Danielle Terrien, L’âge du regard, dessin de Marie Alloy

J’aime en ce moments les formes courtes. Foin des bavardages enthousiastes, des fastidieuses illuminations toujours entachées de bondieuseries, des élans qui s’évaporent dans le firmament.

J’aime que chaque mot compte, que chacun d’entre eux soit un objet de méditation. Voilà pourquoi, d’abord, j’aime L’âge du regard de Danielle Terrien. Dans ce poème elle file en sourdine la métaphore d’un mythe ancien. Voilà ce qu’elle nous propose :

Lire entre les lignes
Voir dans les silences :
Entendre sa voix

Tel est son art poétique, qui nous invite à sous-entendre. Donc entre les lignes je lis :

Danielle Terrien, L’âge du regard, dessin de Marie Alloy, Cahiers du Loup bleu, éd. Les Lieux-Dits, 2024, 7 €.

Dans une première partie titrée Infinitifs, qui est une scène d’exposition, Thésée tue le Minotaure dont le sang colore la mer, il s’embarque, délaissant Ariane qui l’avait par amour guidé dans le labyrinthe.

Dans la partie L’âge du regard 1, le Minotaure est amoureux de la voix d’Ariane, Thésée tient son fil entre ses doigts.

Dans la partie L’âge du regard 2 : le Minotaure pleure l’amour d’Ariane, il sait que Thésée au beau visage le vaincra, il l’accepte, lui qui souffre de sa bestialité...

… Mais voilà que je tente de pister, à la manière de Charles Mauron, les métaphores obsédantes de l’auteure au lieu de laisser agir sur moi le poème… serai-je atteint du mal universitaire ? Ou d’une curiosité malsaine qui me conduirait à interroger Danielle Terrien : quelle est cette histoire d’amour impossible ? Cet amant bestial sacrifié ? Ce beau ténébreux volage ? Cette Ariane abandonnée ? Quel événement est à la source du drame ? Qui furent les protagonistes anciens qui, tels Pasiphaé et le taureau blanc, pratiquèrent un monstrueux accouplement ?

…  au lieu de laisser agir sur moi le mystère du poème, alors que  c’est ce mystère qui m’a attaché à sa lecture. Qu’on en juge, s’il vous est possible de capter l’impalpable :  

1

Rouge
le sang
éclabousse le bleu
jusqu’au lointain rivage.

2

Remontant les marches 
brûlées de soleil
le sacrifice
encore visible
dans les vagues.

Tout est dit, comme rien. Tout est vu, perçues les couleurs, la chaleur, les vagues… Leur présence reste intacte, brute, hors du temps. Tel est le miracle du poème, qui parfois oublie la gratuité du signe (puisqu’on sait que le mot ne réfère pas à la chose dé-signée). Qui serait comme une pierre remontée du noyau d’une terre :

Mourir encore une fois
afin que l’écrit vive.
Écrin granitique
surgi du souterrain.

Je pourrais répéter le poème en entier, comme si le dire et le redire renouvelait à chaque fois le miracle.  

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Antonia Pozzi, Un fabuleux silence

 Voix majeure de la poésie italienne, Antonia Pozzi (1912-1938) est aujourd’hui publiée intégralement en France grâce à une traduction de Thierry Gillyboeuf chez l’éditeur Arfuyen. Voici après La vie rêvée (Arfuyen, 2016), la deuxième partie de son Journal de poésie, publiée sous le titre Un fabuleux silence et couvrant la période 1933-1938.

Si l’on devait résumer en deux mots le contenu de l’œuvre poétique d’Antonia Pozzi, on dirait « Montagne » et « Amour » (mais un amour désespéré). La montagne parce que la poétesse italienne lui a voué un véritable culte. Fidélité à l’enfance, elle qui connut ses premiers émois d’alpiniste à partir du village de Pasturo, dans la vallée de Valsassina, non loin du lac de Côme, où sa famille avait une résidence. On la découvre ainsi, dans ses poèmes, ardente arpenteuse des Dolomites où elle trouve un véritable refuge spirituel. « Oh ! Les montagnes/ombres de géants, / comme elles oppriment/mon petit cœur ».

La montagne, donc, mais aussi l’amour (coup de foudre) qu’elle portera très tôt – elle n’avait que 15 ans – à son professeur de latin et de grec, Antonio Cervi, de quatorze ans son aîné. La liaison prendra fin en 1934 sous les coups de boutoir d’une famille peu disposée à accepter ce genre de liaison. « Tu étais le ciel en moi/le grand soleil qui transforme/en feuilles transparentes les mottes de terre », écrit Antonia Pozzi dans un poème du 11 novembre 1933. « Je ne verrai donc plus jamais tes yeux/purs comme je les vis/le premier soir, blonds/comme des cheveux – et clairs/comme de faibles lampes ».

Ce chagrin amoureux sera-t-il à l’origine de sa tentative de suicide par barbituriques les 2 décembre 1938 ? On peut le penser quand on la découvrit inconsciente dans un fossé de la banlieue de Milan. Elle devait mourir le lendemain et fut enterrée dans le petit cimetière de Pasturo.

Antonia Pozzi, Un fabuleux silence, Journal de poésie, 1933-1938, édition bilingue, Arfuyen, 275 pages, 22 euros.

En présentant ce Journal de poésie d’Antonia Pozzi, Thierry Gilliboeuf fait opportunément le lien entre cet amour contrarié et l’appétit qu’elle avait pour les versants abrupts. « Antonia Pozzi, écrit-il, avait fait de la montagne un refuge spirituel où il lui était possible de s’affranchit d’un monde où la place qu’elle recherchait lui était toujours refusée ».

Des poètes italiens, parmi les plus grands, et notamment Vittorio Sereni et Eugenio Montale ne manqueront pas de souligner la force et l’originalité d’une œuvre placée sous le signe de la limpidité, de la pureté et probité d’esprit.

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Claudine Bohi, Je cherche un enfant

Que penser des sociétés dont les structures sociales, qu’elles soient économiques, culturelles, ou encore religieuses, permettent que soient maltraités les enfants ? Je laisse la question en suspens et je reviens sur la première page du livre écrit par Claudine Bohi que les peintures sensibles de Germain Roesz accompagnent en proposant des images où l’on retrouve l’enfance, ses couleurs, mais aussi des nuages pleins de neige. 

Je lis : « Je marche dans la neige et je cherche un enfant ». On le sait, la neige revient souvent dans les écrits de Claudine Bohi. On se souvient de Une saison de neige avec thé, (paru aux Éditions Le Dé bleu), on se souvient surtout de L’Enfant de neige, paru en 2020 aux éditions L'herbe qui tremble. Encore une fois Claudine Bohi fait appel à la neige, matière blanche virginale, symbole de candeur, mais qui recouvre, enfouit, cache, et bien que substance capable de faire isolant, elle est froide, humide, elle est aussi linceul, drap d’hôpital. Pourtant on peut aussi imaginer la neige comme une page blanche où les empreintes de pas de l’autrice font figure de mots et finissent par inviter à lire une parole.

Claudine Bohi, Je cherche un enfant, éditions les Lieux Dits-collection bas de page. Peintures de Germain Roesz.

Et pourquoi chercher un enfant ? Quel enfant ? N’importe lequel ? Celui que nous avons été et qui continue de vivre en nous ? Celui que nous avons trahi ? Celui que nous avons accompagné en tant que parents ? Celui qu’on nous a confié à l’école ? En colonie de vacances ? En crèche, en garderie ? Celui avec lequel nous avons parfois tant de mal à nous connecter une fois arrivés à l’âge dit adulte, un âge qui nous fait traverser quelques drames personnels inévitables, sinon des drames collectifs. « Les guerres rassemblent leurs petits dans la même douleur » nous rappelle Claudine Bohi. Et immédiatement surgies de nos mémoires les images d’enfants déportés, envoyés dans des pensionnats pour amérindiens, poussés sur les routes de l’exil pour échapper à un génocide,  ou encore à Auschwitz … ceux qui étaient dirigés vers la chambre à gaz traversaient une étendue de neige … neige de cendres et de flocons mêlés. Claudine Bohi ne veut pas, ne peut pas oublier combien d’enfants ont souffert, souffrent, lors des conflits auxquels ils ne comprennent rien, et puis jusqu’à quel point un enfant peut vivre dans la peur, la terreur, le traumatisme et l’incompréhension ? Quelles sociétés sont donc celles qui ne sont pas capables de protéger leurs enfants ? Qui sont capables de sacrifier les enfants au nom d’une raison d’état, au nom d’un dieu, au nom de la loi du plus fort, au nom du patriarcat, au nom d’une supposée loi naturelle … ?

« Je cherche un enfant brisé » écrit Claudine Bohi comme une évidence, comme si on en venait toujours à cette conclusion qui rebondit à la page suivante : « je cherche un enfant tout au fond de moi-même ». Un enfant dans le sombre, où il se cache, où il se terre. Mais il a laissé des empreintes dans la neige, figure de son innocence violée, cette enfant excisée, mariée de force, cet enfant universellement perdu que la vie, comme on dit, que le pouvoir mal exercé devrait-on dire, jette sur les routes de l’exil, dans le champ de tir de snippers ou de canons ou de bombes, sur des embarcations de fortune, pour finir noyé, échoué sur des plages en pays étranger qui n’accueille pas, qui rejette, qui enferme en des centres de rétention qui n’ont rien à voir avec une résidence secondaire. Claudine Bohi amorce cette marche dans la neige sur la page afin de secourir toutes les petites filles et les petits garçons aux allumettes du monde qui « tremblent » à cause du manquement de tous et de chacun, trop faible, trop lâche, trop perdu, trop indifférent, trop égoïste ou hypocrite, trop cynique et Claudine Bohi le dit bien : « personne n’est innocent ». Au final, c’est une multitude d’enfants, de petits Mozart qu’on assassine. Il faudrait se souvenir et citer leurs noms, petits martyrs de la folie ou de la perversion des humains incapables de construire un monde où les enfants ne seraient plus les victimes d’adultes inconscients ou indifférents au mal qu’ils font, et qu’ils se font parfois aussi, en ne voyant pas comme ils compromettent leur propre bonheur en refusant aux enfants leur droit à l’insouciance, à l’amour et à la protection. Aucun espoir n’est possible s’il n’y a pas d’espoir en nos enfants, il n’y a d’espoir qu’en la lumière de leurs yeux quand ils sont heureux.

Un « petit » livre discret mais fort comme c’est toujours le cas des livres de Claudine Bohi, un livre qui résonne avec l’actualité la plus récente et le lecteur ne peut faire à la fin qu’un seul constat : l’humanité a-t-elle vraiment fait des progrès en matière de bien-être de ses jeunes ?

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Etienne Paulin, Le Bourriquet Vlan-Vlan, Jacques Reda, Le Trot-du-renard

Les étoiles filées d'Etienne Paulin

Entre passagers et passages du destin. L'auteur parle au besoin de dorures et de malfaçons et il est avant tout manique avec un accent aigu moins de la dérision sue l'humour sous cape.

Par exemple un arbitre a quittté le rectangle vert pour des monuments funéraires. Le réel a battu les cartes, de l'arènevtant il a perdu et vigueur et audace. Pour autant les natures dites mortes sont rares dans ce livre là où des versions voire même par défaut sont emportés sous un swing qui devient le vecteur d’harmonie d’un ensemble a priori disparate.
Un tel opus ne peut pas laisser indifférent : un tel voyage vaut le détour. Il est euphorisant et paradoxal par rapport à la poésie banale et vade mucum. Un tel style est impeccable et fait d'un tel oiuvrage un véritable ovni.
A partir de l'orange jusqu’àu canasson repus dans un pré mousseux (de peinture) tout devient double, euphorisant. Même l'absence au besoin prend une réalité. D'autant que des choses et être vus Etienne Paulin tranche et qui plus est étonne. 
Tout idée, après tout de ce qui pourrait rester des procès verbaux sont rafistolés au fil d’où de l'imaginaire. Bref ici nous touchons du doigt le réel différemment. Quitte à le coincer dans une bielle a&vant qu'avec les autres il peut préparer des gaufres à fon marin quitte à les transformer en contes ou odes.
Le réel est donc toujours en fuite, mais ici il n'est jamais dans le silence et ne connaît pas les vacances. Pas plus qu'un tel auteur connaisse ne l'oubli. Il a dû apprendre la musique. Pas n'importe laquelle : celle du verbe là où l'existant (même mort) n'est jamais émondé .
Etienne Paulin, Le Bourriquet Vlan-Vlan, Les écrits du Nord, Editions Henry, 2024, 80 p., 13 €.

∗∗∗

Jacques Reda en derviche

Surprise : Jacques Réda joue ici le mélomane là où, et pour cause, la question du rythme est essentielle. Elle ne se limite pas ici à la musique classique et officiel. Pour preuve – et non ici sans ironie (dont l’auteur est spécialiste) - : le Trot-du-Renard.

Il garde encore son importance puisque saisissant l’opportunité de nous rappeler que la Terre, sphérique et tournoyante, il  "n’en est pas moins comme un boulevard, certes accidenté, qui se déroule plutôt sous nos jambes et n’a d’autre fin brutale que notre propre épuisement". 
 
D’autant que, plus généralement, la valse est une preuve et une démonstration. Avec elle  « nous vivions dans une immense salle de bal où la Gravité fait en effet valser toute une population de corps célestes et autres, étroitement enlacés ». Dès lors et ici le rythme est cosmique. Selon Réda il dirige tout :  des atomes aux grandes figures astrales. Bref le mouvement de l’univers est une scansion. 
Dès lors our les bipèdes terrestres que sont les hommes, la danse, profane ou religieuse qui est célébré et libère les corps. Du  fox-trot du Jazz, des envolées de la valse, des acrobaties du Hip-hop et des cadences battantes du Rock, Réda rappelle que comparables aux vers des poètes, la danse reste de l’ordre du sacré là où dans de tels rites l’élémentaire et le naturel sont restés toujours présents et évolutifs. Face au progrès scientifique et aux hauts rendements des êtres, sous chacun de leur pas se révèle un principe premier et absolu  de l’existence.
Il y a là pourtant un véritable retour au premiers temps selon une ironie et une virtuosité exceptionnelle. L’auteur fait resurgir de manière volcanique, ample et dérisoire au sein des danses une approche aussi imprévue, drôle que sublime. Une nouvelle aventure poétique recommence avec lui.

Jacques Réda, Le Trot-du-renard, Fata-Morgana, Fontfroide le Haut, 2024, 64 p., 16 €.

Présentation de l’auteur

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Milène Tournier, Cent vies vagues

Cent vies vagues… pas sans vie ! Cent moments de vie. Une seconde de vie ; un souffle en vie. Ou bien la mort, aussi ; la sienne, celle de l’Autre, des Siens. La vie, la mort : indissociables, hein !

Cent vies jeunes ou pas, de femmes ou d’hommes – parfois on ne sait pas, bon, on sait juste qu’il y a une vie, oui, y a eu une vie, des vies ; vies dans l’attente de quelque chose qui arrivera ou pas, ou/et de quelqu’un qui n’arrivera pas ou peut-être, va savoir ! On ne sait rien de l’avenir. A peine un peu du passé, et encore… pas sûr… si peu qu’on se demande si, parfois, ce ne serait pas une histoire que se raconte le personnage, tiens, un de ces cent personnages qui n’ont pas de nom, souvent pas même de lieux, d’époques : ils vivent, point. Ils ont vécu, plutôt. Car ce n’est pas la vie, leur vie, pas vraiment, mettons l’empreinte du vivant, sur laquelle on tombe, on butte, on sourit, on s’attriste, on se souvient, on se questionne, on se reflète. Une image du vivre.  

Cent filaments de vies, issues du tissu du réel. Cent poussières de vies, dans la propreté du jour. Cette banalité, parfois singulière, de vies qu’on croise, qu’on frôle, qu’on évite, qu’on élude, qu’on ignore, qu’on aimerait connaître, qu’on ne sait nommer… qu’on n’oublie pas, pourtant. On n’oublie pas les oubliables, étonnamment, oui, parce qu’il y en a plein les cimetières – pour (mal) paraphraser le dicton –, et aussi parce que, dans le fond, on est soi-même un.e de ces sans-forme, un.e de ces visages sans image, qu’on croise, frôle, évite, élude, ignore, aimerait connaître ; innommables même si pas ignobles, petits dans leurs grandeurs – petitesse de la quotidienneté… « la vie, quoi, le bordel », gazouillait Higelin.

Milène Tournier, Cent vies vagues, Lurlure éditions, 16 €.

Cent vies vaguent, que Milène Tournier égrène comme un chapelet, aux grains qui roulent et déroulent des pages sobres, à la poésie sans emphase, sans exagération, sans pathos, mais assurément pas sans profondeur, pas sans émotion, pas sans élégance. La sobriété, cette vraie beauté ! On est dans le vrai, quoi, dans la vie, dans cent vies, dans le ressac, vagues venues, puis reparties… non, là.   

  1. Il a de la semoule dans la tête, disent de lui les femmes et les hommes. Il n’a pas sa graine toute bien cuite. Certains jours, tous essayent de lui donner une menue tâche. Les autres, où il y a trop à faire pour qu’on aie de la patience, on le laisse faire ne pas faire. Les femmes sont dans la cuisine, le dos baissé sur d’énormes cuves. Dehors, les hommes taillent les légumes. Une femme arrive, la plus vieille, la plus forte et la plus douce, elle n’est à aucun d’eux, elle est à la lumière du pays, et à tout ce qu’elle a vu du monde et des hommes, elle est à l’espoir, un espoir un peu las, à l’optimisme laborieux de se lever pour vivre le jour – même celui où les mollets tirent. Les hommes ne font pas comme il faut. Il faut couper en rondelles les oignons. Elle leur montre. Son couteau passe, fluide comme feuilleter les pages d’un livre. La femme part, les hommes font. Sauf lui. Il met ses oignons mal coupés dans le grand plat et mélange. Parfois, sur un oignon, sa découpe est belle comme un squelette ou un accordéon. Le suivant, ça ne marche pas, c’est parce que ce n’est pas le même oignon. Il trie dans le tas les plus belles lamelles et les met sur le dessus, à la fin. Ronds, lamelles, gros ou fin, ça change, ça finit que ça se mange. Il ne voudrait quand même pas trop, se faire crier.

  1. La jeune fille au lyçée répond, lorsque la professeure lui demande si cela lui arrive d'écrire, qu'elle écrit le journal intime de son père. Le journal intime de ton père ? Oui, elle écrit les journées de son père, ce qu'il a fait du matin au soir. Mais tu dis "je" ? Oui, la fille dit. Je dis je pour lui.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (55) : Yves Leclair

Yves Leclair maîtrise parfaitement l'art d'écrire. Il en a donné de nombreuses et belles preuves au cours des années. « L'or du commun », disait un titre d'il y a 30 ans.

C'est bien cet or merveilleux que le poète extrait, en orpailleur inspiré. Il le découvre au hasard des voyages, dans ses lectures, dans sa maison de Bagneux, dans la vie ordinaire. Il en dresse un inventaire parfois, non sans tendresse, mêlée d'inquiétude:

 

                  Je dresse l'inventaire
                  en chauffant mes hivers
                  à  ton vieux radiateur :
                  une plume de pigeon,
                  une fleur d'abricotier,
                  semées par la tempête.
                  Saurai-je laisser ici bas
                  autant de lumière ?
                  Quelle couleur donneras-tu,
                  mon Dieu, à l'instant de ma vie ?

Yves Leclair, Le parchemin enluminé, Gallimard, 15 euros.

Le parchemin enluminé retient ces traces que le temps efface fatalement. Il en reste une teinte un peu mélancolique, mais le poète,  plein d'attention pour elles, sait encore les faire vivre. C'est une sagacité, un dynamisme jamais lassé, qui l'entraînent. Curiosité serait, dans son étymologie même, un terme encore plus juste. Yves Leclair observe en curieux et conserve avec un soin de jardinier du verbe. Il nous restitue « l'or » que la poésie a raffiné. L'humour est souvent là pour calmer les agitations du cœur, une forme de philosophie des choses et des êtres aussi.

 

                  Regarde, plume au vent,
                  comment l'ancien retourne de sa bêche
                  dans l'après-midi d'orage
                  la terre la plus revêche.

 

« Le clair rien », dit le titre d'un poème. C'est ce rien, qui semble ne pas peser dans la balance de la mémoire ou dans la paume d'une main fatiguée, qui intéresse le poète. Yves Leclair le met au clair, se souvient de ses admirations pour la calligraphie chinoise et, d'un calame sûr et sensible, en dégage le plus précieux, en une petite épure.

 

                  Peu importe ce qu'on dit.
                  La vie se recueille et dévide
                  ses paroles sages et folles
                  comme la fumée dans le ciel
                  qui peint les pins parasols
                  à l'encre noire de Chine.

 

« Elève » de ce qu'il ne sait pas, il est toujours en apprentissage. Yves Leclair n'a jamais fini d'apprendre, ni d'écrire. Pour notre plus grande joie, et avec le sourire « de tout petit », sourire « mouillé », qui n'est autre que le « regard de Dieu », que son grand art sait faire fleurir.

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Déserts et jardins originels dans l’œuvre de Nohad Salameh, un voyage vers l’enfance d’une création

Le recueil Jardin sans terre de Nohad Salameh – grande poète libanaise, de culture chrétienne et d’expression française, –, paru en mars 2024, avec des dessins de Jean-Marc Brunet aux éditions Al Manar, reste marqué par l’exil et la déchirure, malgré sa beauté architecturale et s’ouvre par une épigraphe de Nietzsche : « Le Désert grandit : malheur à celui qui recèle un désert ». La première partie « Sandales de sable » (p. 9) évoque ainsi un désert oraculaire, augural et mythique :

   Doublés d’oracles
   Nous pressentons le désert (p. 25)

Désert peuplé de « fables et royaumes », paysage né du chant (p. 25), désert comme une stance, un cantique. Ainsi ce désert qui gagne en nous est habité par l’imaginaire et le rêve.

Désert se dit en grec Eremia. Le terme désigne, au sens premier, un endroit non habité, par exemple ces rochers abrupts, ce lieu sans humains où Zeus et Héphaïstos vont enchaîner Prométhée. Il est cette immense étendue où l'on se perd et qui connote une absence d'hospitalité, un terrible sentiment d'abandon, un lieu sans vie et sans hommes, au bout du monde, affecté d’un climat extrême, trop chaud ou trop froid. Il désigne un désert de sable, une terre aride ou une région glacée. Il est tel ce vide qui se creuse, désert cosmique au cœur de toute chose, désert de pierre et de terre pétrifiées par le sel, espace de sécheresse entre terre et ciel. C’est pourquoi Eremia signifie aussi solitude, isolement puis désolation, dévastation et enfin vide, absence ou privation :

Rien que ce non-ciel
sur toutes les pistes de l’âme
dans la stupeur des nuits
en marche vers l’égarement
l’excès ou l’exiguïté d’espace
au point de ne plus savoir où poser le pied (p. 11)

Nohad Salameh, Jardin sans terre, dessins de Jean-Marc Brunet, Al Manar, 108 pages, mars 2024, 20 euros.

Le mot « désert » suggère donc des correspondances à l'infini, non seulement déserts physiques, du sable, de la mer, des montagnes et de la neige, non seulement ces aspects dépouillés de la nature, qui évoquent la stérilité, l'éloignement, l'existence hors du temps mais aussi ce lointain espace intérieur et paradoxalement fertile qu'aucun télescope ne peut atteindre où l'homme est seul dans un monde de mystère, de solitude essentielle et de création. Le désert des désolations terrestres est ainsi le maître qui conduit à soi, désert qui rend à l'intimité, à l’origine, désert d'action de grâce dont l'ermite connaît le secret :

Désert dans une mémoire poreuse et frêle !
lorsque s’ouvrent tes volets de sable
et devient lisible ta soif de clarté
nous allumerons nos yeux
chandelles sauvages
horizons fous de couleurs

 Il se peut que ton silence
nous renvoie aux origines
de toute douleur
ou de princières résurrections. (p. 12)

Physique et métaphysique apparaissent, en effet, ici de même source, inséparables :

désert : espace d’un sanglot endeuillé,
d’une transe
d’un bonheur éloquent.
Comment nommer tes jardins de feu
sujets à tant de dévotions ? (p.13)

Le désert est cette présence infiniment nue dans un visible que presque rien ne sépare de l'invisible. La tentation du désert devient l'infini lui-même et dans cet espace infini ou indéfini s'entrevoit une quête de dimension mystique, le désert se révélant comme, un lieu imaginaire.

 

La poète chemine sur les pistes du désert intérieur, désert de l'être, et porte l'intuition d'une même vérité, vécue dans l'apprentissage que propose le désert, apprentissage qui peut revêtir la forme du vertige mais aussi parfois se muer en extase :

 

avec cette lenteur extatique de voyant (p. 11)

 

Dimitri T. Analis déclare ainsi :

 

Les seuls lieux qui m’exaltent sont les déserts […]. Grands silences et profonds bruits les habitent. Monotones et sans limites, leur apparence, parfois sublime, est transcendée par leur simplicité. 1

 

Mais cette extase n’est atteignable que par l’épreuve. Promesse d'une ouverture à jamais incontrôlable, le désert, correspondant au désert recherché, amène d’abord la désolation, la dénudation, l'absence d'abri, la corrosion, puis à une autre quête spirituelle : 

 

Désert, seraient-ce l’érosion en l’humain,
la matière corrodant le sacré ? (p. 14)

 

« Desertum », lieu de l'abandon, de ce qui ne fait plus ni chaîne, ni tresse, car le latin « sero » veut dire « je tresse, j'enchaîne, j'enlace », « desero », je sépare, j'abandonne. Le supin « desertum » signifie : « abandonné, deserté, sans plus aucun lien », désert du « déchaînement »2. Le verbe « délier », « desero » signifie d'abord dégager de ce qui lie, dans une sorte de liberté qui dénoue, absout d'une dépendance mais cette liberté est aussi une épreuve. Le verbe délier étant très proche sur le plan homophonique du verbe « déliter », se désagréger, se décomposer, disparaître. Quelque chose comme l’apparence est brûlé, consumé ici de manière implacable et renvoie à la nudité absolue d'être, à la déchirure constitutive. Le désert se fait volonté de perte, départ, séparation, ruine, règne de l'aboli. Faisant de la ruine, retour sur soi, la poète ne peut que constater qu'elle est elle-même creusée d'absence, qu'à la recherche de soi, elle ne trouve ainsi que traces effacées, dépossession, nudité de désastre. Elle se révèle divisée.  En elle est une faille, un effacement universel, un glissement dans le vide de l'être.

Désert est bien ce lieu de l'origine et de l'abandon, de la désolation, ce lieu de la perte. Cette perte de soi-même constitue pourtant l’épreuve fondamentale pour mieux se retrouver ensuite dans l’étape ultérieure car le désert s’avère finalement le lieu de la vraie vision, il rend « voyant » :

 

L’émerveillement –neige de printemps
durait le temps d’une lune dans la main du voyant. 

 

Il permet de voir ce qui n'apparaît aux yeux de personne. La présence visuelle est liée à la problématique du désert comme le note Marie-José Mondzain : « dans les cris au désert se fait entendre une crise du regard, regard sur les dieux sans doute, mais finalement regard sur soi. »3 

En effet « la tentation du désert est celle de l'œil passionnément captif de son propre regard »4, amenant avec lui la problématique du « miroir » comme le montre la quatrième séquence du livre : « Ce pays-miroir où tremble mon image » (p. 67).

Dans le monde ordinaire, on ne sait plus bien contempler tandis que le désert est l'espace le plus suggestif et le plus accessible au regard, paradoxalement même au regard de l'aveugle car ce qui importe ici c'est le regard intérieur, « regard incantatoire » :

 

le jardinier de ses rêves
qui conservera les feuilles vertes
de son désert intérieur. (p. 55)

 

Ainsi à mesure que l'on s'enfonce dans le désert, l'on est détourné du monde visible, du monde des apparences : « Tout ce qui est proche s'éloigne. [...] le désert n'est-il pas le révélateur d'un espace intérieur, son immensité, l'image de la profondeur intérieure et de l'immensité intime ?  Dans l'espace désertique, pareil à l'espace de la cécité ou à celui de nos rêves, le poète est à même de réaliser le passage du monde extérieur au monde intérieur, du visible à l'invisible »5, vers « la cité neuve de l’Enfance » (p. 24)

 

Ta présence en bordure de nos Orients
s’emploie à repousser le mal-être
et à lisser l’abrupt
afin que circule la sève du possible
lorsque la nuit s’engouffre dans la Nuit (p. 15)

 

Car le désert, lieu du silence, est aussi le lieu de la confrontation à l'absence. L'absence n'est pourtant pas une inexistence, l’invisible n'est présent à l'homme que dans son cachement. Ce mode de rapport à la présence découle de la grâce car il impose le face à face avec un être qui se dérobe. Il repose sur l'hypothèse d'un commencement qui ne serait pas manifesté, c'est-à-dire de quelque chose qui serait donnée et qu'on ne verrait pas. On ne trouve personne au lieu même où l'on attend quelqu'un. Endurer l'expérience du désert et de la solitude est une façon de renouer l’alliance mais aussi de rappeler la nature de l'alliance. Forger une alliance se dit en hébreu couper/casser une alliance. L'alliance est elle-même cassure et séparation. L’anneau de l’alliance est aussi l’anneau du symbole comme sumbolon, relation entre deux éléments dans lesquels nous avons une double relation, inverse : l’unité et la faille6. Le paradoxe mystique rejoint alors l'oxymore comme l'idéal du poétique. Ce qui vaut dans l’oxymore, c'est Sophocle qui nous l'a, l'un des premiers, appris, c'est cet angle absolu, impossible qui ouvre sur l'abîme. L'oxymore, au grand écart, déchire la poésie, et dans cette déchirure se donne l'éclat de la chose. L'oxymore est rencontre de deux lignes de virtualités, événement qui consiste à se séparer, à vivre l'exil, tout en étant lié en un point, dans une quête de l'Unité. La poésie échange perpétuellement la vie et la mort, elle est l'ambiguïté mère de toutes nos autres ambiguïtés. Elle tend un arc qui est ciel et souffrance entre ces deux pôles insaisissables. Le poème dit, par l’oxymore, le moment de la fracture et la recherche frénétique de l'union :

Car à même le Désert originel
[…] Il reste à travers nous ce peu de ciel
qui s’emplume de colombes
et se déploie :
présence et point de départ
plénitude et dépouillement. (p. 20-21)

La poète hôte de l’impouvoir, de la détresse et de l’errance ne perçoit du monde que des paquets d’intensité. Elle est la chercheuse d’or de ces brisures, elle est cette intonation. Réel à bout touchant, ce qui apparaît dans la pauvreté, le désert, la nudité. Et pour prendre, la poète se déprend, elle ne saisit au vif que dans le dessaisissement. Le poème est bifurcation tourbillonnante, sur fond de désert et de retrait.

Reste une poésie de ce qui se montre et se cache en même temps. Le poème manifeste une présence-là énigmatique, écliptique comme un battement, présence qui déroute toujours de nouveau le sens, la situation, la substance. C’est être littéralement dans le retrait de l’être qui est la condition de son apparition. C’est ainsi que l'amour traverse l'expérience du désert, de la séparation, de la cassure, de la rupture. Aimer un être suppose l'expérience d'un abîme infranchissable, l'expérience du désert :

Désert, ô poussière d’or !
Soleil en fusion avant de rejoindre
l’envers du temps » (p. 22) 

 

Ainsi le questionnement grave, métaphysique, ontologique sur le rien habite-t-il l’expérience du désert. Marquant ce passage extrême et vital, tout et rien, chez Nohad Salameh, sont mis sur le même plan, comme s'ils s'équivalaient ou pouvaient basculer de l'un à l'autre à tout moment, du Nada au Todo. Le Rien et le Tout semblent constituer les deux pôles du neutre, de ce qui est annulé, les allées ensablées, désertifiées du nul, du nu. Ces allées ensablées sont marquées d’empreintes et de vestiges archéologiques, lettres qui résistent au désert de l'histoire. Le désert se révèle comme métaphore de l'écriture dans les marges et sous les plis du texte, à travers le paradigme de la trace par quoi la poète cherche à construire un sens. Le désert est comme une feuille d'un livre entamée par le processus de l'effacement, document écrit en cours d'oblitération et le poème tente d’exploiter les possibilités qu'offre le désert pour dire les destinées de l'écriture entre inscription et effacement. Comme l'explique José Angel Valente le désert est un état d'écriture, un état d'attente, un état d'écoute et Jabès va encore plus loin qui écrit : « Le désert est bien plus qu'une pratique du silence et de l'écoute. Il est ouverture éternelle. L'ouverture de toute écriture. »7

L'effacement est ici consubstantiel à l'écriture. Le sable, en effet, n'est pas seulement le sédiment infini du désert : il est la matière du livre, de la mémoire du livre et touche à la dimension du temps et à ces « jeux avec le temps et l'infini » qu'évoque Borges8. Mettre en rapport le désert et la parole constitue une relation qui d'après Meschonnic a sa raison d'être : « Selon une certaine lecture de l'Hébreu, mettre en rapport le désert et la parole, ce qu'on a tant de raisons de faire, trouve sa preuve dans les mots qui les désignent »9. Comme le déclare Jabès : « Parler du livre du désert est aussi ridicule que de parler du livre du rien. Et pourtant, c'est sur ce rien que j'ai édifié mes livres. Du sable, du sable, du sable à l'infini »10. On entre dans le désert comme dans un livre.11 Il n'est pas de mot qui ne soit désert, pas de désert qui ne soit mot :

 

Et elle, la Dormeuse en position d’arc-en-ciel
rédige d’une main spacieuse
le livre de la durée circulaire. 

 

Mais le désert reste aussi impénétrable, aussi indéchiffrable qu'un livre. Et tous les livres sont, comme le dit Borges, une bibliothèque du désert. Dans ce désert, aussi concret qu’imaginaire, Nohad Salameh a recours à la mémoire, de cette mémoire qui est celle des lichens et de la terre, qui est celle de la pierre solaire, mémoire rêveuse des huit dormants d’Éphèse comme cette « Dormeuse de plein jour » dans « Mémoires du demi-sommeil » qui constitue la deuxième séquence du livre :

 

Elle parlait seule sur les marches du sommeil
lorsque les réminiscences
tel un vertige foudroyant
la saisissait par la nuque  (p. 35)

 

Multiplication du temps donnant de vivre une éternité, une extension de l’espace permettant d’habiter au large :

 

Garderait-elle en mémoire ces nuits plus longues
que les années
allumées de pierres noires
fumantes de mouettes immolées
ruisseaux de neige rouge. (p. 38)

 

 Car le présent, le maintenant, l’ici, sont aussi mémoire. La mémoire est une naissance perpétuelle qui traverse les strates du temps dans une transmutation. La mémoire est au présent, la mort et la vie coïncident, celle d’une présence à un maintenant, car la mémoire est l’instant. Il faut imaginer, pour tenter de comprendre cette poésie, un éternel devenir de l’instant, l’instant d’infini ne durant pas, mais portant à durer :

 

Combien de chemins n’a-t-elle parcourus
en ce désert de nulle part et de partout
à l’affût de l’imprenable (p. 53)

 

Et de l’instant d’infini, résulte le poids sans mesure de ce qui s’appelle vivre. Miroir du temps, la pierre est un être de mémoire, mais elle est aussi un être-là de l’écriture, faite de surgissement, de vigilance, de cette émergence d’une présence irréfutable dans le maintenant :

 

L’élue des terres lointaines
qui fait escale dans une forêt de vitraux (p. 68)

 

Ecrire chez Nohad Salameh, poursuit une solidité et en même temps semble voué au délitement de toute solidité : « Dans la robe de pierre qui confère vie à Isis » (p. 77). On ressent alors la fidélité à l’élan de vie. « Derrière un rideau de sommeil », une cinquième séquence, nous dévoile le monde des songes :

 

Songe plus loin que terre désertique
en marche dans les nervures nocturnes
ton rayonnement appartient à tout commencement. (p.90)

 

Ici finit un temps, ici commence une nouvelle ère. Cette cité où se redécouvre l’enfance. La poète est attachée au grand jeu des choses, dans la disponibilité, dans l’accueil au monde, un monde qui s’inverse et qui a réussi à retourner à l’envers, dans un mouvement d’involution comme les dunes d’un désert de sable, pour nous transporter vers une seconde enfance, une nouvelle naissance.

Pour reconnaître cette aspiration à la vie, il faut au poète se dilater dans le sens même de la vie, s’ouvrir indéfiniment, correspondre à ce constitutif élan, dans une coïncidence avec l’effort créateur que manifeste la vie. Nohad Salameh ressent ce lien du tout ensemble :

 

De transe en transe
sa chair soustraite à la matière
à toute pesanteur
confère vie et agilité à la nuit immobile
au cœur d’une île en partance (p. 98)

 

C’est pourquoi le désert, monde du songe, constitue, selon José Angel Valente12 un espace paradoxalement fertile, lieu originel de la parole, du rêve et d’un voyage en poésie.

Car c’est à un voyage initiatique vers l’enfance, l’adolescence et la création originelle de l’œuvre, que nous convie également Nohad Salameh dans Une adolescence levantine, texte autobiographique, nourri aux rives des deux cités millénaires de son enfance et de son adolescence : « Saïda/ Sidon et Baalbek/ Héliopolis » (Éditions du Cygne, coll. Mémoires du sud, Paris, 2024). De la première, sa mémoire d’adulte ne retient qu’un flash à la fois visuel et auditif : « la maison de Saïda/ Sidon qui jouxtait la mer et le port », d’où la famille déménage lorsque le père doit abandonner sa ville natale de Baalbek, cité où la jeune Myriam retourne régulièrement pour ses vacances chez sa grand-mère paternelle. L’influence de ces deux villes sur l’imaginaire et la naissance de l’écriture sera déterminante. Le passé immémorial des deux cités abritant, dans l’enfance de la jeune fille, les diverses cultures et religions du Moyen-Orient se côtoyant et s’interpénétrant sans aucun heurt ni confrontation, ouvre à Myriam les portes du rêve en la plongeant dans une réalité où le passé toujours puissant la ramène aux sources de toute civilisation. Sidon, la ville-royaume de l’antique Phénicie, la replonge dans la tradition homérique et biblique. Baalbek, cité aux monuments démesurés, abritant les sanctuaires les plus majestueux du monde antique, lui fait prendre conscience de la durée intemporelle des merveilles architecturales des mondes gréco-romains et stimule son imaginaire, l’aidant à pénétrer dans un espace mythique : « L’esprit de Myriam enclin à brouiller la distinction entre histoire et mythe » (p. 107). Parallèlement, les rêveries poétiques de la jeune adolescente, déambulant dans les labyrinthes des souks de Saïda/ Sidon, nourrissent les dédales de son inconscient en quête d’onirisme. Ces deux lieux identitaires, Saïda et Baalbek, symboliseront, dans toute sa création future, le cœur spatial de sa réflexion, le noyau tendre de ses errances nostalgiques, le point focal de deux cités historiques condensant les sortilèges du rêve et du demi-sommeil : « Baalbek, la ville du rêve infini » (p. 134). La découverte de la sexualité joue également un rôle important dans le développement personnel de l’adolescente. Sexualité liée, dans ses premières manifestations, à un sentiment de faute et de perversité, associée à l’idée de péché : « Sous le signe d’une telle insistante perversité s’inscrivit l’étape majeure de son adolescence ». Cette étape se révèle essentielle pour l’écriture qui prend alors son envol en tant que substitut de l’élan érotique. Peu à peu, l’adolescente saisit la dimension de la création littéraire. A ses yeux, celle qui joue avec les mots s’identifie à une sorte d’alchimiste, transformant le silence en langage. La maladie grave d’une mère chérie, le deuil d’un oncle aimé l’amène ensuite à réfléchir sur son statut précaire de mortelle et sur l’immortalité potentielle de l’écriture. Les rapports privilégiés de son pays, le Liban, avec la France et ses études dans des établissements français orientent enfin son choix vers la langue française, langue qui restera langue de prédilection pour son écriture. Nohad Salameh, prématurément, du fait de son éducation religieuse chrétienne, consciente de la faute, s’inscrit ainsi dans la lignée des grands poètes jouviens : « Soutenue par ses hautes lectures, elle avait prématurément la conscience de la chute ». A la débauche palpable, elle privilégie les orgies de l’imaginaire, autrement extatiques que la drogue et la fleur de pavot. L’adolescente, sans porter de jugement, cherche ainsi à se réaliser grâce à des moyens plus sublimes que les paradis érotiques ou artificiels et cela par la spiritualité et l’écriture. La rêverie sur le passé devient pour l’autrice moyen d’accéder à l’extase par une forme de voyage mentaux et de migrations. Semblable par bien des points au personnage de Paulina 1880, Myriam assiste aux offices religieux du dimanche « ces dimanches extatiques où elle se hâtait d’aller croquer l’hostie d’un Christ vêtu de sa somptueuse douleur : que d’un trait de regard, il donne l’absolution à ses péchés ! » De toute évidence, le sacré se vit comme une forme d’extase, se révélant par une aspiration sublime et une volonté d’accomplissement allant jusqu’au sacrifice (p. 114). Se rejoignent, en effet, rites païens et rites chrétiens, communions, sacrifices ou hiérarchies sacerdotales (p. 121).

L’écriture par sa force de transmutation alchimique, devient, alors, ce vrai et seul moyen d’atteindre l’extase : « Sa prise de contact avec les mots s’opérait avec la totalité de ses sens, interpelant un univers extatique » (p. 70) et l’extase de l’écriture nous ramène à l’enfance et à l’adolescence levantine où les rêves et la création prennent racine et naissance.

 

Notes

1. Dimitri T. Analis, « L’empire du vide », Dédale n° 7 et 8, printemps1998, éd. Maisonneuve et la rose, p.158.

2. Marie-José Mondzain, « Les voix qui crient dans le désert », Dédale, p. 357.

[3] Ibid, p. 357.

[4]Ibid, p. 362.

[5]Oumama Aouad Labrech, "Le vertige horizontal/ Borges", Dédale, p. 439.

[6] Shmuel Trigano, « Le désert de l’amour » Dédale, p.331.

[7]Jabès cité par José Angel Valente, « Trois fragments », Dédale, p. 169.

[8]J-L Borges, Obras Completas, T2, Barcelone, Emécé, 1989, p. 186.

[9]Henri Meschonnic, « Génie du lieu et génie de la langue », « midbar : désert et davar : parole en hébreu », Dédale, p. 313.

[10] Edmond Jabès, Le livre des ressemblances, L’imaginaire, Gallimard, 1976, p. 148.

[11]Anne Wade Minkowski, « Désert dans les langues », Dédale, p 443.

[12]Cité par Olivier Houbert, op cit.

 

Présentation de l’auteur




Gérard Leyzieux, S’accélère le rythme des heures et autres poèmes

 

S'accélère le rythme des heures

Vitesse au cœur, fuit l'instant

Et te percutent les soubresauts des secondes

Battements impulsifs de heurts incertains

S'accélère encore la crainte des mains

La chute silencieuse du lendemain

Impression d'échos immémoriaux

En ton corps ce trouble qu'exister admet

∗∗∗

Chaque seconde t’érode

Bombardé de toutes parts

Ton corps se fait et se défait

Ton corps s’use et se construit

Chaque seconde t’accorde au monde

Bousculé, bouleversé, sans cesse meurtri

Ton corps participe à la communication planétaire

Chaque seconde tout au long des jours

Ton corps n’existe que par l’intégralité de l’univers

Et quelques-unes de ses pensées affleurent au bord de tes lèvres

∗∗∗

Souffle lent plein d'aisance

Les bruits au-dehors du corps

T'arrivent par vagues successives

Plane le bleu sur un fond blanc

Vogue l'horizon en ta mémoire

Et la musique des éléments

Et les sourires des amants

Et les parfums enlacés des ans

T'enveloppent d'oublis suaves

Évacuant les débris des tempêtes anciennes

∗∗∗

Jour sombre sourd au soleil

Couleurs sans teint ni rose

Fondent les heures sur la nature à la démesure

Pendant que tu laisses ton corps à son usure

Au même endroit s’écrivent des histoires différentes

Au même moment s’écoulent les flux différemment

Siffle le merle sous l’éclaircie

Et rugit le lion des contrées éloignées

Mais la journée entre en son crépuscule

Bientôt tout s’emplira du silence de la nuit

∗∗∗

La rue a éteint ses lampadaires d’hiver

Tout est ombre en l’absence d’astre solaire

Quelques reflets du passé meublent la brume

D’où émergent de glabres et ladres candélabres en balade

La campagne s’est couchée sous un drap blanc

Et sous l’image lunaire le silence reste clair

De l’horizon océanique un écho de l’été vient déverser sa mélodie

Mais les sons s’estompent à la ouate qui nourrit l’air

 

Présentation de l’auteur




Damien Paisant, SE VIVRE — EXTRAITS suivi de PARADOXES

 

Il s’était résolu à ne plus

Multiplier ses problèmes

D’être qui manque d’Être

Car c’est s’inventer

Au lieu de Se Vivre

 

S’inventer des solutions

Pour jouer à ne plus être

Tout en sachant qu’il n’y en a pas

 

Or    l’être est une solution donnée d’avance

À condition de se donner tel qu’il est

 

***

 

Dans cette impasse

Il décidait de ne pas choisir

Refusait d’y entrer pour en sortir

(Admettait qu’on la refuse)

Par peur d’y rester

 

Par peur de rester là

Où s’était-il toujours trouvé

C’est alors que…

 

IMPASSE

 

C’est alors que j’entre

Pas tout à fait

Parce qu’elle est encore

Dans ma tête

Cette impasse

Dans ma tête

Ça veut dire que

Je ne la traverse pas

Physiquement

Ça veut dire

Que mon corps

N’est pas prêt

Mais je rentre quand même

Un cœur dans la tête

Un cœur dans le corps

(Paradoxe cordial)

Le cœur bat de ne pas se battre

Et de vouloir se battre

 

***

Je veux nommer l’impasse

Elle me prive (m’a privé)

De langue

Elle est ce souvenir

Du devenir manquant

Elle me fait oublier

Que je suis un être

De manque

Je commence par

Me nommer         Impasse

 

L’impasse que je suis

C’est un début

Pour vous dire que je ne vais

Pas finir tout de suite

(le travail de ma disparition)

 

(C’est ici que réapparaît l’amour)

 

***

L’impasse que je suis

Est entre ma disparition

Et ce qui réapparaît

C’est un amour en travail

Si vous préférez

Car si l’amour a toujours existé

Il m’a fait douté de son existence

(le doute des créateurs)

***

 

L’impasse des créateurs

Dans ce qu’ils ont transmis

« La création leur a échappé »

(Je me transmets moi-même

Aujourd’hui un au-delà

De la création)

                                 échappé

Car ils ont échappés

 

À leur propre transmission 

J’avance à l’intérieur de l’impasse

La tragédie du sens

Est une absence de signification

Donnée à l’histoire individuelle et commune

 

Un déni devant l’inconscient des évidences

(un délit du psychisme)

 

***

 

A l’extérieur de l’impasse

Il y a le vouloir volontaire

D’un grand chemin mais

D’un petit cheminement

 

Ce qu’ils font subir à leur corps

L’âme le leur fera subir

 

Le grand chemin est une

Idée de toute puissance

Le cheminement est une

Intériorité de la toute puissance

 

« L'homme est quelque chose qui

doit être surmonté » (F.N.)

 

***

L’impasse comme puissance contrariée

Ou l’égarement vers une mortalité maîtrisée :

immaturité de l’esprit qui ne peut concevoir

le naissant et le redevenir-poussière

Ou la course effrénée vers une soif de l’impossible

(ce qui est possible ne sera jamais possible)

Ce qui est possible ne sera jamais possible dans l’impasse

Dès qu’on se rapprochera d’une possible possibilité

Dans ma soif pour l’impossible         je me permets

De croire à l’idée d’un oasis     mais quand celle-ci

Devient une réalité   je n’y crois plus et je me

Mets en situation d’échec

***

L’impasse comme processus

À l’humble endurance des « guerriers sans combat » (I.M.)

Qui placent leur prouesse dans une gloire noble

Mon être est supérieur à la reconnaissance qu’on lui attribue

Car il se reconnaît d’abord lui-même par son désir de créer

(l’œuvre dépasse souvent la mort de son auteur)

 

***

Lenteur dans l’impasse

Marathon organique et spirituel où

Je questionne ce contre quoi je butte

Dans un temps autre que celui du réel brut

Parfois je ne vois pas ce contre quoi

Je butte car je ne veux pas voir

 

***

 

Souffrance & impasse 

Ce que je peux voir est synonyme de bravoure

L’épreuve d’un œil ouvert sur son monde interne

Où je contemple le miroir de ma haine soutenue par l’amour

Faire l’impasse sur la haine

Et croire qu’elle est antagoniste

À l’amour est une erreur car

Pour haïr faut-il encore avoir aimé

Pour pouvoir en douter par la suite

Faire l’impasse sur sa propre haine

Revient à tromper l’authenticité

De sa vérité et c’est prétendre

Une certaine imperfectibilité

 

***

L’émotion d’une impasse

Dans ce qu’elle fait vivre

Au moment où je tombe

(Qui appelle à se relever)

Parce qu’il est nécessaire

De vivre pour mieux

Se connaître         Se connaître

Étant une entreprise secrète où

J’apprends l’oublie de ce que

Je ne disais jamais               

J’oublie ce que j’ai appris

À ne pas dire

 

***

Souplesse dans l’impasse

Où ce qui aliène — le fantasme —

Demande qu’on s’y attache pour

S’en détacher : la peur de ne pas

Pouvoir sauver par exemple —

Le fantasme de sauver — exige

Une gymnastique mentale

Avant de renoncer     faut-il reconnaître

La source de cette souffrance

Source de l’impasse

Où la perte me fait

Aveugle d’une infaisabilité

Apparente

Où ce que je sais faire

 

À l’état de penseur embryonnaire

 

***

  

Enfant de l’impasse

Ce vers quoi je me

Risque si je tends

Vers la tendresse 

Aventureuse d’aller

Rencontrer cet autre

Qui m’arrache à moi-même

 

***

 

L’arrachement de cette impasse

Nous rappelle un départ

Comment quitter « soi » et tout

Ce que ce mot recouvre :

Son attachement à la douleur

Son goût pour la convoitise

Sa hantise, ses obsessions,

Ses limites etc.

L’égo — dans cette impasse

Ne se fie pas à ce qu’il a

Traversé mais traversera

Identifie son être non à ce qu’

Il est devenu mais deviendra

Ne défie pas son existence

Au détriment d’un autre

Ne se méfie pas de l’impasse

Car il passe par elle

Pour la dépasser

PARADOXES — EXTRAITS

 

ÉCRASE

« écrase », je t’ai dit d’écraser mais je ne me suis pas dit d’écraser,
je t’ai dit « écrase », mais le problème c’est que tu m’écrases même
pendant que je marche et j’ai pensé « m’aime pas en trêve celui-là »
sauf que j’ai penché pour le problème car tu penses comme lui, je veux
dire tu dépenses le problème par des rêves qui écrasent la marche droit
derrière moi car devant c’est très loin derrière, d’ailleurs je suis si près
de mon père que je deviens ce qu’il n’est jamais devenu, alors tu es
revenu à sa place et cette place m’écrase, elle tasse mon petit devenir
pensant qu’il faut toujours penser ce qui va arriver par la pensée même
pendant que je marche  et j’ai pensé « m’aime pas celle-là » sauf que
j’ai penché pour la solution mais elle écrase toujours le problème auquel
je repense, que c’est lui chercher un sens qui fait que je ne ressens
pas ce qui veut me trouver devant sans éprouver de ressentiment où
je règle mon sentiment sur toi qui ne peut pas me sentir car je
descends d’un père que le derrière a écrasé pour subir son devant
avant qu’il ne surgisse, alors je continue de marcher pour croiser
l’auteur du problème qui rêve d’une solution comme on écrit son nom,
d’ailleurs comment je m’appelle, tu vas voir qu’on ne peut pas oublier que
c’est moi qui vais revenir car je descends bien d’un père que
le sentiment a donné pour dérégler son ressentiment et marcher tout
en devenant « celui-là » même quand il m’écrase, « m’aime bien
celui-là » j’ai ressenti

 

 CE QUI REVIENT TOUJOURS

quand l’un demande, l’autre répond, toujours, quand je lui demande
pourquoi ça revient toujours, il me répond comment ça ne reviendra
plus, quand je lui demande comment être sûr que ça ne revienne plus,
il me répond pourquoi une telle question, alors je continue de le
questionner car ça revient toujours mais lui ne cesse de répondre que
c’est à cause de la question, que c’est la question qui provoque toujours
ce qui revient, alors moi je demande ce qu’il y a derrière la question et 
lui me répond qu’il n’y a que ce qui veut revenir, que c’est devant qu’on
arrête de voir, mais moi je lui demande ce qu’on arrête de voir, ce à
quoi il me répond d’arrêter de voir ce qui revient toujours, alors je lui
demande comment voir sans que ça revienne puisqu’il faut bien
comprendre et lui me répond qu’il n’y a rien à comprendre car ça
reviendrait à se comprendre soi-même — ce qui revient, venant de soi
— et se comprendre soi-même reviendrait à ne pas être, alors je lui
demande comment peut-on ne pas être, lui me répond que c’est en
étant responsable de ce qui revient toujours, alors je lui demande
comment ne pas être responsable de ce qui revient toujours, lui me
répond que c’est en étant responsable de ce qui est en train de venir, 
alors je lui demande de m’expliquer, lui me répond qu’expliquer ce qui
est en train de venir fait revenir ce qui revient toujours, que c’est
chercher derrière la question sachant qu’il n’y a rien à voir, que c’est
devant qu’on arrête de voir, ce qui revient toujours, venant de soi, fera
venir autre chose, alors je lui demande quelle est cette autre chose, lui
me répond que c’est cette chose qui déplace la question dans l’en train
de venir, je lui demande alors si ça ne revient pas au même, lui cette
fois me demande de revenir à moi-même

  

IL N’EMPÊCHE

je ne vois pas ce qui m’empêche car je suis ce qui m’empêche,
il n’empêche que si j’en parle c’est que ce qui m’empêche ne               
m’empêche pas complètement, je sens bien que je peux m’autoriser
encore à ne plus être empêché, ça commence comme ça, c’est une
question d’adresse, il y a quelque chose qui veut s’adresser à un autre
pour être autrement parce que sinon je suis toujours ce qui m’empêche
et non celui que cette chose n’empêche pas mais cette chose ne                     
fait que vouloir car elle questionne
l’adresse au lieu d’y répondre
directement par l’adresse pour justement voir ce qui empêche, si                 
c’est l’autre, moi ou les deux, il se trouve que c’est souvent les deux
quand on choisit une adresse que l’autre refusera, sans le savoir
évidemment, cela s’explique au moment où on nous a refusé cette
chose qui nous autorise d’accepter ce qui nous empêche car on ne peut
pas tout accepter ou alors tout accepter différemment, c’est-à-dire
accepter de ne pas être accepté sans chercher de raisons, en se
persuadant par exemple que tel autre nous refuse parce qu’il se                 
refuse lui aussi de voir, de voir ce qui l’empêche, à la différence qu’il                 
le dissimulerait, en interprétant donc ce qu’on prête à soi comme vrai
mais qui   nous empêche de vraiment vivre tel ou tel autre comme une
part de soi qu’on voit mourir pour pleinement renaître, je vois ce qui ne
m’empêche pas car je ne suis pas ce qui m’empêche

  

AIME

Il t’aime tel qu’il ne s’aime pas, comme il n’est pas, mais ce que tu aimes
c’est qu’il ne t’aime pas ainsi car si en plus tu dois aussi t’aimer, ça fait
beaucoup, ce que tu aimes c’est qu’il aime ce que tu n’aimes pas chez
toi, vous êtes deux à chercher l’amour chez l’autre qui a trop aimé vous
le prendre, je veux dire  que cet autre n’était pas prêt à le laisser vivre
comme il l’a donné malgré lui, on peut penser qu’il le voulait au point
d’y penser, jusqu’à ne rien faire que toujours le reprendre pour ne jamais
être surpris, puisqu’il faut bien garder l’amour contre soi et ne pas
regarder qu’il provoque, autrement c’est trop de place dans une place
vide, je parle de ce qui ne veut pas parler car en aimant il donne sa
place sans savoir que tu la lui donnera à ton tour, de sorte qu’on             
tourne autour de cette grande place qui vous tient dans une
contenance où l’on retient le déplacement, celui de deux êtres au sein
d’une même place qu’ils partagent, sans quoi c’est chacun sa place                
et il manquera toujours un peu de chaleur pour manquer le froid qui
envahit le manque parce qu’il serait trop envahissant, c’est sûrement par
peur d’être envahit, envahit par lui, mais  on comprends bien que ce qui
l’envahit c’est de pouvoir être l’objet de ce manque car c’est un objet
qui prend la place du sujet tandis que le sujet lui, vit le manque comme
un pouvoir se renonçant à prédire ce qui pourrait l’abolir, encore faut-il
reprendre sa place sans chercher l’amour chez l’autre qui a trop aimé
vous le prendre puisque cet autre n’est plus vous :

il t’aime tel qu’il s’aime, comme il est, ce que tu aimes c’est qu’il t’aime
ainsi car ce que tu aimes c’est qu’il aime chez toi ce que tu n’aimes pas,
qu’il t’aime comme tu es tout comme ce qu’il aime chez toi c’est que tu
l’aimes, comme il est

 

INDIGNE

il justifiait ses plaintes avec l’injustice d’un monde qui avait échappé                  
à son propre monde dont il s’était fait l’étranger, sans le savoir, car                    
il défendait, comme un jouisseur défendu, ce qu’il ne pouvait défendre                    
à l’intérieur, un jouisseur d’extérieur que retient sa jouissance dans ce
qu’elle procure, naturellement, une jouissance bien en place qui ne
change pas de place et ne se trompe pas de monde, on ne règle pas                    
un problème, on dérègle une solution, toute solution étant un raccourci
qui rallonge l’étendue du problème car toute solution est de croire
l’autre monde à notre portée comme si cette portée était mondialement
accessible mais c’est en fait ne pas croire au monde que nous
intériorisons, ou  alors c’est vouloir mondialiser ce qui a été localement
mis sous silence, à titre personnel, où chaque projection vers l’autre
devient le titre d’une grande page de couverture sans livre à vouloir livrer
la vérité d’un sauveur qui peine à se sauver car c’est matraquer l’objet
de sa peine comme on traque un rebelle qui braque ce qu’on a chouré
chez lui, une cause qu’il s’est approprié pour  ne pas s’occuper de la
sienne, je parle de la cause qui ne cause que sur lui-même et pas sur
ce qui le provoque en écho, à ce qu’il a vécu comme provocation, en
écho de coco, envieux de ce qu’il n’a pas eu parce que le coco envieux
veut absolument tout avoir sauf son être, ou alors en écho de bobo qui
s’écoute  parler du monde entier, monde qu’il divise en deux pour
simplement faire entendre soit une haine sans amour soit un amour
sans haine selon ce qui l’arrange dans telle ou telle situation,
parce que l’oppressé évoque avant tout son impossible vocation, celle
de ne pas être devenu cet oppresseur rencontré à la naissance,
d’ailleurs, ce qu’il déplore provient d’un manque dans ce qu’il n’a pu
explorer, un pleureur qui questionne l’objet de ses pleurs, un pleureur
en quête de sujet : il justifie l’injustice du monde avec ses plaintes que
son propre monde laisse échapper et dont il se fait l’héritier

PAS DE PROBLEME

il voulait ce que je ne voulais pas, je voulais ce qu’il ne voulait pas, c’est
pas toujours facile, nous sommes deux à vouloir, vouloir différemment,
que nous soyons deux n’est pas problématique, c’est bien normal,                   
la problématique c’est de ne pas s’entendre sur le vouloir car chacun
veut être pleinement lui et pas l’autre qui veut l’être aussi sauf que ça
peut devenir un problème où l’un empêche l’autre d’être et inversement
alors on finit par vouloir que l’autre ne veuille plus ou alors ne veuille
plus que ce que l’autre veut sauf qu’à ce rythme on piétine sur l’être qui
se relève avec de moins en moins d’être qui voudra de plus en plus
contenir ce qu’il veut pour de vrai car celui-ci apprend à ne devenir que
cet autre pour le garder, c’est en réalité un faux problème car on peut
bien vouloir à deux et même différemment, que nous soyons deux n’est
pas problématique, c’est bien normal, la problématique c’est de ne pas
vouloir s’entendre car chacun n’entend que ce qu’il veut et l’autre aussi
sauf que si chacun entend le vouloir de l’autre ça ne deviendra plus un
problème et l’un n’empêchera pas l’autre de vouloir car si je comprends
ce qu’il ne comprend pas, qu’il comprend ce que je ne comprends pas,
ce sera plus facile de vouloir ensemble comme deux êtres vivant
pleinement leur vouloir, chacun pourra exister pour l’autre sans
disparaître et à ce rythme au contraire on sera porté sur l’être et quand
il piétinera de ne plus être on le relèvera avec de plus en plus d’être qui
voudra de moins en moins contenir ce qu’il veut pour de vrai car celui-
ci apprendra à devenir avec cet autre pour cette fois le regarder, ce n’est
plus un problème

IL N’Y A PAS MIEUX

Il n’y a pas mieux, je me dis, pas mieux que toi, dans ce que tu fais,
pourtant je ne te connais pas, je n’ai aucune idée de ce que tu te dis,
peut-être tu ne te dis rien de ce que je me dis, peut-être que c’est normal
pour toi, peut-être tu te dis même, qu’on peut faire mieux, voir qu’on fait
mieux, ailleurs, je ne sais pas, en tout cas, je sais qu’ailleurs, il n’y a
personne, car ailleurs, on ne sait jamais et si je crois qu’il y a quelqu’un,
ce n’est que moi qui me voit en un moi qui voit tout ce qui se fait de
mieux, un grand moi qui se revoit quand il était un petit moi, qu’on a
voulu grandir, parce que la grandeur dépassait ces autres moi dans ce
qu’ils avaient de trop ou de moins, ce qui les poussait à me repousser
jusqu’à ce que moi je les repousse pour grandir par moi-même, alors                
il n’y a pas mieux, je me dis, pas mieux que moi, dans ce que je fais,             
car ce que je fais n’est pas ce que tu fais, c’est facile à dire, pourquoi
ce que tu fais est ce que j’aimerais faire,

pourquoi je n’aimerais pas faire ce que tu n’as pas fait, je me connais
pourtant, j’ai bien une idée de ce que je me dis, peut-être tu n’es rien
d’autre que cet autre que je n’ai jamais voulu être mais que je suis
devenu, faute de moi, peut-être que c’est normal pour moi, peut-être             
je me dis même qu’on ne peut pas faire mieux voir qu’on fait bien mieux,
ici, je ne sais pas, en tout cas, je sais qu’ici, il n’y a que moi, car ici, on
sait toujours, et si je crois qu’il y a un autre, ce n’est que toi qui me voit
en un moi qui voit encore mieux que ce qui se fait de mieux, un petit
moi qui se revoit déjà avoir été un grand moi, qu’on a voulu diminuer,
parce que ces autres moi ne dépassaient pas la grandeur dans ce
qu’elle avait d’indépassable, ce qui la poussait à me pousser jusqu’à ce
que moi je la repousse pour me grandir moi-même

 

 TRANSGRESSION

il voulait transgresser le pouvoir de sa graisse qui le transportait
lentement comme chaque pas qu’on reporte pour asseoir une paresse,
c’est pour ça qu’il voulait grandir son paraître et snober l’authenticité
trompeuse de cette graisse ou plutôt faire apparaître l’endurance de
son origine tout en épurant son corps, il voulait transformer sa pensée par
l’abolition des questions et des réponses car ni l’un ni l’autre ne pouvait
pas nier le chemin qui chemine dans le pas même surtout quand ça
glisse,  parce que c’est là qu’il voulait transgresser la loi du sol qui
l’engraisse avec son goût pour la paresse en arrêtant de vouloir, il avait
alors   décidé de voir, de voir à l’extérieur de lui car à l’intérieur on veut
toujours croire à ce qui empêche le pas et dépêche la paresse qui
dissimule sans dire la détresse au lieu de rencontrer son désirant en
train de désirer autre chose que ce qui devait absolument le désirer               
car dans ce k ce sera toujours la déception d’un k venu pour analyser
le manque jusqu’à l’anesthésier, histoire de rester dans l’histoire,                      
une histoire qui manque le présent à venir pour désirer son désir absent,                                   
il racontait alors comment régresser l’amenait cette fois à engraisser              
la transgression de son pouvoir qui le transportait rapidement comme
chaque pas qu’on porte pour grandir une paresse, c’est pour ça qu’il              
ne paraissait plus mais transgressait dans l’apparition, faisant
apparaître l’origine de son endurance tout en incorporant son épurant,
il pensait l’abolition par la transformation des réponses en questions

Je suis (dans la vie) - © Voix & Musique : Damien PAISANT // Réalisation : Vanina TACHDJIAN




Lorenzo Foltran, Naufragé dans la piscine

 

Ogni cinquanta metri, alla virata,
la giravolta mette sottosopra
la clessidra e resetta in una spinta
propositi anaerobici e subacquei.
La bracciata col ritmo cadenzato
segue il tempo deciso dalla testa
e si adatta, dal grave all’allegretto,
in base alla distanza della gara.
Ogni cinquanta metri, fino al bordo,
il metronomo oscilla e giunto al muro
il mosaico prende forma, lo si tocca,
ma con lo sguardo altrove: l'altro lato.
L’olimpica fatica di nuotare
nel fremito dell’acqua di cottura.

*

Tous les cinquante mètres, au virage,
la pirouette met à l’envers
le sablier et réinitialise d’une poussée
des propos anaérobiques et sous-marins.
La brassée avec un rythme cadencé
suit le temps décidé par la tête,
et elle s’adapte, du grave à l’allegretto,
en fonction de la distance de la course.
Tous les cinquante mètres, jusqu'au bord,
le métronome oscille et atteint le mur,
la mosaïque prend forme, on la touche,
mais le regard est ailleurs : de l’autre côté.
L’olympique fatigue de nager
dans le frémissement de l’eau de cuisson.

 

∗∗∗

Alla deriva, naufrago in piscina,
il cloro esala i fumi soporiferi,
narcotizzanti, droghe a poco prezzo,
che a bocca aperta inspiro quando emerge
in una smorfia dall’acqua la testa.
Fino a che posso libero i polmoni
per tenere lo sguardo sull’abisso.
Ma dal bordo di marmo si propaga
la luce fluorescente dei fanali
che impedisce alla fossa di salire.
Sotto, le orecchie piene di silenzio
e costante il gorgoglio in superficie.
Con le onde in alto, scelgo di affondare,
avvolto dalla massa, urlo di bolle.

*

À la dérive, naufragé dans la piscine,
le chlore exhale des vapeurs soporifiques,
stupéfiants, drogues bon marché,
que je respire la bouche ouverte quand
la tête sort de l’eau avec une grimace.
Tant que je peux, je libère mes poumons
pour garder les yeux sur l’abîme.
Mais du bord de marbre se propage
la lumière fluorescente des feux
qui empêche la fosse de monter.
En bas, les oreilles pleines de silence
et à la surface un gargouillement constant.
Avec les vagues en haut, je choisis de couler,
enveloppé dans la masse, cri de bulles.

∗∗∗

 

Chilometri passati in acqua, in vasca.
Il cloro anestetizza la fatica,
un velo opaco brina la vetrata.
Vago l’orario, presto, forse l’alba
o un tramonto d’inverno oppure entrambi.
Il giorno dura sessanta secondi.

Il bordo, la virata, un’altra vita
cambia la consistenza,
la sostanza dell’acqua.

Galleggio in una melma spessa e torbida.
Le braccia ai fianchi, i palmi chiusi a pugno.
D’un tratto luci fredde accese in vitro.
Come riapparso da un sogno mi volto
e il cronografo sullo sfondo segna
il tempo: fine dell’allenamento.

*

Des kilomètres passés dans l’eau, dans la piscine.
Le chlore anesthésie la fatigue,
un voile opaque givre la fenêtre.
L’horaire vague, tôt, peut-être l’aube
ou un coucher de soleil d’hiver ou les deux.
La journée dure soixante secondes.

Le bord, le virage, une autre vie:
la texture de l’eau,
sa substance change.

Je flotte dans une vase épaisse et trouble.
Bras aux hanches, paumes fermées en poings.
Soudain, des lumières froides allumées in vitro.
Comme réapparu d’un rêve, je me retourne
et le chronographe en arrière-plan marque
l’heure : fin de l’entraînement.

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