Clément Beaulant, Autobiographie d’une zone de conflit (extrait)

le gazon est traversé des membres de la famille forment de petits îlots de chair – je dis « 

joie » je crois, que ça fait plusieurs heures que j'attends ou plusieurs décennies

 dans la rue un frère est un militaire c'est toujours le même,

ibidem

une pluie fine est tombée ce matin, dans la journée, une pluie fine

un appel (seul) un appel : le nom de votre correspondant : un échec

je relève presque quelques photographies sur le fil,

les corps brûlés dans la poussière, les chiens s'affairent »

demain notes pour penser, relever le courrier – ici viens-tu ?

notes pour penser, ne pas oublier de fermer aussi et sortir

les querelles des journaux dans l'actualité des mois ont passés où est m.

∗∗∗

les balles résonnantes percutent le sommeil – le paysage

tu et nous sont les deux seuls mots peut-être qui méritent un agrandissement

dans les couloirs des maisons d'arrêt on entend le même silence

ce silence est un absent est un frère ou seulement le souvenir

car j'ai vu que tu utilisais ce nous à la manière de

soleil ascendant. ça vous dit de pique-niquer ce midi s'entend comme

des essaims de nous parfois c'est flippant je peux ? - ici viens-tu ?

les uniformes des soldats sont des sexes levés vers le drapeau

à l'horizon, trois silhouettes quand parfois une nous salue

fusil mitrailleur en poche : des slogans dans la rue,

je ne sais pas avec quels mots tu parviens à exister

∗∗∗

dans les couloirs des grands hopitaux de campagne

le cinéma a fermé ses portes, les banquettes, votre place assise

dans le living-room : les riches ont fini par crever d'un empoisonnement au mercure

 il fallait faire des essais – test 1 échec test 2 échec etc

les résultats qui nous sont communiqués sont des données classifiées

et tout ce que le mot famille soulève

papa a suffit de                       rien ne résiste à l'absence

comme crises d'épilepsie autant d'incohérences et de confusions

dans le lointain le mur de craie : un message gravé dans le passé

puis finalement disparition de l'escalier des parents, ce n'est pas des

 vacances : un arbre et ce fourmillement d'être dans la lune

∗∗∗

les strates suivantes contiennent en pièces jointes le balisage qui sera posé sur site :

les restes du déjeuner des cadavres, les jouets des soldats de l'armée française

à l'infinitif dans les rapports : pillages et butins et viols sont des succès

le ballon est resté toute l'après-midi enfoncé dans le canapé

il en manque une – disparue – étouffée – qui est-ce

toutes les sorties scolaires sont annulées jusqu'à nouvel ordre

les carreaux cassés ont été remplacés une fois c'était moi sinon

on pourrait se reposer ensemble, c'est une joie ici viens-tu ?

(les tables ont tourné) quelqu'un a parlé

les trottoirs ruissellent de sang, nous remontons vers la place

les militaires en patrouille sourient au passant c'est moi le frère

∗∗∗

dans un pays très étranger les jeeps les 4x4 sillonnent les pistes tracées dans le v

des véhicules de l'armée stationnent devant le parlement 

cela est, tu dis cela est répète càd le vent ou son masque

ressemble exactement à m. – ressemble à la sonnerie du téléphone

journaux télévisés le 20h les cadavres représentent plus de la moitié de l'humanité

  1. ou p. : reste une famille quant aux disparus

le métro est le lieu le plus chaleureux que je côtoie dans l'intimité des tous

les ondes radio passent en boucle le soupçon d'une très vaste rumeur à laquelle

espace-vide tout le village à les volets clos – pas un lieu où un frère est absent

tous les soirs l'arrêt du bus est un havre où les coléoptères se reposent,

forment un cercle dans lequel tes bras lèvres poumons respirent ici viens-tu ?




Appel’action pour une trans-mission du poëme : entretien avec Julien Blaine

Pour Julien Blaine, la poésie s'expérimente physiquement : elle est, d'évidence, performative. Poésie sémiotique, multiple, où le corps participe de la mise en œuvre du travail de la langue, son œuvre en constante mutation a ouvert des champs encore inexplorés. S'il se situe à la fois dans une lignée post-concrète (Il multiplie les champs sémantiques, en faisant se côtoyer des signes de diverses nature et d'horizons différents – textuels, visuels, objectals) et post-fluxus (dans une expérimentation de la poésie comme partie intégrante du vécu), ses réalisations continuent de marquer l'espace poétique et de d'ouvrir des voies qui permettent à la poésie de s'inventer encore, et de toucher un public diversifié. Il a accepté de répondre à nos questions.

Vous organisez et participez de nombreuses scènes poétiques. Comment appelleriez-vous le fait de mettre en scène la poésie ? Est-ce de la performance ? Ou bien une modalité différente de transmettre la poésie ?
Oh lala !
J’ai si souvent changer d’appel’action :
Un jour pour désigner « ça » le mot Performance sʼest imposé. Soit !
Je suis resté sous des titres plus discrets ou clandestins :
Poésie sémiotique ou Poésie sémiologique dans les années 60.
Poésie élémentaire (double sens) au début des années 70.
Puis Poésie en chair et en os ou Poëme à cor(ps) et à cri  vers la fin du siècle dernier.
Ensuite après mon bye bye la perf. en 2005, ayant abandonné la performance, j’ai retenu : Déclar’action
Enfin après mon Grand dépotoir en 2020, je ne désirais plus, presque octogénaire, me produire en public, mais sous la pression de mon éditeur Laurent Cauwet, sur l’insistance et à l’invitation de quelques autres amies&amis et au souvenir de mon compagnon, camarade et complice Bernard Heidsieck qui s’était autocondamné au silence, je présente des M’exposés.
Mais le terme Poésie me convient parfaitement !

AGORA - Performance Julien Blaine - Galerie Première Ligne.

Est-ce que vous touchez un public différent, plus large ? Ou bien est-ce que votre public va ensuite vers le recueil, ou alors a fréquenté avant les pages de vos livres ?
Toutes les réponses sont bonnes !
Le public est plus large quoique à l’évidence très peu différent, plus important surtout à la fin du siècle dernier, ce XXe où la poésie était présente et présentée partout : musées, galeries, théâtres, festivals, écoles, universités, collèges, lycées, cafés, brasseries, fondazione, salons, marchés, places publiques, jardins, clubs de jazz et autres night-clubs, France-Culture et même au Cercle de minuit de Laure Adler !
Certains m’ont rencontré au cours de ces manifestations et ont lu après, certaines m’ont lu d’abord puis sont venues vérifier...
D’autres se sont contentées de me voir et de m’entendre puis se sont quelquefois baladées le long de mes référencements avec les moteurs de recherche comme Google ou Yahoo pour me connaître un peu plus !

Le Grand Dépotoir de Julien Blaine : Friche La Belle de Mai à Marseille le vendredi 13 mars 2020 - Un NON Vernissage et une NON Exposition suite aux fermetures administratives de tous les lieux publics, le début de la GUERRE contre le CORONAVIRUS 19 a commencé... Motier d’Action Totale — Ventabren en Février 2022. Poésie is not dead.

Vous avez dirigé durant de très nombreuses années le Centre International de Poésie de Marseille. Quelles étaient vos actions pour transmettre la poésie ? Quelle était votre ambition ?
Non, j’ai créé le Centre International de Poésie de Marseille mais je ne l’ai jamais dirigé...
J’ai toujours pensé que la poésie devait être présentée en personne face au public, « en chair et en os » ainsi que je l’ai souligné.
Le livre n’étant qu’un résidu du poème accompli, c’est à dire le texte tel une partition, proclamé, dit, animé, gesticulé...
Le poëme pour être complet doit être présenté, acté par le poète lui-même.
Ainsi j’ai créé ou co-organisé un nombre considérable de rencontres internationales de Fiumalbo au milieu des années 60, en Italie aux « Dits du Mardi » à Marseille, il y a peu, en passant par Polyphonix, la Tournée Performances des Poètes sonores  (Le Havre, Rennes, Centre Georges Pompidou), les Rencontres de Poésie Sonore (Festival d’Avignon, France), le Festival de Poésie de Cogolin, les Échanges internationaux de poésie (Allauch), les Rencontres Internationales de Poésie de Tarascon, le V.A.C (Ventabren Art Contemporain), les Voix de la Méditerranée à Lodève...
Notre ambition reste inatteignable : « changer la vie ! » mais nous restons dans cette démesure.

A "La Boutique", Mot de Julien BLAINE. Réalisation vidéo, Alain PERRIER et Bernard CERF.

La place réservée à la poésie dans les librairies est souvent restreinte. Pourquoi ? Le livre devient-il un moyen de transmission secondaire ?
Mais en cette époque gouvernée par des sénilo-infantiles cruels et incultes tout l’art est secondaire, accessoire ; toute la culture est mineure, délaissée voire abandonnée. Les grands médias sont propriétés des richissimes ou de l’état et les deux s’accordent à mettre en place tous les moyens pour abrutir le lecteur de magazines et de journaux, l’auditeur de radio et le spectateur de télévision à grands coups de spectacles sportifs, de jeux crétins et de talk-shows politico-bobo.
Et ça suit partout, cette ignorance volontaire, cette barbarie, y compris chez les libraires, à part quelques rares indépendants.
Quant à l’art sous toutes ses formes, il est entre les mains de fondation qui appartiennent à ces mêmes richissimes dont le souci se limite exclusivement à la spéculation.
Le livre reste néanmoins – pour eux – un moyen de transmission primordial en tant qu’outil de propagande ou d’abrutissement.
Il n’y a qu’à considérer les ouvrages les plus vendus de Guillaume Musso ou Marc Levy ou autres cochonneries en promotion chez Amazone !
Nos livres circulent mal mais ils circulent et ils sont passés de primordiaux à essentiels voire indispensables.

Julien Blaine : Peau pourrie, vidéo inédite.

Que peut transmettre la poésie ? Et peut-on transmettre la poésie ?
Des sites comme le vôtre et des enseignants : de l’humble instituteur au professeur de faculté mais il faut d’abord qu’il s’intéresse à la poésie et aux poètes, y compris les vivants !
Ce qui est heureusement de plus en plus les cas...
Ce que la poésie désire transmettre comme toujours c’est permettre l’autonomie de chacun&chacune, l’avènement de la liberté, la beauté du dire et la vérité de l’écrire, la force du faire, l’originalité de chacun&chacune, un chemin vers le bonheur...
Un bonheur intelligent !
Donc une résistance aux pouvoirs imbéciles ou autoritaires, (ce qui est de plus en plus compatible), une révolte permanente contre l’injustice.
Si nous savons que c’est encore de l’utopie et un parcours vers l’irréalisable, nous persévérons. C’est l’une de nos contraintes.
Ne jamais accepter de souvivre mais survivre intact sans aucun renoncement.
Non seulement on peut transmettre la poésie mais on doit transmettre la poésie par tous les moyens qui restent à notre disposition comme ces sites, ces marchés, ces foires, ces festivals, ces revues et par nos grands « petits » éditeurs indépendants et libres.
Je crois fermement à son retour en force.
Existe-t-il aujourd’hui un vecteur de transmission orale dans nos pays occidentaux ? Pensez-vous que la chanson soit un vecteur de transmission de la poésie ?
Oui : de petites radios locales, des sites sur internet, des festivals réguliers, quelques galeries...
Pour la chanson, c’est non !
Mais je souhaite me tromper !

Julien Blaine, Essai sur le S, Centre International de Poésie, Marseille.

Quelle est la place de l’internet dans la transmission de la poésie ? Est-ce que demain il existera d’autres voies pour porter la voix du poème ?
La Poésie est morte mais il y a toujours une ou un jeune poète pour la ressusciter. Cela fait au moins 30 000 ans que ça dure de l’aurignacien au fond des grottes jusqu’à nos Youtube contemporains.
Internet, quand on considère les carences, les évitements, les effacements des médias de référence ou jadis spécialisés, est devenu indispensable.
Notamment les sites qui nous informent régulièrement sur la vie de la poésie et des poètes.
En ce qui concerne les réseaux sociaux je suis plus réservé, je butine sur facebook et je suis souvent atterré par la connerie de certaines interventions et quelquefois surpris par leur pertinence (ce qui est beaucoup plus rare) mais cela reste néanmoins une source d’information et des possibilités de dialogue, alors j’y butine encore entre 2 courriels. 

L'émission "Poésie sur Parole", par André Velter, diffusée le 15 mai 1993. Présence : le poète en personne lisant des poèmes extraits de 'Sortie de quarantaine', 'Poèmes métaphysiques et Calmar'. Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant, dans l’unique objet de perpétuer la Poésie française. Site officiel : https://www.arthuryasmine.com/ Instagram : https://www.instagram.com/eclairbrut/ Facebook : https://www.facebook.com/eclairbrut Sur les poètes vivants : https://bit.ly/2JdBEi4 Dernières publications d’ÉCLAIR BRUT : http://bit.ly/2IgC72p

Présentation de l’auteur




Agnieszka Wolny-Hamkało : une voix poétique polonaise

Les cinq poèmes de l’écrivaine, journaliste et chercheuse polonaise Agnieszka Wolny-Hamkalo ont été initialement publiés dans les recueils Nikon i Leica (pol. Nikon et Leica, 2010) et Występy gościnne (pol. Invitée spéciale, 2014). L'autrice a construit son œuvre dès 1999 : celle-ci comporte aujourd'hui plus de trois cents poèmes, plusieurs romans adulte et jeunesse, des pièces de théâtre, des performances ainsi que des articles scientifiques.

Sa poésie est très visuelle, les images y défilant à une vitesse d’obturateur. Cette proximité à la photographie souligne que les représentations (qu’elles soient analogiques ou numériques, physiques ou oniriques) occupent une place prépondérante dans la poétique d’Agnieszka Wolny-Hamkalo.

Profondèment inspirée par Susan Sontag, dont elle étudie l’œuvre, et chercheuse spécialisée dans le style camp, Agnieszka Wolny-Hamkalo veille à ce que ses textes, comme le prônait Sontag, aient aussi « le goût de l’exagéré »1. La ville est son domaine de prédilection. Elle en saisit l'essence en y appliquant un filtre poétique, afin d'en composer une mise en scène. Ses représentations se détachent de leurs sens premiers, pour devenir un objet « conçu comme pur artifice » et changer la perception du lecteur en orientant son attention vers un phénomène caché.

Agnieszka Wolny-Hamkalo lit le livre L'été d'Adela, publié par la maison d'édition Hokus-Pokus. Le livre a été illustré par Agnieszka Kożuchowska.

Ainsi rétrécit-ellele domaine de la banalité » car « la banalité, au sens strict, est inséparable du contemporain ».

Malgré son onirisme - le rêve, le songe, les visions nocturnes constituent le leitmotiv de l’écriture de Wolny-Hamkalo - cette poésie demeure très narrative, ouverte à ses lectrices et lecteurs. C’est une invitation au voyage à travers de multiples strates du rêve, de la ville et de la vie.

Du recueil Nikon et Leica (2010) : une histoire vraie, flashmob ; du recueil Invitée spéciale (2014) : mandala, fenêtre météorologique, principe de Mach.

Agnieszka Wolny-Hamkało - 5 poèmes

Traduit du polonais par Michał Grabowski avec la collaboration précieuse de Blaise Guinin

 

une histoire vraie

Du chien je descends, du paon
j’ai gardé les plumes. Les garçons apprécient
mon âme farineuse, plate comme la dune.
Dedans j’ai plein de toiles d’araignées.
Les poupées sans bouche ont encore maigri,
je leur sers de la soupe de terre et des fourmis
avec du sucre. Mon jeune singe Rita
est sorti de sa coquille, il l’a abandonnée blotti
comme un jaune d’œuf ou comme une fée dragonne.
Maintenant les messieurs font sortir par ma bouche
des chants. Je regarde alors le fleuve :
dedans nage un argent fermenté et la lune
étire son omoplate cassé
contre le courant. La terre fume une fois encore comme l’azote.
Le matin, je trouve une trace sur ma peau.

historia prawdziwa

Od psa pochodzę a pióra
dał bażant. Chłopcy lubią z mąki
moją duszę płytką jak wydma.
W środku mam pełno pajęczyn.
Lalki bez ust są znów chudsze,
daję im zupę z ziemi i mrówki
z cukrem. Moja małpka Rita
wyniosła się z jajka skulona
jak żółtko, jak smocza wróżka.
Teraz panowie wyciągają ze mnie pieśni
przez usta. Patrzę wtedy na rzekę,
płynie w niej zsiadłe srebro i księżyc
nadstawia złamany obojczyk
pod nurt. Ziemia znów dymi jak azot.
Rano mam ślad na skórze.

 

flashmob

Sur-dormons aujourd’hui – ce sera bon.
Sur-dormons exprès. Feignons
la fièvre, le paludisme.
Foutons-nous des avis de passage, ignorons
les sonnettes, jouons les disparus,
un peu les morts, les perdus.
Sur-dormons éperdument
que ce jour soit un jour sans nous.
Sans nous ils s’en sortiront,
tous ces rendez-vous immanquables, tous ces impondérables.

Sur-dormons aujourd’hui, ne prononçons plus aucun mot.

fleszmob

Zaśpijmy dzisiaj – będzie fajnie.
Zaśpijmy specjalnie. Udajmy
gorączkę, udajmy malarię.
Olejmy awizo, zignorujmy
dzwonki, grajmy zaginionych,
tylko troszkę martwych.
Zaśpijmy zupełnie
dzień dniem bez nas zróbmy.
Bez nas się obejdą
te ważne spotkania, te straszne wypadki.

Zaśpijmy dzisiaj, nie mówmy już nic.

(extraits de : Agnieszka Wolny-Hamkało, Nikon i Leica (fr. Nikon et Leica), édtions WBPiCAK, Poznan 2010).

mandala

Pour toi les trompettes framboises, révolution.
Pour toi les cigarettes, les oranges.
Voici ! La ville s’investissant de couleurs,
la ville où nous nous amuserons
parmi les noms charmants. Au fond de mon œil
toi et tes tatouages – grands comme des lacs,
sages comme des tableaux. La ville
aime ses naufragés, elle leur réserve
des caveaux confortables. Voilà des rêves
emprunts, à mon sens, d’un bout d’Indonésie.
J’aime regarder les bateaux
sur tes mers noires, cette ville
où les cercueils entrent sous la terre
comme des truffes, où les patinoires blanches
offrent des locaux spacieux,
et des cigarettes mentholées avec leur bandeau bleu.
Les gens sont de grands chats inoffensifs
qui chantent dans les caves
leur chanson d’après-midi
et se prennent en photo parmi les dracénas.

mandala

Twoje malinowe trąbki, rewolucjo.
Twoje papierosy, twoje pomarańcze.
Tak jest! Miasto inwestuje w kolory,
będziemy bawić się w mieście
pośród ładnych nazw. Ty i twoje tatuaże
na dnie mojego oka – duże jak jeziora,
mądre jak obrazy. A miasto
lubi swoich rozbitków, układa ich
w ciepłych wnękach. Sny są jednak zrobione
z jakiejś Indonezji, tak myślę.
Lubię patrzeć na statki
i twoje morza czarne, miasto,
gdzie trumny wjeżdżają pod ziemię
jak trufle, a białe lodowiska
produkują przestronne lokale
i mentole z niebieską obwódką.
Ludzie to wielkie, niewrogie nam koty,
które śpiewają w piwnicach
popołudniową piosenkę
i robią sobie zdjęcia wśród dracen.

 

fenêtre météorologique

Se défiant de l’opinion générale,
elle a acheté ce foulard, et puis s’en est allée,
abandonnant volontés et prétentions enfantines.
Combien de secondes chances peut-on donner
impliquant cet enfant, faisant de lui partie prenante ?
Le soleil – bien nourri et éduqué –
s’en est allé, lui aussi, découvrir le monde. Les enfants n’ont droit à rien –
surtout que nous avons déjà quelque chose de prévu
pour ce soir. Tant pis, il avait une lecture
plus que sélective des lois de l’église.
Elle regrette toujours le garçon à qui elle s’était habituée.
La nuit, quand il ouvrait une canette de sprite,
ça crissait comme des grillons.

okno pogodowe

Wbrew obiegowej opinii
kupiła szalik i wyjechała,
rezygnując z dziecięcych roszczeń i pragnień.
Bo ile razy można dawać drugą szansę,
wciągając dziecko, robiąc z niego stronę?
Słońce – wykarmione i odchowane –
też ruszyło w świat. Nic dla dzieci –
zwłaszcza jeżeli mamy już jakieś plany
na wieczór. Trudno, miał zbyt selektywny
stosunek do przykazań kościoła.
Ale żal jej chłopca, do którego zdążyła przywyknąć.
Kiedy nocą otwierał sprite’a,
to brzmiało jak świerszcze.

 

Principe de Mach

Une femme parle russe au téléphone
dans une ville, celle d’un vieux film avec des aviatrices.
Une lune physiologique revient sans cesse
comme une chose oubliée, non dite ou non faite.
– Je crois qu’au fond les rêves sont emprunts
d’un bout d’Indonésie. En l’occurrence, je crois que celui-ci
est emprunt de ma douleur dans le dos, de mes cigarettes consumées,
et de mon permis de conduire à repasser
jusqu'à ma mort. Les rêves sont soumis au principe de Mach :
l’enfant qui virevolte sur un manège
est attiré par des étoiles qui ne sont pas de ce monde.

Zasada Macha

Kobieta mówiąca po rosyjsku przez telefon
w mieście ze starego filmu o pilotkach:
Fizjologiczny księżyc wracający bez przerwy
jak coś, co zapomniało się powiedzieć albo zrobić.
– Sny są jednak zrobione z jakiejś Indonezji,
tak myślę. Ten jest zrobiony z mojego bólu
kręgosłupa i z moich papierosów wypalonych
oraz z mojego nigdy już do śmierci niezrobionego
prawa jazdy, tak myślę. Snami rządzi zasada Macha:
dziecko wirujące na karuzeli
jest przyciągane przez gwiazdy nie stąd.

(extraits de : Agnieszka-Wolny Hamkało, Występy gościnne (fr. Invitée spéciale), éditions Igloo, Wroclaw 2014).

La trame de Lichtenstein, d'Agnieszka Wolny-Hamkało, interprétée par Michał Zborowski. Réalisé et édité par Piotr Bartos.

Note

  1. cette citation et suivantes dans ce paragraphe : Susan Sontag, Le style camp, traduction Guy Durand, éditions Christian Bourgois 2022.

Présentation de l’auteur




REGARD SUR LA POÉSIE NATIVE AMERICAN – TOO-Qua-see ( DeWitt Clinton Duncan) Cherokee (1829–1909)

Né à Dahlonega, dans la partie est de la nation Cherokee, (aujourd’hui situé dans l’état de Géorgie), fils de John et Elizabeth Abercrombie Duncan, tous déportés en 1839 vers l’ « Indian Territory », c’est-à-dire l’Oklahoma (qui signifie terre rouge en langue Choctaw, autre nation Indienne déportée , épisode de l’histoire connu comme la piste des larmes), le jeune Duncan fréquenta l’école de la mission et les écoles Cherokees avant de faire ses études à l’université de Darmouth (New-Hampshire, nord-est des États-Unis).

À cause de la guerre civile il ne put rentrer en Oklahoma et commença à enseigner dans des écoles des états du nord-est avant de s’installer en Iowa en 1866 en tant que juriste, enseignant, et militant politique. Après 1880, il divisa son temps entre la réserve Cherokee en Oklahoma, et l’Iowa. Il enseigna le latin, le grec et l’anglais au séminaire Cherokee, traduisit les lois Cherokees en anglais. Il écrivit des analyses linguistiques à propos de langue Cherokee qu’il écrivait, il devint journaliste pour le Indian Chieftain (journal Cherokee) à Vinita où il s’installa définitivement dans les années 1890 pour devenir un avocat Cherokee (à Tahlequah). Connu pour ses poèmes et œuvres de fiction, il fut aussi célèbre pour les lettres qu’il rendait publiques sous le nom de plume de Too-Qua-Stee. Lettres à caractère politique qui défendaient la souveraineté de la nation Cherokee. Bien que le produit de la politique d’assimilation, il luttait contre, reconnaissant néanmoins que ce système d’assimilation lui avait permis, à lui comme à d’autres Indiens éduqués dans les universités blanches, de mieux connaître l’esprit des blancs et grâce à cela, d’être capable de mieux défendre son peuple Cherokee, pris entre les menaces de dissolution de la nation et d’appauvrissement, ainsi que d’autres nations soumises à la politique de parcage sur les réserves le subissaient, et la tentation d’acquérir la citoyenneté américaine, (donc d’être noyé dans la masse des américains), ainsi que le Curtis Act de 1898 la leur accordait. 

Son long poème intitulé A Dead Nation (une nation morte), écrit en anglais, est un constat amer du résultat du contact des Indiens avec les européens et ce qui s’en suivit. C’est aussi un commentaire sarcastique sur ce que les européens pensaient des Indiens, ces sauvages assoiffés de sang, ces barbares, et pourtant quels barbares ont détruit la nation Cherokee ? Qui, bien qu’ayant promis que la nation Cherokee resterait nation souveraine avec sa propre constitution, décida qu’elle deviendrait une nation domestique, dépendante des États Unis ?

Et c’est d’humiliations en mensonges que 17 000 Cherokees entamèrent une marche forcée de 1500km vers le « Territoire Indien », qui deviendrait l’état d’Oklahoma, une terre infertile divisée et nombreuses réserves pour les nombreuses tribus déportées à partir des années 1830. Plus de 4000 Cherokees moururent en route, de faim, de froid, sous les coups … et bien d’autres moururent une fois arrivés, d’épuisement et de désespoir. La politique américaine poursuivra son travail de sape en essayant de détruire la cohésion sociale Cherokee (propriété privée exigée quand les tribus ne connaissaient pas ce principe, discrimination entre sangs purs et métis, destruction de l’organisation familiale traditionnelle …). Le poème vise à montrer la traitrise des européens, les horribles traitements qu’ils ont infligé aux Cherokees. Il utilise des métaphores et des expressions telles que « des haleines pestilentielles propageant les vers de l’avidité » pour dire toute la répulsion qu’éprouvaient les Indiens face aux manières des blancs. Le poème est constitué de 12 strophes de chacune quatre vers. La première montre les navires sur lesquels les européens arrivent. La seconde décrit « le commencement des temps » quand les navires accostent, quand les Cherokees sont « les premiers à marcher dans le monde nouveau-né ». La troisième raconte l’histoire sanglante de l’Europe qui amène à la quatrième strophe où les européens sèment chez les Cherokees (« vêtus de rubans rouges ») la même destruction que sur les champs de bataille européens. Le poème continue en narrant comment les blancs détruisent le système de valeurs et de moralité Cherokee : « Wrenched off the hinges from the joints of truth », soit les gonds arrachés aux jointures de la vérité. La huitième et la neuvième strophes portraient les européens avec une ironie acide :

Ainsi la Pestilence pourrissante, et l’Art, et le Pouvoir,
  Se livrent à des orgies sous la lune au-dessus des os de tes enfants,
Pour honorer la civilisation, les mains s’unissent
  Et dansent sur la musique de leurs derniers gémissements.

C’était la civilisation, (soit disant), au travail,
  Faire du prosélytisme auprès de tes fils par les voies de la grâce ;
Avec des moyens de sauvages, le fusil, l’épée et le poignard,
  Pour massacrer la nuit, ce jour-là pourrait avoir sa place.

Les européens célèbrent leur « victoire » en piétinant des cadavres et se prétendent civilisés…. De même dans ce poème l’auteur critique l’attitude de quelques Cherokees après l’arrivée des colons :

Ils dirent, ils singèrent les façons cruelles de l’homme blanc
Ils déchirèrent la poitrine qui leur avait donnés la vie et les avait nourris. 

Ces derniers vers évoquent la relation que les Indiens entretiennent avec le sol, la terre, un territoire, qu’ils considèrent être la mère nourricière de tous les êtres vivants, ses enfants. Le style du poème est conventionnel pour l’époque. On peut se demander quel public visait Duncan en écrivant ce poème, sachant que bien des Cherokees ne pouvaient pas le lire. Sans doute voulait-il mettre les politiques, les intellectuels, les lettrés, les éduqués, devant le fait accompli du génocide en cours, au nom de principes que la culture Cherokee possédait et respectait déjà… La notion de nation n’a pas été inculquée aux Indiens d’Amérique, l’histoire européenne de l’antiquité au dix-huitième siècle n’apportait rien de nouveau dans les concepts de gouvernance, de même que la religion chrétienne, dont les principes furent bafoués par ceux-là même qui en faisaient la religion unique et seule acceptable.  Quant au titre, «  Dead Nation », elle ne fait pas référence à un concept historique qui ferait de la nation Cherokee quelque chose à oublier dans un passé équivalent à notre antiquité européenne. Duncan n’espère pas un futur moderne qui serait automatiquement meilleur, il en appelle plutôt à une forme de résistance afin que la destruction en cours cesse, et que l’harmonie soit restaurée au sein de la communauté Cherokee.

DE Witt Clinton Duncan ou Too-Qua-Stee en écrivant de la prose et de la poésie dans cette époque comprise entre la guerre civile et la dissolution de la nation Cherokee en 1906, nous livre un témoignage extraordinaire, chargé à la fois d’émotion, de révolte, de lucidité. Dans son poème Truth Is Mortal, Too-Qua-Stee évoque la capture et l’incarcération de Crazy Snake, résistant, militant, activiste, membre de la nation Muskogee. Ce poème fut publié en 1901 dans le Indian Chieftain, il fut ensuite intégré en 2011dans l’anthologie de poésie Indienne Changing Is Not Vanishing (Université de Pennsylvanie).

Chitto Harjo, connu sous le nom de Crazy Snake, orateur et leader Muskogee, avait combattu et avait mené la résistance des Muskogees contre la nouvelle loi qui démantelait leur réserve en parcelles individuelles, ce qui provoquerait des problèmes d’héritage, de plus les parcelles se trouvaient potentiellement vendables et achetables par des non Indiens. Robert Dale Parker, professeur d’anglais et d’études amérindiennes à l’université de l’Illinois écrit : « En 1901, les troupes fédérales marchèrent contre Harjo et sa troupe toujours plus nombreuse (qu’on appelait les Snakes). Le 27 janvier Harjo et ses partisans furent arrêtés ». Le premier vers du poème est une allusion au poème de William Cullen Bryant, The battle-Field (le champ de bataille), qui dit : Truth, crushed to earth, shall rise again ( La vérité écrasée à terre se relèvera), mais ce n’est pas l’idée que Too-Qua-Stee se fait du contexte dans lequel lui et les Indiens sont plongés.

La Vérité est mortelle

Vers suggérés par le contenu d’un interview amical entre l’auteur et l’éditeur du Chieftain faisant référence à la capture et l’emprisonnement de Crazy Snake, le patriote Muskogee.

«La vérité écrasée à terre se relèvera »,
 Parfois on le dit. Faux ! Quand elle meurt,
Comme un grand arbre tombé sur la plaine,
 Elle ne peut jamais, jamais se relever. 

La beauté morte est enterrée hors de notre vue ;
 Elle est partie au-delà de la vague éternelle ;
Une autre jaillit dans la lumière,
  Mais pas celle qui est dans le tombeau.

Une fois j’ai vu un navire quitter la côte ;
 Son nom était « Vérité » ; et à son bord
Se trouvait un millier d’âmes ou plus :
  Sous sa quille l’océan grondait.

Ce navire et tout son équipage coulèrent.
  Vrai : d’autres navires aussi fiers que lui,
Bien construits, forts, et totalement neufs,
  Naviguent sur cette même mer.

Mais la «Vérité », et tous ceux qui avaient embarqué
  Sont perdus dans un sommeil éternel,
(L’endroit fatal non situé)
  Loin dans la profondeur abyssale.

Laissons Aguinaldo le fuyard parler ;
  Et Oc̅eola* depuis sa cellule ;
Et Sitting Bull, et Crazy Snake ;
 Leur histoire raconte leurs expériences.

Sur la terre entière aucune vérité
 Mais une cavalerie et une croix ;
Nous avons à peine le temps de saluer sa naissance,
  Que nous sommes appelés à noter sa disparition.

La vérité elle vit, mais le rire est un mouchard,
 Qui accroupi lèche la main du pouvoir,
Alors que ce qui mérite ce nom est faible,
   Et sous le pied meurt toutes les heures.

Oc̅eola,Vsseyvholv (assiyahola, celui qui crie) leader Creek-Séminole (1804-1838) fut traitreusement frappé à la tête et arrêté alors qu’il arrivait à Fort Peyton où flottait le drapeau blanc, pour des négociations pacifiques avec l’armée. Il mourut de malaria dans sa prison en Floride.(N.d.T).

TRUTH IS MORTAL

Lines suggested by the tenor of a friendly interview between the author and the editor of the Chieftain in reference to the capture and incarceration of Crazy Snake, the Muskogee patriot.

“Truth crushed to earth will rise again,”
   ’Tis sometimes said. False! When it dies,
Like a tall tree felled on the plain,
   It never, never more, can rise.

Dead beauty’s buried out of sight;
   ’Tis gone beyond the eternal wave;
Another springs up into light,
   But not the one that’s in the grave.

I saw a ship once leave the shore;
   Its name was “Truth;” and on its board
It bore a thousand souls or more:
   Beneath its keel the ocean roared.

That ship went down with all its crew.
   
True: other ships as proud as she,
Well built, and strong, and wholly new,
   Still ride upon that self-same sea.

But “Truth,” and all on her embarked
   Are lost in an eternal sleep,
(The fatal place itself unmarked)
   Far down in the abysmal deep.

Let fleeing Aguinaldo speak;
   And Oc
̅eola from his cell;
And Sitting Bull, and Crazy Snake;
   Their story of experience tell.

There is no truth in all the earth
   But there’s a Calvary and a Cross;
We scarce have time to hail its birth,
   Ere we are called to mark its loss.

The truth that lives and laugh’s a sneak,
   That crouching licks the hand of power,
While that that’s worth the name is weak,
   And under foot dies every hour.

Avocat de la dignité humaine, Too-Qua-Tsee a su souligner et s’élever contre les mensonges des politiques coloniales qui prétendaient accueillir les Indiens dans leur programme de « progrès », mais qui faisaient tout pour les en éloigner, et pire, faisaient tout pour les supprimer. Il a su analyser et prouver que le progrès n’était pas le but des dirigeants, que la « civilisation » était  l’autre nom donné pour dissimuler la cruauté inique du pouvoir de l’argent. Et que rien dans tout cela ne suivait les préceptes du Christ au nom duquel bien des méfaits avaient été commis, bien des décisions avaient été prises aux dépens des Indiens.

Présentation de l’auteur




Pauline Picot, BRACE BRACE

Il fut un temps où nous étions heureux
C’était il y a une heure
Il y a une minute
Il y a une seconde
En ce temps-là nous étions riches
Pleins aux as
Opulents comme pas permis
Nous ne savions pas encore
On ne nous avait rien dit
Mais la chose était faite

Puis quelqu’un nous a appelés
Quelqu’un nous a dit, nous a informés
Quelqu’un nous a annoncé que
Et simplement nous a troué le ventre
Simplement a gâché notre bière
Simplement a gâché nos vacances
Simplement a gâché notre vie

Il a suffi d’une seconde
Au galop double galop
L’irruption l’infraction l’intrusion
Les sabots dans le visage
Au grand galop la catastrophe
A fondu sur nous et nous a enfoncé la gorge
Forcé l’estomac, perforé l’intestin
Poinçonnés lapidés
Elle nous a écroulés effrités
Elle a coupé notre ligne de vie

Le ciel s’est chargé
La nappe s’est trempée
Quelqu’un s’est mis à hurler
Un tissu s’est déchiré
Le grand tissu du réel
Et on ne peut le repriser
C’est une matière irréparable

Pendant ce temps quelqu’un
S’est essuyé a mordu dans un sandwich
Est arrivé sur la case Ciel est monté dans un train
Toutes ces sortes de choses on voit l’idée
D’ailleurs quand nous avons
Mordu dans un sandwich touché la case Ciel
Quelqu’un d’autre a été
Fendu par le milieu
Lacéré à la joue
Réduit en confettis
Et maintenant c’est à nous
Et nous sommes pour toujours
Attrapés par la boue

Mordus par le piège
Pris dans la glace

Il a suffi de quelques mots
Un peu toujours les mêmes
Un peu toujours ceux des films
Il a fallu un coin de table
Où poser sa main molle
Il a fallu s’asseoir
S’installer dans son rôle
Tu ferais mieux de t’asseoir
Mais on ne s’assoit pas
Quelque chose s’assoit sur nous
On a la catastrophe
Sur les genoux sur le torse
En quelques mots nous sommes
Le personnage principal
C’est grave, c’est sérieux
Et c’est l’unique prise
C’est un peu excitant
On a envie de rire
Envie de glousser
Glousser à l’intérieur de la catastrophe
Glousser de la farce
On est farcis, on est bien farcis
On s’est bien fait farcir

Maintenant nous savons
Quelqu’un nous a dit
Et nous avons le signe au front
On aurait voulu que ça ait de la gueule
Qu’il y ait des oiseaux tournoyants
Des femmes se frappant le front
S’arrachant le scalp
Une foule se signant
Mais il n’y a rien eu
Quelqu’un de désolé
Quelqu’un qui n’est pas concerné
Quelqu’un qui nous a déjà oubliés
Parce que nous sommes oubliables

Maintenant il y a un trou
Et il est à la fois et dehors et dedans
Nous y sommes et il est nous
Il semble que nous allions désormais y vivre
Il va falloir aménager
Acheter des meubles
Puis faire coucou aux gens
Les voir se promener
Faire leurs courses allez quelqu’un
Va bien décrocher un téléphone
Essayer de retenir en vain
Entre ses doigts la trame du réel
Puis tout lâcher et se mettre à vagir sans fin
Dégringoler et nous rejoindre
On ne pense pas à remonter
C’est fou
C’est foutu
C’est là qu’on vit
Allez quelqu’un va bien
Et on va se reconnaître
Mais pour l’heure non personne

Maintenant dépêche-toi d’être heureuse
De faire des photos de tes voyages
De les monter d’en faire des films
De te les projeter au fond de la rétine
Allez dépêche-toi de tomber amoureux
De faire tes projets de les mener à bien
De faire des budgets des travaux des enfants
Dépêche-toi de rire de courir de faire des bulles
De faire le fou la folle
D’exulter d’orgasmer
D’ignorer que tu es actuellement en train de vivre
Actuellement en plein cœur de la trame serrée du réel
En plein cœur de quelque chose de hautement déchirable
Ça va tourner et ça va frapper
En attendant célèbre
Lève ton verre
Mange des chips
Souris très fort
Et contourne les trous
Ne t’approche pas

Leur cancer n’est pas le tien
Leur deuil n’est pas le tien
Leur moignon n’est pas le tien
Leur trou n’est pas le tien
Non tu ne veux pas faire l’arrondi sur le terminal CB
Non tu ne veux pas participer à cette cause émouvante
Non tu ne veux pas faire exister cet enfant, cette maladie
Rien dans la brèche, colmatage
Quand ton œil se met à couler
Vers l’enfant qui habite le trottoir
Quand ton oreille est criblée
Par cet homme qui avoue
Qu’il n’a pas atteint les toilettes
Tu trempes ton cœur dans de l’acier
Tu ne veux pas payer pour les autres
Payer pour le trou des autres
Les aider à creuser leur trou
Tenir leur pelle leur seau non mais
Tu ne veux rien d’eux rien savoir

Je ne t’en veux pas
Tu n’es pas coupable
Je te signe un papier
Droit d’esquiver
La dystrophie neuroaxonale
L’ichtyose congénitale
Le syndrome de Ramsay Hunt
Droit de négliger
L’IVG d’une amie d’amie
La pendaison du voisin du voisin
Le deuil du collègue du collègue
L’amputation de la sœur du caissier
La bouillie du chat du facteur
Droit à l’indifférence
Droit pour survivre 

Car voilà le roulement
Auquel souscrit qui naît
Sans ordre ou numéro
Ils tombent tu es debout
Tu es debout ils tombent
Tu cries ou tu es sourde
Au milieu de la vie la plus pure
Ou de la plus pure tragédie
Recrachée par la foule ou faisant avec elle
Corps oublieux
Corps heureux

Maintenant plus qu’une poignée de secondes
Avant qu’une de nos vies
Ne vole en une poignée d’éclats
Pas moyen de savoir qui
Pas moyen de savoir quoi
Pas moyen de connaître
Le visage de la catastrophe
Mais on entend déjà son galop
Brace brace
Ne te fatigue pas
Ça vient toujours
De l’autre côté
Sur le flanc offert
À l’endroit le plus pur
Le plus joyeux
Le plus confiant
Le plus éternel
Pas moyen de rien protéger
Il n’y a plus qu’à tenir
Le choc d’être vivant

Présentation de l’auteur




Sophie Djorkaeff, Promesse contemporaine

Le corail

  

Le corail sèche au soleil, calé sous deux
gros galets. La stupeur me saisit. Un
fragment de la grande barrière a pénétré
la maison. L'ivresse des profondeurs
m'envahit. Je vois surgir une figure
d'épouvante dans ce squelette ramifié
posé par terre et à la vue de tous. Je suis
comme lui asséché, dans sa sculpturale
et flamboyante beauté, loin de mes eaux
chaudes et de mes lagons bleus, je
prends conscience des risques et des
dangers. Cette extrême lucidité perce ma
peau comme des aiguilles
empoisonné
es. Détachée des roches
profondes, je ne fabrique plus de
légende, juste des hallucinations. Je tue
cet homme qui a fait entrer dans notre
lieu sacré
la gorgone méduse. La
frontiè
re entre deux mondes est bafouée,
j'endure encore sa méthode qui brutalise.
Devant ce morceau de corail, et malgré
les chefs-d'œuvre passés, je deviens en
un instant un petit être rabougri, alors
que lui, auréolé de légendes, creuse les
fonds marins de l'exode réussi.
Intoxication du territoire familial au
Yucateco XXXheat, un sentiment de nid
convoité.

 

Utopies sentimentales

 

  

Les espaces intermédiaires jouent un
rôle essentiel dans ma survie. Les limbes
sont un lieu de passage et de solitude o
ù
je me suis attardée pour comprendre ce
qui s'y passait. Je voulais être sûre de ce
que j'allais vous dire pour ne pas vous
tromper.  Maintenant c'est fait : oubliez
les mirages ambitieux et les utopies
sentimentales des pages exalté
es.
Ce soir, le bruit des pas ne véhicule
aucun fantasme, il indique plutôt que
s'approche un couple de mutants.

Discours contemporains et facteurs
structurels révèlent leur fonction latente.
Le monde naissant promet d'alléger le
fardeau écrasant du passé, grâce à
l'amour individualiste. Pour les sujets
avides de s'illustrer aux yeux du monde
entier, profils en forme d'oxymores, de
non-appartenant, d'entités autonomes,
d
ésormais                     personnellement
responsables de son bonheur, les reines
de l'"extime"sur Instagram s'exhibent
"jouissant". On peut tirer profit
marchand d'une importante
reconnaissance, on a de l'influence.
L'intimité n'est plus une valeur, elle est
portée à l'étalage, au prix du juste et du
vrai. L'homme que j'aimais se soumet
aux nouvelles tendances: ses besoins
personnels. Il ne cherche plus qu'à
l'intérieur de lui les raisons de ses
actions.

Le monde finissant des rites familiaux
conduit la démocratie amoureuse vers
l'utopie du tout-moi. On n'entend plus
les joutes poétiques chantées chez les
parents de la fiancée à l'est d'Alger.
Codeurs célibataires, c'est la montée des
unions libres, fini le désir de fusion, et le
piège mortel, on veut brûler ailleurs,
étendre son univers aussi loin que
possible, on veut brûler tout seul, un peu
accompagné, entre Paris et Cozumel.
L'amour, un jeu truqué ! Sa fin est une
chose doublement insupportable
lorsqu'elle est remplacée par ce
qui se retourne vers le je, et non plus vers
dehors.

Dans ces forêts de brumes où je marche,
j'avale d'absurdes désillusions, mes yeux
se ferment sur quelque chose
d'important. Mais l'oubli me protège, je
passe sur la méchanceté, la non-
évidence de l'existence et je l'enjambe.

Promesse contemporaine

 

Je progresse, talons hauts qui claquent
fièrement sur les pavés anglais, langage
du corps en rupture avec la rue,
l'enveloppe
charnelle se déplace mutique dans
l'exclusion. La figure de la terreur est
encore apparue, la volonté de préserver
un système de communication codé s'est
encore arrêtée. Il marche devant, il rit,
hors des institutions.
Ce soir on ne se reconnait plus dans les
colonies d'insectes, les promesses
contemporaines ont dissout la structure,
elles invitent à l'identité perplexe. Je
marche dans un présent assourdissant,
l'analyse lucide, je sais bien ce qui n'est
pas inclus dans ce que je suis. La
silhouette féminine déplacée qui pousse
la porte du L'hôtel en février n'est
pas à moi.  Sur la banquette il revient se
lover contre moi, amoral, désirs
changeants.
Outre l'ambivalence, le sentiment
légitime d'appartenance me tient
insidieusement figée dans le présent,
peur mutuelle d'un continuel abandon.
Il veut garder ma trace vivante, ne rien
effacer de notre ensemble alors il joue la
désertion progressive, fait des allers-
retours, clivé. Je ne le dénonce pas, mais
je sais qu'il refoule, moi aussi j'ai envie
de nier le mouvement. J'ai failli choisir
de rester dans un paysage fragile et sans
carte de voyage, liaison minimum, mais
le sens tire un trait entre le beau et
l'horrible, le rugueux et le lisse, j'affronte
ma liberté et nomade je le quitte.

 

La barbe

 

Pour lui, la barbe a été rasée, pour moi,
les cheveux coupés. Nous avons rendez-
vous dans le lieu habituel, un café à
l'angle du square sur les ruines de
lhospice des Enfants-Trouvés. Nos
attaches mal élucidées, nous parlons, des
maisons, surtout de la première qu'il
appelle sanctuaire. Je me félicite de ma
capacit
é à l'écouter alors que, jusqu'à
hier, j'étais hermétique au moindre
lendemain. Une chose en moi est
partiellement disponible, la révolution
de mon lien social en marche. Il faut
s'émanciper de l'ancien rôle que
l'institution nous a enseigné, bien que je
lui sois reconnaissante. La nouvelle
famille est en passe de vider de sens sa
fonction archimillénaire pour une autre,
individualisée et autosuffisante. Éclipse.
Il parle de nous, des racines
interminables reliées entre elles qui se
partagent l'eau. Il a les larmes aux yeux
trois fois pendant le déjeuner, il ne veut
toujours pas que je lui rende les clés.
Faire le deuil de celui qui part est une
chose difficile. Je ne prends pas sa main.
Il me donne de l'argent, écrit nos deux
prénoms sur notre histoire commune.
C'est un second souffle. Je me suis
échinée, mais je vois dans ses yeux la vérité
franchise et dans mon cœur la joie. Oui !

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (50) : Gérard Pfister

C'est un trésor dans lequel on puise et  dont on dirait qu'on n'atteindra jamais le fond. C'est Le Livre, que Gérard Pfister compose en 500 fragments, écrits dans une forme unique, des tercets dont le troisième vers semble faire toujours appel à un au-delà, à une autre vision ou révélation. Il y a là comme dans une sédimentation lyrique, un catalogue radieux, tout ce que le livre comporte de richesses et de puissances : la lecture, d'abord, l'écriture et sa soif d'inconnu et d'absolu ensuite.

Le livre
n'est là
que pour nous accorder

Ce terme est musical, bien sûr. Il dit le chant où « chaque mot  / vibre / à la juste fréquence. »  Les accords qu'il nous fait entendre nous lient au monde et aux hommes, à l'invisible qui nous hante et nous hèle. Et c'est alors le prodige :

Le livre
n'est là
que pour nous délivrer

Gérard Pfister, Le Livre, Arfuyen, 17 euros.

Quel grand amour que celui du lecteur, devenu poète et éditeur de poètes ! Il éclate ici à chaque page, avec une exigence admirable, qui est une véritable quête spirituelle.

                  Il faudrait
                  que le livre ne soit
                 que cette vibration

Le fragment suivant éclaire ce vœu, cette recherche obstinée qui pousse Gérard Pfister à poursuivre sa méditation et la mise en mots de ses ardentes variations.

                  Le murmure
                  d'une source
                  entre la mousse et l'herbe

C'est bien dans l'ordre du murmure ou du tremblement qu'a lieu « l'expérience des mots ». Tremblement de l'inconnu « dans chaque silence », « lieu du possible » ou peut-être « un rêve »... Le lecteur attentif a pu, par bonheur, percevoir une « inflexion / dans la ligne mélodique du texte. » C'est bien ce que l'on appelle aussi le timbre, la couleur, ou ce que Proust analyse comme « le vernis des maîtres ». Gérard Pfister a cette oreille absolue qui lui fait choisir les manuscrits pour Arfuyen. Elle est sensible à l'indéfinissable, à ce qui est l'empreinte secrète de chaque vrai poète.

Le titre de ce livre dit bien ce qui sera toujours heureusement le grand mystère poétique :

                  Chaque mot
                  est magie
                  chaque livre est sacré

Au moment où le numérique envahit tout, et jusqu'à la création, Gérard Pfister nous assure, dans cette œuvre magistrale, que rien ne pourra évincer le livre et nous rend confiance : « Chaque texte, aussi bref, aussi simple soit-il, est une fenêtre qui s'ouvre sur l'infini du ciel. »

 

Présentation de l’auteur




Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres

Voici réédité, en format poche, un livre de Philippe Jaccottet publié en 1957 par l’éditeur suisse Mermod. Le poète a alors 32 ans et c’est son premier livre en prose, un véritable traité de l’expérience poétique ou, comme l’exprime l’éditeur actuel (Le Bruit du temps), « un petit livre des commencements »

La promenade sous les arbres est le titre d’un des sept textes publiés par Jaccottet dans un livre où il entreprend d’illustrer sa propre démarche poétique. Dans les six autres textes, il nous parle de Grignan (cette ville de la Drôme où il vient de s’installer), des montagnes environnantes, des la « rivière échappée » ou des nuits éclairées par la lune. Ce sont, dit-il, des « exemples » de ce qu’il entend exprimer dans l’écriture. « Ces textes ne sont pas des poèmes, mais des tâtonnements, ou parfois de simples promenades, ou même des bonds et des envolées, dans le domaine fiévreux où la poésie, parfois, plus forte que toute réflexion ou hésitation, fleurit vraiment à la manière d’un fleur ».

Tout commence, selon lui, par les émotions que peut susciter le monde extérieur. A commencer par la nature et, notamment, les « lieux les plus pauvres ». Pour le poète, il s’agit de « comprendre ces émotions » et d’analyser « les rapports qui les lie à la poésie ». Mission accomplie dans les sept exemples qu’il propose. Ce qui fait dire à Jean-Marc Sourdillon, dans la préface de cette réédition, qu’on « y perçoit presque à tout moment la présence d’une discrète jubilation, l’eurêka modeste du poète qui découvre la cohérence de sa propre manière ».

Cette cohérence doit se nourrir, selon Jaccottet, de « simplicité », « d’impressions fugaces », « d’intensité de l’expérience ». Il le dit en faisant notamment référence à ce qu’il admire dans la poésie de l’Irlandais George William Russel (1867-1935). Il y a aussi, parallèlement, chez Jaccottet, « le pressentiment que l’Age d’or est encore au monde ».Référence à la fameuse phrase de Novalis : « Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi nous ne le reconnaissons plus. Il faut réunir ses traits épars ».

 

Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres, Le Bruit du temps, 120 pages, 9,50 euros.

Pour réunir ces « traits épars », Jaccottet affiche son désir de « dépassement des images » (…) ce moment où la poésie, sans avoir l’air puisqu’elle s’est dépouillée de tout brillant, atteint à mon sens le point le plus haut ». C’est ce qu’il admire chez Leopardi, Hölderlin ou Verlaine. D’où, aussi,  l’intérêt qu’il accorde déjà, à l’époque, au haïku japonais après la lecture de l’ouvrage de R.H. Blyth consacré à ce genre littéraire. Philippe Jaccottet parle à propos du haïku de « transparence » et « d’effacement absolu du poète ». C’est cette « transparence » qui dominera dans la majorité de ses écrits à venir, notamment dans ses proses poétiques.

Présentation de l’auteur




Benjamin Torterat, L’Etendue passionnelle

Il est probablement intéressant de savoir que Benjamin Torterat est doctorant en philosophie et que son sujet de thèse est : « Le mythe entre émancipation et domination ». La lecture de sa première publication en poésie s'en trouvera peut-être éclairée.

Son livre, l'étendue passionnelle, est construit en trois parties, les deux premières avec une adresse directe « Toi » vers une aimée, présente / absente, évoquant le rapprochement charnel, celui au travers duquel on espère communier, mais celui aussi qui nous dit l'irrémédiable séparation ontologique, la troisième partie regroupant, quant à elle, trois pavés de texte dans un épanchement moins contenu.

On pourra brièvement songer à André Du Bouchet, que ce soit sur la disposition formelle du poème, la présence pointillée des mots sur le blanc de la page voire sur le fond quand celui-ci affirmait : « Seul celui qui a peu de moyens a quelque chose à dire. »

   infini-Toi

          l'essentiel

 peut-être

 

              Toi

 

s'affaler 

dans l'absence

Benjamin Torterat, L'Etendue passionnelle, Editions de la Crypte, 2023, 12 €.

Chaque mot, ainsi sacralisé en quelque sorte, veut une importance extrême, de même que le blanc, part intégrante du poème réclame sa part de sens. Faut-il le chercher dans cette absence, douleur du manque, dans une aspiration plus haute, « recherche / irréductible // d'une unité », quitte à en passer bien sûr par le corps, « dans l'aube / les peaux // luisantes / tout contre / par à coups » - car c'est le corps qui est essentiellement affiché au long de ces poèmes : « jouir / des nudités » – faut-il, dans ce qui est énoncé et dans ce qui ne l'est pas,  questionner la langue, particulièrement celle, poétique, qui va caviarder, omettre, suggérer, inventer « se sombrer » ?

poursuivre

 la quête

    l'ouverture

elle est désordre

La partie II du livre semble plus directement lisible, j'entends par là, tout d'abord moins de dispersion des vers sur la page, ensuite, malgré la retenue du propos, l'aveu de l'échec passionnel.

Toi tendresse

    pas tout à fait défigurée 
   tremblante

 sur la bouche  

    plus tout à fait la hâte de
   se rapprocher

La troisième partie nous donne trois pages qui semblent d'écriture quasi automatique d'un jeune auteur qui condense comme il le dit lui-même « ébullition d'une plaie à vif enlacer s'amouracher reculer fléchir », « implacablement dans la caboche dans la veillée dans l'espoir ».

 Cet espoir lui vaut évidemment notre sympathie.

Présentation de l’auteur




Amir Parsa, Littéramûndi

Né en Iran en 1968, Amir Parsa, appartient à cette génération d’auteurs particulièrement rares, pour lesquels un monde meilleur est encore possible et que l’on aime arpenter, en dehors de tout préjugé ou de chapelle convenue. Il réside actuellement à New-York où il est professeur et directeur des études interdisciplinaires au Pratt Institute.

D’expression américaine, française, persane et espagnole, ainsi que des combinaisons hybrides ; il mène une œuvre patiente et méthodique qui met en perspective toute forme d’appartenance nationale, culturelle et poétique. Ensemble polyphonique et polysémique, son entreprise littéraire et poétique façonne de nouvelles formes structurantes, en portant la trace de nouveaux itinéraires d’écriture. Il a publié tout récemment deux ouvrages pour le moins novateurs et audacieux, intitulés Lïtteramûndi (prolégomènes à une Nouvelle Littérature Mondiale)

Qu’est-ce que la littérature mondiale ?

On doit la fameuse expression à Goethe, sous l’appellation usitée, de Weltliteratur, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans son journal intime daté de 1827. Depuis l’eau à couler sous les ponts, et il faut reconnaître que ladite expression si elle demeure emblématique d’un certain idéal n’en demeure pas moins quelque peu confuse, voire inaudible pour un grand nombre de lecteurs et de locuteurs avertis. Pour les chercheurs Christophe Pradeau et Typhane Samoyault, « la notion de littérature mondiale, aussi, n’est pas la détermination interne, où l’adjectif viendrait dire l’attachement variable de l’œuvre au monde ou les usages du monde en littérature », mais encore : « L’idée d’une littérature mondiale serait-elle venue d’une culpabilité à l’endroit de la pluralité et du divers, comme une rétroversion du mythe de Babel ? » Bonne question en effet !

Amir Parsa, Littéramûndi (prolégomènes à une Nouvelle Littérature Mondiale) Volumes I et II. Editions Caractères.

Babel quand tu nous tiens ?

Comme en témoignent les œuvres immenses et magistrales de Dostoïevski,

Tolstoï, Virginia Wolf, Robert Musil, Franz Kafka, Thomas Mann, Jorges Luis Borges, mais aussi James Joyce avec son Finnegans Wake, et plus proche de nous, Louis Calaferte, avec Ourobouros, dont les œuvres coïncident parfois avec l’accès presque désespéré d’un imaginaire de nature universelle, capable de marquer et d’engendrer de nouveaux territoires et logiquement de transgresser les frontières littéraires.

Pour Amir Parsa, là réponse est assez claire bien que quelque peu simplifiée :

« La vérité est autre, et pourtant tout est simple : tu écris en français, parce que tu dois respirer, comme tu viens de le dire. Pareil en anglais. Une question de souffle, mais aussi d’intérêt, de besoin de reformuler à travers ces langues qui font partie de ton être – qui t’ont conditionné et te constituent. Comme tout écrivain, tu écris aussi pour comprendre pourquoi tu écris, pour créer une réalité, pour percevoir, pour construire. »  (P.17) L’entreprise est périlleuse avouons-le car elle induit ou oblige plusieurs portes d’entrée, qui n’ont pas forcément la même serrure et signification, dont la lecture « linéaire » de l’œuvre quelle qu’elle soit est naturellement exclue. Dans ce cas précis l’exclusion vaut pour « forclusion », suggérant « le retrait du monde » ou à l’inverse le recours à la mise en scène en quelque sorte qui coïncide avec le martèlement des genres, mais toujours susceptible d’entrevoir « une réalité ». Une parmi tant d’autres, cela va de soi, comme un miroir à multiples facettes ou un kaléidoscope, jonglant adroitement avec ses masques. Mais l’auteur affirme également que la vérité est autre. Or restons terre à terre, quelle vérité hypothétique à conquérir, et qui plus est sous le régime de la transgression, peut (pourrait) s’accoutumer d’un sort incertain, y compris sur le plan sémantique et linguistique. Là encore une réponse est donnée : « L’écrivain polyglotte à son tour n’est pas moins sensible, ni moins maitre d’une langue, mais hyper-conscient des paramètres stylistiques, structurels et formels qui permettent les opérations. » (P.29). Ainsi l’écrivain, le poète, peuvent-ils être selon les circonstances, des « manipulateurs », parfaitement conscients d’une destinée toute autre où l’imaginaire foisonnant pose ses « marques » ici et là, comme une bête sauvage. Mais laquelle ? – « tout en restant chez soi ». (Page 29). A ce stade, on peut toujours imaginer que la littérature agit comme un « caméléon » parfaitement méthodique qui est capable de changer fréquemment de « masques » et de couleurs, pour s’adapter à toutes les circonstances. « Une rupture avec les rythmes de la vie, une rupture avec ses habitudes, une rupture avec les conventions », (P.30). Mais pas sûr justement ! En vertu d’une liberté dépassant les cadres et se mesurant au quotidien avec la force de l’intention et de la novation.

Un pari audacieux : Le dé-travestissement des langues-territoire !

On songe dans un même ordre d’idée au fameux Bodner Lab, initié par Jérôme David, professeur à l’université de Genève qui vise à offrir à plusieurs types de publics, une bibliothèque numérique de la littérature mondiale à partir de la Bibliotheca Bodmerania, et qui constitue une numérisation intelligente opérée via un flux opérationnel rigoureux en regroupant en « constellations », proposées, comme autant de portes d’entrées induisant l’imaginaire littéraire. « Des écrits d’auteurs dont les œuvres constituent maintenant (pour le meilleur et pour le pire), les classiques dans une certaine langue et un certain contexte, des histoires d’enfants, aux contes et aux grandes épopées nationales, tout un fil intertextuel traverse les écrits. A travers le perpétuel passage d’une littérature à l’autre… » (P.112), « L’authentique création de nouveaux mondes à travers les osmoses de mondes existants ». (P.112). Ainsi l’œuvre littéraire peut franchir la limite, toutes les limites de son propre imaginaire (décloisonné) en exploitant autant de paysages géographiques, que de paysages symboliques dont la régulation interne s’effectue par le seul mouvement dynamique de l’œuvre. « Esthétique et éthique du masque qui nous amène, poète des marges et des disparitions, à une liberté absolue ». (P.117). Et cette liberté si souvent contredite par les itinéraires empruntés, que vaut-elle au regard d’une liberté plus grande qui ne soit pas que « un support » écrit, et reproductible à l’infini, combinant toutes sortes de hasards ? On comprend alors, que la littérature ne prend sa liberté qu’au travers des manifestes et des théories qu’elle produit elle-même pour justifier d’un manquement normatif. Et si l’on ne peut parler ici d’anarchie, on peut toujours valider l’ide de déraison. « Tenter d’imaginer, ou même d’étudier, ce que l’auteur aurait fait dans la langue cible – tout en reconnaissant qu’il n’y a vraiment aucune manière de le savoir ou le vérifier. (P.124) »La traduction comme écriture imaginaire et projétante »  (P. 124). La traduction devient alors, une échappatoire sans risque, du-moins en apparence ou l’œuvre exerce son pouvoir d’attraction avec la langue de l’autre et en signifiant un public divers ouvert à toutes les propositions sémantiques, sans jamais être en mesure de filtrer les écueils pourtant inévitables de ce type d’entreprise au point de s’enivrer malicieusement d’une phraséologie immortelle, mais sans aucun dessein providentiel. Peut-on dire pour autant que la littérature mondiale est une parade insouciante du désir universel, sans autre objectif que d’activer certaines transmissions (ou simulations). La réponse semble moins évidente qu’elle n’y parait : « La littérature doit demeurer aussi ouverte que la sensation que génère le lac au milieu du désert ». (P. 182). En ce sens Amir Parsa, a su habilement démêler le vertige de l’impossible en bâtissant une œuvre complexe, que n’est pas qu’un simple exutoire mais une volonté puisant sa source au sein des grands Humanismes, sans jamais déconsidérer la force de l’abîme.

                                Le rythme m’emporte et le feu m’atteint
                                              Et je brûle dans les cendres
                                   le sang le sort de
                                               de la longue marche sans traces
                                  du poète glissant sur les parois
                                                invisibles… (page.184)

A lire absolument…….

Présentation de l’auteur