Dominique Sampiero, Ne dites plus jamais c’est triste

« Ne dites plus jamais / c’est triste / pour dire c’est moche / c’est raté / c’est quoi cette merde / genre tu ferais mieux de faire autre chose / que du triste quoi » : dès la première strophe, le « la » est donné, et c’est à partir de cette note tenue de bout en bout, au fil des vers libres au rythme saccadé, entre rires et larmes, que se déploie la musique d’un silence, tout juste une plainte hésitant entre sourire et sanglot, une émotion à peine contenue en appel à la sensibilité du lecteur, en ostinato poussé ad libitum

Dominique Sampiero semble, dans ce dernier ouvrage, faire une confidence, en aveu de réussite, qui mettrait, une bonne fois pour toutes, la fatalité du sort, échec et mat, dont la note biographique à la fin du recueil résume sa pensée sur la vanité comme sur le bienfondé de telle démarche : « car finalement la vie se joue entre la fureur des larmes et du rire, non ? À quoi bon tirer des plans sur la comète, un jour ou l’autre, toutes les étoiles s’éteindront »

Dès lors le poète ne saurait faire ni l’économie du malheur ni le diktat du bonheur, éprouvant peut-être ce « mal de vivre », pour reprendre la formule de Barbara, qui ne saurait le convier à nier la tristesse ; essuyer les larmes, certes, mais non congédier la tragédie de la vie dont quelques mots mal avisés seraient le présage, quelques maux d’une maladie transmissible, quand on saigne du sens ? « Ne dites plus jamais / c’est triste un poème / parce que vous ne comprenez pas / et qu’il y a le mot / mort douleur blessure / dedans / ces mots qui vous font peur / que vous avez bannis / de vos yeux de vos larmes / des fois on ne sait jamais / c’est contagieux la mort la douleur / ou la blessure / ça s’attrape non ? » 

À chacun de recourir par conséquent aux pouvoirs de l’imagination, à explorer encore les contrées merveilleuses d’un ré-enchantement possible de la vie rendue plus vaste par les yeux qui décillent à la rencontre de l’inattendu ou de l’insoupçonné qui vous foudroie sur place, vous laisse abasourdi, désarmé, à nu, et dont le pitoyable qualificatif de « triste » n’est que le cache-misère d’une réalité plus grande qui vous contient tout entier dans la pitié comme dans la joie !

Dominique Sampiero, Ne dites plus jamais c’est triste, La Boucherie Littéraire, 2020, 12 €.

« Finissez-en justement / avec le c’est triste / qui tombe à plat / ou qui fait mal / dites plutôt c’est grave / c’est profond / c’est tellement vrai / c’est tout moi ça / c’est de la balle / c’est vrai de vrai / c’est magnifique et troublant / envoûtant / délicat / c’est insupportable de beauté ».

Et quand le mot juste, pile, adéquat, est rendu à la démesure des sentiments, c’est jusqu’à l’adjectif trop usité qui se défait du manteau gris, grisâtre, grisaille, pour revêtir les fastes oripeaux de toutes les nuances émotives, rouge passion, bleu espoir ou jaune brûlant, et donner à entrevoir, écho en écho, la résonnance de cette si profonde, si désarmante tristesse, dans un mot-à-mot voisin : « triste d’amour / triste comme Yseult / triste ciel / triste acier / triste éternel / triste sommet / triste étoile / triste infligé / triste défait / Tristan même temps / triste Voie lactée / triste sauvage »

Et de ces variations de tonalités s’échappe comme un message secret, une lettre dans la lettre, l’ouverture du deuxième poème de ce recueil intitulée Manifeste à l’envers, dévoilant les coulisses, l’envers du décor, la généalogie du théâtre intime à ce plaidoyer pour la noblesse des sentiments qui nous relient, nous dépassent, poète et lecteur, possible fraternité humaine, sans fard, sans hypocrisie, révélant de l’enfance à la maturité le vœu farouche de porter haut et la joie, et la peine de ses semblables : « Soyez beau, soyez propre, efficace et joyeux ! Non. Vous avez droit à la tristesse, à la dépression, au deuil, confiez-moi vos peurs vos doutes et tout ce qui vous isole des autres. Mes mots, mes bras sont là pour vous. J’écrirai vos chagrins. »

Présentation de l’auteur




Michel Fardoulis-Lagrange, Prairial

Prairial est le premier et seul recueil de poésies de Michel Fardoulis-Lagrange et qui mérite autant d’attention que pour ses romans. Nous savions que poésie ou roman, entre les deux, il y a peu de différences chez cet auteur.

Sa prose qu’on ne doit pas hésiter à qualifier de poétique (nommons là « roman-poésie » pour reprendre la formule de Michel Leiris dans sa préface à l’ouvrage de MFL « Volonté d’impuissance » paru en 1943, éditions Fontaine ; et inversement « poésie-roman »), fait donc écho aux poèmes dans cet ouvrage. On y trouve les mêmes images chez l’un et l’autre, les mêmes contraintes, les mêmes regards, les mêmes affirmations dans le sens de l’espérance, parfois le même hermétisme, et toujours cet univers cosmique. MFL vient d’un monde à part avec des révélations à nous faire, comme Jésus l’a fait en son temps.

Le religieux et le sacré proposent un espace littéraire, et probablement pas autre chose, qui garantit les rêves et les quêtes de Michel (tout comme ils ont garantie ceux de Rimbaud pour les mêmes raisons), lequel nous emporte vers des mondes d’ombres et de lumières croisées où l’on rencontre des personnages qui n’ont généralement pas leur place, en tout cas pas ainsi, dans la littérature dite classique. Peut-être est-ce aussi une des raisons qui trouble le lecteur et rend difficile sa lecture. Pour lire MFL, on doit certainement entrer en lui et devenir lui à travers ses yeux. Ce qui n'est pas aussi difficile à réaliser qu’on le prétend. Il faut juste se laisser bercer par la musique des mots et des phrases de Michel Fardoulis-Lagrange comme on se laisse bercer par les vagues les yeux fermés.

Michel Fardoulis-Lagrange, Prairial, Éditions Dumerchez, 1992, 23 € 71.

L’œuvre de Michel Fardoulis est donc unique, presque indescriptible, presque « inanalysable ». Ce qui rend pourtant formidablement intéressante son œuvre, c’est le langage qu’il détourne au profit de l’intérieur de l’histoire, ou du poème, pour les protéger, pour rendre leurs vérités plus que pour l’accompagner. Formules inhabituelles et personnalités (personnages) explorées comme si pour la première fois la langue s’exprimait. Langue du roman ou du poème, ou bien plutôt les deux à la fois, ce mélange a tendance à effrayer comme à fasciner. Michel ne donnant pas le choix au lecteur, celui-ci est obligé de faire avec ce que l’auteur propose mais aussi avec ce qu’il ne propose pas. Et c’est peut-être ici que le lecteur peut essayer de s’engouffrer.

Dans « Prairial », les mouvements des personnages construisent les images de ce monde inventé par Michel et donnent un socle solide pour rendre viable celui-ci. Il est rare qu’un écrivain s’enferme totalement dans son propre univers jusqu’à ne plus voir le monde tel qu’il est réellement sans toucher à la folie. Tel est le cas de Michel. Son univers sans sourire, car occupé à une tâche qui donne tout au regard depuis des siècles ; son univers sans monde destiné à contempler le plus précieusement possible cet autre nécessaire pour vivre, tout cela fait de Michel Fardoulis-Lagrange un écrivain très singulier.

Enfin, on ne peut que penser au poète de Charleville-Mézière, dont l’univers poétique de Michel Fourdalis est proche. Car il y a indubitablement du Rimbaud en lui. Leurs croyances à tout deux n’ont pas d’ambition autre que littéraire. L’un et l’autre étaient solitaires et vivaient dans le silence. Sans tomber dans le drame, le génie offre ici ses figures les plus marquées.

Il faudrait redéfinir cette nouvelle forme d’écriture et l’inscrire à côté des autres et non pas au milieu d’elles. La langue de Michel Fardoulis-Lagrange parle dans et de sa propre liberté, elle n’exprime pas autre chose.

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Extraits

 

L’OBSERVANCE DU MEME

La nostalgie et les échos
prennent part comme jadis à la foulée.
Sur les rivages,
les gymnopédies.
Le regard réclame des oiseaux en bancs,
des méduses uraniennes.
Pourquoi ne pas aller toujours plus près
sans accoster,
saluer les compagnons d'égal à égal ?
Ce seront encore
les recommencements, les siestes légendaires.
D'égal à égal, les transferts,
les bruits métaboliques des corps,
il n'y a plus que cela,
la prébende des veines,
les navigations intestines,
les voluptés tribales,
les boulimies.

RAPPEL

Quel foisonnement d'ombres
jumelées aux buffles
vers le crépuscule !
O Moira,
s'exclament les filles
au même moment
devant le naufrage
de leurs robes.
Sérénité pourtant,
ici et là
des profils d'argile,
ceux des dormants
impénitents.
Les destinées ailleurs
sont des pétales de fleurs
que ramasse le vent
pour un mémorial
des senteurs.
Tadis et naguère
ne paraissent jamais certains,
ces irisations
d'une souvenance
léthale.
Et dans l'antre
se consume le dinosaure
avec ses lymphes immaculées

Présentation de l’auteur




Gwen Garnier-Duguy, Livre d’or

Doublement remarquable est ce Livre d'or. Tout d'abord parce que l'Atelier du Grand Tétras crée des opus remarquables, tant pour ce qui concerne la qualité du papier, un vélin ivoire Arena 90 grammes, accompagné d'une couverture Tintoretto 250 grammes, le tout façonné en cahiers cousus, que pour la grâce des caractères apposés au milieu de marges généreuses  ; ensuite parce que la hauteur de cette poésie enracinée dans une modernité tamisée de lumière grâce à la parole du Poète nous assure que l'existence fait socle, celle d'un comme du nombre, lorsqu'on passe dedans, qu'on voyage avec celui qui en absorbe les contours et les restitue dans le poème, pour dessiner l'espace sans frontières du territoire de notre liberté, à travers le langage.

Gwen Garnier-Duguy dit ceci. Mais il ne dit rien. c'est là la magie du poème. Sa puissance. Dans ce Livre d'or, qui sonne un peu comme un bilan de ce qui fut, et une porte vers ce qui sera, se mêle la parole simple et discrète du poète et des références séculaires. Circularité et enfermement dans la répétition de tableaux existentiels, d'un présent vécu par le Je qui énonce et place son expérience au cœur de millénaires d'autres, pour témoigner du monde contemporain et interroger une modernité qui n'en finit pas d'aboutir à nulle part.

VERS LIBRES

Ils ont installé des caméras dans les couloirs 
                                sur les trottoirs pour voir
Si chacun pousse, rentabilise chaque seconde où il est
                                                                      employé à faire
De sa vie l'or d'un autre, message sur le réseau intra
La plus grande erreur que vous puissiez faire, dans la 
          vie, c'est d'avoir peur de faire des erreurs, voici
John Fitzgerald Kennedy
Appliqué à la production. On a vu
Où ça l'a conduit
Aussi
Sortez vos idées, surtout n'ayez
Pas peur, entrez dans la langue falsifiée de la chambre
                                  noire est entrée dans votre œil surtout
Sentez-vous libre, osez, proposez, la hiérarchie
Ne vous tiendra rigueur d'aucune de vos audaces,
                                                                                       Innovez !
Vous êtes filmés.
Société panoptique autocensurée.

 

Gwen Garnier-Duguy, Livre d'or, couverture
Roberto Mangú, L'Atelier du Grand Tétras,
2023, 96 pages, 15 €.

D'un temps, d'un monde, aux temps, aux monde, du Portrait de Sisyphe en Midas à Argo, D'Adam à Diphda puis à l'Alpha du centaure, autant de cosmogonies tutélaires qui ponctuent les poèmes, et jouxtent d'autres titres, plongeant le lecteur dans le chant d'une luxuriance référentielle séculaire, celle également de la nature, de la nature dans le poème, présence tant immuable que nourricière. Autant de références à une littérature qui elle aussi fait socle, trame et lieu de résistance. 

Et ici le poète interpèle, interroge le parcours, tant le sien, qui apparaît au détour des vers dans un quotidien énoncé sans détour dans une langue familière et actuelle, celle du lecteur, de vous, nous, appelés là dans le creux du poème qui est plus que jamais notre refuge dans ce Livre d'or, que grâce à un Recours au langage dé-mesuré inventé par Gwen Garnie-Duguy, qui sait plus que tout autre combien les espaces de silence offerts par le poème recèlent de liberté.

 

Silence
J'ouvre la portière je sors
la lassitude de ma journée 
dégouline de tous mes pores
une flaque à mes pieds
bue par le goudron du parking
je m'avance lentement
vers la porte de ma maison
J'entends une mésange
sur le toit du voisin
lancer ses trilles à qui£
veut bien les écouter
Un philosophe dirait
que si personne n'était là
pour jouir de ce moment singulier
le chant de la mésange n'existerait pas

Il y a plus simple, son ramage,
qu'elle module avec tellement de soins,
n'est peut-être pas destiné à mon cœur
bien que mon cœur s'en trouve
instamment allégé.
Son ramage, n'a-t-elle un besoin viscéral
de le sortir de son corps
s'appliquant à faire des notes
inouïes avec sa langue de mésange
et des oiseaux sur des branches proches
chacun leur tour lui répondent

Il se joue à ces heures du soir
une conversation capitale
au-dessus de nos têtes
qui n'y comprennent rien
car les hommes d'aujourd'hui
ne savent plus la langue des oiseaux
elle qui était coutumière 
aux hommes des forêts
mais les oiseaux continuent quoi qu'il advienne
ce qui est devenu maintenant
leur vie parallèle, semant
leur joie dans des cœurs anciens
dont les battements sont l'écho
du rayonnement fossile de l'univers.

Avons-nous oublié ? Oublié de regarder, d'écouter, oublié que le vent nous traverse plutôt qu'il ne nous heurte, oublié que le bruit des vagues et le battement de nos cœurs résonnent dans un même espace, celui du poème, où le bruissement de l'univers s'immisce à travers les mots.

Le Livre d'or est placé sous les auspices de Xavier Bordes, qui offre à Gwen Garnier-Duguy l'épigraphe du recueil :

Je parle avec la voix d'un dieu quotidien
que nous reconstruisons ensemble

Xavier Bordes

Voix du poète, voix de poètes auxquels sont dédiés plusieurs textes, également, ce recueil rassemble et invite à ouvrir les brèches de nos langues communes, de nos existences prisonnières des mots, de nos regards enfermés dans le nom de toute chose, et surtout de nos cœurs. 

Un Livre d'or  qui se clôt sur L'Avenir du poème, témoin ce de qui hors de lui-même, au-delà de sa forme, et au-delà du temps, nous rassemble, ce présent dans l'éternité de nos cœurs. 

J'ai composé un poème
Splendide
Une pépite
Quelque chose de totalement 
Neuf
Dans la forme et dans le rythme
Et dans le fondu enchainé
des images
C'est un chef-d'œuvre sans
Equivalent
Il est semblable à tous les grands poèmes
Qui ont marqué le temps
En même temps il se distingue
Nettement des autres chants
Il renouvelle
Les symboles de notre
Culture
Il est porteur d'un sens
Qui est une inspiration
Pour l'avenir
J'ai reçu ce poème
Comme un présent
Je ne peux le faire lire
Ni le montrer à qui que ce soit
Il serait aussitôt
Accaparé par le spectacle
Et ses images se fondraient
Dans le publicitaire
Je l'ai appris par cœur
J'ai brûlé les brouillons
Dans mon dernier souffle
Peut-être
Je l'emporterai avec moi
Une pluie tombera sur ma tombe
Et depuis ma dernière terre
Peut-être
Un arbre poussera
Il indiquera
Une étoile
Qui indiquera
Une grotte
Et quelque mage
Saura lire ce poème
Transmué
En pèlerinage.




Loïc Demey, Jour Huitième

Le huitième jour est symbole de recommencement, renaissance, premier jour après la semaine qui a précédé, premier jour après l'apocalypse. Et d'une forme d'apocalypse, il est question dans le livre de Loïc Demey. Il s'agit d'un récit poétique, qui se développe autour d'une catastrophe écologique. Il débute par un poème (retours à la ligne) jour premier ; s'ensuivent trois textes en prose, puis sur le même modèle, la même fréquence, jour deuxième,  trois textes en prose, etc. jusqu'au jour huitième qui clôt le livre.

 Loïc Demey débute à la manière biblique :

Au commencement le ciel
au commencement la terre
le haut le bas les ténèbres du ciel l'abîme sur terre
le rien l'absence le vide partout le noir parfait le chaos
l'endroit sonne creux personne juste terre juste ciel
terre de nuit noire liquide profonde recouvrante
de l'eau rien que de l'eau le noir sous un ciel ténébreux
la lumière soit jaune bonne blanche la lumière fut
la lumière pour séparer la nuit du jour
dénouer le jour et la nuit
lumière jour nuit noire obscure personne le vide rien
sur terre
au soir le matin
jour premier

Loïc Demey, Jour Huitième, Images de Rochegaussen, Cheyne Éditeur, 2022, 80 pages, 19 €.

Puis le monde tel que nous le connaissons apparaît : L'enfant pleure sa perruche envolée. / Par la porte de la cage à demi ouverte, vers la fenêtre entrebâillée sur la rue et la pluie qui tombe, tombe, depuis des jours que le ciel se comporte comme ça.

Le décor est planté, l'argument dévoilé : Elles ne ressemblent pas aux pluies que nous connaissons.[...] La montée des flots accule les bêtes contre la clôture. L'eau leur monte aux narines, les épuise puis les engloutit.

Car c'est l'inondation énorme, incoercible, comme en ont connue réellement plusieurs pays ces derniers mois. On songe aussi de manière inévitable au mythe du Déluge, dont la mention la plus ancienne se retrouve dans des textes sumériens, de nombreux siècles avant Jésus-Christ. Il a toutefois toujours valeur de punition : «  Cet homme fit le récit à Gilgamesh de la colère des grands dieux, qui avaient voulu dépeupler la Terre parce que les hommes, de plus en plus nombreux, faisaient un vacarme qui perturbait le repos des dieux. » De même, les catastrophes climatiques engendrées par l'homme lui sont châtiment :

Le torrent de boue cascade la ville, déracine les bancs et les panneaux publicitaires. Il emporte les abribus, retourne les voitures sont devenues des bateaux fous.

On notera l'emploi de mots rares, renforçant le sentiment d'étrangeté : une main qui pendille, Ils niflent puis reniflent (nifler signifie agacer, irriter, mais ici on supposera le jeu avec les mots), les rats d'égout se clapissent au grenier...

L'enfant qui apparaît dès le premier texte en prose sera le symbole d'innocence et de recommencement possible après la catastrophe. Personnage sans nom, archétype d'enfant. Où est passé l'enfant qui jouait juste à côté ? Nous appelons l'enfant ! l'enfant ! l'enfant ! se trouvait là, pourtant, à la tombée du sommeil.

Un autre personnage est sans nom lui aussi : l'autre. Il est par essence celui qu'on ignore voire qu'on déteste sans raison, figure du SDF (et plus tard, du sage), présent dès les premières pages, Reparu à crue de rivière […] Le bien parti qui eut la bonne idée de débarrasser le trottoir, le perron de l'église et les quelques marches devant la mairie, De s'effacer de nos yeux qui l'examinaient de travers […] L'autre, ainsi nous préférions l'appeler, afin de ne pas risquer entendre, au contour d'une phrase, son prénom.

Des protagonistes supplémentaires complètent le paysage dantesque : les animaux sauvages, s'imposant dans les lieux d'où on les avait chassés : Ils avancent à découvert et hument l'air, ressentent la présence puis hérissent les poils, Les animaux exhibent les crocs, les gencives, ils bavent, font des ruades.

Et plus loin :

Papillons.
Hannetons, blaireaux, crapauds.
Lièvres, cerfs et serpents se succèdent.
Du matin au matin prochain, une espèce après l'autre, sans se
mélanger. Sous notre nez au vent, ils ont investi nos rues, nos parcs et
nos ronds-points.
Un loup gris aussi, l'un de nous a crié. Sans en être sûr.
La nature au bonheur du vide, les animaux ont pris notre place.

Description du cataclysme et du comportements des hommes :

Il se tiennent en déséquilibre sur la crête de leur maison, s’agrippent à la cheminée, tanguent et quémandent du secours. », « Fougueux, nous déracinons des câbles et des tuyaux, Au moyen de nos mains, de nos ongles fendus, les doigts fléchis, râpés, ensanglantés, le sol nous fouillons. 

Mais également, sans se départir du propos, des moments de pure poésie :

Ainsi le ciel ainsi la terre
achevés finis définis
le contenu le contenant
révolus la conception le déploiement
l'accomplissement de la création
la satisfaction du travail bien fait
au repos mérité une relâche un répit
une accalmie avant la hausse des eaux
des fléaux des températures
l’œuvre défaite par la conquête effrénée
le très le trop exagérément
puiser extraire augmenter agrandir
à outrance tirer sur la corde tendue
qui flanche plie fléchit
menace de se fendre
nous redoutions le manque
c'est l'excès qui nous accable
au soir le matin
jour septième

Comme une évidence, l'enfant et l'autre s'allient, sont le modèle.

L'enfant cueille du petit bois, récolte des brindilles balayées par le vent sous la charmille et à l'encoignure des murets.
L'autre écorce une branche, taille de menus copeaux au fil de son couteau.Il défeuille un journal, déchire le papier.
Prépare un foyer.

L'autre est celui qui sait, qui a une parole prophétique.

La nature se trouvait grande et nous l'avons rendue immense, il dit en passant et repassant devant nous.
Tenez, l'autre propose.
Voici le feu que l'enfant nous tend à bout de torche. Recevez-le et donnez-lui un nid d'herbes sèches, un enclos rond cerclé de roches.
[…] Avec patience nourrissez-le. Permettez-lui de pousser, lentement de grandir.
[…] Prenez le feu, l'autre annonce. Et n'oubliez pas qu'il est vivant.

L'inconséquence des hommes est pointée, depuis le cataclysme dont ils sont à l'origine jusqu'à leur aveuglement.

Le brouillard a couvert le feu s'est éteint.
Je savais, dit l'enfant, que vous n'en prendriez pas soin, que toujours vous agissez de cette façon. De faire, de prétendre, de penser que tout pourra sans cesse s'arranger.

Si l'ensemble a une tonalité sombre à l'instar des désastres qui frappent déjà notre planète, la fin du livre propose une lueur, certes nuancée.

L'inondation reflue, se replie.
[…] En nous, le sauvage a repoussé.
A réfuté le mythe premier, fondateur et déjà destructeur.
[…] Les chaleurs extrêmes, les submersions et débordements, l'automne en été, les hivers printaniers.
[…] Au milieu de la chaussée, l'enfant est penché sur une fissure. Dans cette entaille, une graine a roulé. Une plante a grandi.
Le long de sa tige grimpe une coccinelle.
Surgit une mésange qui capture l'insecte dans son bec. L'enfant s'exclame, heureux. Court et saute dans les bras de l'autre.
L'enfant rit.
Les oiseaux sont revenus.

Le livre est habilement construit, l'écriture inventive sans dérouter. De la Genèse à l'anéantissement, avec une possible résurrection, cet ouvrage constitue une déclinaison poétique des maux qui affligent notre monde et une forme de réflexion en filigrane qui méritent qu'on les découvre ainsi que les belles interventions plastiques qui le jalonnent.

Présentation de l’auteur




Giuseppe Penone, Respirer l’ombre

Respirer l'ombre se lit par cercles concentriques, une strate en meut une autre et c'est l'ensemble du texte qui respire à mesure. À l'image du règne végétal auquel son travail de sculpteur prend source et appui depuis plus de cinquante ans, les écrits de Giuseppe Penone constituent un corps souple, labile et cohérent mais jamais achevé, toujours en cours, en croissance.

Respirer l'ombre est donc un processus bien plus qu'un projet d'écriture, est en fait une part du processus global à l'œuvre dans le travail de Giuseppe Penone. Et de même que la  totalité de ses réalisations respirent ensemble, à l'instar des cellules d'un unique organisme, les travaux les plus récents venant à la fois déployer et réactualiser les premiers gestes de l'artiste, le recueil de ses textes présente une sorte de circulation interne multiple et continue. Et ce dont le lecteur devient le témoin semble, moins que le développement ou l'accompagnement d'une trajectoire de création, l'opération même des flux et des porosités sans cesse interrogés par Giuseppe Penone.

Ainsi peut-on entrer en n'importe quel endroit du livre et d'emblée toucher le travail en cours, parce qu'à aucun moment le geste de dire ne perd la sensation, parce qu'à aucun moment la parole ne perd son caractère parlant et qu'ainsi la langue opère dans son entièreté, à la fois poétique et réflexive, évoquant, convoquant et organisant la matière qui lui donne vie et sens. Les textes sont au présent. Les dates sont mélangées. Le processus continue.

Respirer l'ombre, c'est comme toucher un corps qui a la même température que la nôtre écrit Penone en 1998, et en effet lire ce recueil induit sans l'expliquer la sensation de l'univers plastique de l'artiste, en même temps que la connaissance de cet univers n'a rien d'une condition d'entrée dans le texte tant sa puissance d'évocation est immédiatement fonctionnelle. 

Giuseppe Penone, Respirer l'ombre, traduction Mireille Coste, Camille Gendrault, les éditions Beaux-arts de Paris, 2008, 30 €.

Le poète André du Bouchet interpelait ainsi ses outils de travail : Si vous êtes des mots, parlez! Les mots de Penone parlent, ils donnent forme autant qu'ils sont impactés, comme la peau qui à la fois reçoit et transmet, informe et transforme. Ils conservent l'empreinte d'une main de sculpteur, donnant à sentir ce qui sent, ce qu'est le sentir, dans la familiarité des forces de gravité et de résistance.

Depuis plus de cinquante ans, Penone palpe une zone infime et infinie, l'intuition d'un corps au contact d'un autre corps, le geste fondateur et maintes fois revisité de maintes façons, celui de tout son corps de très jeune homme embrassant le tronc d'un arbre et pariant sur le temps pour éprouver, donner à voir, prolonger les épaisseurs impliquées et implicites de ce contact premier. L'oeuvre est intitulée : L'arbre se souviendra du contact. Le sculpteur a 22 ans et écrit :

la main s'enfonce dans le tronc de l'arbre qui,
par la vitesse de sa croissance et la plasticité de sa matière,
est l'élément fluide idéal pour être modelé.

On peut qualifier le travail de Penone, on peut en retracer le cours, rappeler l'Arte povera comme contexte d'émergence et de déploiement, et suivre la maturation d'un artiste profondément engagé dans et par son questionnement des sens (voir l'invisible, la surface interne des paupières par exemple ; donner forme à l'intangible, comme le souffle) et des processus vitaux (croissance et circulation, notamment végétales). Rien n'est séparé chez Penone, et c'est à cette matrice que se forme l'écriture. Il le dit dès 1969 : Le sens de mes écrits est incomplet si on ne les lit par en pensant à mes œuvres. Mais aucune porte ne ferme les autres, et il est certainement légitime de se laisser entrer dans les textes de Penone sans rien connaître (encore) de l'oeuvre en devenir.

Un bon sentier, c'est celui qui se perd dans le marquis
qui se referme d'un coup avec ses arbustes
sur le dos du promeneur sans nous dire
si c'est lui qui le trace
le premier ou le dernier
de ceux qui l'ont parcouru.
Le sentier disparu est celui qu'il faut prendre,
le but est de perdre le sentier pour le retrouver et le reparcourir.
C'est pourquoi il faut préserver la forêt vierge, les arbustes,
le sous-bois, le brouillard.
La précision du sentier bien tracé est stérile.
Trouver le sentier, le parcourir, le sonder en écartant les ronces,
c'est la sculpture.

 

Présentation de l’auteur




Max Alhau, Entretenir le feu

Le titre du dernier recueil de Max Alhau résume à lui seul toute la démarche de ce poète au long cours et qui n’a jamais cessé, de livre en livre, d’entretenir effectivement son feu intérieur. Il nous le partage encore ici même, dans un élan de générosité qui ne se dément pas et demeure reconnaissable entre tous. Et c’est bien la marque d’un grand poète que de délivrer une musique qui, aussi discrète soit-elle, n’en est pas moins le meilleur guide pour réenchanter un lecteur trop souvent contraint aux fadeurs de l’horizon éditorial du moment.

On l’aura compris, l’époque manque de souffle, de fond. Pas l’auteur du présent livre, à l’écart du tumulte mais étonnamment présent au monde :

À l’intérieur de soi
on demeure à l’affut
d’images froissées,
de saisons en marge
ou même oubliées.

On est ainsi spectateur
de l’invisible, attentif
à ces riens que l’on frôle
sans le savoir.

Max Alhau, Entretenir le feu, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 104 p, 17€.

Cette attention portée, ce goût de l’intériorité sont les chemins les plus courts vers la poésie sans retour de Max Alhau. Les précédents recueils nous ont rendus familiers de cette quête permanente du silence et de la mémoire. Il semble qu’on écrive toujours le même livre. Certes. Surtout lorsqu’on est allé droit à l’essentiel et que plus rien n’est nécessaire à part s’approcher toujours et encore de ce centre, de cet axe du monde, à travers le paysage, le quotidien et l’absence. Cette dernière reste d’ailleurs comme à l’accoutumée la ligne de force du recueil. Elle sous-tend l’ossature des poèmes en vers ou en prose comme en filigrane. La poésie, c’est vivre en marge du silence, pour reprendre le titre de la seconde section du livre. Thème et variations, donc. Max Alhau prend le parti de faire évoluer son verbe dans une sorte d’atonalité pleine de détours, au rythme d’une marche toujours plus intérieure et sans illusions :

     Sur une terre abandonnée on trouvera un jour asile. Les saisons, les jours n’auront
plus cours.
    On dira que les mots ont été déportés vers un ailleurs imprévisible.
    Ce sera sous couvert de l’imaginaire que l’on se mettra en route pour un destin sans conséquence.

Le présent et rien d’autre. Moissonner les instants. Ni pour le meilleur ni pour le pire, mais pour l’éphémère, qui est sans doute la seule éternité qui vaille :

Nous attendons à l’écart, à proximité de l’infini ou de l’éternité dont nous doutons parfaitement.

Pas davantage d’espoir en une quelconque issue à notre condition humaine :

Tu explores chaque jour ce labyrinthe dont nulle Ariane ne viendra te délivrer.

Mais néanmoins une sorte d’espérance diffuse, chevillée au cœur et à l’âme du poète comme en tout homme :

La lumière que tu attends n’est pas encore apparue.

La lumière du verbe, elle, si. Elle nous laisse à l’envi de quoi entretenir le feu, dans un instant sans limites et qui n’est autre que la vie elle-même.

Présentation de l’auteur




Gérard Bessière, De lumière et de vent

Des poèmes sur le seuil. Celui du grand passage entrevu par Gérard Bessière, aujourd’hui âgé de 95 ans. « Voici demain qui vient/dans l’ombre du mystère », nous dit, depuis sa retraite de Luzech au cœur du Quercy, le poète, ancien journaliste et exégète. Un émouvant recueil où « l’ombre de la nuit » côtoie « l’obstiné goût de vivre ».

Dans un précédent recueil, Au seuil du silence (Diabase, 2019), Gérard Bessière se disait déjà saisi de vertige au cœur du grand âge.  Mais s’il résistait à la peur, c’était grâce au silence qui montait en lui « comme la crue de la rivière en mars ». Il pouvait donc rester paisible et disponible, accueillant l’inconnu, cultivant « le goût du beau et tant d’autres conduites ou réalisations qui nous élèvent ». Quatre ans plus tard, après avoir publié entre temps Le titre brisé (Diabase, 2020) et L’intime lumière (Diabase, 2021), le voici plus que jamais au seuil du silence.

Pour dire ce qui l’anime aujourd’hui, Gérard Bessière a opté pour une versification « à l’ancienne » : des strophes de quatre vers sagement alignés sur la page, six syllabes par vers. Mais l’important n’est pas là car domine, de bout en bout, ce tremblement qui signe la véritable parole poétique. Tremblement d’émotion, mais aussi une forme de désarroi quand l’homme est gagné par « le vertige du vide ». Alors il appelle au secours « les visages aimés » ou les paysages de l’enfance. Fleurs, herbes, papillons, merles, écureuils et nuages investissent ses poèmes. Oui, dire le beau de ce monde que l’on s’apprête à quitter. Dans L’intime lumière Gérard Bessière avait déjà montré sa volonté de continuer à avancer dans l’inconnu à l’exemple du bourgeon qui « ne sait pas/que sa mort dans le noir/fera naître une rose/au soleil de demain ».

Gérard Bessière, De lumière et de vent, Diabase, 2023, 67 pages, 13 euros.

Mais aujourd’hui le monde s’est rétréci. Il a quitté sa maison « pour une petite chambre » où la vie va « finir en silence ».Cette fin de vie, nous raconte-t-il, est peuplée « de rêves et de cauchemards » (…) / Pourquoi faut-il souffrir / Dans l’attente inquiète / De l’instant de mourir ? ». Il s’interroge : « Les planches du cercueil / Où je reposerai / Sont-elles déjà sèches ? ».

Gérard Bessière, homme de foi, voit au-delà de sa mort corporelle. « L’infini nous visite », écrit-il. « L’horizon est en nous ». Il aspire à retrouver « D’innombrables aïeux / Eblouis de tendresse ». Et fait un vœu : « A l’heure de mourir / J’aimerais regarder // Un arbre qui frissonne / A la brise du soir ».

Présentation de l’auteur




Dato Magradze, La Terre féconde

Dato Magradze est né à Tbilissi (Géorgie) en 1962. De 1992 à 1995, il a été ministre de la Culture de la jeune République géorgienne. Il est l'auteur de l'hymne national de son pays. Il a été rédacteur en chef de grands journaux géorgiens. En 2003, le Cambridge Biographical Dictionary lui a décerné la médaille d'or du meilleur écrivain de l'année. Il est candidat au prix Nobel de littérature.

Ce que l’on peut penser en prenant connaissance de ces éléments biographiques est que Dato Magradze est homme d’énergie, de volonté, et que ce désir de peu d’agir pour le nombre, de souffler ce vent de fraternité, celui-là même qui édifie la poésie, est ce qui a guidé ses actes. Homme de feu, à la forge des mots nommant l’espoir de liberté, Dato Magradze continue : Écrire, agir, sont ici faces d’une même pièce, celle d’une monnaie dont ne se paie que les justes.

Tout ceci, essence de son être, matière de ses mots, façonne son poème, et sculpte son œuvre. Chant unique salué mondialement, certainement parce qu’enfin le langage se fait javelot qui transperce les murs archaïques et envole la poussière de nos peurs séculaires pour nous conduire, Nous, semblables, frères, sœurs, hors de l’oubli de nous-mêmes, sur le seuil d’une terre sans frontières, enfin nommée par la densité du silence de cette poésie fédératrice et visionnaire.

du silence de cette poésie fédératrice et visionnaire.

Le troupeau du poète est le sel de la terre,
la plus infime partie de la population
qui ne perd pas la dignité́
quelles que soient mes aventures pendant l’épreuve.

Le troupeau du poète est l’unique partisan du mot “déstabilisant”.

Puisque la mission de la poésie est de sauver
et de ne pas partager la névrose avec autrui,
face à l’incrédulité́, le poète se pose
en cible principale.
— “Défendez-nous, les gens ! –
comme si vous aviez construit l’église”...

(…)

... L’horloge marque le dixième siècle,
sur la montre Tissot, par contre,
le 6 novembre 2020,
s’écrit la nouvelle poésie...
La pointe de la plume sait fort bien
que toutes deux sont détraquées
L’univers s’est coincé dans le temps, t
andis que dans la durée le poète voyage.

Et il confie le temps
non aux aiguilles de l’horloge
mais aux ailes d’un épervier.

(…)

Un spectre de poésie hante l’Europe
un spectre de poésie y erre trouver une place d’honneur
sur une étagère poussière, en attente de retrait de la croix.
Le soleil surgit à l’Orient
et se couche à l’Occident.
Le temps voyage entre les strophes,
il va et vient,
le monde entier prend place
au working lunch,
seul le poète ne renonce pas
au désir désespéré
de sauver l’homme
dans le citoyen...
Et il erre… erre...
Un spectre de poésie erre.

La Terre féconde, p. 40

 

Le troupeau du poète est celui de la terre, il offre ses mots pour guider ses semblables. Et si l’on me demandait si la poésie engagée existe, si c’est son rôle de prendre racine dans les entrelacs sociétaux, si elle doit remplir une mission, je répondrais que quiconque cherche à la contenir dans des définitions et des carcans se trompe, et la connait bien peu. La preuve ici, où engagement ne se dissocie plus de la présence lyrique du poète, et devient consubstantiel à son existence, matière de sa langue, ligne de son destin. Poète est exister dans la société des hommes et ré-unir autour de ce talisman qu’est le poème. Unifiant le sacré et le profane, le lyrisme et le discours politique, présent et absorbé par le miracle de l’art lorsqu’il offre cette grâce de transcender sa propre existence pour ne plus énoncer que la parole universelle d’un sujet agissant au nom du nombre, la poésie de Dato Magradze est globale, dans le sens où elle unifie tous les potentiels du genre, toutes les strates temporelles de ses amplitudes, dans une œuvre puissante.

Treize recueils, des prix et des présentations, des colloques et des prises de paroles, des lectures et des rencontres, mais surtout ceci :

Un spectre hante l’Europe,
un spectre de poésie y erre
afin de sauver l’Homme
dans le citoyen. Notre époque a perdu son rédacteur,
Il manque trois choses au nouvel univers :
– L’échelle au ciel !
– Le pont à la mer !
– Le rédacteur à l’époque !

– « Le carré noir » du maître Malevitch –
est une métaphore sublime
entre l’interrupteur et l’ampoule,
entre l’instant et la terre

s
i vous voulez, entre moi et la flèche
que j’avais lancée comme un chevalier.

Un spectre hante l’Europe...
– “Déstabilisant” – est un mot
que notre époque a avalé de travers
et qu’elle ne peut plus recracher.

– “Déstabilisant” – ce mot
doit être puni
parce qu’il est inopportun sur la grand’place,
où les mass médias auront tous les moyens
de transmettre en direct comment notre époque
a pris congé de la dignité.

Un spectre hante l’Europe,
un spectre de poésie y erre...

À Florence, sur la Piazza della Signoria
on s’est moqué de nous en érigeant un monument de merde –
“Mettez-vous derrière votre Renaissance”–.
Mais quand les mouches y bourdonnaient,
respirer était devenu impossible
et on l’a emmenée.

Un spectre hante l’Europe,
l’Europe se rend aux élections
comme si elle allait à la messe
afin de voter pour Barabbas et de prier Jésus
de la sauver de la disgrâ
ce.

 

« V. Manifeste (La majeur) », de Dato Magradze, dans ce « poème qu’un matin » qu’il a intitulé La terre féconde !

Dato Magradze, La terre féconde, traduction de Véronique Bergen, Editions du Cygne, 56 pages, 10 €.

Présentation de l’auteur




Gorguine Valougeorgis, χoros

Ce jeune auteur que j’ai découvert sur internet, puis grâce à la revue Décharge et à la collection Polder (matin  midi  soir sorti en 2021) et dont on peut lire un entretien sur Terre à Ciel : (https://www.terreaciel.net/Valougeorgis-Gorguine#.Y20EPHbMKM8), confirme tout le bien que nous sommes certains à penser de son travail poétique.

Le titre souligne les origines grecques paternelles tout en appelant à la danse et au chant. En exergue une citation de Fernando Pessoa qui dans les poèmes jamais assemblés d’Alberto Caeiro dit ceci : « Ce n’est pas du navire, mais de nous, que l’on ressent le manque. »

Car on le sait la poésie, son espace de lecture et de réception comme d’écriture, est cet espace où les manques de l’auteur mêlés à ses désirs rencontrent ceux du lecteur en ce point intime d’où sourd l’envie jusqu’à donner aux pieds l’énergie de danser, à la voix de chanter, pour faire chœur, afin de s’extraire  de sa peau ;  autrement que par la langue  précise l’auteur. (Mais quelle langue, se demande-t-on, quand on sait que Gorguine parle le farsi, langue de sa mère, le grec, langue de son père, et qu’il est français ... la réponse serait donc : toute langue) S’extraire de sa peau : mouvement obligé si l’on veut partager, et pour partager, c’est-à-dire aussi accéder au plus grand que soi, il nous faut réaliser, constater que les mots sont pauvres en comparaison de l’intensité des sensations, des émotions, des intuitions … On le sait l’auteur écrit avec son corps, avec sa vie, il témoigne d’une singularité mais en utilisant les mots de tout le monde qui ne renvoient pas à son expérience exactement. Le mot de tout le monde rogne, rabote, rétrécit ce qui dans nos sensations et notre vécu intime, déborde le général. Aussi se heurte-t-il à une forme d’impossibilité. Heureusement la poésie et son espace de liberté permettent malgré tout de faire l’expérience de cet indicible. On le frôle, on le tangente, et parfois, même si brièvement, il y a coïncidence, alors tout s’ouvre…

Alors on suit comme une trajectoire circulaire. La danse ou le voyage avec leur force centrifuge, expulse : ce qu’on en saisit est un condensé, un asséché, un  présent réduit  quand  tant de temps dedans.

Gorguine Valougeorgis, χoros, éditions Lunatique, collection Les mots-cœurs, 101 pages, 12 euros.

Chez Gorguine Valougeorgis, la rythmique de l’écriture trace comme un cercle, et tout comme le carré est inscrit dans le cercle, les négations (ne que répété sur plusieurs pages) contiennent une affirmation :

Les mots ne suffisent    que le temps de les
dire    et beaucoup manquent    d’oxygène ou
manquent    Il me faut une lumière    qui
éclaire sans brûler    mais vacille    comme la
flamme dessine les ombres. 

Ici le rythme ménage le suspens, fait entendre l’hésitation, la distance et la rupture bien qu’il berce également.

« Ma vie est un voyage solitaire ! Mais mon bagage est lourd de nostalgie » disait Shan Sa dans les quatre vies du saule.  Camus lui affirme que « la pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie ». Gorguine n’est pas loin d’éprouver cela qui retrouve des objets témoins de la vie des grands-parents grecs, souvenirs bien rangés sortis de tiroirs comme intacts. Au travers des souvenirs et de la nostalgie, ce nous qui manque, ce territoire perdu, c’est l’enfant que nous avons été, c’est l’enfance. Cependant quand le manque n’est pas insurmontable, quand il provient d’un espace qui a nourri, le manque est aussi une aide, un guide pour la vie adulte à mener, même loin. Et plus encore, ces souvenirs qu’on porte et qui nous portent, génèrent une fidélité à la mémoire, à une histoire, à ses origines, ils sont les racines dont nous avons besoin tout comme l’arbre.

Ces portes qui promettent sans tenir
ouvrent sans ouvrir    mes pieds    ne les
croient plus les    franchissent sans rejoindre

Partout
Ils ne marchent que dedans

Les mots du poète font sentir l’épaisseur et la transparence du temps. On voit à travers jusqu’à l’enfance, mais sans jamais pouvoir y retourner bien que le chemin soit visible. Comme sur un tapis roulant dans une salle de sports, on reste sur place mais la machine enregistre des kilomètres. Et pour mesurer le temps qui passe, juste un peu de sable piégé dans les chaussures qui s’échappe au fur et à mesure qu’on s’éloigne. Les pieds partis pour d’autres paysages, urbains en l’occurrence, loin du bleu de la méditerranée. Les pieds … comment enfermer ce qui les gouverne ? Cette interrogation trouve son écho plus loin avec : qu’ai-je     si peur de perdre ? Quel inconnu effraie, quel risque accepte-t-on, quelle urgence ou quel danger met en mouvement, quel besoin de survie exige le départ, la rupture, l’exil ? Et l’ailleurs, même si désiré, n’est souvent qu’une forme d’exil. Ici  sensible est le paradoxe entre deux élans contradictoires, le manque et perdre, entre le sol et les airs, entre ce que vivent les pieds et ce que les rêves imaginent… Et fait-on un voyage ou est-on voyagé ? Qu’est-ce qui voyage en nous et jusqu’où est-on capable d’accompagner, se suivre des yeux et du cœur ?

Dans la nuit noire     un couloir ouvre    la
peau de la mer    pour en extraire des
organes

La cicatrice sera interne

L’image d’une césarienne s’impose devant les yeux, tout comme l’image des migrants en perdition. Mer mythique, mer mythologique parsemée d’îles enchanteresses, la méditerranée, berceau de notre civilisation ainsi qu’il est dit communément, fut, est aussi le témoin de guerres et d’invasions, de colonisations,  témoin de régimes dictatoriaux. Polluée, poubelle,  lieu stratégique à haute valeur géopolitique, cette mer est enfin le cimetière de milliers ou de millions de gens rejetés par les pays qui bien souvent ont exploité leurs parents et grands-parents et arrière-grands-parents …  de quoi donner la nausée… De quoi, à peine sorti de l’enfance, se sentir très vieux et très lourd, malgré le réservoir inépuisable d’amour d’une grand-mère, malgré les bras solides du grand-père.

Dans ce livre, ô combien attachant, émouvant, bien que tout en retenue et ne cherchant jamais à jouer de l’émotif, certaines remarques transmettent bien « l’âme grecque », si imprégnée de tragique, si intensément consciente de la condition humaine, de la solitude, du dérisoire, de la fatalité…  ainsi que de de la cruauté innocente de l’enfant :

Pour son      simple plaisir il      lance son
hameçon     troue la bouche     d’un poisson
pas plus gros    que son sexe moulé     dans
un maillot rouge vif kangourou     avant de le
remettre à l’eau     noblement un instant    il
s’est même trouvé     héroïque

Et c’est parce qu’on a, chevillée au corps, cette âme grecque,  qu’on est présent, par exemple, au coucher du soleil : on ne laisse pas la mer mourir seule. D’autres remarques en appellent au kairos (καιρός), à l’instant opportun, afin de savoir saisir ce qui s’offre et savoir se laisser aller, à être mer sans bord, à être horizon au plus près du sol, à savoir que sortir c’est mourir et qu’entre naître—qui  serait entrer—et mourir, on est dedans, toujours et partout dedans.  Que toute notre vie : on entre un peu plus loin.

Accompagné de 3 œuvres de Fariba Nourdeh et d’une photographie de Lâkis, ce livre, et donc la voix de Gorguine Valougeorgis, nous conduit un peu plus loin, un peu comme sur le chemin de l’éternel retour où l’on s’efforce de vivre en souhaitant que chaque instant se reproduise éternellement, ainsi, bien que nous en sortions un jour, le monde ne meurt jamais.

Présentation de l’auteur




Emmanuel Echivard, Pas de temps

Ce qui se présenta au début du livre, pour toi, ce fut la nuit, une nuit très noire et très rassurante, sur une route étroite qui s'ouvre au fur et à mesure de ton avancée.

Voici ce qu'écrit Emmanuel Echivard dans son AVANT-DIRE. Et l'on avancera avec lui, dans cette poésie du quotidien (pour partie) qui note avec l’œil distancié du photographe ce qui l'entoure, personnages et événements – on songe parfois à un François de Cornière qui en avait fait son miel.

C'est une boutique dans une rue de la ville
avec une enseigne des années soixante-dix
des lettrines jaunes
comme on n'en voit plus
    je n'ai pas le temps de m'arrêter
    de me rappeler l'année où j'en voyais de telles
dans une autre ville

car il faut vite rentrer
sortir du sac en plastique
la paire de chaussures que le cordonnier réparera
des chaussures en cuir brun, éraflées
    dont j'ai un peu honte
la semelle rongée par l'eau et par le temps

On retrouvera tout au long du livre ces scènes de petits riens (Riens est d'ailleurs le titre d'un poème), de portraits vite dressés, avec ce qu'on sent de sympathie de la part de l'auteur vis à vis de ceux qu'il croque ainsi. Il est présent également dans ces poèmes, personnage lui aussi, avec l'emploi du je.

Un vieux couple se tient la main
une petite fille se tourne vers son père
un homme cherche du regard des fruits et des fleurs

C'est un jour blanc arrosé de pluie
    je voudrais m'arrêter
fixer les êtres
    il suffirait de m'immobiliser
de rester là
de laisser parler la pluie, les pas
    de m'absenter

Présence au monde (cet extrait provient du poème Ici ; quelle injonction plus juste?) et absence dans le même temps, sorte de rêverie, de flottement. C'est une autre caractéristique de cet auteur que de ne pas se contenter d'une poésie descriptive mais s'interroger sur ce qu'il est, sa propre consistance parmi – partant, la séparation ontologique, la difficile appartenance :

    Est-ce que je suis
    ceux que je regarde
ceux qui passent
    à côté de moi
impassibles
avec leurs chaussures mal cirées, leurs manteaux gris
qu'éclaire parfois
le bleu roi d'une écharpe

     est-ce que j'existe vraiment 
     et suis-je ici pour m'arrêter
et les traverser du regard
supplier
la pierre que l'on cogne est aussi
    lourde que moi
ou bien, au milieu des mouvements
moteurs et marchands dans la ville
    vais-je me fondre, me répandre
    m'illuminer, devenir
contemporain

On trouve, en alternance avec ces poèmes où figure la première personne du singulier, d'autres poèmes où c'est le on qui mène la danse, dans la nuit (celle évoquée en début de livre), une nuit pas tant physique, ou pas seulement, mais aussi intérieure, qui bizarrement, malgré l'emploi du pronom impersonnel, suscite l'introspection, des sensations et des souvenirs individuels.

on voudrait se souvenir
on voudrait lever la tête ouvrir la bouche

proférer

on formerait un passé
composé d'images anciennes

par exemple un midi d'enfant où l'on traverse la rue sans regarder
où le capot de la voiture a balayé le corps
que rien ne retient plus qui flotte délié pour retomber
sur le sol avec douceur

on se sent puissant de tout ce qui a été vécu

Et toujours cette part qui questionne :

que reste-t-il de soi
quand la nuit noire est absolue
quand son eau son huile ne laissent rien transparaître
que reste-t-il de soi les mots que l'on chantonnait
sont tombés on marche sans

Mais ces mots, tombés, dans leur impuissance à dire parfaitement, réussissent, dans la poésie d'Emmanuel Echivard, à suggérer au point le plus haut et l'on se sent dans un esprit d'absolu partage en les lisant. Un livre exceptionnel.

Présentation de l’auteur