Runes& ruines, Anthologie dirigée par Marilyne Bertoncini

Marilyne Bertoncini a choisi un très beau sujet qui a suscité de multiples poèmes et illustrations. Les mots « Runes » et « Ruines » ne sont séparés que d’une seule lettre et comme le dit la poétesse dans sa préface : « Les ruines portent en elles le mot « runes » - et avec elles la possibilité de les sauvegarder, par la poésie… ».  Se lit un grand espoir dans la « force des mots » qui pourraient « mettre en lumière » toutes les traces précieuses susceptibles de résister à la barbarie.

Runes et ruines accompagnent l'humanité aussi bien dans sa folie destructrice que dans ses merveilles. Certains poètes ont mis plutôt l'accent sur « l’enfer », l’effacement, la dévastation. « Même le soleil s’use » (Anne Soy). D'autres tentent de déchiffrer plus positivement la langue des runes et des ruines qui habitent aussi bien notre monde intime que le monde extérieur. S’exprime un grand besoin de dire, de crier, de créer pour résister aux saccages, à la guerre. Comme un pari de préserver ce qui reste à préserver. Ne pas capituler, tenter de saisir les nouvelles structures, les nouveaux mots, les nouveaux rêves. S'inscrire dans une vaste Histoire sans nier les horreurs mais faire encore confiance en l'humain que la poésie ne cesse de révéler. Ainsi, d'un temps immémorial à l’avenir, en passant par le présent, nous naviguons dans de nombreux espaces, conviés à une grande variété de sens. Cohabitent des visions terribles du réel et des ouvertures qui font du bien. La parole se déchire ou construit des liens : « Tu essaies de rendre habitable cet aujourd'hui » (Patrick Joquel). Alors faisons « taire les oiseaux de mauvais augure ». Retrouvons une respiration au lieu même de notre fragilité et de nos déchirures. « Qu’ici humanité et rêves jamais ne capitulent ! » (Béatrice Pailler)

Runes & Ruines : Anthologie Collectif dirigée par Marilyne Bertoncini pour Embarquement Poétique, 2025, 116 pages, 14 €.

Cette riche anthologie nous fait signe aussi bien dans nos failles, nos monstruosités qu’en tout ce qui nous grandit, nous dépasse dans la création. En particulier dans la poésie qui ne sauve pas mais donne des lueurs à nos ombres. Les mots : « L’embarquement poétique » sont très justes. Nous sommes absolument embarqués et partie prenante de cette grande aventure d’éveil et de lumière.

Présentation de l’auteur




Quand on me pose la question : entretien avec Ghislaine Lejard

Ghislaine Lejard est poète. Elle tisse des trames de sens non seulement avec les mots, mais aussi grâce à son travail unique et puissant sur l'image, les images, la forme, les couleurs. bribes de mots, et de dessins, ou photographies, de couleurs, de formes, qui laissent émerger des univers inédits et fertiles. Collages, paroles tracées au coeur de pages bien souvent uniques, je fais référence à ses productions magistrales de Livres pauvres, nous lui devons aussi un engagement au service de la littérature, vecteur de fraternité et témoin de nos histoires, de notre Histoire. Elle a accepté de répondre à nos questions. 

  1. Pourquoi le collage ? Comment es-tu venue à cette discipline artistique ? 
Quand on me pose la question de l’origine de mes collages, j’éprouve beaucoup de difficulté à répondre, car la genèse en reste mystérieuse ; mais elle a très certainement son origine dans l’enfance. Je garde un très net souvenir de mon intérêt pour le papier et les images que je collectionnais. Les mots et les couleurs dans les revues retenaient mon attention, j’aimais en découper les pages. Et puis, je suis de la génération qui recevait en récompense à l’école des bons points, ceux-ci étaient souvent des images… La rencontre avec l’œuvre du collagiste tchèque Jiri Kolar a été déterminante, en la découvrant, j’ai eu envie d’expérimenter et d’approfondir dans ce domaine.

Ghislaine Lejard, leporello réalisé en 15 exemplaires signés numérotés, avec Jacques Robinet, Béni sois-tu.

2. Qu'est-ce qui t'attire dans ce moyen d'expression ? Son côté fragmentaire, la liberté, le hasard ? 
Ce moyen d’expression permet une très grande liberté, Jiri Kolar disait : « La liberté est collage ». Le collage n’enferme pas, il ouvre sur des champs nouveaux, il n’est pas étonnant que Picasso et Braque en aient réalisés au tout début du XXème siècle. Le collage est l’art du lâcher-prise et est l’illustration parfaite de cette phrase de Stéphane Mallarmé : «  Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. »
3. Quels matériaux aimes-tu privilégier ? 
Mon matériau est le papier récupéré dans des revues, des livres anciens, des publicités, des affiches, avec parfois des textes ; il m’est arrivé aussi de récupérer des objets comme des bois flottés, du sable, des verres polis ou des canettes usées et écrasées. J’ai réalisé, il y a quelques années déjà, une série de collages avec des affiches déchirées et des canettes.
4. Tu parles souvent du collage comme d'un langage. Qu'exprime-t-il de plus que les mots ne peuvent dire ? 

Le collage est tout autant composition plastique qu’écriture visuelle ou poésie visuelle. Il est un langage au même titre que la musique ou la danse. Plus que la peinture, il est proche de l’écriture poétique, il en est une forme aboutie et c’est sans doute ce qu’a vécu Jiri Kolar qui a cessé d’écrire de la poésie pour ne s’exprimer poétiquement que par le collage, abandonnant définitivement l’écriture de poèmes.

Traits et couleurs Michel Bohbot- Ghislaine Lejard, livre pauvre réalisé pour Daniel Lewers en 4 exemplaires.

5. Le fragment, la coupe, le montage, sont-ils une manière de traduire la discontinuité du monde ou au contraire de réinventer une cohérence ?
Le collage est déconstruction et reconstruction ; déconstruire une image   en déchirant ou en découpant des éléments puis ensuite avec divers éléments collectés, recomposer, réinventer une image qui nait de la tension entre le chaos des fragments et l’harmonie de la composition.
6. Tu as collaboré avec de nombreux poètes. Comment se noue le dialogue entre leurs mots et tes images ? 
Le collage depuis l’origine est traversé par l’écriture, rappelons-nous certains collages de Braque avec des fragments de journaux…Certains de mes collages intègrent des références culturelles qui interrogent le rapport au passé et au langage, il ne s’agit pas de raconter mais de laisser advenir  une résonance, le collage n’impose pas de sens mais demande plutôt un temps de pause et de contemplation, un temps qui convoque l’imaginaire et le sensible.
7. Est-ce le texte qui appelle l'image, ou bien l'image qui motive le texte ? 
J’écris de la poésie et je réalise des collages, tout naturellement j’aime associer ces deux formes d’expression. Il y a eu dans l’histoire du collage, dès le début, des liens étroits entre ces modes d’expression ce que j’explique dans un article publié dans la revue Saisons de culture au titre emprunté à Jiri Kolar : « le collage est poésie ».
Dans des livres d’artiste, mes collages entrent en résonance avec les mots de poètes ami(e)s, ces livres en duo prolongent mon travail de collagiste.  Tantôt le texte appelle l’image, tantôt l’image appelle les mots. Chaque collaboration est unique et me touche, et si il faut en partager une, je pense au livre réalisé avec Jacques Robinet alors qu’il était en soin palliatif et me touche tout particulièrement le poème offert, un hommage lumineux à la vie comme un magnifique «  testament » poétique, je le relis toujours avec une grande émotion.
8. Tu as participé ou es à l'origine de nombreux Livres pauvres. peux-tu expliquer ce qu'est ce concept et ce qu'il représente pour toi ? 
J’ai eu la grande chance de découvrir le livre pauvre, un concept artistique généreux, initié par Daniel Leuwers, cette découverte a été essentielle, j’ai pu rencontrer Daniel Leuwers et  créer avec lui et d’autres écrivains ou artistes pour ses collections. Daniel est un extraordinaire «  passeur », sans la rencontre avec le livre pauvre, je n’aurai sans doute pas réalisé des livres d’artiste.
9. Quelle est, selon toi, la force de ces objets, uniques et hors du marché, dans un monde saturé d'images, une société de consommation ? 
Les livres pauvres  sont des livres objets, fragiles qui témoignent d’un besoin absolument nécessaire d’échanges; Ils manifestent la force des rencontres et de la création, de son origine sacrée comme fondement incontournable de vie en société. Un sacré hors du religieux, mais offrande et expérience créative essentielle. L’artiste est le témoin, dans un monde désacralisé, d’une réalité qui le dépasse. Il est celui qui offre, partage, qui transforme, qui ouvre au sentiment du merveilleux.
10. Tu es très active dans le monde de la poésie et de l'art. Qu'est-ce qui nourrit et motive tes nombreux engagements ? 
L’artiste est un passeur, il ne cesse de s’interroger et donc il interroge.
Ce qui motive mes engagements c’est essentiellement le besoin d’échange, de partage. La création est toujours un vecteur de rencontres et certaines furent essentielles dans ma vie.
11. Quels conseils donnerais-tu à quelqu'un qui voudrait se lancer dans le collage comme pratique artistique et poétique ? 
Je lui recommanderai de regarder toutes sortes d’images, de collecter celles qui le touchent , de se laisser porter par leurs formes, leurs couleurs, de les fragmenter puis, en se laissant guider par son intuition et dans un lâcher prise associer des fragments de façon aléatoire pour faire naître une nouvelle image.
 En pensant à Jacques Prévert qui fut poète et collagiste, à la façon de son poème Pour faire le portrait d’un oiseau, je pourrai dire :
Pour réaliser un collage
collecte des fragments de papier
des jolis des simples des beaux
colle- les  sur un papier un carton ou une toile
ne rien dire ne rien vouloir
attendre se laisser guider
ne pas se décourager
la vitesse et la lenteur
n’ayant aucun rapport avec la réussite du collage
observer attendre que le collage se décide à être
si il étonne et émerveille le collagiste
c’est bon signe
signe que tu peux signer
et écrire ton nom dans un coin du collage.

 

Course des étoiles, Ghislaine Lejard et Michel Bohbot, exemplaire unique.

Image de Une © Yvon Kervinio.

Présentation de l’auteur




Laurent Grison, L’Archipel des incandescences et La Femme debout

Le recueil de Laurent Grison, qui se compose de deux parties – L’archipel des incandescences et La femme debout –, est illustré de dessins à l’encre au graphisme noir et gris. Arabesques vivaces, signes cabalistiques, écritures mystérieuses, silhouettes primitives, idéogrammes étranges : ces dessins – que l’on pourrait appeler poiêglyphes1 – nous invitent, à l’instar des textes qu’ils accompagnent, à la rêverie, à l’escapade dans l’imaginaire…

L’archipel des incandescences

D’emblée, le poète s’adresse à Xavier Grall et à lui-même : « Tu vis dans un monde / Qui peine à dissimuler / La douleur des hommes / Sous un masque noir » (11). Le rythme est donné avec des strophes de quelques vers courts (hexamètres, heptasyllabes ou octosyllabes) : une scansion légère et incisive – on pense à Verlaine ! – qui se rapproche parfois par sa brièveté, par ses suspens et ses ellipses, du haïku. Le poème est distillé, volatile et puissant, comme un lambig. A la lecture de ce premier quatrain, on comprend que, pour l’auteur, le poète est celui qui, en toute lucidité et en toute fraternité, veut dénoncer la présence au monde du mal dont « le masque noir » est à la fois le corollaire et la sinistre parure.

En le qualifiant de « hère hirsute errant » (11), Laurent Grison nous donne l’image d’un  poète nomade dont l’errance est une quête. Un être qui a des « semelles de vent » (13) : l’auteur reprend cette métaphore de Paul Claudel qui désigne Rimbaud. On retrouve, au vers suivant, la référence  rimbaldienne : « bateau ivre / qui dérive entre les mythes et les îles / de la Bretagne immortelle» (13). Dans l’ivresse de l’errance, dans la fièvre de la dérive, le poète a faim, il veut dévorer l’inconnu et est en même temps dévoré par lui. Le poète, « assoiffé de transcendance » (12), est aussi le « sourcier » (11) qui cherche les mots sous la terre : le langage apparaît ainsi comme une eau souterraine que le poète veut faire jaillir, indubitablement pour la boire (acte emblématique de l’expérience créatrice chez Rimbaud). Mais c’est aussi une eau qui va sculpter la roche, si bien que le discours poétique s’inscrit dans la durée du minéral.

Laurent Grison, L’Archipel des incandescences, hommage à Xavier Grall, suivi de La Femme debout, Collection Arcane, Sémaphore Éditions, 89 pages, avril 2025, 15€

Cela ne veut pourtant pas dire que le poème soit figé car la langue poétique est une arme contre les contempteurs de la vie, les hypocrites, les « médisants », ceux qui disent du mal et qui le font.  La poésie est nourricière. Sans elle, les jours s’appauvrissent et ceux qui disent mal ou du mal ne peuvent plus cultiver leur jardin : ils n’ont plus qu’à « arracher les jours desséchés » (12).

Dans ce monde sujet à l’immanence et au dessèchement, les hommes subissent la violence des paroles. Foudroyés par le feu nourri des discours de haine, ils assistent au « renversement des temps », à ces évolutions qui désolent et laissent pantois. Le poète, lui, ose se révolter et défier le chaos ambiant, le désordre des choses : ses « mots rebelles /défient sans crainte / l’orage des signes… ».

C’est en ce sens que Laurent Grison chante le visage rimbaldien de Xavier Grall avec ses « empreintes de tourment » (13): le poète est semblable à une tablette de cire sensible où l’adversité, les épreuves et les malheurs de la vie viennent imprimer leurs marques fertiles, sources d’inspiration. Mais le tourment peut aussi être une bête sauvage qui s’agite dans l’esprit du poète, dans sa « tête-vertige » – belle expression qui suggère à la fois que l’esprit a le vertige et qu’il le donne, par la poésie qui nous embrase « d’une transe mystique ». Poésie qui apparaît dès lors comme l’expression de mystères dionysiaques, comme le cri de l’enthousiasme, au sens originel de possession divine, de fusion avec le dieu. A l’instar de Baudelaire pour qui « La nature est un temple ou de vivant piliers / laissent parfois sortir de confuses paroles», Laurent Grison voit dans une feuille d’automne le « signe mortel d’un amour absolu » (19), la révélation d’un mystère dans « le signe des signes » projeté par « un calvaire de pierre » (21). Or, à l’inverse, il y a ceux qui ne voient pas l’au-delà des choses comme ces « touristes aux yeux mi-clos » (24) qui « photographient » le Christ d’une chapelle « sans même le regarder ». Voilà posé le problème de la représentation artistique et du regard que l’on pose sur l’œuvre : on peut réduire « Le Christ jaune » de Gauguin à sa pure dimension de célèbre tableau à photographier absolument ou bien vraiment regarder l’œuvre comme un ensemble de signes à déchiffrer, comme un symbole qui permet de voir derrière le voile de l’apparence. Laurent Grison appelle ceux qui ne savent pas voir des « hommes fiévreux » et s’ils le sont, c’est qu’ils « craignent l’au-delà /autant que l’autre d’ici » (24). Qu’il s’agisse de religion ou non, se pose alors pour Grall comme pour l’auteur « la question / du salut de l’âme » « trop essentielle/ pour ne pas être posée » (25) – question que se posait aussi Verlaine...

 

Laurent Grison, Livre Sémaphore, Page 5, Mars 2025.

S’il est indubitablement imprégné de mysticisme chrétien, le recueil de Laurent Grison l’est aussi de mythologie celtique et, en particulier, de la fantasmagorie des îles. Il s’adonne à la « dérive entre les mythes et les îles de la Bretagne immortelle » – il sait l’importance de celles-ci chez les Celtes : l’île d’Avalon est le paradis des Bretons et Tir na Nog, le pays de la jeunesse éternelle chez les Gaëls d’Irlande. D’ailleurs, l’ensemble des textes est un hommage au poète breton Xavier Grall, bien sûr, mais aussi à Jean-Pierre Calloc’h dont il cite deux vers : « Au creux des vagues / je suis encore au pays qui dort » (20).

Écrits en Bretagne, les poèmes sont, bien entendu, traversés par les éléments naturels, en particulier le vent et la mer, dont les violentes frénésies « éteignent l’amer désir / d’une saison en enfer » (16), comme si les forces de la nature venaient en quelque sorte sauver le poète d’une possession diabolique destructrice ou lui épargner le terrifiant vertige au bord du gouffre - vertige qui a peut-être poussé Rimbaud à renoncer à l’écriture. Car la puissance poétique est telle qu’elle peut plier l’univers, « incliner l’horizon », se gonfler « d’une très grande vague », capable d’emporter « l’océan monstrueux » (16). Cette démiurgie se nourrit, comme nous l’avons déjà dit, de références constantes à l’univers rimbaldien : à « la poche » et au « paletot idéal » Laurent Grison ajoute  « le plan déchiré de Paris », symbole de la fugue, soit parce qu’il a trop servi soit parce que – foin de la ville –  le poète veut battre la campagne et contempler les prairies de Bossulan, la ferme d’autrefois. Il est aussi question « d’alchimie du livre », celui-ci apparaissant dès lors comme l’athanor où se transmute la langue. On peut se demander si cette « poussière brûlante » faite de voyelles consumées n’est pas le sens intégral qui soudain embrase le cerveau et provoque l’illumination. Le feu de la conscience poétique provoque alors un éternuement qui – dit-on – est le symbole implicite de la présence du sacré. Dans cet ordre d’idées de transcendance, les tempêtes du bout du monde ont une puissance telle que, non seulement elles poussent les marins de Bretagne à prier Dieu, mais qu’elles effraient les morts eux-mêmes.

Le règne végétal figure aussi en bonne part dans l’univers poétique de Laurent Grison. Tout empreint de douceur et de délicatesse, comme ces racines des arbres du Bois d’Amour de Pont-Aven qui s’habillent d’une « dentelle de mousse » ; mais si l’on remonte à l’air libre, c’est « le monde aveuglé / par la surface et la chair », la superficialité et les désirs matériels, la chair opposée à l’esprit.

Laurent Grison est sensible à la dimension cosmique. En exprimant la présence du monde dans son immensité cardinale (28), l’auteur réussit à nous donner l’impression d’une géographie vivante, une conscience d’être au centre d’un espace terrestre où « le jour guide les égarés »… Rien d’étonnant à ce qu’il cultive une symbolique de la lumière qui éclaire les esprits, montre le chemin, c’est que l’homme se perd dans la vastitude : les seuls repères fiables sont le jour, les étoiles et les arbres car, même si « leurs feuilles volent » ils « gardent / le souvenir du chemin ».

 

Laurent Grison, Livre Sémaphore, Page 22, Mars 2025.

Tout au long du recueil, se succèdent des instantanés ou des croquis de choses vues avec l’œil du peintre telles que « les pierres sombres » qui « ont la matité de la soie grège » (30). Aussi la terre est-elle apparentée  à une sorte de manuscrit « de sols érodés », comme un vieux palimpseste couvert de textes où le granit affleure (« affleurement de granit »), émergence d’un substrat caché, d’un sens souterrain.  La comparaison est faite avec « les phrases simples » sur lesquelles effleure la sagesse (« effleurement de sagesse »). Il est aussi question, dans une autre strophe, d’une « feuille mordorée » qui « caresse / la fragile dentelle de mousse ». On peut se demander – symbolisme  oblige – s’il s’agit du végétal ou du support d’écriture.

Ainsi, à force de traquer « les invisibles lignes de force » (32), l’auteur nous livre une poésie de la contemplation qui permet la révélation : « en contemplant le ciel / tu découvres le sens. »

Et par la convocation rituelle des éléments naturels pour une « délicate communion », Laurent Grison rend sensibles les « couleurs harmoniques » qui ont le pouvoir d’« engendrer la parole vivante » (33).

Pour lui, le poète est – on l’a vu – un marcheur (« tu marches sur les terres grises » - 36) qui brûle d’un feu intérieur, un vagabond rimbaldien « aux yeux ouverts » dont la poésie est faite d’illuminations (37). Ses poèmes, imprégnés de sacré, donnent à voir un réel magnifié.  C’est pourquoi le poète nous invite au culte des livres, à une liturgie du verbe, en chantant « le grand livre des livres » qui est promesse de la grâce et du paradis sur terre.

La force de ce poème est de suspendre le temps «  là où le soleil levant / éclaire le monde » (41),  à « l’aube révélée » (42).  À l’écoute du « chœur des étoiles », à l’affût des « couleurs de la vie » sur « les terres grises », Laurent Grison nous plonge dans « l’ombre bleue de l’espérance » et, par « la parole vivante » nous initie à l’envol des « grands albatros » et aux « incandescences » d’un « archipel » « étrange et pénétrant ».

 

Laurent Grison, Livre Sémaphore, Page 41, Mars 2025.

La femme debout

Cette seconde partie du livre est l’humble éloge de l’autre tout en esquisses et touches d’aquarelle. Avec pudeur et respect, le poète dessine, au fil des pages, la silhouette d’une femme qui pourrait être l’héroïne d’un mythe celtique. Il ne fait que la contempler et la dire en actes, afin de nous faire sentir sa simplicité, son mystère, sa sagesse et son humanité. Elle apparaît comme la gardienne d’une sérénité profonde, d’une vie de création,  de « ce qui est beau » (55). Génie du lieu en la maison d’Hippolyte, elle est la vestale de la poésie qui « veut saisir […] ce qui se cache / sous la surface de l’infraordinaire / au creux de la psyché » (80). Tant pour les gens que pour les oiseaux, elle est « accueil » et« générosité » (50). « Cœur simple », elle  flotte souvent sur les rivières et est toujours liée à la mer dont elle « préfère l’étale » qui apaise (58) ; elle marche le long des plages et « rêve d’un long voyage vers l’azur » tout en effleurant « quelques galets […] qui vivent à l’écart du temps » (75), ce qui est un peu son cas car, dépositaire de la mémoire locale, elle aime se souvenir « des fragments de l’enfance » (71). Émotive « avec dignité », elle « sait que la violence du vent emporte / les fleurs fragiles » (57). Ennemie de l’ennui et amoureuse de la liberté, elle « fuit les gens barbants » (60), elle « lit et relit », curieuse de « percer […] les mystères » et, imprégnée de mysticisme breton, elle marche entre les arbres et cherche « ce qui ne se voit pas […] le fait et le défait / le dit et le non-dit […] l’insolite aussi » (55).

Et quand elle parle, c’est pour résister, comme les murs de sa cabane, « à la tempête et à la bêtise » (78). Elle se dit reconnaissante envers « les artistes qui l’ont sauvée / avec le verbe des poètes » (79). C’est avec des mots simples que Laurent Grison présente cette femme de paix, de cœur et de sagesse comme « un tourbillon / suspendu dans l’espace-temps/ au centre du monde. » (84). Portrait émouvant d’une « femme debout […] née ici » (67) – et « dont les yeux sourient » dans son « désir d’unicité » (81) – sur les bords de la Laïta, fleuve de « la Bretagne immortelle ».                                  

Présentation de l’auteur




Sonia Elvireanu, La lumière du crépuscule / La luce del crespuscolo

La poésie de Sonia Elvireanu célèbre toujours la beauté de l’ évanescence, si précieuse dans sa fragilité. La lumière du crépuscule, fugitive par essence, en constitue le sanctuaire.

C’ est pourquoi « le crépuscule / ravive les flammes de la vie / se donne à la lumière », écrit Sonia. Sa poésie est touiours une offrande baignée d’abandon. L’ éphémère en fait le prix :  

 

Le dégel est en moi
la fonte des neiges

 

Tout est chemin qui mène à Dieu selon Sonia Elvireanu, entre ombre et lumière : la poésie en est la quintessence.

Les paysages suggérés dans ce recueil sont souvent ceux de la mythologie grecque avec «  un été brûlant », qui ramène le voyageur  - Ulysse – vers son Ithaque :

Sonia Elvireanu, La lumière du crépuscule / La luce del crespuscolo, préface et traduction en italien de Giuliano Ladolfi. Giuliano Ladolfi editore, 116 pages, 2025

 

de retour sur ton rivage aux oliviers,
tu es l’ infini,
l’ immensité de ton Ithaque.                                                                                              

Le syncrétisme au sens de fusion, règne toujours dans la poésie de Sonia Elvireanu. Le Dieu des Chrétiens et les dieux grecs cohabitent harmonieusement dans un monde rêvé, idéalisé peut-être. Tout est « luxe, calme et volupté »1 dans une invitation au voyage apaisée.

On pourrait parler de Sagesse : ce que Sonia nomme

L’ instant de grâce
un instant divin
comme une fête
traverse mon esprit

*

J’ ignore si le mot  « mystique » est adéquat pour caractériser cette belle poésie. Peut-être même est-il superflu voire erroné. Sonia sait ressusciter l’ être aimé. Avec elle , l’ amour est divin avec parfois une lune complice.

je cherche la nouvelle lune
enveloppée de nuages
le ciel où se trouve
le Poème, sa lumière

Le crépuscule, l’ ombre, la lumière venue de « la brise  sans fin du Haut, » telle est la trilogie du Divin alors seulement, nous dit-elle,

un esprit céleste
illumine l’ air
comme si un ange parlait

Ainsi le poème «  Recueillement » offre un miroir subtil de ce recueil et de son autrice :    

" je me décompose et me recompose " , dit-elle. Le poème est une empreinte, lieu de la métamorphose entre humilité et resplendissement. Il y a bien incarnation au sens fort, ontologique, dans la lumière célébrée ici. Entre rêve et réalité, la poésie est incarnée, elle se fait chair pour mieux séduire le lecteur entre mer et ciel.

Note 

  1. Charles Baudelaire L’ invitation au voyage

Présentation de l’auteur




Le langage de l’art : entretien avec Karthika Naïr

Karthika Naïr est une artiste, ou plutôt une artiste polyvalente qui excelle dans différents modes d’expression, qu’il s’agisse de poésie, de contes ou encore de livret d’opéra…, comme elle l’explique dans l’entretien qu’elle nous a accordé.

Née dans le Kerala, au sud de l’Inde, elle a grandi dans plusieurs régions de l’Inde et parle quelques-unes des nombreuses langues de son pays. Elle vit en France depuis des années et voyage à travers le monde entre l’Amérique, l’Afrique du Sud, l’Inde et l’Australie autour de son art, ou plutôt ses arts. Son livre Le cantique des lionnes (traduction de l’édition originale anglaise Until the Lions : Echoes of the Mahabharata) est une véritable prouesse, qui ne cesse de susciter l’intérêt, que ce soit par les adaptations et les études dont il est l’objet. L’ouverture et l’attrait de Karthika Naïr pour le multiple sont nourris de la fabuleuse richesse multiculturelle du Sous-Continent Indien. Elle transcende dans son livre les frontières spatiales et temporelles avec virtuosité pour remonter aux sources de notre humanité commune. Mais laissons-lui la parole.

Karthika Naïr, vous êtes poète, dramaturge, auteure de contes, librettiste. Vous avez des talents multiples et vous n’hésitez pas à passer d’une forme d’expression à l’autre. Pouvez-vous nous parler de ces passages ? S’agit-il d’une nécessité intérieure ou d’un fort désir d’explorer les formes d’expression artistiques ?

Karthika Nair, © Koen Broos.

Je crois être, avant tout, une « storyteller », une raconteuse, quelle que soit l’expression : donc la démarche artistique c’est de trouver et ensuite habiter le ou les “langages” ou modes qui se prêtent le mieux au sujet qui me préoccupe. Parfois, il s’agit de contes fantastiques comme avec les albums pour les jeunes, parfois de la photographie d’un instant ou d’une vie dans un poème, et parfois d’une légende asiatique racontée par le mouvement et la musique, le visuel et le verbe. Mais quelle que soit la matière ou le « langage » vecteur (la page, le plateau, l’écran…), la question essentielle pour moi c’est comment façonner l’histoire ou l’expérience de la manière la plus juste. Cela étant, toute expression a ses forces et ses contraintes, et on s’adapte constamment (comme l’avait dit Bruce Lee, « Sois l’eau, mon ami » !), non seulement aux dits langages mais surtout aux nécessités de l’histoire racontée. 
Prenons Le Cantique des lionnes par exemple : sur la page, j’avais une grande liberté, de choisir (ou d’inventer !) la forme poétique qui véhiculerait avec justesse le récit, l’intériorité de tel ou tel personnage du Mahabharata.  Les seules limites étaient techniques : je ne pouvais pas concevoir un poème qui ne tiendrait que sur une page A2, car peu d’éditeurs auraient les moyens de le publier ! 
Pourtant quand Le Cantique des lionnes est adapté, pour la danse, l’opéra ou le théâtre, c’est avant tout une collaboration, donc d’abord il faut être à l’écoute des collaborateurs, de quelle(s) partie(s) ou voix les intéressent — parce qu’après tout, l’important c’est de trouver les éléments communs qui nous passionnent toutes et tous, c’est la seule manière de créer un univers qui appartient à nous tou.te.s. Ensuite il nous faut nous emparer de tous les moyens imaginables – le corps et la musique, et aussi la lumière, la scénographie, les costumes, parfois l’animation – et déterminer dans quel ordre ou avec quel équilibre on pourra créer une œuvre qui saura toucher un public et lui permettre de suivre les aléas du récit complexe et surtout son rythme émotionnel. 
 Pour paraphraser Salman Rushdie (qui l’a dit à propos de la traduction), il y a des choses qui se perdent, mais il y a aussi la richesse des découvertes, comme la force charnelle de la danse, ou la puissance du verbe au théâtre. C’est un frisson de joie indescriptible quand un collaborateur vous révèle des choses souterraines de votre propre ouvrage !
 Je suis toujours très curieuse, et ces passages me permettent de découvrir donc les richesses cachées et des possibilités dont je n’avais pas connaissance avec uniquement la page et la plume (ou le clavier !). Et elles se nourrissent sans cesse, ces rencontres entre différents modes d’expression : ma poésie est fort influencée par le travail de la danse, et mes livrets ou scénarios de danse puisent beaucoup dans la rigueur et l’économie de la poésie. Et les albums jeunesse sont bien souvent conçus comme des dialogues sur un plateau de théâtre…
Vous avez grandi en Inde et vécu dans plusieurs régions de l’Inde. Vous parlez aussi plusieurs langues indiennes. Comment ont-elles nourri votre création, que vous avez choisi de faire en anglais ?
Comme vous le savez, l’Inde est un pays, une culture, qui n’existe que dans les multiples. Et, et à moins que l’on soit dans un village très éloigné de tout, l’univers sonore qui nous entoure est multilingue. Quant à moi, mon père étant militaire, on changeait de ville/de région tous les deux ou trois ans, et les cantonnements où j’ai grandi étaient comme un microcosme du Sous-continent entier, avec des gens de toutes les religions, issus de toutes les régions : les langues communes étaient l’hindi et l’anglais, et ce dernier est vécu moins comme une langue imposée chez les peuples de l’Inde du Sud ou du Nord-Est, par exemple, que l’hindi qui est la langue dominante dans le Nord. 
 L’anglais est une des langues indiennes, une des vingt langues officielles en fait. Du coup, et après environ deux siècles de colonialisme, l’anglais est tout aussi naturellement un choix pour les écrivains de l’Asie du Sud que le français en est un pour des écrivains aussi divers qu’Aimé Césaire, Gauz ou Samira Negrouche. Bien sûr, c’est une pratique plus répandue dans des milieux urbains, souvent privilégiés, mais l’anglais est aussi perçu comme une langue de subversion, y compris pour les écrivains opprimés, dont le grand penseur et politicien dalit Ambedkar au 20eme siècle.
 Le plus grand « choc des cultures » que j’ai éprouvé durant mes premières années en France, c’était le monolinguisme affiché ici. C’était le début des années 2000, et même à Paris, on entendait très peu d’autres langues autour de nous, pour moi c’était une expérience inouïe ! Donc, à vrai dire, j’ai (re)commencé à écrire en 2005-6, par soif du multilinguisme qui était, auparavant, le socle de ma vie. Écrire était une manière de dialoguer avec les langues qui m’avaient formée. J’écris certes en anglais, mais c’est un anglais qui est tout aussi épicé par les rythmes du Malayalam que par la synesthésie courante en Ourdou ou la capacité qu’on a en français de créer de nouveaux verbes à partir de substantifs.

Rencontre avec Karthika Naïr, poète franco- indienne, Institut français d'Inde. 

Avant d’aborder votre fascinant Cantique des lionnes, intitulé Until the lions dans le texte original anglais, pourriez-vous nous parler de la place du Mahabharata dans une culture indienne dont vous connaissez si bien la pluralité ?
Le Mahabharata est une des deux épopées fondatrices du Sous-continent indien, et aussi très présent dans l’Asie du Sud-Est (car il a voyagé en Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie…). Je dirai qu’il imprègne encore plus la cosmogonie de la région que les ouvrages d’Homère dans l’hémisphère Nord : depuis deux millénaires, leur présence se répand des arts vivants à l’architecture et l’iconographie (des fresques dans les temples et les palais aux motifs dans les textiles) et même aux langues elles-mêmes (des dictons et des proverbes), dépassant les frontières des pays, des ethnies et des religions (il y a un Mahabharata commandité par le grand empereur moghol Akbar, et un mappila Ramayana des musulmans au Kerala ; un Mahabharata des jaïns et des celui des bouddhistes…). Les Dalits (ou castes opprimées) et les Adivasis (les peuples autochtones des forêts) ont leurs propres ‘versions’ de ces épopées…. Elles ont toutes cohabité depuis des millénaires, elles ont été le socle de la nouvelle industrie du cinéma d’il y a un peu plus d’un siècle. Le mouvement indépendantiste s’en est servi pour transmettre des messages qui pourraient échapper à la censure du gouvernement colonial.
Réécrire le Mahabharata, c’était une tâche monumentale, elle-même inscrite dans cette multiplicité qui le caractérise. Pourquoi cette réécriture ?
Justement parce que cette multiplicité, ce syncrétisme – qui m’a formée comme personne, comme créatrice et des générations avant moi, et reste pour moi, les plus grands joyaux du génie indien – est terriblement mis en péril aujourd’hui. L’insistance sur une version originale « pure » et immuable – comme le font les pouvoirs politiques hindouistes aujourd’hui – va profondément contre la tradition d’ouverture et de curiosité qui pour moi était le plus riche des patrimoines en Asie du Sud. L’espace pour questionner les épopées, les croyances, ainsi que les évolutions religieuses (bhakti, soufisme, sikhisme, jaïnisme, bouddhisme) est partie intégrante de la création artistique depuis toujours. Dans la littérature, on pourrait facilement remonter au moins jusqu’à Bhasa, le grand dramaturge (dont les dates sont incertaines, peut-être le 2ème siècle de notre ère). Il a écrit plusieurs pièces où il imagine d’autres destins possibles pour les personnages du Mahabharata, ou les vies intérieures des personnages qui sont les méchants. Je pense notamment à Urubhanga dans laquelle Duryodhana – le prince kaurava dont l’ambition aussi débordante que la jalousie pour ses cousins, les pandavas, provoque le cataclysme de la guerre de Kurukshetra – contemple ses actions et ses erreurs au chevet de sa mort).
Je voulais justement reprendre ce formidable héritage – qui est la liberté de l’imaginaire – en revisitant l’épopée à travers le regard de ses personnages secondaires, parfois les plus marginaux et marginalisés : des fantassins, des servantes, une chienne, une princesse déshonorée et abandonnée… Parce que la vision de la victoire ou de la défaite change radicalement selon la position que l’on a sur le champ de bataille, selon ce que l’on a à perdre ou à gagner. Pour les familles des fantassins (et le chœur récurrent du Cantique des lionnes est celui des amantes et des épouses de soldats), par exemple, quel que soit le royaume vainqueur, elles risquent de perdre leurs proches pour toujours : la gloire de la victoire ou les terres conquises comptent peu. C’est le prix terrible de ces conflits que je voulais interroger.
Vous êtes fine connaisseuse des littératures indiennes. Que représentait ce projet que vous avez entrepris en anglais ? Y a-t-il eu des obstacles formels à franchir pour y parvenir ?
Vous savez, il y a cette phrase d’Alexander Pope, « For fools rush in where angels fear to tread » ? Je crois que c’est le fou se rue là où le sage n’ose mettre le pied ? Quand j’ai démarré le projet du Cantique des lionnes, je n’avais aucune idée que ce serait aussi une tâche aussi énorme, que je serais complètement plongée presque six ans dans l’univers de cette épopée, les diverses – et passionnantes – incarnations qu’elle a prises durant plus de deux millénaires, à travers de multiples langues et religions et en de nombreuses latitudes. Elle est une sorte de palimpseste de différents peuples, de leurs préoccupations et de leurs revendications. Je n’ai pas davantage songé à ce qu’elle allait représenter. 
 Comme je l’ai précisé, il n’y a rien d’étonnant à ce que je l’aie écrite en anglais, une des langues indiennes. Il doit y avoir environ cent millions de personnes en Inde qui sont anglophones, et peut-être entre dix ou vingt millions dont c’est la première ou la deuxième langue. 
 Quant aux obstacles, peut-être le plus grand a été le grand nombre de ces sources qui n’ont pas encore été traduites ou sont inaccessibles ! J’ai lu, et visionné, autant de réécritures et adaptations du Mahabharata que possible : en poésie, en prose, en bande dessinée, en théâtre dansé, arts de la rue, série télévisée…mais la démarche n’a pu être que partielle. 
 Après la question a été de savoir s’il était prudent de publier ce livre dans le climat actuel. Et mon éditrice indienne est formidable, elle ne m’a jamais demandé de changer quoi que ce soit pour rendre le texte plus convenable. 
Le cantique des lionnes est parfois considéré comme un roman expérimental, parfois comme de la poésie. Qu’en pensez-vous ?
J’adore le fait qu’il joue avec les genres, qu’il soit perçu tantôt d’une façon tantôt d’une autre, à vrai dire ! Je suis quelqu’un qui déteste les étiquettes, parce qu’elles nous réduisent, qu’il s’agisse de personnes, des livres ou d’œuvres d’art. Mais je crois qu’une fois le livre abouti en tant qu’œuvre d’art, il appartient aux lecteurs/auditeurs/spectateurs, et ils peuvent le nommer et l’intégrer en eux comme ils le souhaitent, comme ils le sentent : c’est leur prérogative. Et en ce sens, c’est une immense chance pour moi que Le Cantique… ait obtenu (ou que des lecteurs/professionnels lui aient conféré) différentes récompenses : en Inde, il a obtenu le prix « Tata Literature Live Award » pour le meilleur livre en fiction, il a été nominé aux côtés des romans de mes héros, Salman Rushdie et Amitav Ghosh, entre autres. En Angleterre, en revanche, il a été dans la section « Highly Commended » du Prix Forward de la poésie… 

Au-dessus et sous terre : Entretien avec Karthika Nair, Forum de l'Institut culturel indien.

Ce livre a bien une dimension iconoclaste, me semble-t-il. Comment a-t-il été accueilli en Inde ?  
Étonnamment bien. Je pensais avoir écrit un petit livre de poésie (pas en dimension, il faisait environ trois cents pages !) en anglais, que seules une poignée de personnes allaient lire. Ma seule inquiétude c’était que mon éditrice ne se retrouve pas prise dans des querelles car c’était une période marquée par la montée fulgurante des lynchages des minorités, des attentats contre des écrivains-penseurs (Govind Pansare, Dr. Narendra Dabholkar, le Professeur M. M. Kalburgi, ensuite la journaliste-rédactrice Gauri Lankesh), et des restrictions croissantes sur la liberté d’expression. Une période marquée par des événements tels que le retrait du livre de Wendy Doniger (On Hinduism) par son éditeur et un changement même de cursus universitaires (notamment la suppression au Delhi University d’un sublime essai du grand poète/linguiste/traducteur/folkloriste A.K. Ramanujan, Three Hundred Ramayanas: Five Examples and Three Thoughts on Translation) à cause de la pression des forces de l’extrême droite. Ce sont des choses – notamment le cas de l’essai d’A. K. Ramanujan – qui ont façonné la conception du livre lui-même mais qui ont aussi influé sur sa réception, je crois. Du coup, cet ouvrage a reçu beaucoup d’attention : plein de lecteurs, de chercheurs, et d’artistes y ont trouvé une interrogation du pouvoir, de la guerre et du conflit comme des dispositifs pour maintenir le pouvoir et effacer nos préoccupations avec des valeurs plus essentielles comme la justice ou la probité. Ils tenaient au fait que le livre tente de souligner le prix de ladite guerre sacrée sur les citoyens, surtout les plus fragiles.
Il n’a pas plu aux éléments conservateurs, bien sûr. J’ai eu des réactions excitées pendant des rencontres ou lectures publiques notamment par ceux qui prennent l’épopée au pied de la lettre ou estimaient que je n’étais pas respectueuse des dieux, ou que je remettais en question l’importance de la guerre sacrée. Des revues qui m’ont interviewée ont dû fermer la rubrique des commentaires tellement il y avait des gens offusqués qui prenaient ombrage. Et des gens de la famille “élargie” qui ne sont pas du tout contents, bien sûr. Mais de toute façon, ils trouvent que je mène une vie incompréhensible, et que j’ai des positions politiques très douteuses !
 Dans sa version originale anglaise, Until the lions a déjà beaucoup voyagé dans le monde. Quelles ont été les réactions, les questions de vos lecteurs ?
Oui, dans sa version en anglais en Grande Bretagne (Arc Publications, 2016) et en Amérique du Nord (Archipelago Books, 2019). Il y a aussi eu plusieurs adaptations : d’abord une création en danse signée par Akram Khan (2016) qui a tourné de par le monde jusqu’à la pandémie ; un opéra dansé (2022) avec une partition originale du compositeur Thierry Pécou et une mise en scène de Shobana Jeyasingh, c’était une commande de la très grande Eva Kleinitz, feu directrice de l’Opéra national du Rhin, qui voulait retrouver le verbe du livre quand elle a vu la pièce chorégraphique d’Akram, et donc a décidé de produire une version lyrique du livre. Ensuite Beneath the Music, une adaptation en théâtre (2023) mise en scène par Jay Emmanuel de la compagnie Encounter Theatre à Perth en Australie qui est particulièrement précieuse pour moi, car elle s’enchevêtre entre le temps mythique et l’Inde actuelle mettant en exergue des questions d’exclusion des queers (pourtant très présents dans certaines versions régionales de l’épopée) et des castes opprimées. Là, il y a une nouvelle adaptation en cours pilotée par la grande comédienne Corinne Jaber (qui a, le hasard fait, joué le rôle d’Amba/Shikhandi dans Le Mahabharata de Pater Brook et Jean-Claude Carrière), en tout début de phase de recherche. 
 Il est également étudié dans des facs de littératures post-coloniales, de littératures comparatives, ainsi que de « creative writing » … j’ai animé des cours et des rencontres, en personne et en visio, dans des universités aussi lointaines que Yale et Harvard, Shiv Nadar ou Ashoka près de Delhi, Liverpool et Northampton ou bien New York University Abu Dhabi…
 Ce qui m’émeut c’est que les lecteurs, surtout les jeunes, puisent dans l’âme du livre, et transcendent les éléments très particuliers à la culture sud-asiatique, menant à des discussions passionnantes sur la perte et le deuil, sur l’ambition et son avers, l’envie, le tiraillement entre la justice et la loyauté envers ses proches… mais ça relève surtout de la force du Mahabharata, car, comme avec toute épopée fondatrice, on y retrouve les essences intemporelles de notre humanité partagée. 
Vous vivez en France et il était naturel que votre livre aille à la rencontre des lecteurs francophones. Quels problèmes spécifiques à la nature du Cantique des lionnes a-t-il fallu résoudre pour parvenir à la traduction de ce texte aussi puissant qu’atypique ? 
J’ai eu beaucoup de chance parce que mon éditeur chez le Nouvel Attila, Benoît Virot, a pris le livre à bras-le-corps avec tant de passion et d’engagement, tant d’attention et d’intelligence !  J’ai attendu huit ans pour que le livre trouve son « chez soi » en France, pour qu’il y ait un éditeur qui s’engage à une traduction polyphonique (nous avons cinq brillants traductrices et traducteurs), à mettre leurs noms sur la couverture (c’est moins l’habitude en France, en général). Et Benoît a créé la plus belle de toutes les éditions : il a trouvé un financement pour que l’on puisse imprimer en couleur (indigo et écarlate, les deux couleurs d’Amba) ce que l’on n’a même pas pu faire dans les éditions en anglais (j’ai chaque fois joué avec des teintes de gris auparavant). De plus, il a passé commande à ma collaboratrice sur les livres jeunesse, l’illustratrice Joëlle Jolivet, de dix-neuf portraits pour chacun des personnages : des images saisissantes ! Donc l’attente a vraiment valu la peine. 
Les problèmes étaient avant tout techniques, car chaque voix s’exprime en forme différente, soit dans une versification formelle (rubaï, sonnet, pantoum, tanka, sextine, canzone…) soit en calligrammes… c’était ma manière de dépeindre les singularités de chaque personnage, leurs états d’esprits ou leurs motivations. Et chaque langue, comme vous le savez si bien, a ses spécificités. L’anglais est plus économe que le français, si l’on garde la même métrique, par exemple, en français, c’est souvent plus raide ? Est-ce le mot ? 
 Donc mes traducteurs ont dû avoir à la fois beaucoup de talent mais aussi beaucoup de patience et d’inventivité pour s’assurer qu’en français on retrouve l’individualité de tel ou tel personnage comme véhiculée par la sonorité de leurs voix. C’est un livre à la fois très visuel et très sonore, plein de jeux de couleurs et de formes, sur la page et pour l’oreille. Entre Benoit, et l’équipe des traducteurs, j’étais gâtée, tout simplement gâtée.

Présentation de l’auteur




Adeline Miermont Giustinati, Poèmes

je glisse dans une fente de la souche
recouverte de laine
pulsation de caillou

je flotte dans le ventre de l'arbre
dans la nuit des racines
le silence désossé

j'aperçois des portes d'ivoire
un tunnel tapissé d’œillets rouges
et des lamelles de brume

je rampe dans une fosse
des ombres tremblent
des vents s'épuisent

j'atteins un palais aux pierres bleues
devine la matrice de l'outre-monde

je rencontre le fantôme du soleil
et les ossements de la lune

je quitte ma peau de laine
le silence s'élargit à mon passage
des oiseaux sans plumes font leur nid dans ma gorge
je suis tous les visages
toutes les écumes

je gravis une grande cité
je traverse une croûte de fer et de nickel

 

je goûte aux entrailles de Pangée
me frotte contre le magma noir et durci de sa bouche

je me lamente dans une steppe interminable
je me noie dans un fleuve
tapissé de coraux et d'insectes

je m'accroche aux cheveux de Méduse
j'atteins la maison de l'obscurité

je n'ai plus de souffle
je n'ai plus de visage
je n'ai plus de squelette

je tremble aux pieds de la déesse
elle ouvre grand sa gueule
elle m'engloutit entièrement
elle me mâche goulûment

je naufrage dans sa poitrine
j'emprunte l'échelle d'entre les mondes
les eaux elles-mêmes chavirent

je n'ai plus de souffle

je n'ai plus de visage
je n'ai plus de squelette
j'expire mon dernier atome
je retourne à mon argile
au tambour du commencement
et au fleuve qui coule dans mes racines

extrait de « la mue » (inédit)

marcher
un pas devant l’autre
un mot devant l’autre

marcher
parmi les herbes grasses
encore brillantes de gouttes d’eau bien fraîche

parmi les roches imposantes
le long du sentier escarpé
le long de la côte
entre deux immensités
entre l’avant et l’après
entre se réfugier et se jeter à l’eau

marcher entre
dans sa propre peau et son propre pas

marcher
parmi les genêts en fleurs
le jaune se mêlant au bleu au blanc et au brun

je suis ivre de couleurs et de
pensées traversantes
qui affluent
au rythme de mon souffle et de mon pas

le mouvement de mon corps est un coryphée
au paysage alentour

marcher
au son de la rumeur marine
foire d’écume contre les rochers
en contrebas

j’entends la voix de la pierre
se mêler à celle des oiseaux

c’est le printemps
je crée mon chemin
chaque pas est l'empreinte d'une promesse

inédit, 2025

 

les premiers temps j’avais le corps en friche et
la cervelle poisseuse
mon terrier était devenu caduque
ma forêt était en dormance
mon regard s’était calcifié
et le courage de regarder l’horizon
par delà la timidité des cimes
me manquait

les jours
et les nuits
ont passé
sans rien dire
et
ton souffle
ton souffle qui a traversé ce jour-là ma peau
ton souffle qui a transpercé ce jour-là mes muscles
ton souffle tend désormais
tout doucement
ma colonne vertébrale
ton souffle fait vibrer les racines de mes allées
je m’en remplis
je le bois
le moindre geste fait craquer des bouts de souvenirs de nous
l’horizon avale le jour et chaque matin le soleil revient avec ton odeur
à cause de toi je mets un pas devant l’autre
à cause de toi je mets un jour devant l’autre
à cause de toi je mets un mot devant l’autre
les sapins me parlent à nouveau et
reboisent mes cellules
leurs sourires caressent mon écorce et
je sens mon courage se ramifier
désormais le souvenir de toi
ne me déchire plus le ventre
il s’est métamorphosé en
une source chaude jaillie des profondeurs
une présence diffuse le long de mon dos

un vent tiède sur ma peau désertée
un mica scintillant dans mes organes

même si je suis toujours comme l’akène
ce fruit sec qui ne s’ouvre pas et
ne contient qu’une seule graine
je joins les mains et j’espère

que
comme au désert d’Atacama
il suffira d’un filet d’eau
pour fragmenter mon écorce
et faire pousser des merveilles

inédit, écrit et lu pour La P'tite veillée de Chloé, Chez Mona, mars 2023

sous ma peau
il y a une femme
quelqu'un l'a laissée là
de dos
assise
la tête penchée
sa main appuyée
contre ma craie
dans la galerie profonde
dans la pénombre
elle n'entend ni le vent ni les oiseaux
ni les hommes ni les femmes
juste le bruit sourd des pioches et les pas des soldats
dans sa galerie il n'y a ni arbres
ni paroles
ni naissances
juste le silence de l'eau qui perle sur son corps
elle a vu passer les visages
elle a senti la peur dans leurs souffles
la peur des hommes prêts à mourir
elle a pris leur douleur
leurs regards de bêtes sonnés
quand les chariots avec les corps
ont défilé
dans un chaos de métal et de sang
elle qui tournait le dos
elle a tout vu tout reçu
les fusils les cris le désordre
elle a tout gardé
elle en perd l'équilibre
elle se tient
fragile
prostrée dans sa peau
incrustée dans ma chair
ma mémoire calcaire
depuis trois décennies elle sent
que des êtres la scrutent
que des lampes l'observent
sous toutes les coutures
elle ne dit rien
elle sait tout
elle tourne le dos
aux passants des galeries
elle voudrait oublier
le chaos
le sang
le métal
les cris
les chariots
remplis de corps
comme des poissons tordus de douleur
elle voudrait parler

elle voudrait raconter
comme ces hommes étaient beaux
dans leur courage et dans leur peur
que le pays à tous manquait
qu'elle pleurait le soir
à les voir
regarder les photos
les trésors de leurs poches
les amis les mères les soeurs
les pères les frères
les voisins
ils allaient mourir bientôt
ils le sentaient
ils regardaient les photos
ils priaient
ils dessinaient
ils gravaient
des mots qui font vivre
et des visages d'ancêtres
et un dos de femme
nu

extrait de Kauhanga, inédit, 2024

Présentation de l’auteur




Le trésor des humbles

Un article paru dans Les Lettres Françaises de juin 2025

« Nous vivons à côté de notre véritable vie » écrit Maurice Maeterlinck dans Le trésor des humbles. A quoi fait ainsi écho Philippe Mac Leod dans Sagesses : « Nous n’aimons pas la vie. Nous aimons ce qu’elle nous donne mais nous ne l’aimons pas pour elle-même. Nous servons d’autres vies : des vies sans vie, de bois ou de ferraille. Nous ne savons pas nous tenir en elle ». Et à force de poursuivre des simulacres de vie, nous ne savons plus recevoir la vraie vie, qui pourtant se tient devant nous, dans la fragile ondulation d’un brin d’herbe ou le miracle d’un visage, et quémande notre regard et notre parole.

L’homme qui la découvre, cette vraie vie, frémissante et humble, offerte, peut la qualifier d’éternelle, parce qu’en elle affleure l’inattendu qu’il attendait, parce que dans sa douce effraction, qui force les verrous intérieurs, se révèle, se donne et se reçoit le plus grand amour – parce qu’il lui semble alors impossible qu’elle soit avalée par le passage du temps et ne dure pas toujours, quelque part. C’est bien à guetter ses manifestations que s’attache Dominique Sampiero dans La vie éternelle, par le moyen d’une extrême attention aux humbles (aïeux, voisins et villageois peuplant sa mémoire et son Avesnois) et d’une inhabitation de leur regard : le poète est en effet « expert en attention », selon le mot de Jean Cassou qu’aimait à citer Jean Follain.

La première des trois séquences du livre, intitulée Le silence des ignorés (ce qui peut s’entendre du silence qu’ils font comme du silence que l’on fait sur eux), nous fait rencontrer « Yves, un voisin, l’homme à tout faire du village, le guetteur, le dévoué », au moment où il regarde partir la jeune femme qu’il avait prise sous son aile, qu’il aurait volontiers adoptée, celle-ci, enceinte, fuyant « là où devenir mère lui tiendra compagnie sans le regard lourd des autres ».

Dominique Sampiero, La vie éternelle, frontispice de Godelieve Simons, Le Taillis Pré, 2025, 178 pages, 18 euros.

L’homme ne gardera d’elle que son nom inscrit en « lettres majuscules…au dos d’un ticket de caisse » qui ne quittera plus la poche de sa chemise, même s’il continuera de rêver que l’enfant portera « presque son nom à lui » et qu’il en deviendra le parrain. Le récit en prose se fait presque vie de saint, d’un saint d’à côté, délaissé par « la femme qu’il a aimée et qui lui doit de l’argent », consacrant sa vie à « son frère en fauteuil roulant qu’il a soigné jusqu’à sa mort comme son propre enfant ». Vivant la vie des pauvres gens, fils d’une « mère partie trop jeune à genoux dans ses lessives », souffrant tant de l’injustice des accusations le visant (un sanglier « qu’on lui reproche d’avoir tué en dehors de sa parcelle de chasse »), lui qui porte le nom du saint patron des juges et des avocats, qu’il « en a perdu l’estomac, en vrai, pas au sens figuré ». Et pourtant il a répondu à « l’injuste inculpation » par une plus grande bonté et une plus grande miséricorde, devenant « seul Christ dans le hameau » et passant désormais « son temps à pardonner ».

 

Dominique Sampiero, Poème lisible par moi seul, Encre sur toile, 29x29cm. 

Comme le « pauvre Martin » de la chanson de Brassens (« Sans laisser voir, sur son visage / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Il retournait le champ des autres / Toujours bêchant, toujours bêchant »), Yves bêche le jardin des autres, peut réciter par cœur « les adresses et les soucis des veuves abandonnées derrière leurs volets », accompagne la jeune fuyarde, sa protégée, d’une prière secrète pour elle et son enfant, éprouve gratitude pour « la douce lumière des fenêtres qui lui ferme les paupières chaque soir » et tendresse pour « le tremblement du merle sous la pluie ». A son ignorance (« Yves sait qu’il ne sait rien ou si peu mais avec minutie ») est révélé ce qui est caché aux sages et aux savants : que tout dans la nature vit, parle et quémande notre attention et notre amour, nous supplie d’aller à l’essentiel, de venir à l’éternel ; que le ciel n’est pas un lieu mais tout regard où passe la bonté (« Le ciel en parler ne sert à rien, il entre et sort dans chacun de ses regards »). Le poète n’a pas d’autre clé que son attention et sa conviction que la vie est partout, que tout est regard, que tout a une âme qui réclame de parler à la nôtre : « que penser de l’âme des flaques qui, en un seul regard, capturent les averses, les nuages, les merles ».

 

Dominique Sampiero, Le Poème passe à travers.

La deuxième séquence du livre, intitulée Le tao de la poussière, est consacrée aux « gens de la fenêtre », d’hier et d’aujourd’hui, à tous ceux, ancêtres ou inconnus, demeurant en station derrière la vitre, « corps plié en deux sur la chaise de [leur] méditation ». Frères et sœurs d’Occident, sans le savoir, des philosophes et poètes de l’Orient attachés à la méditation de l’impermanence des choses et à la contemplation des dix mille accidents du monde flottant. Il peut certes faire noir dans leur vie, « comme dans un puits qu’on aurait fermé », il y a certes en eux un parti pris de l’éloignement, de la réclusion et de l’obscurité. Ils sont pourtant au poète sa « famille sans visage », son trésor des humbles. Ils ne possèdent qu’une « pauvreté dépouillée d’arguments et de force », ne vivent que de leur regard, que suffit à occuper le va-et-vient d’un grand chien noir. Mystère que leur présence mutique interrogeant ceux qui passent devant leur fenêtre, devinant un instant leur profil derrière l’épaisseur de la vitre et imaginant un temps la substance de leur vie. Mystère que leur présence passant dans les passants, leur présence « restée en suspens dans [leur] corps flou ». Le poète apprend d’eux le renoncement à toute emprise, l’ouverture de son regard et de son « intérieur » à tout ce qui se présente à son heure : ainsi le balancement du hêtre « entre chien et loup ». Ces gens de la fenêtre sont finalement la présence réelle, signalée par le « lumignon d’un lampadaire ».

Le livre se clôt par Le bruit de la page blanche, l’auteur y confessant sa recherche d’un livre qui soit viatique et consolation, qui soit « notre père, notre mère, la fin de toutes nos peurs ». Un livre abolissant la séparation entre le monde et soi, entre l’extérieur et l’intérieur, entre le paysage et le livre : « le livre s’est ouvert sur le paysage et chaque souffle de notre parole est un nuage retourné au ciel ». C’est qu’en effet, comme l’écrit P. Mac Leod dans L’infini en toute vie, « Si près de nous palpitent tant de paroles précieuses que nous ne savons plus déchiffrer. / Ainsi de ces roches nues qui se dressent çà et là ». Il n’y a au monde de stérilité et de sécheresse, d’avarice, que celles de notre cœur et de notre âme, que celles de notre regard et de notre parole. Recherche donc d’un livre qui sache nous retourner « comme un gant dans[n]otre propre histoire », qui puisse nous dire « qui nous sommes et où nous vivons / ce que nous allons devenir après le dernier souffle ». Ce qu’offre aussi la page blanche, c’est une virginité, une nouvelle naissance, la possibilité d’effacer les peines et les douleurs passées qui ne passent pas. Ce qu’offre enfin la page blanche, c’est ce qu’elle ouvre, c’est la fenêtre ouverte qu’elle est, le visage qu’elle promet, neuf et immaculé. Le visage qu’elle annonce et révèle : « Notre visage demain quand nous ouvrirons les yeux pour toujours ».

Présentation de l’auteur




Claude Ber, Le Damier de vivre

Ouvrir ce beau livre de Claude Ber, auteure récemment d’Il y a des choses que non (2017), La mort d’est jamais comme (2019) et Mues 2020), c’est tout de suite tomber sous le charme, la grâce même, des cinq aquarelles de Gérald Thupinier qui accompagnent les quinze poèmes en prose de Claude Ber, splendides à leur tour, riches, intenses, vitaux dans leur rythmique souplesse.

Deux arts s’entretissant, s’honorant si finement, tout en dépliant la pleine subtilité de leur distinction esthétique, sans aucun geste d’illustration et loin de toute ekphrasis. Et puis les premiers mots de la première suite, ‘Pavé noir, pavé blanc. La marche du cheval d’échecs sur le damier de vivre’ (I), confirment le haut et dansant sérieux du poème, la puissance de son attachement à l’énigme de notre présence au monde : sa mouvance, son ‘jeu’, son incertitude, ce sentiment de hasard qui habite sa logique. Suit le début d’une longue et cascadante perspective sur l’immense, à jamais mutante gamme de notre vécu, tantôt superbement appréciée, tantôt naviguée avec difficulté ou douleur : ‘Le tragique des destins et l’éblouissement renouvelé d’exister. Les pointillés du bonheur entre les drames. Le chapeau de la cime dégringolé dans l’abîme et la main pleine au poker de la plénitude. L’hécatombe du cancer et l’apogée de la jouissance. Case blanche, case noire. La dévastation de la terre et la mansuétude de l’amour. L’inhumain de l’humain toujours recommencé et le désir dressé en oriflamme…’ (I). Tous les éléments de ce qui est et ce que nous sommes, inextricablement cousus, brodés, dans la même étoffe moirée, chatoyante, à peine crédible, mais là et partout, ‘dans, écrit Ber, l’inusable bascule des vagues rabâchant leur éternelle redite de mort et renaissance’ (I).

La deuxième suite creuse davantage cet étrange enchevêtrement de l’émerveillement et de l’horreur face à ce qui est, comprenant que ‘mathématiquement les raisons de désespérer équivalent à leur inverse sur la durée de l’éternité’, Ber soucieuse d’ajouter ‘mais qui peut compter sur l’éternité?’ (II), le mortel semblant vouloir afficher son absolutisme quand on observe, avec le poème, les infinies preuves de la non-continuité de la chair, surtout celle que l’on ne cesse de manger, ‘dorades et congres, branchies asséchées [à l’étal]’, ‘tête de veau bêl[ant] de toutes ses mâchoires mortes’, ‘graisse de cochon égorgé’ pour accompagner nos désirs de ‘paix et bienveillance’ (II). Et toute cette tensionnelle contradiction-fusionnement comprise comme si manifeste, si vieux jeu, ce qui pousse le poème à se demander ‘à quoi [la parole peut-elle] aspir[er] qui n’ait été déjà tant répété que ne reste d’elle que la carcasse?’ (II).

Et juste au moment où le poème paraît prêt à acquiescer à une condamnation de ‘l’humanité catastrophique de mon humanité [,] sa présomption et sa bêtise belliqueuse[,] son insatiable avidité et son dénuement[…,] son poids d’irrémédiable tassé au fond d’un sac biodégradable’ (II) – juste à ce moment critique, ce point de rupture irréparable, il – le poème, tout ce qu’il représente d’indicible, d’imaginable, d’improbable et de possible – replonge sa conscience dans ‘les aloès fleuris et bourdonnant d’abeilles’ de la troisième suite (III). Dans, dirais-je, un Cela, dont parlent précisément les Upanishads, et qui semble excéder même tous les signes de cette espèce de binarité, de dialectique qui persiste à vouloir dominer notre conception vécue de ce qui se passe au cœur de notre être-au-monde, ce noir-blanc, cet abîme-cime que le poème déploie. Règne ainsi cet indivisible sans nom véritable, cet infini contenant tous les noms, irréductible, car un Un au-delà de ses foisonnantes multitudes, offrant l’expérience de l’ineffable de l’amour, sans doute, pénétration dans ‘la fente de la vie même entre-baillée. Une pause de paix dans son bruyant silence. Ma main augmentée de magie caress[ant] ton visage. Son éclat rayonnant dans la bouffée solaire des mimosas. Leur poussier de clarté comme une réminiscence. Une invite à notre propre lumière aussi fragile et passagère que la leur. L’aimer, dépiauté de mainmise, la vibration le prononçant, y déclin[a}nt un absolu accessible. Intact du mot qui le désigne’ (III). Voici un passage extraordinaire, splendidement visionnaire, ouvert sur tout ce que le langage parvient à peine à murmurer, pris comme il est dans les rets paradoxaux de son besoin de dire ce que Bataille et Blanchot appelaient ‘l’impossible’, d’articuler l’indésignable.

Et tout le recueil, avec ses quinze suites et leur si serein dépliement de phrases courtes, lestes, fluides, bi- ou tri-partites, jamais gonflées ni désinvoltes car site d’un vécu intensément et pourtant généreusement caressé – tout le recueil puisant inlassablement dans un visible, un sensible, ces infinis micro-expériences de ce qui ne cesse de surgir d’un macro-phénomène où tout s’interpénètre et affiche ses interpertinences vivement senties quoique logiquement fantastiques. Le sentiment de ‘l’horreur du monde [qui] n’entame pas la magnificence de l’amour qui n’entame pas l’horreur du monde’ (V) reste le signe le plus vif de l’ubiquité d’une plénitude combinatoire de l’être. Le poème y ‘acquiesce’, semant partout dans ces riches suites ‘décrass[ées du mythique] et de [toute] prétention abusive’ (VI) les signes d’une ‘beauté’ à la fois ‘inaccessible’ et ‘évidente’ et d’une ‘bonté pour essuyer sa peine’ (VIII) au sein de ceux d’un ‘accablement de bœuf harassé’ qui risque de déborder (X). Cette totalité de ce qui est marquerait tout d’une grande intensité dans l’expérience de Claude Ber et en affirme sans cesse la haute et absolue pertinence de ‘n’importe quoi’, cette ‘certitude’ (XI) de ce que Jean-Paul Michel appelle le de notre être-là. ‘Ma vie, lit-on, toujours branchée à son voltage. Intensément puissant. Intensément intense’ (XI). Un rapport, un lien incassable, électrisant, sans fin énergisant, venant des choses qui sont et du moi qui les vit, dans, simultanément, leur nudité et leur ‘transfiguration’ (XIII). Car, comme la dernière des quinze suites nous fait comprendre, toute l’expérience que véhicule, mot sur mot, le poème, reste ‘secr[ète]’ (XV). La draper des formes mouvantes du poétique ne change rien de son caractère d’indécidabilité, de non-‘décisivité’; tout ce qui est demeure obstinément ‘obtus’ au cœur de l’intense, cette ‘confusion de broussailles et une naïveté de dormeur réveillé en sursaut’ (XV). Le poème – ce sont les derniers mots de ce si finement sculpté Damier de vivre – vécu et déroulé en tant que ‘chant [avec] sa plainte dans les tunnels du temps. Leur silence irrémédiable’ (XV).

          Un très beau livre d’une femme remarquable, juste et poétiquement sereine au cœur même des tempêtes.

Présentation de l’auteur




Pablo Andrès Rial, Poemas

I

Estás muerta
mirando a la ventana
yo estoy sentado
detrás tuyo.

Afuera
se puede ver el mismo árbol de siempre
—un sauce—
un amigo se enamora de vos.

Tu silla ahora está vacía
pero vos seguís ahí muerta
mirando a la ventana
donde ahora solo hay
un patio de cemento.

Tu es morte
regardant la fenêtre
je suis assis
derrière toi.

Dehors
on voit le même arbre qu’avant
—un saule—
un ami tombe amoureux de toi.

Ta chaise est vide maintenant
mais tu es toujours là, morte
regardant la fenêtre
où il n’y a plus
qu’une cour en ciment.

II

Detesto mi cuerpo
pero amo mi sombra.

Nunca envejece
nunca enferma
nunca duele.

Je déteste mon corps
mais j’aime mon ombre.

Elle ne vieillit jamais
ne tombe jamais malade
ne souffre jamais.

III

Las plazas
me hacen recordar
al manicomio.

Las personas van
de un lado a otro
sin ningún tipo de apuro

algunos como yo
se sientan en un banco
somos todos amigos
sin siquiera vernos
sin siquiera conocernos
sin perder ese individualismo
que nos hace caminar
desde temprano.

Porque nosotros
podemos superar al olvido
vivir
sin ser nadie para los otros
es lo que nos hace
especiales.

Les places
me rappellent
l’asile.

Les gens vont
et viennent
sans la moindre hâte

certains comme moi
s’assoient sur un banc
nous sommes tous amis
sans même nous voir
sans nous connaître
sans perdre cette individualité
qui nous pousse à marcher
dès le matin.

Car nous
pouvons dépasser l’oubli
vivre
sans être rien pour les autres,
c’est ce qui nous rend
spéciaux.

IV

Ando angustiado Augusto
por esas cosas ¿sabés?

la gente te hunde la piel
mientras preparan algo rico
y le ponés la mesa.

Decime Augusto
¿qué estás cocinando?

Je suis angoissé, Augusto
par ces choses, tu sais ?

les gens te creusent la peau
pendant qu’ils préparent quelque chose de bon
et toi, tu mets la table.

Dis-moi Augusto
qu’est-ce que tu cuisines ?

V

Me desplomo.

No como una destrucción
de mi conciencia
sino como la memoria perdida
de un recuerdo profundo
que preciso volver
a vivir.

Je m’effondre.

Pas comme une destruction
de ma conscience
mais comme la mémoire perdue
d’un souvenir profond
que je dois
revivre.

Présentation de l’auteur




Les Bonnes Feuilles de PO&PSY Elvira Hernández, Tout ce qui vole n’est pas oiseau

Un poema siempre debiera tener pájaros
Dans un poème il devrait toujours y avoir des oiseaux

                                                                                    Mary Oliver

Largement reconnue en Amérique latine, Elvira Hernández (nom de plume de Rosa María Teresa Adriasola Olave) s’est vu décerner dans son pays, le Chili, le Prix national de poésie 2024. C’est la deuxième poète à recevoir ce couronnement, après Gabriela Mistral en 1951.

Née en 1951 à Lebú (province d’Arauco) dans le sud du Chili, Elvira Hernández a une trajectoire poétique qui remonte aux années de la Dictature. Son écriture est traversée de courants contraires : l’un, effréné, est le fruit d’un arpentage lucide et têtu qui fait émerger des décombres la mémoire de Santiago, sous les feux de la répression ou de la révolte ; l’autre, plus apaisé, est marqué par la concision et une attention méditative aux menus détails du quotidien. Dans les deux cas, son style malmène et déplace subtilement les images rebattues du discours politique, médiatique ou commercial. Ce qui frappe et touche dans cette écriture est le mélange de légèreté et de précision, toujours au service d’un regard acerbe sur les dérives du monde actuel.

Son recueil le plus célèbre, La bandera de Chile, est une variation caustique autour du drapeau et des symboles nationaux. Inaugurant le pseudonyme de la poète après sa détention en 1979, il a longtemps circulé en version miméographiée pendant les années de plomb.

Elvira Hernandez, Tout ce qui vole n'est pas oiseau, poèmes choisis et traduits de l'espagnol (Chili) par Stéphanie Decante, avec une gravure de Guadalupe Santa Cruz, PO&PSY princeps, octobre 2025, 88 pages, 15 €.

En 1992 paraît au Chili Santiago Waria, un abécédaire de la capitale, sous un titre qui dialogue avec le mapundungun, langue des Indiens du sud du Chili.

Dans Pájaros desde mi ventana (2018), Elvira Hernández déploie une minutieuse observation des oiseaux à travers le prisme de la fenêtre, espace à la fois ouvert et limité, qui cadre notre regard sur le monde. Dans cette méditation poétique sur la fragilité de la nature et de l’existence, se mêlent l’intime et le politique, le microcosme du jardin et les enjeux écologiques globaux, ainsi que des variations autour de la voix, du chant et de la matérialité des noms d’oiseaux.

Nombre de ses ouvrages ont été publiés en Argentine, en Colombie, au Pérou et au Mexique. En 2016, paraît en Espagne, aux Éditions Lumen, Los trabajos y los días qui regroupe trente-cinq années de trajectoire poétique, donnant à apprécier ses différentes inflexions.

Parallèlement à ses écrits poétiques, Elvira Hernández a développé une pratique de livres-objets (fascicules sous enveloppe kraft, faux journaux littéraires facsimilés, boîte de jeu de cartes contenant des poèmes, catalogue d’exposition) et d’essais, essentiellement sur des poètes de la néo-avant-garde chilienne (Enrique Lihn, Rodrigo Lira et Juan Luis Martínez).

Elle a été invitée à la 7ème Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne en octobre 2003. Un hommage lui a été rendu en 2023 à la Villa Gillet. Sa poésie figure dans les archives du Centre International de la Poésie de Marseille (http://www.cipmarseille.fr/auteurs/1056 ).

Elvira Hernández sera l'invitée d’honneur du colloque inter-universitaire et international en hommage à Gabriela Mistral (Prix Nobel 1945) qui se tiendra à Paris les 20 et 21 novembre 2025. Dans ce cadre, trois soirées de lecture sont prévues fin novembre 2025 : Ambassade du Chili, Maison de l’Amérique latine, Université Paris Sorbonne ; et une  à Arles (librairie l'Archa des Carmes) le 18 novembre.

∗∗∗

Extraits

VILLA BRASILIA

Son muchos los años de la defunción
de este paraíso de pájaros
Volaron junto a ellos
los mil y un árboles distintos
que le daban vida. 

Le sucede en el tiempo
un bosque habitacional sin gorjeos
una trápala fónica mecánica
un frontis vehicular
baldosas removidas por raíces ocultas
sobrevuelo de aves en desbandada
un árbol solitario que perdió su nombre.

VILLA BRASILIA

Il remonte à loin le trépas
de ce paradis d’oiseaux.
Avec eux se sont envolés
les mille et un arbres
qui lui donnaient vie.

Lui ont succédé avec le temps
une forêt immobilière sans gazouillis
un caquetage cacophonique mécanique
une barrière véhiculaire
pavés soulevés par des racines ensevelies
survol de volatiles à la débandade
un arbre solitaire qui a perdu son nom.

∗∗∗

UN LARGO Y ARDIENTE VERANO

Los bosques han sido talados.
Las plantaciones chisporrotean.
Es el turno de los pinares
eucaliptos en llamas
velas que derriten su Merry Christmas.

Los camiones aljibes van
por la ruta de la alerta amarilla.

Los pájaros vienen del sur
con la alerta roja entre los dientes.

UN LONG ÉTÉ ARDENT

Les bois ont été décimés.
Les futaies grésillent.
C’est le tour des pinèdes
eucalyptus en flammes
bougies dégoulinant leur Merry Christmas.

Les camions citernes défilent
sur la route de l’alerte jaune.

Les oiseaux viennent du sud
l’alerte rouge entre les dents.

 

∗∗∗

EN LOS BAJÍOS                                                         

En un pie                                                             
la garza                                                                      
sostiene la tarde.

SUR LES HAUTS-FONDS

Sur un pied
le héron
soutient le soir.

∗∗∗

ORNITOLOGÍA

No hay tiempo para pensar
en la plumífera que llegaré a ser.

El tiempo es bocado que no se logra
saborear. Es él quien te masca.

Ayer se me cayeron unas cuantas plumas
y unos cuantos dientes.

Mañana seré desplumada.

Si pudiera yo misma
arrancaría el desvanecido plumaje de mí.

Sólo entonces estaría siguiendo
el ejemplar camino del águila.

ORNITHOLOGIE

Pas le temps de penser
à la plumitive que je deviendrai.

Le temps est une bouchée qu’on n’arrive pas     
à savourer. C’est lui qui te mâche.

Hier j’ai perdu quantité de plumes
et pas mal de dents.

Demain je serai déplumée.

Si je le pouvais
j’arracherais ce qui me reste de plumage.

Et alors seulement je suivrais
l’exemplaire chemin de l’aigle.

 

           

∗∗∗

DE UN ALA

Así me sacaron.
Así me fui caminando.
Así golpeé puertas y
oídos.
Así paré en seco
y me di un palmazo
en la frente
y volví a la carga.       

EN ME PRENANT PAR L’AILE

Ils m’ont expulsée.
Alors j’ai poursuivi mon chemin.
Alors j’ai toqué à des portes et
à des oreilles.
Alors je me suis arrêtée net
et me suis frappé
le front
et je suis repartie à la charge.

∗∗∗

HABÍA COSAS QUE NOS GUSTABAN

Salíamos de casa al golpear el viento.
Rompía a llover.

Éramos como hojas
arrancadas de árboles mayores.
Otro destino parecía
nos daba la mano.

Por las calles corríamos
planeando en danza propia.
Me sentía bajo el cielo
empapada
plena
mojada como un pitío.

CES CHOSES QUI NOUS PLAISAIENT                                                

Nous sortions de la maison quand le vent frappait.
L’averse éclatait.

Nous étions comme des feuilles
arrachées à de grands arbres.
Un autre destin semblait-il
nous tendait la main.

Dans les rues nous courrions
esquissant notre propre danse.
Je me sentais sous le ciel
mouillée
comblée
trempée comme un pinson.

∗∗∗

AGREGAR ALGO MÁS AL PAISAJE      
DE YOSA BUSON

                           están las grullas
                                      el estanque
                                      los juncos
                                      el rocío

                  agregar las partículas atómicas
                                             fisionadas.

AJOUTER QUELQUE CHOSE AU PAYSAGE
DE YOSA BUSON

                        les grues
                        l’étang
                        les joncs
                          la rosée y sont

                                          ajouter les particules atomiques   
                                                              en fission.

Présentation de l’auteur