« Horizon, fontanelles… / à l’improviste, entre ces mots qu’y a-t-il / de commun et leur ordre est-il juste ? / fontanelles, horizon, pourquoi attendre / ou le matin ou le rivage ? […] » (Vocation de l’esquisse). Exemple rare chez Pierre Dhainaut de poème, où les mots « Horizon » et « fontanelles » sont employés sans guillemets, alors qu’on les aurait attendus. Peut-être ne le sont-ils pas, parce qu’ils ont surpris le poète peu assuré de leur ordre, qu’il n’a pas « allumé la lampe » sur la page du poème, qu’ils sortent tout juste des limbes, qu’il ne les a pas prononcés à voix haute. Il manque les paumes ardentes du poète autour du mot, qui n’est que « forme de traces, confuses encore, tremblantes […] ». On trouve d’autres exemples de mots- substances sans guillemets dans le recueil Vocation de l’esquisse, mais ils sont dits « mots de l’origine » par le poète et convoqués au futur : « […] nous redirons les mots de l’origine, / iris, abeilles , orchidées, avocettes, roses trémières », c’est-à-dire convoqués avant la palpitation de toute aile, avant toute incarnation synesthésique, pour « ceux que la mort a ravis », d’où l’absence de guillemets.
Il faut un corps pour être présent au potentiel poétique du mot ou du nom : il faut une oreille, une voix, un souffle. Il faut les paumes qui attisent la page. Le corps précède l’intellectuel, les guillemets procèdent du corps : « Tu te souviens de "vulnéraire" // mais ce qu’il signifie, tu te demandes / où tu l’as lu, et quand, le son répondra,/ il restituera le sens si tu l’écoutes / avec plus de tendresse » (Vocation de l’esquisse). Il faut aussi le cœur : « le baume, la fleur, quand nous désespérions / un vocable espérait pour nous » (Ibid.).
« Tu n’auras un corps que [si les mots] retentissent », « mouettes dont les ailes claquent, s’apprêtant à l’envol » (Plus loin dans l’inachevé). Le poète en son corps doit apprendre la langue de l’espace aéré. Les guillemets sont trace de la vocation du mot qu’ils élisent à donner voix à d’autres mots. Il s’agit de fendre l’écorce ardente, de sortir des guillemets, ce porte-voix, pour habiter pleinement l’espace du poème. Ces mots-substances, Dhainaut les appelle aussi parfois mots-amorces : « Certains mots sont des amorces : d’un seul, parfois, sortira un poème. À celui d’amorce, par exemple, as-tu été attentif ? » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Le mot « amorce » a été mis en italiques par choix éditorial, et non entre guillemets, ce qui surprend.
Des guillemets et non des italiques
« Est-ce qu’on égalise la ponctuation ? », telle était la question de Pierre Dhainaut à cet éditeur qui souhaitait remplacer les guillemets de ses poèmes, jugés trop encombrants sur la page, par des italiques, censées valoriser le mot tout autant que les guillemets. Non, on n’égalise pas la ponctuation. Les italiques ne sont pas équivalentes aux guillemets chez Pierre Dhainaut. Certes, nous disent les dictionnaires, on peut utiliser les italiques pour les citations courtes ne présentant pas de discontinuité avec le texte, mais les italiques procèdent de la vue, non de l’ouïe, de la voix ou de l’air. Les italiques ne coïncident pas avec le verbe « dire », n’essaiment pas les sons du mot, mais en inclinent les lettres. Pas d’avènement sonore du mot sans guillemets, les italiques le signalent simplement comme remarquable à l’œil. Les italiques n’ont pas la faculté de « confier à l’oreille, au passage, le secret de ce qui doit suivre » (Pour voix et6 flûte). Dans ce recueil, Pierre Dhainaut répète la nécessité de l’avènement sonore du premier mot : « Ce mot-là, par exemple, "corolle", / ce qu’il signifie, nous le connaissons // mais que veut-il avec tant d’insistance // pour la première fois nous faire entendre / qui n’est pas plus en nous que la fleur ? // "corolle", "corolle", infatigablement redit, / à l’écho ou l’aura que nul ne dirige / nous laissons le soin de nous répondre. » Pas d’écho ni d’aura avec les italiques, qui, frappant l’œil, restent mutiques, contredisent chaque fois, sur la page publiée où les guillemets ont été supprimés, l’allégresse sonore des mots sur lesquels Pierre Dhainaut vocalise : « Au seul mot alouette / le monde chante, / il a tant de syllabes » (Paysage de genèse) ; ou encore : « Embruns, répète embruns / pour le plaisir des lèvres, / de la gorge, de l’espace » (Ibid.). Non, pour le plaisir des lèvres, en amont de la voix qui sait « qu’il lui faut / sans fin s’accorder », ouvrons les guillemets et savourons le secret chuchoté du mot : « alouette » ! « embruns » ! Les italiques sont du langage, les guillemets de la parole. Les italiques isolent le mot et l’affublent d’un air d’étrangeté. Les guillemets sont relais d’un mot-source, d’un mot-soif à tous les autres qu’il appelle. Ainsi, le poème « se sent libre, il substitue à "corolle" / "origine", "oriflamme", "orient", / un autre, un autre encore, continuellement : // l’espace n’aperçoit aucun obstacle / au tréfonds de la gorge ou dans le ciel / quand le regard apprend à se perdre [… ] » (« Un mot pour un autre », Pour voix et flûte »). Les guillemets participent de la lutte pour la présence en poésie, présence sensible contre représentation, liberté contre possession.
Ecoutons une dernière fois Pierre Dhainaut, lorsqu’il écrit : « Lames, écume, sable, souffles, épaules, cime… la liste n’est pas très longue de ces noms que j’affectionne au point qu’ils ne cessent, depuis le début, de revenir dans mes poèmes. J’en avais établi une, il y a quelques années, qui aurait servi de moratoire : interdiction, me disais-je, de les employer désormais. Décision aberrante : je me serais amputé. Que je le veuille ou non, alors que je déteste les répétitions et que je les traque, il n’y a guère de poèmes qui ne les rassemblent presque tous, comme si chacun était le premier à les découvrir, comme si aucun n’en avait épuisé l’attrait. Ils ne sont pas hors de nous, ils sont notre substance. Les mêmes peuvent revenir, chaque fois nouveaux. De poème en poème ce doit être notre unique interrogation : les avons-nous aidés à créer cette merveille de quelques syllabes associées, accordées, d’où s’exhale ce que sans elles nous aurions été incapables de pressentir ? L’air se ranime, avec lui notre chair, le chant ne l’habite que pour le traverser » (Plus loin dans l’inachevé ).
Les mots-substances, sans guillemets ici car rangés dans leur boîte, en latence dans le cœur et « le tréfonds de la gorge », n’attendent que le frémissement de la voix et de l’air pour rayonner en le poème d’un nouveau cercle d’aubier. Ces mots sortant de la boîte aimée et franchissant les lèvres en amont du poème signalent leur force de présence immédiate par leur couronne de guillemets chez Pierre Dhainaut : « [la couleur] s’ouvre au vocabulaire, se propage et s’exalte, / "cœur", "orée", "horizon", "coquelicot" : / nous chercherons le seul pays qui convienne // à la pourpre, fougueuse, ce sera l’allégresse / sur la neige insouciante » (Pour voix et flûte). Les guillemets ne sont pas signes qui encombrent la page, ils sont mesure d’allégresse7 qui retire au mot le poids de l’ordinaire, l’usure des usages. Les guillemets sont souffle et ailes de mouettes sur chaque bord du fleuve.4 Les guillemets ouvrent et portent le chant.
Notes
1. Lors de notre entretien, Pierre Dhainaut s’est en particulier rappelé avoir entendu à la télévision Pablo Neruda lire ses poèmes en espagnol et trouvé cela extraordinaire : « J’ai compris que la voix pouvait glorifier le poème. » L’audition des lectures du poète russe Joseph Brodsky le confirmait un peu plus tard dans sa conviction. La lecture à voix haute par les poètes russes est en effet une pratique traditionnelle.
2. A ce propos, rappelons-nous l’hommage posthume que Pierre Dhainaut avait rendu à Laurent Terzieff, le comédien-poète, qui savait « transmettre par la voix », dans le poème qui ouvre La Parole qui vient en nos paroles, publié à L’Herbe qui tremble en 2013. Pierre Dhainaut évoque Terzieff comme « un comédien intérieur ».
3. Dans le recueil, l’éditeur a remplacé les guillemets par des italiques : « Le mot prêles a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. »
4. Cet article ne s’appuie pas sur l’ensemble de l’œuvre de Pierre Dhainaut. Il laisse de côté les derniers livres parus sur lesquels l’auteure de l’article a déjà beaucoup travaillé. L’article emprunte ses citations à des recueils relus avec un grand plaisir et retenus pour l’intérêt de leurs occurrences. Sans doute en aura-t-on laissé qui auraient mérité commentaire. À chaque lecteur de poursuivre l’ouvrage.