mais ce désastre est selon Bonnefoy l’une seulement des conséquences du langage, qu’il a mise en balance avec une autre, dont il convient aussi de tenir compte. La première conséquence du langage, c’est, nous venons de le dire, le déploiement du chimérique dans la conscience aliénée, c’est l’assujettissement de celle-ci à l’empire des concepts qui substituent aux réalités évidentes leurs exériorités partielles et fragmentées, et c’est donc la séparation de l’homme d’avec le monde réduit au rang d’objet exploitable — et tel est, de toujours, le « désastre ». Mais l’autre conséquence du langage est qu’il autorise un emploi des mots non pas pour leur seule valeur conceptuelle, mais aussi pour leur musique, et qu’il encourage que soit ranimée dans les vocables leur matérialité sonore : or celle-ci permettant aux mots de se réassocier à la matière du monde leur donne de se faire non pas des concepts mais des symboles, non pas seulement des représentations mais des participations unitives à la plénitude du sensible. Disons que le langage ne condamne pas la conscience à l’aliénation, il lui permet aussi d’inventer dans la langue une utopie qui la désencombre de ses illusions la rouvre à l’unité. En face du « désastre », se tient toujours le possible. Et le possible, c’est la réserve de sens inédit dont les mots sont porteurs quand ils sont rendus à leur musique native — à leur puissance poétique. Les sociétés contemporaines ne sont pas privées de ce que vous appelez le « spirituel », peut-être même ne sont-elles pas beaucoup plus abandonnées au désastre que les sociétés de jadis et de naguère : car elles disposent — par-delà toute croyance héritée et tout rêve d’arrière-monde — de l’esprit d’utopie dont le poète prend la responsabilité en ceci qu’il décide de parler autrement. Autrement que selon le savoir ; autrement que selon la nostalgie des métaphysiques épuisées ; autrement que selon le concept. C’est l’utopie en acte telle qu’elle se lève dans la musique verbale, dans la prosodie, dans les rythmes de la parole poétique, que d’inventer par ses symboles un nouvel être-au-monde qui émancipe l’humanité et lui donne un vrai lieu. Bonnefoy, en tout cas, n’a jamais cessé de revendiquer cette sorte de « foi » : non pas un catalogue de croyances adossées à des représentations douteuses et souvent désastreuses, mais, par le son des mots, la réinvention de l’homme nu, et la retrouvaille de chaque chose non comme objet mais comme visage.
Cependant la connaissance et le savoir permettent de mieux connaître le monde dans lequel nous vivons – mais il y a aussi l’inconnaissable, et l’irrévélé : « Non pris, non dit, non communicable », comme le suggère Saint-Jean-Chrysostome par exemple, et que certains poètes essaient de révéler. La métaphore poétique est-elle une justification du « sens caché » ?
Vous avez raison de suggérer que le concept n’est pas non plus le seul responsable de tous nos maux ; et Bonnefoy disait comme vous sa valeur irremplaçable dans le travail de la compréhension, en particulier le travail des sciences. La critique du concept chez Bonnefoy, comme chez Bergson, n’est nullement un irrationalisme, nullement une défiance à l’endroit de la raison : c’est seulement le premier moment critique pour reconquérir une raison élargie.
D’autre part, oui, l’expérience d’un surcroît du connu et d’un excès par rapport à toute communication, est celle que le poète donne à mémoriser et à relever dans ses poèmes. Il l’appelle quant à lui l’expérience de la « présence ». Et ce dernier mot s’entend chez Bonnefoy non pas comme l’entendent les philosophes (non pas comme un fondement ou une substance qui serait l’origine de toute réalité), mais simplement comme l’apparaître à la fois singulier et absolu de l’être même de ce qui est — un apparaître qui est abîme, et dont les mots employés poétiquement gardent la trace et relancent la promesse. Le poème selon Bonnefoy ne célèbre donc pas un sens « caché », et il n’est nullement ésorérique : il vise l’ouvert même de l’apparaître, la donation première de ce qui se donne. Sauf que cet ouvert est ordinairement trahi par l’empire des concepts. Parler poétiquement, ce n’est que démembrer cet empire et réhabiter l’ouvert.

∗∗∗

 

A propos de Jérôme Thélot

Jérôme Thélot, ancien élève d’Yves Bonnefoy au Collège de France, disciple aussi de René Girard et de Michel Henry, est essayiste et traducteur, et professeur de littérature française à l’Université de Lyon. Ses écrits portent sur la poésie romantique et moderne, sur la philosophie de l’affectivité, et sur les conditions de l’image. Il développe auprès des auteurs qu’il interroge, en particulier Baudelaire, Rousseau, Dostoïevski, Sophocle, une poétique générale qui remonte à la fondation de la parole et de la représentation dans la violence originelle. Ses travaux sur la photographie ont d’abord décrit les conséquences de l’invention de celle-ci sur la littérature (Les inventions littéraires de la photographie, PUF, 2003), puis les caractères propres de sa phénoménologie (Critique de la raison photographique, Les Belles Lettres / Encre marine, 2009). Ses « Notes sur le poétique » (Un caillou dans un creux, Manucius, 2016) explicitent les attendus de sa recherche.




Mireille Diaz-Florian, Ô ma joie lente à venir et autres poèmes

La rue avance de son flux continu
Je m’arrête au bord de l’horloge sans aiguille.
Je devine les failles du temps.

La nuit aura laissé ses traces ombrées
Dessiner le contour des choses.

Ô ma joie lente à venir1

Tout frémit sous la pourpre du jour
Je franchis lentement le seuil
J’écoute la pulsation de la ville

La lumière aura laissé ses touches vives
Dessiner le contour des choses

Ô ma joie lente à venir

Les ponts enserrent le fleuve
Je viens de là-bas où pèse le chagrin
J’inscris mes pas dans le silence   

Le vent aura laissé ses courbes amples
Dessiner le contour des choses

Ô ma joie lente à venir

Tout s’efface dans le sable
Je lie mes mots sur la courbe des dunes
Je tends le fil du labyrinthe

Le temps aura laissé ses plis tenaces
Dessiner le contour des choses  

Ô ma joie lente à venir

 

Déjà

Déjà tu es seule
Dans l’attente du jour

Tu regardes monter la lumière
Sur la toile de l’aube

Une porte lourde a tourné sur ses gonds.
Tu écoutes sa plainte

Des rues se perdent aux croisements du temps
Tu déchiffres les pages

Déjà tu avances
Sur les routes de sable

Une nuit a duré bien au-delà des heures
Tu as compté tes pas

Des courbes amples ont soulevé le vent
Tu as saisi l’envol

Des pierres dressées ont tracé la frontière
Tu as franchi le seuil

 Déjà tu danses
A l’horizon de l’île

 

De bleu et d’oiseaux

Ce fut un temps où le temps
S’ouvrait
Sur portes closes
Sur pesanteur de silence

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À regarder le ciel
Longtemps

Ce fut un temps où le temps
Glissait
Sur la surface du jour
Sur l’entaille de l’ombre
Sur la présence du vent 

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À filer les nuages
Longtemps

Ce fut un temps où le temps
Me parlait
De neige piétinée
D’aubes glacées
De mort annoncée

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À écouter la nuit
Longtemps  

Ce fut un temps où le temps
Estompait
La ligne d’horizon
Le bruit des lointains
Le vif du chagrin   

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À guetter l’ange  
Longtemps

 

Elle

Il était resté longtemps
À guetter le passage de l’ombre sur le chemin.
Puis la nuit était venue s’emparer de l’île.
Même la frange d’écume sur le sable
S’était assombrie.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Il songea alors aux longues années d’exil,
Aux traversées impitoyables,
Aux bateaux démembrés sur les roches à nu,
Aux cris de ses compagnons engloutis.

Il s’étonnait d’en avoir fait si souvent le récit.
Tout désormais lui paraissait si vain.
Les mots qu’il avait choisis,
Les rythmes accordés aux percussions. 

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Revenu dans l’île, il avait retrouvé sa démarche royale.
Il calmait en lui le désir de celle
Qui chaque jour soulèverait les  tentures de l’alcôve
Pour l’accueillir.

Il avait pénétré dans le patio.
Il avait pressenti dans les corridors silencieux
La lente destruction du passé
Que rien ne comblerait.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Dans la chambre désertée
Il avait aperçu sur le métier
La  toile toujours recommencée
Sur la trame des jours

Il était sorti sur la terrasse
Pour chercher la trace de ses pas
Les vents avaient balayé
La poussière de mémoire.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube  

 

A l’amie sans regard, je parle du printemps

Ton regard
Désormais
Se pose indifféremment sur le monde
                Alentour.

Je dois te dire
Pourtant
Ce qu’il en est sur la rive
                Ici.

Veux-tu
Encore
Savoir le mouvement des choses
                Peut-être.

Je sais
Je devine
Que tu avances dans les couloirs
                Vers où.

Mon regard
Pour toi
Se pose sur l’arbre en fleurs
                Là.

Ma main
Doucement
Effleure le souffle du vent
                Tout près.

Sens-tu
Maintenant
Le léger glissement du jour
                Déjà.

Tu regardes
Ainsi
Tournée vers la lumière dorée

Enfin.

Note

  1. Saint Augustin.

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Sandrine Cerruti, méduses, la défaite des cages

méduses

 

lors                             il apparait                              
le lieu des suspensions                                              toutes            

le ponton                                          
celui de l’entrer en marche vers l’ignoré

au surgissement                     se laisser pousser en attraction
quitter le sable à mesurer le temps ordinaire
et depuis les pieds devenus les seuls guides            entendre                     écouter eux seulement
et happée                               oui être happée en direction de l’interstice            
celui de l’appel au ponton apparu
sa structure polie                  
suivre à l’aveugle les veinures du bois
elles sont le balisage éphémère                                le chemin                               chemin d’aller-voir
celui de la révélation
révélation là
       
oui à l’entrebâillement                                 
là où la lumière ne s’annonce pas                                                                         intervalle à la vision
 

                                                           vision en voute inversée
celle des constellations aquatiques gélatineuses du par-delà-du-dit des méduses

elles viennent

altesses mutiques sans squelette ni poumon pas de cerveau
leurs  déplacements en agrégats toxiques                          
le silence fluorescent des globes visqueux
manifestation de leur persistance fossile                
leur obstination d’organisme résistant à l’incommensurable
celui de tout avant                 de tout après              des par-delà à évider tous les possibles
là est leur révélé                    le sans commencement                     ni fin                          
sans extrémité

plus de centre

infinités                                 
le dévoilé à l’espèce observatrice entre deux planches

 

la défaite des cages

 

fixe bien
bien riveter ses yeux à son cerveau ça va aller très vite
ne pas rater le murmurer du petit secret inspiré-expiré au travers du coton gris              celui des intermittences nocturnes (oui le secret reste secret à cause de sa petite taille)
regarde bien depuis ta cervelle
pour commencer surtout ne force pas         ne rien forcer en imprudente (il y a plus important pour dorer cette grande règle)
apprête-toi à entrevoir le secret
celui des cages
de la porte des cages (oui rien que ça)
la porte des cages s’ouvre depuis l’intérieur            le mouvement s’effectue toujours vers l’en-dedans
surtout ne pas chercher à la pousser            pas pousser la porte en direction de l’en-dehors des choses                                                                                             jamais
ce serait partir en dissolution                       perte malheureuse
                                                                       éventée                      oui                  attention
c’est sans forcer que s’opère l’ouvre-monde           souplement
via l’en-dedans
lors la béance facile celle de la circulation-dedans-hors-monde est à tout jamais obtenue
garde-le bien ce secret dans ton cerveau qui a tout vu (oui c’est furtif c’est le secret des cages il passe vite comme seuls savent filer les vrais secrets)
c’est vrai pour toutes les cages
il n’y a pas plus simple à forcer
c’est ça le secret
                                                                                             celui de la défaite des cages

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Julien Blaine, Poème inédit

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Éric Chassefière, 5 poèmes

AU PARTAGE DU CORPS

 

Le vent, le vent toujours, la parole des arbres, l'oiseau qui se pose, le corps qui s'ouvre,
la caresse du vent, sa fleur lointaine, l'onde légère de ces voix dans le silence proche ;
ce qu'on entend du vent, la naissance d'un feuillage, le chant caché de la tourterelle,
vol déployé à la cime de l'absence, tout ce grand mouvement des choses, cette
fragilité, cette impermanence du désir, déposant alphabet de l'ombre sur la peau,
toute cette nuit se libérant d'elle-même, cette obscurité qui se fait lumière, clarté
simple du premier rêve, premier dessin du corps dans la pensée. Cette lumière qui
cache pour mieux révéler, sentir comme nous y prenons visage, comme le vent s'en
fait la main qui éclaire, dégageant ce front, ces yeux, de l'encore pénombre du miroir.
Se laisser sculpter par ce vent et cette lumière, là, sous le portique des vieux arbres, à
guetter l'apparition dans les mots de la pensée. Mots que ce vent, cette clarté du vent,
ce flux de l'ombre dansante sur la peau, sont premiers à accueillir au partage du corps.
Ces mots, les dire si bas, en garder si longtemps le sens caché, que c'est le vent qui
parle et oublie. Laisser en nous respirer cette nature qui nous porte, écouter à perte
de silence, faire que les mots écoutent, parlent d'écouter. Tenir l'éclat, la lèvre, la
pierre douce du chemin.

 

*

PREMIER ÉVEIL

 

 

Ces hauts frênes dressés dans le vent, feuillages tout miroitant de lumière, prennent
transparence du souffle qui les anime. Tout n'y est que vibration de ciel, légèreté de
silence de la peau, clarté caressée aux veines de l'ombre. Ce vent, sentir comme il
embrase l'écoute, comme la flamme en est légère à la couleur, l'effacement s'y fait
source de l'apparition ; comme la main y tremble qui, à l'inconnu de ce silence partout
enlaçant le corps, trace ligne d'écoute et de parole, s'y invente le délicat chemin de
l'oiseau ; comme tout, dans ce vent, respire en tout, le lointain se cache dans le
proche, la distance est écriture de la lisière. Longtemps ne plus entendre que le silence
du vent, ne plus voir que l'immobilité du balancement qu'il imprime aux choses,
respirer de la même transparence, du même désir de donner souffle à l'instant qui
nous traverse, prendre vérité de l'arbre qui est en nous. Sentir comme l'arbre nait du
vent, comme son murmure est celui des mots. Venir, à la source légère du premier
éveil, écrire le silence, l'ombre, la pierre, tout ce que le vent pense et oublie. Éveiller
pour que l'ombre tremble, se souvienne l'éclat, la fleur.

 

*

CE CIEL

 

Intense lumière de l'après-midi. Le vent toujours, la légèreté de l'ombre,
de la couleur qui se mêle à l'ombre à la surface de cette eau vibrante, animée de mille
mouvements contraires, mince ruban de ciel cernant l'enfance, où toujours viennent
se perdre les pas ; douceur de cette berge bordant l'eau calme, que constelle l'ombre
des frênes et des peupliers, qui en est aussi le murmure dans le silence de l'herbe
d'été. C'est là qu'entre le cours paisible du canal et le tumulte du petit bois d'absence
creusé de pénombre, on vient reposer son pas, glisser avec les ombres légères des
oiseaux, traçant aux méandres de l'herbe la mouvante profondeur de la lumière qui
les porte. Ce ciel venu battre la terre, pareil à celui, tout près, que l'eau reflète, il faut
s'y laisser apparaitre avec ces oiseaux, par instant venant au-dessus du champ donner
ballet de leur présence. Sentir comme la liberté du regard, en ces instants de transe
joyeuse, allège le corps et libère l'esprit. Voir ces lignes lointaines d'arbres légers, de
montagnes enneigées de rocaille, de nuages aux falaises dressées sur l'horizon.
Habiter de son pas, foulant l'herbe baignée de ciel, tout ce grand cercle de la 
sensation, s'y perdre comme autrefois l'enfant au terme des chemins du soir.

 

*

LES DEUX ARBRES

 

Sombres silhouettes des deux frênes jumeaux irradiant le ciel de l'immense vitrail de
leurs branchages joints : tout n'y est que profond déploiement de l'espace, feuillage
de ciel, balancement de la pensée, vert pâle venu se mêler d'argent quand le soleil du
soir, en de rares instants, vient caresser de ses rayons les fluides grappes du feuillage.
Se laisser éclairer par la rosace des deux arbres, sentir, cette lumière qui filtre à travers
les branches, comme la source en est profonde, le tracé délicat, comme à chaque
instant l'arbre double redessine son lointain, en refait lisière, présence de ce
balancement qui en accorde les mouvements, comme la voix dans le silence en est
unique, le dessin dans la lumière équilibré. Sentir, ces deux arbres, comme ils n'en
font qu'un, chacun enclos dans le désir de l'autre, comme dans le vent du soir s'en
joignent les souffles, comme est un l'arbre de ciel qui les unit. Voir s'illuminer le toit,
savoir que l'ombre est miroir, nuit l'ouvert de la fleur.

 

*

ÉCRIRE

 

Chat léger au trait de la berge, venu entre nuit et nuit s'écrire dans la lumière. Son
pas, on ne l'entend pas ; le vent est silence, qui emporte mots et chemins. Marcher
du même pas léger, des mêmes mots silencieux du corps, de la même distance dans
le regard. N'entendre qu'avec le corps ces mots que seul rythme le pas, écrire du
rythme de son pas sur cette terre aux mille chemins d'enfance, écrire dans l'écho du
£vent, la fleur de silence de l'écoute, l'eau calme de l'ombre caressant le ciel, écrire
comme on lance la pierre, écrire à l'avant de soi-même, sans répit perdre et retrouver,
ramasser et relancer la pierre. Le chemin est en nous, on n'entend pas sa voix dans
le vent ; le vent est la voix, le silence de la voix, des mots qui parlent la voix.
Longtemps arpenter la berge, puis s'installer là, au creux du temps, dans la distance
légère du matin. Écrire l'ombre, le silence, la trace, comme ce chat dont l'apparition
fut dans son effacement même. Savoir que les mots renaissent ailleurs, que devenir
est mémoire, le vol de l'oiseau, silence, chant qui s'accomplit.

 

Présentation de l’auteur