Samir Moinet, EFFONDREMENT

Il n’y a pas d’effondrement

Des civilisations

Des bourses

Des relations diplomatiques

Des écosystèmes

Du climat

Des règnes

Des bâtiments civils

Des avancées sociales

Des identités

Du langage

Du bon sens

 

Il y a

L’effondrement

Permanent

De l’humain

 

Les pansements manquent

À couvrir l’artère perforée

Par la graisse

Pour accompagner

La mort lente et vulgaire

De l’humain

 

Nous devrions le bâillonner

Qu’il arrête de se vomir dessus

Dans un flot d’injures et de couteaux

Il faudrait créer un pays EHPAD

Qu’on en finisse

Sans visite sans moyen sans bonheur

Il faudrait qu’on se parque

Dans un de ces foutus camps

Aux États-Unis, en Tunisie, en Allemagne, en Russie, en France, en Espagne, en Namibie, à Cuba, en Chine…

Traître humanité sale humain sale

Il faudrait qu’on se donne

Au fusil automatique

Pris en photo par une balle argentique

Immortaliser le moment

Il faudrait cet hiver

Qu’on fasse une bonne bataille

De boules de napalm

Il faudrait enfiler nos bottes

Sur ce parterre de dents cassées

Prendre le chemin des ossements

Sans école sans concorde

Cimetière humain

Notre temps

Est un cimetière humain

 

Il faudrait pour sourire que je déchire mon visage en un large horizon nouveau

Ne plus être

Humain

 

La cage thoracique n’enveloppe plus rien

            Défaitisme !

Les yeux ne pleurent plus

            Mensonge !

La Terre va-t-elle cesser sa rotation ?

            Un jour

            Éclipsera

            Nos traces

 

Au bord de l’œil du gouvernant

Une larme peut-elle encore tomber ?

Faut-il la chercher à la bêche

Quand la complainte ne suffit plus ?

Faut-il pelleter dans son regard froid de bœuf ?

Et nous les fourmis rouges d’amour

Sommes-nous des bœufs en puissance ?

 

Le temps est fini de demander

 

Je suis coupable

Gonflé vorace obèse

De ce pays

Je mange l’électricité jusqu’à déplacer le soleil et violer la nuit

Je mange l’autre et ne suis pas à sauver

Ma parole

Ma révolte

S’embourbent

Ma bouche est pleine d’une bouillie infâme

Qui m’étouffe et m’affole

Il faut bien cracher et n’ai pour crachoir

Que mon visage semblable si semblable

 

Ma voix de farine se veut bien blanche

Pour le bon pain à rompre

Mangeons ceci est ma voix

Mangeons de l’oreille et de la langue

Ma voix ne s’effondre pas

Elle s’esseule

Et s’essaie

Et pourtant

Rien !

 

Une voix peut faire pleurer

 

Ô mes lèvres alourdies de peine

Molles et lâches

Guimauves rouges étendues

Les roses sont mortes

 

Pouvez-vous dire encore

Le brin de l’espoir dans un bouquet au cimetière ?

Pouvez-vous faire de l’autre

Une voix qui s’anime ?

 

Rotation claire de la respiration

Horloge mal réglée du cœur

Bombe giratoire Bombe attendue

Comme le messie

Fanatiques de la paix

Explosez votre cœur

Là-bas plus rien que du bruit

Et des cris violents

Qui tempêtent s’abîment s’éboulent

Dans le silence lourd des truands

 

Le truand

C’est la silhouette épaisse

Où l’on ne distingue plus ou trop

L’humain

 

Terreur ! Ô mes lèvres alourdies de peines

Molles et lâches

Déchirez mon visage

En un large cri

Horizon perpétuel

De notre Troisième millénaire

 

Moi tas de chair vieux de milliards d’années

Le moindre atome qui me traverse

A la fièvre

La fièvre de ses frères atomes

Tremblant sortant

Des dépossédés

Partout pleurant mourant

Des tas de morts aux atomes fuyant

 

Tambour de nos visages écartelés et joints

Frapper sur nos yeux nos nez nos bouches nos cheveux

Battre la marche chaotique des chamois

Que l’ordre ne soit plus jamais un avantage

Le rythme neutre et ferme des politiques à abattre

Par la même occasion emmenez ma voix qui n’ose pas aux dépotoirs des lâchetés là où repose
mon cerveau dysfonctionnel

 

Et partout la fuite des peuples

On a pris leurs maisons pour des bougies

Voulu allumer la mèche

Chanté pour le bien la sécurité le bon sens

Nous n’avons entendu qu’un cri sourd

La chouette n’hulule plus

Il n’y a plus de jour plus de nuit

Ils s’enfuient quand on voudrait nous couper les bras dire non ne venez pas trop tard trop sales
trop sombres

Ils n’ont plus de jour plus de nuit plus de terre

 

Ô mes lèvres alourdies de peines

Cernes du ciel et de la terre

L’horizon de mes dents

Creuse une langue intérieure

 

Mansarde sur deux épaules

Nous ouvrons les fenêtres

Face au cosmos

Silence

Le néant puis quelques étoiles

Descendent et s’installent

Dans notre tête

 

Nous n’avons plus de jambes pour piétiner

Plus de jambes pour nous tenir debout

Nos jambes elles sont illusoires

Nous rampons

Ne vous fiez pas à notre corps

Nous longeons le sol comme des blattes

Ou des vers luisants

Nos jarrets on les a coupés broyés

Dans les écrous de l’ascenseur social

Ils en feront du carburant

Nous n’avons plus de bras pour écrire

Plus de main pour tenir un stylo

Nos lettres sont fausses

La langue on nous l’a volée

Stérile la langue est stérile

Nous avons imagé une voix

Avec nos yeux révulsés

Une voix qui regarde par la mansarde ouverte

Le néant puis quelques étoiles

 

Humanité-cul-de-jatte

Humanité-tronc

Le soleil peut-être va-t-il nous donner la lumière

Et la pluie nécessaire

Pour que nous repoussions ?

Mais nous n’avons rien à attendre

Ni de la matière

Ni d’un dieu

Nous n’avons rien

 

On nous roule comme des ballots de paille

Nos révoltes ne leur font pas plus peur

Qu’un épouvantail au fermier

Nous sommes la tête coupée d’Orphée

Qui persiste et chante et pleure

Sa mansarde ouverte

Le vent passe et râle quelques souvenirs

Glacés

Nous avons froid dans la pensée

Froid dans les os

Nous avons ouvert le haut de notre mansarde

Pour nous enfuir si nous le devions

Et nous restons

Nous restons

 

Humanité-tronc vulnérable

N’importe quelle poussière qui entrerait

Par le haut de notre conscience

Nous détruirait

Mais l’ennemi est trop gras de ses billets

Et ne passe pas notre porte

Humanité-tronc nous ne pouvons

Que nous affaiblir davantage

Nous affaiblir

Totalement

Nous nous effondrons pour n’en avoir plus rien à foutre

D’être à terre au fond sans bras ni jambes

Nous nous effondrons pour être aussi vastes

Et insaisissables

Que ce néant dans notre mansarde

 

Nous nous allégeons davantage que le corps

Pour être plus léger que la torture de nos frères

 

Mansarde sur deux épaules

Nous ouvrons les fenêtres

Face à l’autre

Une voix point à point

Le néant puis quelques étoiles

Lumière des feuilles automnales

Éclat du déclin

 

Pour ceux qui désirent encore

Remonter de leur corps de chenille

J’ai assemblé vingt-sept pierres

Et vingt-sept colonnes

Pour notre ennéagone

Pour ceux qui peuvent encore

Saliver de leur peau de chenille

Arriver en haut des colonnes

Là où la mansarde s’ouvre

Au néant puis quelques étoiles

Peut-être

L’être

Présentation de l’auteur




Une voix sur les voix : entretien avec Angèle Paoli

Dix femmes poètes, dont de grandes voix poétiques, qui ont choisi la mort violente, brisées par le poids des jours, sont convoquées dans le recueil d’Angèle Paoli, Voix sous les voix, éditions Al Manar, accompagnées de peintures de Marie Hercberg. Il s’agit de Virginia Woolf, Marine Tsvétaïéva, Sylvia Plath, Ingrid Jonker, Unica Zürn, Alejandra Pizarnik, Ann Sexton, Francesca Woodman, Amelia Rosselli et Ingeborg Bachmann. Angèle Paoli précise en quatrième de couverture : « Ces traversées m’ont conduite à rassembler ces voix dans un même élan, fait de lectures et d’écriture. En elles est la raison d’être de ce recueil ». Écrire sur un tel sujet confronte toujours à l’énigme d’un geste extrême et à la plongée dans un monde vertigineux qui met à nu d'irrémédiables failles. Il nous a semblé intéressant d’interroger Angèle Paoli au plus près de son approche dans l’amitié de ces voix poétiques.

L’idée de rassembler les voix de dix poètes femmes qui se sont donné la mort ne va pas de soi. Virginia Woolf, Marine Tsvétaïéva, Sylvia Plath, Ingrid Jonker, Unica Zürn, Alejandra Pizarnik, Ann Sexton, Francesca Woodman, Amelia Rosselli et Ingeborg Bachmann. Il ne s’agit pas ici en effet d’une monographie sur un cas unique, comme Christian Bobin a écrit sur Antonin Artaud dans L’homme du désastre. Placer le recueil sous le signe d’une dizaine de morts le rend difficile d’abord pour le lecteur. Peux-tu revenir sur ce projet ? Dire dans quelles dispositions intérieures tu te trouvais à l’origine ?
J’ai évidemment tout à fait conscience que ce recueil ne va pas de soi, ni pour les lectrices ni pour les lecteurs. Encore me suis-je arrêtée sur ces dix femmes, mais le nombre de suicides chez les femmes artistes et poètes est beaucoup plus élevé. Cela ne justifie en rien mon choix, qui n’en a pas été un tout à fait au moment où je me suis lancée dans l’écriture.
En effet, je me trouvais alors dans un contexte de vie tout à fait particulier. Car si le recueil a vu le jour en 2024, il s’est écrit dès 2019/ 2020, en pleine pandémie et qui plus est, dans une période où la vie de mon mari Y.T était en train de basculer. La période était donc très sombre, pesante, obsédante. Extrêmement douloureuse. J’étais enfermée, confrontée à un tête-à-tête mortifère angoissant et sans issue autre que la mort.
Ma bibliothèque avait été dépecée (par nécessité) et il se trouve que j’‘avais sauvé du naufrage les ouvrages de ces femmes, poètes et artistes. C’est avec elle que j’ai construit cet étrange « compagnonnage ». Je me suis donc plongée dans la relecture des œuvres que j’avais sous la main, et que j’ai toujours.
En cours de lecture, je crois avoir commencé par V.W, les autres ont suivi dans l’ordre, je me suis posé la question, qui a surgi comme une évidence : mais pourquoi ? Pourquoi ces femmes talentueuses ont-elles choisi la mort ? Y a-t-il quelque chose de commun et de sous-jacent, entre elles toutes ? Quel est le dénominateur commun ? Je ne suis pas tout à fait sûre d’avoir trouvé. Même s’il existe dans leur vie des motifs objectifs.
Quant à moi, cette plongée douloureuse s’est faite en apnée et l’écriture m’a saisie. J’étais embarquée.
Tu prends appui sur les poèmes de ces poètes. Tu les interpelles. L’on est frappé par le « tu » qui circule et revient au « je » ou au « tu » désignant l’autrice. Tu sembles incorporer l’autre en toi. On ne sait plus qui parle, Angèle Paoli ou bien la poète russe : « je rêve Marina / de ta terre natale   de cette langue de ». Dirais-tu que tu es habitée, hantée par ces voix ?

Angèle Paoli, Voix sous les voix, illustrations Marie Hercberg, Al Manar, 2024, 54 pages, 18 €.

Oui, je peux dire que j’ai été hantée par ces voix, qu’elles m’ont envahie, investie en profondeur au point que leur écriture est devenue le support de la mienne. Une symbiose. J’ai vécu cette expérience (elle ne se renouvèlera probablement plus) comme une sorte de mirage, de miracle. Au point que je ne sais plus, lorsque je relis ces poèmes où commence ma voix et où est la leur (sauf, bien sûr lorsqu’apparaissent les italiques). C’est redoutable mais très structurant. Il est arrivé un moment où je suis sentie sur le fil, capable de basculer… Fort heureusement j’avais encore la possibilité d’aller marcher pendant une heure avec ma feuille de route en poche. C’est ce qui m’a protégée.
Le recueil se présente comme la traversée d’un abîme d’émotions, amour, solitude, peur, folie, d’un vertige devant l’angoisse de vivre de ces grandes blessées de l’âme. Et en même temps d’une mise à nu de leurs perpétuelles résistances comme autant d’espaces de liberté. Que peut nous apporter le compagnonnage avec cette part de négativité, cette expérience limite, sombre, très bien illustrée dans les peintures de Marie Hercberg, qui existent, n’en doutons pas, en chacun de nous ?
Oui, il y a chez chacune de ces femmes, tout cela tour à tour. Et leur vie, leur survie qui s’est faite un temps par l’écriture, s’est aussi construite par la lutte permanente. Il n’est qu’à se confronter à leur écriture pour le comprendre. Qu’il s’agisse de textes en prose ou de poèmes   - je pense ici à La cloche de détresse de Sylvia Plath – ou aux très beaux poèmes de Rosselli - La libellule/ Variations de guerre – mais aussi aux recueils d’Alejandra Pizarnik, pour s’en convaincre. Cette part de négativité peut aussi être structurante. C’est ce qui s’est produit chez moi, à la lumière de ces œuvres.
Ton écriture est ici, comme souvent dans tes recueils et tes livres, protéiforme, riche, multiple. Elle va de la prose quand tu évoques Virginia Woolf ou Amelia Rosselli aux vers libres de Francesca Woodman, d’Ingrid Jonker ou d’Alejandra Pizarnik. Elle passe en revue des univers imaginaires très variés, le corps vu par Virginia Woolf engoncé dans l’empêchement victorien, l’apartheid afrikaner pour Ingrid Jonker, le nazisme en Autriche pour Ingeborg Bachmann. As-tu trouvé des invariants dans ces vies en lignes brisées ?
Très curieusement, mon écriture s’est adaptée à celle de ces poètes. J’ai suivi leur rythme, ou plutôt leur propre rythme s’est emparé du mien. Avec sans doute davantage d’empathie ou de réussite pour celles dont je me suis sentie la plus proche. Ingrid Jonker, par exemple est une découverte récente que je dois au poète Nimrod mais je n’ai que peu de textes à ma portée. Francesca Woodman, jeune photographe italo-américaine, reste une énigme. Elle est la seule dans ce corpus pour laquelle je me sois appuyée sur des photos. Elle s’est défenestrée très jeune, à vingt-deux ans, je crois et je ne sais toujours pas pourquoi. Comme on le dit dans les conversations courantes, « elle avait tout pour être heureuse ». En tous les cas ce que nous appelons « tout » : des parents fortunés qui l’aimaient, le talent la jeunesse la beauté… Il est des questions auxquelles il est impossible de répondre.
Cependant, parmi les invariants qui se sont présentés, il y a le rapport de ces femmes aux hommes, rapports houleux, conflictuels souvent, avec le père ou le mari, ou les deux, mais un rapport ambigu amour/haine. Parfois aussi avec la mère. Cette puissance obscure. Pour Anne Sexton, par exemple. Il y a aussi des tragédies personnelles, mais là, il s’agit plutôt d’une variante : Pour Amelia Rosselli, par exemple, qui enfant, a assisté en direct (à Paris) à l’assassinat de son père et de son oncle par les fascistes. Amelia Rosselli s’est défenestrée le jour anniversaire de la mort de Sylvia Plath.

 

Exposition d'Angèle Paoli et de Marie Hercberg Voix sous les voix, du mercredi 8 janvier au dimanche 2 février 2025, Château de la Forêt - 60 avenue du Consul Général Nordling 93190 Livry-Gargan.

Le tissage subtil des différentes voix opère dans ton recueil de façon remarquable. Laissant percevoir des « mouvements souterrains » de la « sous-conversation » qui font penser à Nathalie Sarraute et à des vibrations venues des zones de l’inconscient. Peux-tu nous éclairer sur comment se sont tramés ces poèmes en italiques propres à chaque poète et ta propre voix intérieure ?
Dans l’évocation de ces figures de femmes créatrices en danger, est-ce qu’il y a le regard d’une interrogation féministe ? Avec ce que tu nommes en 4è de couverture « cette lignée de femmes, de femmes de faille » ?
Le tissage d’une voix l’autre s’est fait de manière spontanée. Presque à mon insu. Je me suis laissé porter et l’écriture, la leur la mienne, s’est faite dans une permanent osmose. Sans doute que mon inconscient, ma part d’ombre, a trouvé un écho sororal auquel je ne m’attendais pas et pour lequel je n’étais ni préparée ni prévenue. Je ne pourrais par réécrire ces poèmes, jaillis sous mon crayon – à mon grand étonnement - avec une célérité incroyable. Mon mari m’observait, perplexe, et il n’a pas songé un instant à m’arrêter. J’étais « inspirée ». Même si ce terme a mauvaise presse, je peux dire que c’est d’inspiration qu’il s’agissait. Une force hors de moi, qui s’imposait à moi, une force ailée que rien ni personne n’aurait pu arrêter.
Il y avait les livres, les recueils, qui s’amoncelaient autour de moi, les phrases qui poursuivaient en moi leur cheminement, puis soudain, la nécessité obscure de fermer les livres et de laisser mon crayon courir sur les pages de mon cahier d’écriture. Après, bien entendu, dans un second temps, celui d’une reprise en main consciente, il y a eu le travail d’élagage. Puis de relecture. De reprise, de réécriture… Jusqu’à ce que je me reconnaisse (ce n’est pas tout à fait le bon terme) dans cette écriture qui était aussi la leur.  Ou l’inverse. Jusqu’à ce que se fondent les frontières, de l’une à l’autre. Il s’est passé quelque chose comme une assimilation. Une osmose. Une reconnaissance. Une proximité. Peut-être de femme à femme. J’étais davantage féministe alors que je ne le suis aujourd’hui. Sensible en tous cas à la tragédie inhérente aux femmes. Alors même que tout ce avec quoi, à partir de quoi elles ont écrit, je ne l’ai pas moi-même expérimenté. J’ai vécu pendant ces moments-là, une forme de sororité accomplie. Et je leur en suis reconnaissante. Infiniment. Parce que relire leurs recueils m’émeut toujours autant. Parce que de leur désarroi et de leur révolte, est née une œuvre. Une Œuvre !
Devant ces grandes vulnérabilités, qui font de la mort une sorte de basse continue de la vie, tu sembles te placer entre l’hommage empathique et l’élégie, « chant du hélas » en grec antique pour dire chant de deuil. Que t’a apporté l’écriture de ce recueil ?
 Oui, c’est tout cela en même temps. Ce « chant du hélas » continue de me suivre. Il m’habite en profondeur. C’est la face sombre de mon Gémeau, contrebalancée par une face beaucoup plus riante.  Mais au moment où j’ai écrit ces poèmes, la face sombre était omniprésente. La douleur traversée au jour le jour était arrimée à une forme de survie.
Toutes m’ont accompagnée dans ces moments terribles – il y a quatre ans exactement, j’étais dans le maëlstrom - et en définitive elles m’ont aidée à surmonter ma propre détresse. Et ce recueil, je crois, est le plus beau et le plus profond que j’aie pu écrire dans ma vie. 
Je remercie infiniment mon éditeur d’avoir accueilli Voix sous les voix et à Marie Hercberg de l’avoir accompagné par ces peintures. Merci à toi de m’avoir proposé cet entretien.

Présentation de l’auteur




Steve Dalachinsky, Reaching into the Unknown, Tendant le bras vers l’inconnu

Choix et traduction de l’anglais (U.S.) Franck Andrieux

 

Steve Dalachinsky - Septembre 2014 - Photo © Philip Bernard.

The Fallout of Dreams

1.

i came from a clean neighborhood
in Brooklyn
there were trees
a bridal path
a bike path
the big scary cemetery
the touch football
the dead-end street
the sewer to sewer stickball
punchball stoopball & potsie
the movie house & barbershop
ringolevio & hide-&-seek
the candy store deli & pizza place
girls the schoolyard the pool hall
the cigarettes hidden in an old tire
in the garage
& more   much more
almost small town U.S.A. except that Brooklyn was
special like hot dogs & the Dodgers in Ebbets Field

when the day ended i went home
ate supper  took a bath  watched tv.....

2.

in the summer we took a trolley to the beach
the hot eye of the sun looked down as mom dished
out the lettuce & tomato sandwiches
i ate quietly with the waves between my ears
sand between the bread & crackling between my teeth
(so this was what a sandwich really was)

there were no cherry trees in Brooklyn except the one
in my backyard. i climbed it for comfort, refuge & protection
i put my hands in my lap  swallowed the cherry pits
& waited for a tree to grow inside me...this was the age of the atom &
every atom of my fiber tried not to think of mushroom clouds
then i’d go inside. take a bath. watch tv

La Retombée des Rêves

1.

je viens d’un quartier sans problèmes
à Brooklyn
il y avait des arbres
un sentier équestre*
une piste cyclable
le grand cimetière effrayant
le terrain de foot
la rue en cul-de-sac
le base-ball sur les plaques d’égout
la balle au poing la balle au mur & la marelle
le cinéma et le salon de coiffure
le chat-perché et le cache-cache
la confiserie et la pizzeria
les filles la cour d’école la salle de billard
les cigarettes cachées dans un vieux pneu
dans le garage
& beaucoup plus  encore
presque une petite ville des États-Unis sauf que Brooklyn était
spécial comme les hot-dogs & les Dodgers à Ebbets Field

à la fin de la journée je rentrais chez moi
je dînais     je prenais un bain        je regardais la télé...

2.

l’été, on prenait un tramway pour la plage
l’œil chaud du soleil se penchait vers maman quand elle sortait
les sandwichs à la laitue & à la tomate
je mangeais tranquillement avec les vagues entre les oreilles
le sable entre les tartines et les craquements entre les dents
(c’était donc ça un vrai sandwich)

il n’y avait pas de cerisiers à Brooklyn sauf celui
dans mon jardin. je l’escaladais pour le confort, le refuge et la protection
j’ai mis les mains sur mes genoux         j’ai avalé les noyaux de cerises
& attendu qu’un arbre pousse en moi... ça a été l’ère atomique &
chaque atome de mes fibres a essayé de ne pas penser aux champignons atomiques
alors je suis rentré. j’ai pris un bain. j’ai regardé la télé

* Steve Dalachinsky joue avec l’homophonie de bridle (équestre) et bridal (nuptial).

3.

every thursday we had to attend auditorium
in public school our colors were green & white
we sang the national anthem & received lectures from the
teachers...sometimes in our class room after the pledge of allegiance
they’d tell us to duck down in a corner or under
our desks stuff our heads into our chests & our hands
behind our necks. they said this would save us if the “commies”
would ever drop the BOMB...  (now i know better)
the standard joke at the time was
“when the bomb comes put your head between your legs
  & kiss your ass good-bye” - it’s still pretty funny

afterwards i went home ate supper
took a bath with my toy atomic submarine...   watched tv...       etc.

3.

chaque jeudi on devait aller à l’auditorium
de l’école publique nos couleurs c’était vert & blanc
on chantait l’hymne national & on recevait les cours des
enseignants... parfois dans notre salle de classe après le serment d’allégeance
ils nous disaient de nous accroupir dans un coin ou en dessous de
nos tables de nous fourrer la tête dans la poitrine et nos mains
derrière la nuque. ils disaient que cela nous sauverait si jamais les « cocos »
lâchaient la BOMBE… (maintenant j’en sais un peu plus)
la blague classique à l’époque c’était
« quand la bombe arrive, mets la tête entre tes jambes
 et embrasse ton cul salut » - c’est toujours très drôle

après ça je rentrais je dînais je prenais
un bain avec mon sous-marin atomique en plastique... je regardais la télé...  etc.

 

4.

on weekends i dreamt of tigers or went to horror movies
with the gang...or best of all we’d hang around the pizza place
on east13th street & ave. j  pretending to be tough
listening to the juke box or singing rock & roll songs on the corner
we called ourselves the j-tones. i was the lead singer
my nickname was little dilly-dally  our gang was called the rebels

but my world began to cloud over  my mind got
side-tracked & my temperament grew dark   panic set in
i was sedated & berated & inundated with 
words like “you’ll get better but it’ll take a long time.”
better from what? i asked but received no reply
so i  closed the door  wrote a poem... picked my nose
...took a shower ...masturbated... watched tv & waited.....waited
i waited    …….   i waited ……..

 

4.

le week-end je rêvais de tigres ou j’allais voir des films d’horreur
avec la bande... ou mieux encore on traînait autour de la pizzeria
à l’angle de la 13ème rue Est & de l’avenue J, on jouait les durs
on écoutait le juke-box ou on chantait des chansons rock & roll au coin de la rue
on s’appelait les J-tones. j’étais le chanteur principal
mon surnom c’était le p’tit traînard          notre bande s’appelait les Rebelles
mais mon monde a commencé à s’obscurcir     mon esprit s’est
égaré et mon humeur s’est assombrie     la panique s’est installée
j’ai été mis sous sédatifs, réprimandé & inondé de 
paroles comme « tu vas te rétablir, mais ça prendra beaucoup de temps ».
rétablir de quoi ? j’ai demandé mais je n’ai eu aucune réponse
alors j’ai fermé la porte         j’ai écrit un poème... j’ai mis mon doigt dans l’nez...
pris une douche... me suis masturbé... regardé la télévision & attendu… attendu…
j’ai attendu...   j’ai attendu…

 

5.

soon came the trips to the world of manhattan -
radio city & crazy times square 42nd street
lights action lust....the growing up blues 
hearing that first jazz record...
zooming off to greenwich village & being real “beat”
& digging the Beatles
& smoking my first joint with the gorgeous bi-sexual black fem...
or ramming into the priest with the station wagon
who blessed our stoned little souls...
& by now coming home real late at night.....
too late to bathe  too late to watch tv  but never too late to sleep

 

5. bientôt les excursions dans le monde de manhattan -
radio city & la folie de times square 42ème rue
les lumières l’action la luxure... le blues en devenir 
entendre ce premier disque de jazz...
filer vers Greenwich Village et être un vrai « beat »
et kiffer les Beatles
et fumer mon premier joint avec la magnifique femme noire bisexuelle...
ou percuter le prêtre avec le break
qui a béni nos petites âmes défoncées...
et rentrer maintenant à la maison très tard dans la nuit...
trop tard pour se baigner trop tard pour regarder la télé mais jamais trop tard pour dormir

 

6.

then the big upset
the principal came over the P.A. one day
announced that the president had been shot
& that we could all go home -
i got home  washed   ate supper & sat in front
of the tv
there was the waiting & the waiting  & then the
death
suddenly weird things began to happen
the fallout from all those dreams
became even more painful…
my eyes started drifting  my ears heard different sounds
different pieces of america started to bombard me
negroes buffaloes  bridges & rainbows
acid rain & strange acid worlds…
there were insides & outsides their side & our side
bathtubs missles & tv

6.

puis le grand chamboulement
le directeur est venu un jour annoncer
par le haut-parleur que le président avait été abattu
et que nous pouvions tous rentrer chez nous -
je suis rentré à la maison me suis lavé j’ai dîné & me suis assis devant
la télé
il y a eu l’attente & l’attente  & puis la
mort
soudain des choses étranges ont commencé à se produire
la retombée de tous ces rêves
est devenue encore plus douloureuse…
mes yeux ont commencé à dériver mes oreilles ont entendu des sons différents
différents morceaux d’Amérique ont commencé à me bombarder
des nègres des buffles  des ponts et des arcs-en-ciel
des pluies acides et d’étranges mondes acides…
il y avait des dedans & des dehors leur côté & notre côté
des baignoires des missiles & la télé

 

7.

well the trolley’s gone & so is the 15 cent fare
the fallout shelters have fallen into decay  &
those funny little yellow signs have rusted
or ripped away
i go to the beach whenever i can    pick my nose
take showers & watch tv  
mostly old movies & the news
i still eat burgers  pizza cornflakes peanut butter &
cherries
i still wait for the tree to grow inside me
though now i know it never will

i think about the world a lot
& pretend that i am safe
as i watch the cherry blossom fallout
   ....................sometimes i sleep... sometimes i......................................  

7.

bon, le tramway a disparu & les tickets à 15 cents aussi
les abris anti-atomiques sont tombés en ruine &
ces drôles de petits panneaux jaunes ont rouillé
ou été arrachés
je vais à la plage à chaque fois que je peux     je me cure le nez
je prends des douches & je regarde la télé  
surtout des vieux films & les infos
je mange encore des hamburgers de la pizza des cornflakes du beurre d’arachide & des cerises
j’attends toujours que l’arbre grandisse en moi
bien que maintenant je sache que ça n’arrivera pas

je pense beaucoup au monde
et je fais semblant d’être en sécurité
tandis que je regarde tomber les fleurs de cerisier
… parfois je dors... parfois je…

« we live in the faces on the wall… »

 

we live in the faces on the wall
in the drum within the soul
of the dancer
in the skuttle & the tap & the 
boogie woogie...
heartbeats

we sing with the arts within our blood
as the hood of the sky shelters us
from
demons & stars
we walk on the waters of life &
fall apart in its presence
like shy little kids by the campfire

life life
we scat in time's trunk
& break the chains of life
we fold like flowers
like old linen
like old paper
& old scotch
fold into ourselves like notes
we live within the monsters & the mothers
of the world
fold into ourselves like notes

we devour our breakfast
we devour our lunch
we devour our dinner
we devour our ancestors
we live in the faces on the wall
embraced by the shawl of winter
kissed by the lips of spring
haunted by the rhythms of summer
devoured by the colors of fall
while we devour our children
devour the lives on the wall
fill our eyes with rainwater
& abandon ourselves to the light

 

« nous vivons dans les visages sur le mur… »

 

nous vivons dans les visages sur le mur
dans le tambour au cœur de l’âme
du danseur
dans l’escampette & les claquettes & le
boogie woogie...
battements du cœur

nous chantons avec les arts dans notre sang
tandis que la capuche du ciel nous protège
des
démons & des étoiles
nous marchons sur les eaux de la vie &
tombons en morceaux en sa présence
comme des gamins timides près du feu de camp

la vie la vie
nous faisons du scat dans la malle du temps
et brisons les chaînes de la vie
nous nous plions comme des fleurs
comme du vieux linge
comme du vieux papier
& du vieux scotch
nous nous replions sur nous-mêmes comme des notes
nous vivons dans les monstres & les mères
du monde
nous nous replions sur nous-mêmes comme des notes

nous dévorons notre petit déjeuner
nous dévorons notre déjeuner
nous dévorons notre dîner
nous dévorons nos ancêtres
nous vivons dans les visages sur le mur
enveloppés dans le châle de l’hiver
embrassés par les lèvres du printemps
hantés par les rythmes de l’été
dévorés par les couleurs de l’automne
pendant que nous dévorons nos enfants
dévorons les vies sur le mur
remplissons nos yeux d’eau de pluie
et nous nous abandonnons à la lumière

GIVERNY met en scène Steve Dalachinsky faisant un aller-retour dans le village français de Giverny, tandis qu'il lit son poème du même nom.

Submarine Kyrsk

(for Marty Marz)
Brighton Beach, Brooklyn, NYC, October 16th, 2000

 

People walk along the garbage strewn shore like gulls
They have forgotten how to look for themselves

Words vanish on water
Fine polished stones in the palm of a great magician

The wind is vast yet concise
It shifts the current sideways
Picks up just enough sand to thinly blanket my eyes
& plays with the feathers of birds
Like a teasing older brother

Only the clouds remain unmoved

A white gardenia in a blue bikini floats by
My wife sleeps powdered donut on sheet
A fattening young man fondles his girlfriend’s heart
Kisses her navel disguising his desires

People litter the shore like garbage
Too heavy for the waves to carry
Too lost & shameless to burrow beneath the sand like crabs
Too large to fit into the mouths of gulls

They have forgotten how to look for themselves

The magnified light of the sun
Burns a whole in my chest
Empty chest
Where once a smooth polished stone lay –
Now disappeared

Like words
Beneath
The ocean floor

 

Le sous-marin Kyrsk

(pour Marty Marz)

Brighton Beach, Brooklyn, New-York, 16 Octobre 2000

Les gens marchent le long du rivage jonché de détritus comme des mouettes
Ils ont oublié comment se chercher eux-mêmes

Les mots disparaissent sur l’eau
Fines pierres polies dans la paume d’un grand magicien

Le vent est large mais furtif
Il déplace le courant latéralement
Emporte juste assez de sable pour couvrir légèrement mes yeux
& joue avec les plumes des oiseaux
Comme un grand frère taquin

Seuls les nuages restent impassibles

Un gardénia blanc dans un bikini bleu flotte tout près
Ma femme dort beignet au sucre sur une serviette
Un jeune homme engraissé caresse le cœur de sa petite amie
Embrasse son nombril en masquant ses désirs

Les gens jonchent le rivage comme des déchets
Trop lourds à porter pour les vagues
Trop perdus et sans gêne pour s’enfouir sous le sable comme des crabes
Trop grands pour entrer dans le bec des mouettes

Ils ont oublié comment se chercher eux-mêmes

La lumière magnifiée du soleil
Brûle tout dans ma poitrine
Poitrine vide
Là où se trouvait jadis une pierre polie et lisse –
Maintenant disparue

Comme des mots
Au fond
De l’océan

tonight @ noon
(Charles Mingus in Tompkins Square Park - 1960’s)

you said you
weren’t you that day
you stood behind me
in the crowded park
    a big man with a camera
       around your neck
          hands nearly
               smothering it

i turned around
      looked into your eyes
             & asked
“Aren’t you Charles Mingus ?”
        you turned your head
                 slightly to the left
           raised one finger to your lips             
      looked off into the distance
           said very softly in that slightly
                    husky voice
         “Shhh. I’m not Charles Mingus today.
                  I’m a photographer.”

           i turned back toward the stage
          waited for the music to begin

 

ce soir à midi
(Charles Mingus au parc de Tompkins Square – années 60)

tu as dit que tu
n’étais pas toi ce jour-là
tu te tenais derrière moi
dans le parc noir de monde
    un grand homme un appareil photo
       autour du cou
          les mains presque
                le cachant

je me suis retourné
     je t’ai regardé dans les yeux
             & j’ai demandé
« N’êtes-vous pas Charles Mingus ? »
        tu as tourné la tête
                 légèrement à gauche
           porté un doigt à tes lèvres             
      posé ton regard au loin
            tu as dit très doucement de cette voix
                     un peu rauque
         « Chut. Je ne suis pas Charles Mingus aujourd’hui.
                  Je suis photographe. »

           je me suis retourné vers la scène
          j'ai attendu que la musique commence

Steve Dalachinsky se produit lors du marathon radiophonique Dial-A-Poem de John Giorno au Red Bull Arts à New York le 30/07/2017. © Steve Dalachinsky.

One for Shepp (1980)

           Shepp screams sweetly into the nite
    summer ‘65
some new thing @ Newport in the rain
some new pain jolting the brain
                          bones moan
    hungry angry shivers wobble the minds of the weak                 
it’s recorded testament now
                as rain & shadows chase the cat that
                         eyes the sparrows
       hanging like leaves from the leafless tree
               cold ghost eyes staring thru these little birds
                       @ some spot beyond even the sky
        meditative eyes that watch the scene
                so blankly
                                   thru cobwebs on the window
                        & thistles on the fence

Shepp screams calmly for the dying ones
 who sped junk sick and beaten  black/blue
        to their private corners   rotting
              on rooftops   engraved into hallways
                       bottoms always bottoms
        moaning “call me by my rightful name”
            to the shining white symbols of light
                     who spit silver onto their corpses
   corpses that dream the frozen golden dream
            while passing borrowed & unnoticed into forever
                          fingers snapping snapped necks coughing chocolate

       into the wind

                                   go out on this nite
     tightly
                 wrap yourself in fire
          make your cry heard
                                               you a gypsy
                       only wanting space  in this overcrowded barren room
                              where even life marks time
                 unnoticed like cats        & birds   in trees.

 

Un pour Shepp (1980)

           Shepp hurle gentiment dans la nuit
   été ’65
une chose nouvelle à Newport** sous la pluie
une peine nouvelle secouant la cervelle
                           gémissement des os
    frissons de colère de faim font trembler les esprits du faible
c’est un témoignage enregistré maintenant
               tandis que la pluie & les ombres poursuivent le chat qui
                        regarde les moineaux
      suspendu comme les feuilles de l’arbre sans feuille
               les yeux froids d’un fantôme qui transpercent les petits oiseaux
                       en un point au-delà même du ciel
        des yeux méditatifs qui observent la scène
                le regard vide
                                   à travers une toile d’araignée sur la fenêtre
                       & des chardons sur la clôture

Shepp hurle calmement pour les mourants
 qui s’injectaient leur came malades et vaincus  noirs/bleus
        dans leurs recoins privés   pourrissant
              sur les toits   gravés dans les couloirs
                       derniers toujours derniers
       gémissant « appelle-moi par mon vrai nom »***
            aux blancs symboles brillant de lumière
                    qui crachent de l’argent sur leurs cadavres
  des corps rêvant au rêve d’or gelé
           tout en passant empruntés & inaperçus pour l’éternité
                 doigts qui claquent nuques brisées chocolat recraché

       dans le vent

                                   sortir dans cette nuit 
     fermement
                    enveloppe-toi dans le feu
         fais entendre ton cri
                                               toi le gitan
en demande d’espace              dans cette salle déserte surpeuplée
                              où même la vie marque le temps
                 inaperçu comme les chats        & les oiseaux   dans les arbres.

* New Thing at Newport, album de Archie Shepp, enregistré en live au Festival de Newport en 1965.
** Call Me By My Rightful Name, composition de Archie Shepp, in New Thing at Newport.

Steve Dalachinsky, l'un des artistes membres fondateurs d'Arts for Art, se produit lors de la célébration de la mémoire du pianiste Cecil Taylor (25 mars 1929 - 5 avril 2018) organisée par Arts for Art.

Insomnia Poem # 14
(continuous loop)

 

insomnia is mostly circular
        then lines & waves       like the passage of time        or the flowers of trees
                 the bedding down of bodies   embraced & betrayed   by life & myth

interlocking mounds of dust           portraits of hanged skin & geometry’s
         profiles of water           a dilating compass        the crisscross & nearmiss
of river & ocean                             of tide & shore

elevated above the treeline there is a winding road            i am there somewhere
        patches of moist hours devour the clock as they gnaw at me

                                            it’s a continuous loop            well travelled
& and i am always so tired

  

Poème d’Insomnie # 14
(boucle continue)

                  l’insomnie

le plus souvent est circulaire
alors des lignes & des ondes   comme le passage du temps   ou les fleurs des arbres
         des corps qui s’allongent       embrassés et trahis      par le mythe & la vie

monticules de poussière imbriqués          portraits de peau suspendue & coupes
   d’eau géométriques   étendue qui se dilate  l’enchevêtrement et la quasi-collision
des rivières & des océans               de la marée & du rivage

hissée au-delà de la ligne des arbres il y a une route sinueuse    je suis là quelque part
         plaques humides les heures dévorent l’horloge à mesure qu’elles me rongent

                                                              c’est une boucle continue      fort bourlinguée
& je suis toujours si fatigué

 

        

 

Steve Dalachinsky et Franck Andrieux - Septembre 2014 - (Photo : Benjamin Duboc).

Présentation de l’auteur




Autour des éditions Alidades : José Ángel Leyva et Filippo De Pisis

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce

Les éditions alidades possèdent une collection bilingue qui permet de découvrir un auteur dans sa langue maternelle accompagnée d'une traduction, ici de l'italien par Franck Berger. De Pisis (Ferrare 1896 – Milan 1956) était poète et peintre. S'il obtint moins de notoriété avec sa poésie qu'avec sa peinture — elle représentait l'avant-garde de son époque — il fait néanmoins partie de ces auteurs importants, méconnus, qu'il est opportun de (re)découvrir, d'autant que sa vocation littéraire naquit avant sa vocation picturale et qu'il ne s'en départira jamais.

Édité en Italie par les plus grands, il n'a que très rarement été traduit en France où son œuvre demeure confidentielle, la dernière publication remontant à 1983 dans une traduction d'André Pieyre de Mandiargues. Dans la préface à la réédition de ses Poesie (Garzanti, 2003), Giovanni Raboni affirme : « une tendance psychologique, je dirais, plus encore que culturelle, à la clarté et à la limpidité ; l'adoption d'une forme tout à la fois retenue, et aux accents vibrants et chantants : voilà les traits, si l'on fait le compte, de De Pisis poète. »

L'ANGELOT

La messe dominicale :
mari et femme debout,
devant deux prie-Dieu de paille,
un peu perdus ;
elle, une petite brune, pâle,
lui un jeune employé
qui mène sa barque ;
mais sommeillant sur son épaule
la tête très frêle
d'un angelot blond.
Il a le bras tendu et sa main retombe
comme une fleur rare.
On sent presque jusqu'ici
le souffle léger
de la créature sommeillant.
Les chants maladroits
qui pleuvent de la haute tribune
sont là pour bercer son repos.
Le parfum de l'encens est là pour lui,
lui seul regarde
une rose mourante sur un autel.
Soudain, à l'insu de tous,
descend pour veiller sur son sommeil
son ange-gardien
d'or tout entier fait.

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce / Ma un po' della tua grazia, éditions alidades, 2023, 44 pages, 6 €.

On pourrait rapprocher de Pisis de Sandro Penna, de dix ans son cadet, dans ces associations récurrentes chez l'un et l'autre de la joie et de la tristesse. De Pisis lui dédie d'ailleurs un poème :

 

FLEUR POURPRE
À Sandro Penna

 Dans la chaleur pesante de l'après-midi d'été
unique consolation et miel
fleur pourpre
secret pathétique
au nom bucolique
Amaryllis.
[…] Ce peu de force qui me reste, vois,
je t'en fais don, noble fleur,
et assis à tes côtés,
j'attends des merveilles inouïes,
incorrigible que je suis.

 

Toujours chez De Pisis (comme chez Penna) le beau et l'agréable sont liés au tragique, jusques et y compris dans l'affirmation sans ambiguïté et sans tapage de leur homosexualité.

 

DÉPART

Dans le petit torpilleur
un marin à demi-nu,
maigre et suave s'éloigne du port,
assis dans une pose de philosophe antique.
Et il emporte un peu de mon cœur.

 

 Ce sont de petites touches délicates, comme dans le poème CHASSEURS :

 

Ils portent un fusil en bandoulière.
Dans la lumière de la lune
brillent les canons
et aussi les épaules nues
d'un doux adolescent
que le plus âgé porte à califourchon sur le guidon.

 

Pour donner envie de découvrir ce beau livret, je dirai avec De Pisis, dans sa préface à l'édition de 1942 :

J'aime à croire […] que le lecteur attentif puisse trouver dans ce recueil, en quelque sorte, « l'histoire d'une âme », laquelle âme est faite, comme on sait, de rien, mais peut avoir un parfum d'éternité.

∗∗∗

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES

Voilà une quarantaine d'années que les éditions alidades nous offrent des livres et notamment la collection bilingues qui rend accessibles aux lecteurs les textes de poètes de langues allemande, anglaise, arabe, espagnole, italienne, japonaise, russe et tchèque. Dernière parution : LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES du Mexicain José Ángel Leyva, traduit par Cathy Fourez et Jean Portante. L'auteur, quant à lui, est très reconnu dans son pays, par ses œuvres (poésie, nouvelles, chroniques littéraires...), également comme éditeur, journaliste et promoteur culturel. Ce recueil donnera une bonne idée de l'écriture de  José Ángel Leyva pour qui, comme le confia un jour Éluard, la poésie doit être ininterrompue.

LA CHIENNE

Est venue la chienne te lécher les chaussures
Elle ronronne et se met à jouer pattes en l'air
Elle attend que tu la grattouilles et la caresses avec la semelle
L'animal manque de mémoire n'a pas de dignité
L'humiliation semble être le fondement de son espèce
            tu t'informes en rage et ne peux éviter la répugnance

Hier avec d'autres enfants tu l'as vue poursuivie et montée par les chiens
Eux ont alors décidé de la punir par dégoût ou pour s'affirmer
L'enseignement du maître ou de qui apprend à soumettre le faible
passait par la force et le jeu malin des juges
Ils l'ont suspendue par les pattes arrière à une poutre
Piñata hurlant de douleur entre les rires et les cris des garçons
Ils la secouaient à coups de bâton et s'amusaient à lui tourmenter
                                                                                                                  [ l'anus et le vagin
La douleur d'autrui est imperméable aux questions
Ce sont des temps de guerre pensais-tu alors que montait en toi
une pulsion de pitié ou de conscience
Tu as donc décidé de freiner le jeu

Cela fait des années que l'image de la chienne te poursuit
Elle est fidèle à ta douleur et à sa torture
Chaque matin elle est là sur le pas de ta porte
Dans son regard aveugle ce sont les mêmes yeux
qui depuis l'enfance demandent pourquoi

Les poèmes s'entachent du réel, comme aimait à le dire très justement l'auteur : ainsi de cette cruelle anecdote relatée ici, imprégnée d'un sentiment souterrain, s'ouvrant vers des abîmes.

Le titre du recueil qui est aussi celui d'un poème — est une allusion à la part d'eau constituant le corps humain (en réalité, c'est moins : plutôt 65 %) et c'est le prétexte pour un flirt métaphysique : Une poignée de terre n'est pas un homme (référence au livre de la Genèse) / Les trois quarts font du rêve la substance et le poème teinté de transcendance se raccroche néanmoins au réel (et à la déréliction) dans sa conclusion : Du temps il y en a et de la soif pour attendre la mort / sous l'arbre sans feuilles qui jette de l'ombre / L'absence de dieu chasse la peur / Le père et le fils stimulent la synapse / qui laisse voir leur commune solitude sous les ponts / les trois quarts liquides de l'homme

Ces  trois quarts évoquent inévitablement une incomplétude, le quart manquant, amenant le poète à douter de sa propre identité.

MIROIR

Étranges les poches des paupières
Les lignes intriguent sur le front
Il m'observe
avec des yeux de verre de stupeur de mort
Que répondre à un inconnu
la tête embrouillée par les nuits
Le miroir se remplit de petits points
s'assombrit
S'en vont l'image et la couleur
Je me dilue dans des ombres capables d'ignorer
les certitudes d'un moi qui n'est pas le mien
Je suis encadré dans l'écran
J'ignore la langue familière
Reflets de cette langue obscène de mon silence
C'est le même nez
Profondes entrées sur le front
Petites oreilles et cheveux noirs
les yeux sombres le teint la forme du visage
Je ne peux cependant pas attester
que derrière les épaules
il y a un dos dans le vide

 

Le poète est également voyageur, il n'en retire pas un bouquet d'images pittoresques ; toujours une question essentielle est posée, comme dans SON PRÉNOM EST BAGDAD : — Les bombes éteignent-elles la couleur du soleil / ou ôtent-elles l'ombre aux gens ? — / Me demande l'enfant de sa voix de sage

Il est attentif à l'Humanité, toute l'Humanité, comme dans ce poème qui dépeint en une merveilleuse parabole l'apprentissage du langage par un jeune enfant.

ÁNDER (QUATRE ANS)

Tout
     est le mot qui fait le tour de ses mains
Tout
     marche dans l'horloge biologique du jeu et de la question
Il pousse dans la maison sa petite boule d'éponge en solitude
absorbé il lui fait monter l'escalier
                                       marche après marche
Il descend et condescend jusqu'à dormir sans elle
Il bouge ses yeux affamés autour du jour
Il ne sait rien des ignorances
Il recommence son travail de scarabée dans le langage
De nuit il en colle les parties avec sa salive
Il se replace derrière la balle
Parmi les résidus de langues et de signaux grandit
son objet verbal
le tour inutile de l'horloge que ses petites mains
retardent remontent avancent désordonnent
Le mot tout commence son tour
                                                 son vide

 De cette Humanité, aussi bien il s'attache à une commère : Assoiffée dans du miel de figue et de plaisirs / Dense arôme de sueur et de larmes / Enlaçant l'encadrement de la porte […] suspendue à la nuit / elle se berce dans la canicule

 Avec ce recueil, c'est un magnifique ensemble choral qui se donne au lecteur ; mêlant l'apparente anecdote à la réflexion philosophique, sans s’appesantir, il touche sans conteste à l'universel.

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES, éditions alidades, 2024, 64 pages, 7 €.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Sophia Parnok, l’incontournable oubliée

Présentation et traduction Rola Younes

 

Née en 1885 à Taganrog, ville de natale de Tchekhov, Sophia Parnok fut poète, traductrice et critique littéraire. Celle que l’on surnommait « la Sappho russe » est la première poétesse ouvertement lesbienne de la littérature russe. On la connaît aujourd’hui surtout en raison de sa liaison avec Marina Tsvetaieva, à qui elle a inspiré un recueil, L’Amie, ainsi que sa Lettre à L’Amazone, mais Parnok mérite d’être connue pour son œuvre poétique très personnelle. En effet, elle innove en écrivant à partir de ses relations homosexuelles personnelles, à l’encontre des clichés sur le lesbianisme qui régnaient à l’époque, empruntés à la littérature décadente française, tels qu’ils se manifestent par exemple dans le poème de Baudelaire intitulé Femmes damnées. Par ailleurs, les femmes que Parnok évoque dans ses poèmes et à qui elle s’adresse sont des êtres incarnés, et non pas des abstractions idéalisées comme la « belle dame » chère à Alexandre Blok. 




Issue d’une famille juive culturellement assimilée, Parnok se convertit à l’âge adulte au christianisme orthodoxe, et la religion forme, avec l’amour lesbien, ses deux grands thèmes de prédilection. C’est d’ailleurs pour ses poèmes religieux qu’elle subit d’abord la censure du pouvoir soviétique, avant de perdre toute possibilité de publier pendant les dernières années de sa vie ce qui, paradoxalement, libérera sa créativité poétique. 

L’œuvre de Parnok est aussi marquée par un grand sentiment d’urgence. Comme Tchekhov, elle se sait condamnée par la maladie – dans son cas, une affection auto-immune de la thyroïde qui l’emportera en 1933, à l’âge de 48 ans. Si elle avait vécu au-delà, elle aurait peut-être été l’objet des grandes purges de 1937-1938 qui, dans le milieu littéraire, ont particulièrement visé les traducteurs. 




Sofia Parnok - Je t'aime dans ton immensité... - (poème), lecture d'I.N.Lyamshin

Son œuvre a été partiellement traduite en anglais dans sa biographie établie par Diana Burgin, intitulée Sophia Parnok. The Life and Work of Russia’s Sappho. Nous présentons ici la première traduction française de ses poèmes. Pour l’original russe, nous nous sommes appuyés sur la compilation effectuée par Sophia Poliakova, dans l’édition publiée à Saint-Petersbourg en 1998 par Inapress.

J’ai découvert l’œuvre de Sophia Parnok à Beyrouth à l’été 2024, en pleine crise du Moyen-Orient. J’ai été séduite par son écriture très personnelle et par l’indépendance qu’elle a toujours cherché à conserver, et j’ai eu envie de faire connaître ses poèmes. Traduire Sophia Parnok à Beyrouth entre deux bombardements était ma manière de faire un pied-de-nez à tous les belligérants.


∗∗∗

Sophia Parnok en 1922.

Моя любовь! Мой демон шалый!
Ты так костлява, что, пожалуй,
Позавтракав тобой в обед,
Сломал бы зубы людоед.

Но я не той породы грубой
(К тому ж я несколько беззуба),
А потому, не теребя,
Губами буду есть тебя!

Март 1932

Mon amour, mon démon extravagant !
Tu es si maigre que probablement
Le cannibale qui te mangera au jour levant
Se fracturera les dents.

Mais je n’ai pas cette vulgarité
(Sans compter que je suis quelque peu édentée),
Par conséquent, sans forcer 
Des lèvres, je te mangerai !

Mars 1932

Ворвался в моё безлюдье,
Двери высадил ногой.
Победителя не судят,
Своевольник молодой!

Что ж, садись и разглагольствуй,
Будь как дома – пей и ешь,
Юное самодовольство
Нынче досыта потешь.

Опыт мой хотя и долог, –
Этот вид мне не знаком,
И любуюсь, как зоолог
Новоявленным зверьком.

Et il a déboulé dans mon malheur
Ouvrant les portes d’un coup de pied
L’histoire ne juge pas les vainqueurs
Ni les jeunes gens déterminés !

Assieds-toi, bois et mange à satiété,
Prend tes aises, parle-moi sans cesse,
Tu pourras assouvir à volonté
La suffisance de ta jeunesse.

J’ai déjà une bien longue expérience
Mais je n’ai rien vu de similaire
Voilà que j’admire en femme de science
La bête apparue dans mon désert.

В те дни младенческим напевом
Звучали первые слова,
Как гром весенний, юным гневом
Гремел над миром Егова,

И тень бросать учились кедры,
И Ева - лишь успела пасть,
И семенем кипели недра,
И мир был - Бог, и Бог - был страсть.

Своею ревностью измаял,
Огнем вливался прямо в кровь...
Ужель ты выпил всю, Израиль,
Господню первую любовь?

3 июня 1921

En ces jours-là, comme un chant de l’enfance
Les mots originels résonnèrent
Foudre printanière, ire de jouvence
Dieu tonna au-dessus de la terre.

Eve eut seulement le temps de chuter
Les cèdres apprirent l’art des ténèbres
Dans les entrailles, la sève bouillait
Le monde était Dieu, Dieu était fièvre.

Et par sa jalousie il t’écartèle
Dans ton sang, il a versé son feu…
Aurais-tu englouti, ô Israël
Tout le premier amour de Dieu ?

3 Juin 1921

Каин

«Приобрела я человека от Господа»,
И первой улыбкой матери
На первого в мире первенца 
Улыбнулась Ева.

 «Отчего же поникло лицо твое?»
— Как жертва пылает братнина!—
И жарче той жертвы–соперницы
Запылала ревность.

Вот он, первый любовник, и проклят он,
Но разве не Каину сказано:
«Тому, кто убьет тебя, всемеро
Отмстится за это»?

 Усладительней лирного рокота
Эта речь. Ее сердце празднует.
Каин, праотец нашего племени
Безумцев — поэтов!

Caïn

« J’ai acquis un homme avec l’Eternel »
Et Eve eut un sourire
Le premier sourire maternel
Brilla sur le premier premier-né du monde.

« Pourquoi ton visage est-il sombre ? »
Comme l’offrande brûle, frérot !
Plus ardente que l’adversaire offrande
Est la jalousie flamboyante

 Voilà le premier amant, et il est maudit
Mais Dieu ne lui a-t-il pas promis :
« Si quelqu'un, Caïn, te tuait,
Sept fois tu seras vengé » ?

Plus douce que la lyre et son chant
Cette parole que le cœur fête
Caïn, l’ancêtre de notre clan
Des fous … et des poètes ! 

Ф. Г. Раневской

Я тебе прощаю все грехи,
Не прощаю только этих двух:
Про себя читаешь ты стихи,
А целуешь вслух.

Веселись, греши и хорошей,
Только помни мой родительский наказ —
Поцелуй, мой друг, не для ушей,
Музыка, мой ангел, не для глаз.

Pour F. G. Ranevskaïa

Je te pardonne tous tes péchés
Mais je retiens les deux suivants :
Tu lis des poèmes à toi-même, cachée,
Et tes baisers sont trop bruyants.

Pèche et gagne en beauté en ces jours joyeux,
Ecoute seulement, mon enfant, ce conseil –
La musique, mon ange, n’est pas pour les yeux.
Ni le baiser, mon amour, pour les oreilles.

В синеватой толще льда
Люди прорубили прорубь:
Рыбам и рыбешкам - продух,
Водочерпиям - вода,
Выход - путнице усталой,
Если напоследок стало
С жизнью ей не по пути, -
Если некуда идти!

26 октября 1931

Ils ont creusé un trou fumant
Dans l’épaisseur bleutée de la glace :
De l’air pour les poissons, petits et grands
De l’eau pour les porteuses d’eau lasses
Et une issue pour la voyageuse fatiguée
S’il s’avère que la vie enfin 
Ne prends pas le même chemin,
Si elle n’a nulle part où aller !

26 octobre 1931

На исходе день невзрачный,
Наконец, пришел конец...
Мой холодный, мой прозрачный,
Стих мой, лед-ясенец!

Никому не завещаю
Я ненужное добро.
Для себя лишь засвечаю
Хрустали и серебро, -

И горит моя лампада,
Розовея изнутри...
Ну а ты, кому не надо,
Ты на пир мой не смотри...

Здесь полярный круг. Недаром
Греюсь на исходе дня
Этим сокровенным жаром
Застекленного огня.

22 -23 октября 1931

Voici donc enfin venue la fin
De ce jour banal déclinant
Mon vers froid, cristallin,
Et mon buisson cryo-ardent !

Je ne lègue à personne sur terre
Mes biens inutiles, encombrants
Et c’est pour moi seule que j’éclaire
L’or, le cristal et le diamant,

Et ma lampe brûlera encore
De son intérieur rosissant
Quant à toi, qui es indifférent,
Ne regarde pas mon trésor…

Ici, au cercle polaire arctique
Je me chauffe, crépusculaire
A la chaleur intime et cryptique
De ce feu transformé en verre.

22-23 octobre 1931

Жила я долго, вольность возлюбя,
О Боге думая не больше птицы,
Лишь для полета правя свой полет...
И вспомнил обо мне Господь, - и вот
Душа во мне взметнулась, как зарница,
Все озарилось. - Я нашла тебя,
Чтоб умереть в тебе и вновь родиться
Для дней иных и для иных высот.

1924

Longtemps je vécus, éprise de liberté
Ne pensant pas à Dieu plus qu’un oiseau
Prenant mon envol pour le plaisir du vol
Mais le Seigneur se souvint de moi, et voilà
Mon âme comme l’éclair s’enflamma
Tout s’illumina. – Je t’ai trouvée,
Pour mourir en toi et renaître encore
Pour d’autres jours et d’autres sommets.

1924

Чья воля дикая над нами колдовала,
В угрюмый час, в глубокий час ночной —
Пытала ль я судьбу, судьба ль меня пытала,
Кто жизнь твою поставил предо мной?

Сердца еще полны безумством нашей ночи,
Но складка мертвая легла у рта;
Ненужные слова отрывистей, жесточе;
В глазах у нас застыла пустота...

Зловещий замысел! Отравленные краски!
Какой художник взял на полотно
Две одинокие трагические маски,
И слил два тела чуждые в одно?

1911

Quelle volonté sauvage nous a ensorcelées
A cette heure morose de la nuit infinie
Ai-je tenté le destin, ai-je été tentée,
Qui donc a posé devant moi ta vie ? 

Le cœur est plein de notre folie obscure,
Mais à ta bouche déjà se meurt une ride
Les mots inutiles sont plus cruels et durs ;
Et dans nos yeux, déjà, gèle le vide …

Oh, dessein funeste ! Oh, couleurs toxiques !
Quel peintre a représenté sur son linceul
Deux masques solitaires et tragiques,
Unissant deux corps étrangers en un seul ?

 1911

Жить, даже от себя тая,
Что я измучена, что я
Тобой, как музыкой, томима!
Жить невпопад и как-то мимо,
Но сгоряча, во весь опор,
Наперерез, наперекор, -
И так, на всем ходу, с разбегу
Сорваться прямо в смерть, как в негу!.

24 марта 1932

Vivre, en cachant même à soi
Que je suis épuisée, et par toi
Tourmentée, comme par la musique !
Vivre à contretemps, comme en oblique
Mais vivre à vif, précipitamment
A contre-corps, à contre-courant
Et prenant mon élan, me jeter
Dans la mort comme dans la volupté !

24 mars 1932

Евреям

Пусть притесненья, униженья,
Усилят многолетний гнет -
Они ускорят пробужденье,
И дух еврейский оживет.

Он оживет, он затрепещет,
Он всполошит всех - и тогда
Над темной бездною заблещет
Уже потухшая звезда.


бессмертен смирением своим!
Другого нет, кто бы судьбой печальной
Мог бы сравнится с ним...

 1903

Aux Hébreux

Que l’injustice et l’humiliation
S’ajoutent à l’oppression séculaire
Elles hâtent la résurrection,
De l’esprit hébreu millénaire. 

Il ressuscitera, tremblera,
Ebranlera le monde - au-dessus
De l’abîme sombre, brillera
L’étoile déjà révolue.


Immortel par son humilité !
Il n’y a nul dont le triste destin
Puisse être comparé au sien…

1903

Мне кажется, нам было бы с тобой
Так нежно, так остро, так нестерпимо.
Не оттого ль в строптивости тупой,
Не откликаясь, ты проходишь мимо?

И лучше так! Пускай же хлынет мгла,
И ночь разверзнется еще бездонней, -
А то я умереть бы не могла:
Я жизнь пила бы из твоих ладоней!

Какие б сны нам снились наяву,
Какою музыкой бы нас качало -
Как лодочку качает у причала!..
Но полно. Проходи. Я не зову.

Март 1932

Ce qu’ensemble nous aurions vécu, je crois,
Si tendre, si vif, si insoutenablement…
Est-ce pourquoi tu passes ainsi devant moi
Sans me répondre, par stupide entêtement ?

Et tant mieux ! Laissons les ténèbres rugir
Et que la nuit devienne encore plus infinie
Car autrement, je ne pourrais pas mourir :
Je boirais à même tes deux paumes la vie.

Quels rêves se seraient réalisés – ah !
Quelle musique nous aurait alors bercé
Tout comme les flots bercent le bateau à quai
Mais soit. Passe donc. Je ne t’appelle pas.

Mars 1932

La traductrice, Rola Younes, après avoir enseigné la philosophie pendant plusieurs années, s’est réorientée vers l’écriture et la traduction.  




Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American — Emerald (ᏃᏈᏏ) GoingSnake : le poème fait chair

Par Béatrice Machet, (toute ma gratitude envers Emerald qui a répondu à mes questions, et mes remerciements envers les sites qui ont publié sa poésie.)

Emerald « noquisi ( ᏃᏈᏏ)» GoingSnake est une poètesse membre des nations Cherokee (Ah-ni-ki-tu-wa-gi ou Giduwa)  et Mvskoke d’Oklahoma. Elle a été membre du panel de la conférence 2022 de la Western Literature Association et ses poèmes ont été  publiés dans le Tribal College Journal, sur Poem-a-Day (Academy of American Poets), surTerrain.or, etc. Emerald est actuellement en troisième année d’études à l’Institute of American Indian Arts de Santa Fe, au Nouveau-Mexique, où elle s’essaie à la fois à la poésie et à la non-fiction créative.

Elle prévoit d’obtenir une maîtrise en création littéraire après l’obtention de sa licence. Le 18 juillet 2024, Emerald a reçu le prix Maureen Egen Writers Exchange de poésie, ce qui la propulse à la connaissance des agents littéraires, des éditeurs, c’est donc une occasion d’avancer dans sa toute jeune carrière de poète. Elle a entrepris l’écriture d’un manuscrit de poésie intitulé « In Memory » (en mémoire). À propos du travail d’Emerald GoingSnake, Jake Skeets (poète Navajo) a déclaré : « Ces poèmes sont une incarnation, chaque pause et chaque battement sont quelque chose de ressenti, comme une danse,  ou comme deux oiseaux se balançant dans les airs. Les poèmes placent la poésie autochtone en dialogue avec le paysage poétique américain plus large, dans ce qui semble être un timing parfait alors que nous nous tournons vers la langue pour aider à renforcer nos communautés. »

En outre, en 2023, Emerald a reçu une bourse de l’ I.N.A.P.O. ( association de poètes Indiens sous la responsabilité de Kim Blaeser), ce qui est le signe qu’elle a été remarquée et distinguée comme un talent émergent (tout comme Mary Leauna Christensen présentée dans cette rubrique, https://www.recoursaupoeme.fr/regard-sur-la-poesie-native-american-mary-leauna-christensen-une-jeune-et-nouvelle-voix/?print=print).

Il faut aussi noter qu’Emerald est la descendante du leader Cherokee du nom de Going Snake (à cette époque les deux mots étaient séparés ; en Cherokee : I-na-du-na-i qui s’écrit ᎢᎾᏚᎾᎢ selon l’alphabet Cherokee), né en 1748 sur le territoire Cherokee (actuelle Géorgie, près du lac Nottely) et mort probablement en 1840. Connu pour avoir été l’un des bras droit de John Ross (faisant figure de leader principal des Cherokees, alors considérés comme « civilisés » car ils avaient adapté leur mode de vie au modèle occidental en espérant ne pas être expulsés de leurs terres), Going Snake devint en 1808 le représentant du Conseil national pour le district d'Amohee (situé dans l'actuel comté de Polk, dans le Tennessee), puis Goingsnake fut élu en 1827 comme président du Conseil national. Les membres de l’équipe qui secondait John Ross essayaient par tous les moyens, négociations y compris, d’éviter la perte du territoire et la déportation du peuple Cherokee. Malgré les traités et les accords, trahis par le major Ridge, les Cherokees furent contraints de céder leurs terres et furent chassés par les forces américaines de leur patrie dans le sud-est des États-Unis. Going Snake, alors âgé de 80 ans, les accompagna sur la Piste des Larmes en 1838. Il construisit une nouvelle maison dans le territoire indien (Oklahoma), mais mourut peu de temps après son expulsion. La nation cherokee célébra sa mémoire en nommant l'une de ses subdivisions politiques qui devint en 1840 le « district de Going Snake ».  Il a été enterré près de sa cabane, et le lieu de la tombe a été marqué plus tard par une pierre tombale portant l'inscription : « Chief Going Snake, Famous Cherokee Orator, Born 1758 ». (Chef Going Snake, célèbre orateur Cherokee, il semblerait donc qu’Emerald ait hérité de son talent à manier la langue). Une rue de Tahlequah, la capitale de la nation Cherokee sur la réserve qui lui a été allouée en Oklahoma, a également été nommée en son honneur. 

Quitter les siens, sortir de sa réserve, n’est pas simple pour un membre d’une communauté Indienne. Les codes sociaux, les interactions et les modalités d’échange entre humains sont très différents à l’extérieur. D’un côté un principe de solidarité, de l’autre l’individualisme forcené et la compétition à outrance. C’est donc insécurisant, c’est faire l’épreuve de la solitude et du racisme. Et c’est aussi un sacrifice consenti par la communauté comme par l’étudiant-e pour qu’un jour le savoir acquis puisse servir les intérêts des nations Indiennes. Emerald a expliqué pourquoi elle avait écrit le poème reproduit ci-dessous : alors qu’elle se retrouvait au Nouveau-Mexique pour poursuivre ses études, loin de chez elle pour la première fois, sa grand-mère s’est retrouvée placée dans un établissement de soins pour cause de démence. Le poème qui suit évoque ce moment de «deuil » en même temps que l’autrice s’adresse un poème d’amour, de bienveillance envers elle-même, une façon de ne pas sombrer dans la culpabilité, une façon de se concocter un remède contre la peine tout en gardant vivant le souvenir et le lien. Le titre vient d’un vers du poème de Frank O’Hara :   « Katy », qui a été plus tard réutilisé par Roger Reeves et Ocean Vuong, ce dernier suivant le modèle de son aîné, c’est-à-dire qu’il a introduit son nom dans le poème lui-même (ce qui donne : Some day I’ll love Frank O’Hara ; Ocean, don’t be afraid.). Emerald dit : « Dans ma version, j’ai laissé tomber mon nom, permettant à l’amour, qui viendra un jour, de m’atteindre, d’atteindre ma grand-mère, d’atteindre ce moment dans le temps où je ressens une sorte de chagrin presque tous les jours. »

Someday I’ll Love

After Frank O’Hara

like I dreamt of the lamb—slaughtered,
           forgotten,
lying on porcelain tile, on crimson-filled grout—
           and woke up thinking of my grandmother,
of her Betty Boop hands that held
marbled stone, held dough-balled flour,
held the first strands of my hair floating atop the river—

like winter apples, the ones that hang outside
my living room window and survive first snowfall
to feed the neighborhood crows,
           how they fall
beneath my boots, staining my rubber
soles with epigraphs of rot, epigraphs
           of fors, of dears, of holding on till frost’s end.

Someday I will see long-forgotten fingerprints
on the inside of my eyelids as I go to sleep,
as I close my eyes for silence on a Wednesday,
mourning—seeking—creases and smile lines,
           porch lights and swing sets,
summer nights of lightning bugs and Johnny Cash.

I think it will be a Tuesday, or maybe someday
is yesterday, is two months from now, is going
to be a day when I forget what I’m supposed
           to be remembering.

For now, I will paint my nails cradle, adorn
my skin in cloth that doesn’t choke,
tell my bones that they are each
            a lamb            
                       remembered.

Copyright © 2024 by Emerald ᏃᏈᏏ GoingSnake. Publié sur Poem-a-Day le 7 November 2024, par l’ Academy of American Poets.

 

 

Un jour j’aimerai

     Après Frank O’Hara

comme si j'avais rêvé de l'agneau - abattu,
oublié,
gisant sur du carrelage en porcelaine, sur un joint imbibé de pourpre-
et que je me réveillais en pensant à ma grand-mère,
à ses mains de Betty Boop qui tenaient
des pierres marbrées, tenaient des boules de farine, tenaient
les premières mèches de mes cheveux flottant à la surface de la rivière-

comme des pommes d'hiver, celles qui pendent
devant la fenêtre de mon salon et survivent aux premières chutes de neige
pour nourrir les corbeaux du quartier,
comme elles tombent
sous mes bottes, tachant mes semelles en caoutchouc
d'épigraphes de pourriture, d'épigraphes
de pours, de chéris, de tenir jusqu'à la fin des gelées.

Un jour, quand je m'endormirai je verrai
des empreintes digitales oubliées
depuis longtemps à l'intérieur de mes paupières,
quand je fermerai les yeux pour faire silence un mercredi,
en deuil - en quête - de plis et rides du sourire,
de lumières sous le porche et de balançoires,
de nuits d'été de lucioles et de Johnny Cash.

Je pense que ce sera un mardi, ou peut-être qu’un jour
c'est hier, dans deux mois, ce sera
un jour où j'oublierai ce dont je suis censée
me souvenir.

Pour l'instant, je vais peindre mes ongles en forme de berceau, orner
ma peau d'un tissu qui ne m'étouffe pas,
dire à mes os qu'ils sont chacun
un agneau
dont on se souvient.

Emerald GoingSnake, Someday I'll love, lecture par l'auteure, podcast Poem-a-Day, Spotify, https://open.spotify.com/episode/12pxJ85uuMH5JclJHWtwxy

Dans le poème suivant, encore un poème « d’après » qui témoigne de la phase d’apprentissage dans laquelle Emerald se voit puisque étudiante, la présence et l’épaisseur du mythe, la complicité avec les éléments,  même si ceux-ci sont rudes ou mourants, montrent comment la transmission, y compris de poèmes, est possible.  Ainsi la chaîne du vivant n’est pas interrompue. Ce poème montre comment l’esprit Indien capte le message et se donne pour mission de le faire circuler, comment cette profonde compréhension du vivant s’incarne jusque dans le poème devenu à la fois témoin et témoignage de la résistance et de la survie. Cette scène inaugurale pour finir nous dit qu’il suffit de lire la partition offerte par les branches de cèdre, qu’il suffit d’entendre le langage délivré par la fumée rituelle d’aiguilles de cèdre brûlées pour y trouver un poème, entre les lignes du bouleau par exemple.

In the Beginning

     After Donika Kelly’s “In the Beginning”
 
In the beginning, there was only this lake
pounding harsh against the jagged rocks—

this brutal beating below bark shadowed
blue by afternoon waves.
The wind blows

frigid against my uncovered ear tips, as the
birch’s roots lie upturned, body moss-covered—

new flesh forming in her finality. Flat cedar
branchlets parallel the horizon; their fallen

needles soften my steps on this forest floor.
I taste their burnt smell in my throat as they

greet me: A poem lies in the lines of the birch.
When the birch doesn’t speak, I don’t ask

for a translation.

Au commencement

     d’après “In the Beginning”de Donika Kelly

Au commencement, il n’y avait que ce lac
qui martelait durement les rochers déchiquetés –

ce battement brutal sous l’écorce ombrée
de bleu par les vagues de l’après-midi. Le vent souffle

glacial contre mes oreilles découvertes, tandis que le
bouleau gît racines nues en l’air, le corps couvert de mousse –

de sa finalité une nouvelle chair se forme. Des
branches de cèdre plates lancées parallèles à l’horizon ; leurs

aiguilles tombées adoucissent mes pas sur ce sol forestier.
Je sens leur odeur de brûlé pénétrer ma gorge lorsqu’elles

me saluent : un poème repose entre les lignes du bouleau.
Quand le bouleau ne parle pas, je ne demande

pas de traduction

Le poème qui suit associe deux façons de ressentir la nostalgie : nostalgie du souvenir associé au biographique et nostalgie d’un état du territoire avant la construction du lac, territoire qu’on imagine exempt de pollution, avec un paysage intact et comme « vierge ». Territoire présenté comme analogue du corps de l’autrice. Une façon de dire et redire combien la perception Indienne comprend et associe l’appartenance de l’humain au territoire jusqu’à faire de son propre corps une partie du dit territoire. Avec pour corollaire que les différentes langues parlées par les différentes nations Indiennes leur ont été données par le territoire qu’elles occupaient chacune, et qu’avec ces différentes langues, les amérindiens qui sont une partie du territoire, parlent littéralement leurs différents territoires.

Sonnet for the Lighthouse at East Wharf

     After Donika Kelly’s “I love you. I miss you. Please get out of my house.”

 

Nothing today hasn’t happened before: the gravel
pile on the side of state highway 82, Canadian geese
eating crumbs near the lake’s walkways, pink sunset
against that yellow sky. Today’s winter air smells like
the middle of Oklahoma, and I know when it snows
and lines the tops of my neighbors’ balconies, I will
pretend I’m in your old apartment. Stale morning
air in my lungs. Birds swaying on the powerlines.

I am trying so hard to recognize my body for what
it is: silk undone, silk unbecoming. The only time I
visited that lighthouse on Lake Hefner, I almost slipped
on the rocks cascading toward the water. I deleted every
photo taken that day. But still I see the locked green
door, your cold hands peeking from under your sleeves.

https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

 

Sonnet pour le phare d'East Wharf

 

D'après « Je t'aime. Tu me manques. Sors de chez moi » de Donika Kelly
Rien de ce qui s’est passé aujourd’hui qui ne soit déjà arrivé : le tas de gravier
sur le bord de la route nationale 82, les oies canadiennes
se nourrissant de miettes près des allées du lac, le coucher de soleil rose
sur ce ciel jaune. L’air hivernal aujourd’hui sent comme
au milieu de l’Oklahoma, et je sais que lorsqu’il neige
et qu’elle recouvre le haut des balcons de mes voisins, je
fais semblant d’être dans ton ancien appartement. L’air vicié du matin
dans mes poumons. Les oiseaux se balançant sur les lignes électriques.

J’essaie si fort de reconnaître mon corps pour ce qu’il
est : de la soie défaite, de la soie inconvenante. La seule fois où j’ai
visité ce phare sur le lac Hefner*, j’ai failli glisser
sur les rochers qui dévalaient en cascade vers l’eau. J’ai supprimé toutes
les photos prises ce jour-là. Mais je vois toujours la
porte verte verrouillée, tes mains froides furtives sortant de sous tes manches.
00:00

 *Lac artificiel, situé au nord-ouest d'Oklahoma City, le lac Hefner a été construit en 1947 et constitue l'un des réservoirs d’eau potable de la ville.

Sonnet for the Lighthouse at East Wharf, lecture par l'auteure, https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

Voici un poème qui illustre la façon dont les Indiens d’Amérique se voient comme partie d’un lieu vu comme organisme et non seulement paysage. C’est ce sentiment fort d’appartenance à la terre qui les lie et les fait se sentir responsables des endroits où ils vivent car ils sont toujours dans une relation d’échange et de réciprocité.

 

I Find Remnants of Home in the Map of My Body

     After Donna Spruijt-Metz’s “Hoof”
 
Is it that I have had a richness
in this greenery            or an anguish
             unspoken?

The dogwood blooms through
the left side of my body—I find
roots spreading instead of veins.

             In a dream, I ask: where is home?

Fence lines wrinkle across my brow;
to unfurrow would be to completely
             undo myself.

Through closed eyes I watch
my legs fold themselves. I tire of
the ribbon that ties together my intestines.

In my hair lives a tiny bird. It brings
an apple seed back to its nest. I hear
swallowing,
             then quiet.

 https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

 

Je trouve des vestiges de chez moi dans la carte de mon corps

     D'après « Hoof » (sabot) de Donna Spruijt-Metz

 Ai-je fait l’expérience d’une abondance
dans cette verdure        ou d’une angoisse
non exprimée ?

Le cornouiller fleurit en travers
du côté gauche de mon corps — je trouve
des racines qui se propagent au lieu de veines.

Dans un rêve, je demande : où est chez moi ?
Les lignes de clôture se froissent sur mon front ;
défricher serait me défaire
complètement.

Les yeux fermés, je regarde
mes jambes se replier. Je me lasse
du ruban qui attache mes intestins.

Dans mes cheveux vit un petit oiseau. Il rapporte
un pépin de pomme à son nid. J'entends
une déglutition,
puis le silence.

Santa fe est la ville où Emerald étudie, et à propos de son expérience à l’institut des arts amérindiens, elle raconte : « Je suis arrivée à l'Institute of American Indian Arts (IAIA) en début d’automne 2022 et j'ai eu la chance d'apprendre auprès de James Thomas Stevens (Akwesasne Mohawk), Anne Haven McDonnell et Kim Parko aussi bien dans le domaine de la poésie que de l’écriture créative de non-fiction. Stevens a été mon principal professeur de poésie, et je crois fermement que c'est grâce à ses encouragements, son mentorat et sa profonde compréhension de la poésie que mon travail a pu se développer comme il l'a fait. Je me sens chanceuse de fréquenter l'IAIA ; j'ai été transférée dans cette institution après avoir d'abord fréquenté deux institutions plus grandes et j'ai rapidement réalisé que les opportunités qui existent pour les écrivains autochtones, et plus particulièrement les poètes autochtones, à l'IAIA étaient inégalées malgré le fait qu'il s'agisse d'une communauté plus petite avec un accès moindre aux ressources dont je disposais dans mes institutions précédentes. Je suis rapidement devenue un membre de cette communauté particulière, en suivant des cours qui ont poussé mon écriture dans de nouvelles directions aux côtés des pairs talentueux qui ont composé chacune de mes classes. Je suis immensément reconnaissante d’avoir reçu les commentaires, le soutien au sein de cet espace de la part de mes pairs et d'autres artistes émergents, ainsi que les bienfaits de la communauté partagée. »

Voici comment la ville de Santa Fe et ses environs, le paysage autour, si caractéristique du Nouveau-Mexique, travaille dans sa poésie :

.

Santa Fe poem 

the windows were down the day
you found me opened splayed
like the figs on the glass plate in front of me
ripening sweetening my bloodstream

and it was a humid June night when the lilies
shadowed your jaw when I crawled into the forest
of your ribcage when the ceroid cacti bloomed
in a southern desert and our frozen waters
cracked
collided
when I learned my hand feels foreign in my own hand

and still now sap drips down your face
gnats stick to our sweaty cheeks braided
in our hair during summer drought
and then there is after:

we cut a hole in the adobe roof
our legs intertwined
while the night sits
green
my belly burning red
wet fruit dampening
my palms

https://frozensea.org/emerald-goingsnake

Poème de Santa Fe

Les vitres des fenêtres étaient baissées le jour où
tu m'as trouvée ouverte étalée
comme les figues sur la plaque de verre devant moi
qui mûrissaient sucraient mon sang

et c'était une nuit humide de juin quand les lys
ont fait de l'ombre à ta mâchoire quand j'ai rampé dans la forêt
de ta cage thoracique quand les cactus cierges ont fleuri
dans un désert du sud et que nos eaux gelées
se sont fissurées
sont entrées en collision
quand j'ai appris que ma main se sent étrangère dans ma propre main

et encore maintenant la sève coule sur ton visage
à nos joues moites collent les moucherons tressés
dans nos cheveux pendant la sécheresse estivale
et puis il y a l'après :

nous découpons un trou dans le toit en adobe
nos jambes entrelacées
tandis que la nuit s’assoit
verte
mon ventre brûle rouge
fruit humide mouillant
mes paumes

Original header photo by Sezamnet, courtesy Shutterstock.

Des images fortes, la présence du corps toujours, associé au paysage, au territoire, le malaise prégnant de se sentir coupée en deux, entre deux mondes, entre deux langues, entre deux cultures … mais l’après semble radieux, fertile, et fidèle à la « Beautiful Red Road », la voie rouge chère aux amérindiens, celle qu’ils s’efforcent de suivre pour garder leur identité et ce qu’ils comprennent comme le sens de la vie, pour honorer leur passé et faire vivre leur culture au présent dans sa puissante authenticité, en lien avec la terre et le cosmos, dans un but d’harmonie.

Souhaitons bonne chance et bon voyage en poésie à cette jeune femme qui sait, parce que vécu dans sa chair, nous faire ressentir ce qu’il en coûte d’être une « Native American » aux États-Unis. Mais qui sait aussi grâce aux images fortes employées, nous faire toucher du doigt ce qu’il y aurait à gagner pour notre société, à vivre selon les principes et les philosophies amérindiennes. Et pour cela, wado, ᎠᎾᎵᎮᎵᎬ, grand merci à elle.

Poème amérindien en langue Navajo -- « poème indien », Dinni-e Sim.

Présentation de l’auteur




NESCIO : P’TIT POÈTE ET AUTRES BOHÈMES

Le texte ci-devant a été pensé et publié initialement comme postface à la traduction roumaine des récits de Nescio. La version française fait référence à : Nescio, Le pique-assiette et autres récits, traduit du néerlandais par Danielle Losman, postface de H.M. van den Brink, éditions Gallimard, Paris, 2005.

Le flâneur de l’Oosterpark à Amsterdam ne pourra manquer la sculpture grandeur nature de trois garçons traînant sur un banc. Il s’agit d’une figuration de Bavink, Hoyer et Koekebakker, trois « garçons gentils » des récits de Nescio.

C’est là qu’on les voyait « des nuits entières appuyés contre la grille à discuter à cœur perdu », comme le précise l’auteur dans « Titans en herbe ». Bien peu de personnages littéraires ont eu l’honneur d’une sculpture publique, or ces trois représentants de la bohème d’Amsterdam font partie du patrimoine culturel des Néerlandais. Il faut croire que certains lecteurs leurs vouent même un culte, puisque la sculpture, réalisée par l’artiste Hans Bayens en 1971, a été volée en 1985. À moins que ce soit plutôt la valeur marchande du bronze qui ait inspiré quelques illettrés ? Toutefois, depuis 1988, ledit flâneur retrouve au même endroit un nouveau moulage du trio statuaire.

En créant ces représentants de la bohème amstellodamoise, Jan Hendrik Frederik (dit Frits) Grönloh, né le 22 juin 1882 à Amsterdam, savait de quoi il retournait. Son père, ferblantier et chaudronnier à Amsterdam, l’avait envoyé à l’École de Commerce. À partir de 1899, diplôme en poche, le jeune homme est petit employé dans une enfilade de bureaux de commerce, ce qui ne lui inspire que peu d’enthousiasme. En revanche, il est séduit par l’idéalisme communioniste de Frederik van Eeden, un écrivain et psychiatre néerlandais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui avait fondé en 1898 la colonie horticole « Walden », basée, entre autres, sur la propriété commune des terres. La rencontre se révèle décevante, comme on peut le lire dans « Titans en herbe » :

On aurait peut-être pu rejoindre la colonie de Van Eeden, mais lorsqu’un dimanche, on y était allés – quatre heures de marche –, on est tombés sur un monsieur portant une blouse de paysan et des chaussures jaunes qui avaient dû coûter une fortune ; en communion intime avec la nature, comme on disait à l’époque, il mangeait des madeleines sorties d’un sac en papier, nu-tête et la barbe pleine de miettes. Alors nous n’avons pas osé aller plus loin et nous sommes tout bonnement retournés à Amsterdam.

Qu’à cela ne tienne. En 1901, Grönloh achète avec un cercle de jeunes gens « un morceau de terre », où ils fondent la colonie « Tames ». Tous ont en commun l’horreur de la vie petite-bourgeoise et « sur un point nous étions d’accord, fallait qu’on ‘se tire’ ». Or il fallait bien gagner sa vie :

 Mais nous étions pauvres. Bekker et moi devions passer le plus clair de notre temps au bureau à faire ce qu’ordonnaient ces messieurs et écouter leurs opinions stupides, lorsqu’ils discutaient entre eux, et supporter qu’ils s’estiment beaucoup plus forts et astucieux que nous. [...] Nous n’avions rien à raconter.

En fait, la colonie se limitait à une grange construite sur leur terrain, dans laquelle ils passaient ensemble leurs week-ends. La recherche d’une vie alternative tourne court ; l’été 1903, la colonie « Tames » est considérée comme ratée et elle est abandonnée. Cette vie nourrie d’idéaux étant inaccessible, Grönloh capitule, comme son alter ego fictionnel Koekebakker qui « est devenu un homme sage et tranquille ».

Grönloh entre dès 1904 en tant que simple clerc dans la Holland-Bombay Trading Company, une entreprise consacrée à l’exportation de marchandises vers l’Inde, « il touche son misérable salaire et n’ennuie personne ». Mais

au bureau, il devenait plus zélé avec les années, il se mit à prendre son travail au sérieux et il lui arrivait même d’y retourner le soir, alors que son patron ne l’avait jamais exigé de personne.

Pas étonnant qu’il finisse co-directeur de la compagnie de 1926 jusqu’à l’arrêt forcé des activités sous l’occupation allemande en automne 1940.

Entretemps il s’était marié en 1906, devenant père de trois filles en autant d’années – 1907, 1908, 1909 – et d’une quatrième en 1912. Les joies de la paternité ne sont pas sans quelques revers, comme on peut lire dans « P’tit poète » :

Coupez donc le pain et beurrez les tartines pour quatre gosses – ce que le pauvre auteur de cette histoire a dû faire à l’occasion –, si vous n’y êtes pas habitué, c’est à devenir complètement dingue.

Nostalgique de ces années avant de devenir à son tour un « petit-bourgeois comme il faut, inoffensif », il se met à écrire des récits doux-amers sur les « garçons gentils » dont les rêves se sont brisés sur la dure réalité. C’est son grand désir

d’expliquer aux gens ce que j’en pense. Je trouve que c’est aussi important que le commerce d’exportation. Somme toute, n’importe qui peut travailler dans un bureau. Mais j’ai quelque chose à dire qu’on n’entend pas de n’importe qui et qui mérite d’être dit encore une fois. Encore une fois, parce que je ne m’imagine pas qu’il s’agisse de quelque chose de nouveau. Tout a déjà été dit tant de fois – y compris ceci. Mais nous sommes loin d’avoir atteint le point où il n’est plus nécessaire de le répéter.

Ce sont les écrits de la décennie 1909-1917, où il a « expliqué ce qu’il en pense », qui ont fait la renommée de Grönloh, devenu Nescio : « Le pique-assiette » (écrit en 1909-1910), « Titans en herbe » (terminé en 1914) et « P’tit poète » (juin/juillet 1917), complétés en 1956 par quelques écrits rassemblés dix ans plus tôt sous le titre « Mene tekel ».

Dès les années de lycée, Grönloh s’exerçait à la littérature « d’après Heine, des poèmes hollandais et allemands, et d’après Hélène Swarth, Kloos et Van Eeden ». Ces trois auteurs – Hélène Swarth (1859-1941), Willem Kloos (1859-1938) et Frederik van Eeden (1860-1932) –, nommés explicitement dans « P’tit poète », faisaient partie du Beweging van Tachtig/ Le mouvement de 1880. En 1885, Kloos avait créé la revue De Nieuwe Gids/ Le nouveau Guide, qui a joué un rôle important dans la promotion du mouvement mentionné. – Or trente ans plus tard, comme nous assure Nescio en 1917, le Dieu de la Hollande n’a rien compris à ces poètes de 1880 : « Que fallait-il penser d’eux ? Convenables, pas convenables, on ne savait plus à quel saint se vouer. » – Les quelques vers que Nescio cite de ses années d’apprentissage prouvent que ces exercices étaient loin d’être une réussite. Or, dans la première décennie du XXe siècle, il s’éloigne de plus en plus de ses modèles et forge son propre style, dépouillé des « marques » de littérarité de l’époque. Son premier récit, « Le pique-assiette », est écrit dans la langue des quartiers populaires d’Amsterdam, avec une orthographe déviante mimant les inflexions de la langue parlée, sans embellissement. Un procédé de style bien à lui est l’enchaînement par le moyen de conjonctions – « et, et, et, et » – ce qu’un auteur plus soucieux d’esthétisme éviterait.

En 1910, il avait du mal à trouver une revue prête à accueillir son premier récit. Quand enfin il l’avait trouvée, la rédaction du De Gids/ Le Guide n’était pas d’accord avec le pseudonyme qu’il s’était choisi : Koekebakker, un nom qui signifie en néerlandais « pâtissier » mais aussi « gâcheur de besogne » au sens figuré. J’imagine que l’écrivain en herbe a demandé alors : « Vous voulez que je m’appelle comment alors ? » Et que le directeur de la publication a répondu : « Je ne sais pas. » Et c’est exactement cette réponse qui est devenu son nom d’écrivain dans sa traduction latine : Nescio. En fait, ce pseudonyme rappelle le « nomen nescio », expression utilisée en littérature lorsque l’auteur d’une œuvre citée n’est pas connu. C’est donc sous cette appellation que l’auteur fit en janvier 1911 ses débuts dans la revue créée en 1837 par Everhardus Johannes Potgieter (1808-1875), poète et critique néerlandais qui revient dans le récit « P’tit poète » en tant que conseiller décontenancé de Dieu, car incapable de comprendre les poètes du début du XXe siècle.

Le nom d’auteur n’était pas la seule réserve du De Gids. La rédaction voulait publier « Le pique-assiette » seulement après que Nescio eut supprimé quelques jurons et une allusion érotique, considérés trop offensants pour les lecteurs de la revue. Trois ans plus tard, proposant « Titans en herbe » à la même revue, les rédacteurs voulaient apporter tellement de changements fondamentaux que Nescio ne pouvait les accepter. Le récit sera publié dans le numéro de juin 1915 de Groot-Nederland/ La grande Hollande. Mais proposant « P’tit poète », c’est au tour de Groot-Nederland de rejeter ce troisième récit, parce que l’auteur parle de Dieu d’une manière trop désinvolte. Pour le P’tit poète, le Dieu de la Hollande est le garant de la morale petite-bourgeoise:

Le Dieu de ton patron et de ton beau-père, et du comptable de ton patron et du gérant du Nouveau Cerisier. Le Dieu de ta tante, qui te disait de saluer lorsque tu passais devant la maison de ton patron…

… Et on peut y ajouter : le Dieu des rédacteurs de Groot-Nederland, tous des « messieurs importants » qui se sentaient offensés par cette diatribe. Impatient de voir la nouvelle publiée, il rassemble les trois récits dans un seul recueil, publié en 1918 à un tirage de 500 exemplaires, qui connaît un succès d’estime dans un milieu restreint.

Les récits de Nescio contiennent de nombreuses références à des personnes et à des événements qui devaient être suffisamment familiers pour le lecteur néerlandais de son époque, mais qui ont disparu de la mémoire collective aujourd’hui. Prenons la première phrase de la première histoire :

Mis à part l’homme qui trouvait la rue Sarphati le plus bel endroit d’Europe, je n’ai jamais rencontré de type plus singulier que le pique-assiette.

Cet homme n’est autre que Frederik van Eeden qui, en 1888, qualifiait la Sarphatistraat d’exemple de mauvais goût du XIXe siècle, alors qu’il se souvenait qu’il s’agissait de la plus belle rue d’Amsterdam. Dans un discours qu’il adressa aux ouvriers d’Amsterdam en 1899, Van Eeden se présenta en disant : « Peut-être qu’on vous a dit que je suis un type singulier... » – et Japi, le personnage principal du « Pique-assiette », est un type encore plus singulier. Remarquons en passant que Nescio aussi lance quelques invectives contre l’avilissement de sa ville natale « où ils avaient été fort occupés à démolir de belles maisons et à mettre de laides à la place ».

Même si Nescio puise abondamment dans sa biographie, la fiction ne couvre pas totalement son vécu. Comme il l’affirme dans « P’tit poète », il faut « faire la distinction entre l’auteur et monsieur Nescio ». Un pique-assiette, par exemple, a bel et bien existé, mais l’ami d’enfance, Jacob Roelofs dit Japi, n’est pas « descendu » du pont Waalbrug pour disparaître dans la rivière, au contraire, il est monté dans l’échelle sociale en tant que lithographe, photographe et typographe. Hélas, il ne manquait pas parmi la bohème des cocos las de vivre, dont un s’est en effet jeté du Waalbrug. Les académiciens ont proposé plusieurs candidats comme modèle du pique-assiette, mais Nescio a soutenu mordicus que Japi était une figure complètement issue de son imagination. Disons que le personnage est un composite de plusieurs personnes réelles, dont l’auteur lui-même. Les titans en herbe, en revanche, trouvent leur origine dans les cinq idéalistes de la colonie « Tames ». Et Koekebakker est de toute évidence l’alter ego de l’auteur, à tel point qu’il voulait initialement en faire son pseudonyme.

Pendant de longues années, l’homme d’affaires nommé J.H.F. Grönloh, un paterfamilias responsable des soins et de l’entretien d’une femme et de quatre filles, gardait secrètes ses activités littéraires. En dehors du cercle de sa famille et de ses amis intimes, personne ne savait que celui qui avait mis ses jours et ses années au service du commerce avait écrit ces rêves de bohème contestant les conditions exécrables de ce même commerce. Ce n’est qu’en février 1929 que son éditeur révèle, en accord avec l’auteur, qui se cache sous le pseudonyme de Nescio, la raison en étant qu’un critique venait d’attribuer son œuvre à un autre écrivain (dont il ne reste aujourd’hui plus la moindre trace, sinon cette attribution abusive, justement).

Après 1918, Nescio n’a jamais vraiment repris la plume littéraire. Il s’y est essayé, quand au début de la Seconde Guerre mondiale, la Holland-Bombay Trading Company avait cessé toute activité. Or, le 11 juin 1943, il soupirait, en reprenant le refrain d’une chansonnette de Lilian Harvey : « ‘Le pique-assiette’, ‘Titans en herbe’, ‘P’tit poète’, das gibt’s nur einmal, das kommt nicht wieder » – cela n’arrive qu’une seule fois, cela ne revient pas. Cependant, de la masse de manuscrits des années 1900-1920, restés inédits et le plus souvent inachevés, il compila en 1942-1943 le petit volume Mene tekel – augmenté de deux textes très courts dans lesquels il revient sur ses années d’enfance. Un autre petit volume tiré de ses tiroirs, Boven het dal/ Au-dessus de la vallée, verra le jour en mai 1961, peu de temps avant sa mort, le 25 juillet 1961 à Hilversum – dans un tirage de 4.000 exemplaires cette fois-ci, suivi d’un deuxième tirage de 6.000 exemplaires, car depuis 1918, Nescio était devenu une valeur sûre pour son éditeur. – Et il l’est resté ; aux Pays-Bas, Le pique-assiette et autres récits en était en 2021 à son 46e tirage !

Nescio n’a jamais terminé le grand roman qu’il avait entrepris en 1898 et qui devait s’appeler De voetganger/ Le randonneur. Encore en 1919, il s’était mis à l’écriture d’un roman, car « on dit que je ne percerai jamais si je n’écris pas un roman. Pas des esquisses, mais un roman. Bon, allons-y. » Le roman projeté ne sera jamais réalisé, il n’en restera que… quelques esquisses, dont deux fragments sous le titre « Une longue journée ». En revanche, pendant toute sa vie – et cela depuis que son père l’avait emmené sur un « train de plaisance » – il a tenu un journal de ses randonnées à pied ou à bicyclette à travers les Pays-Bas. Ce journal sera publié seulement 35 ans après sa mort sous le titre Natuurdagboek/ Journal de la nature. On y découvre un Grönloh alias Nescio qui savait regarder avec une mémoire d’acier comme son alter ego Japi :

Il avait une mémoire des paysages qui touchait au prodige. De la ligne de chemin de fer entre Middelburg et Amsterdam, il connaissait tout, chaque champ, chaque fossé, chaque maison, chaque allée, chaque bosquet, chaque petite frange de bruyère brabançonne, chaque aiguillage. Lorsque après avoir roulé des heures dans l’obscurité on éveillait Japi, qui avait dormi d’un trait allongé sur la banquette, pour lui demander : « Japi, où sommes-nous ? », il fallait d’abord attendre qu’il fût parfaitement réveillé, ensuite il écoutait un moment la course du train avant de dire : « Je crois que nous sommes près d’Etten-Leur ». Et il en était bel et bien ainsi !

Bien que athée, refusant toute religion révélée, Nescio touche à la mystique de la nature, courant spirituel à la mode parmi les artistes autour de 1900 : ce qu’on pourrait appeler « Dieu » coïncide avec et se révèle dans la nature. Pas mal de passages de ce journal ont trouvé une place dans les récits, où les personnages nous emmènent vers « Zierikzee, Middelburg, Arnemuiden et tous ces lieux où ils avaient l’un comme l’autre roulé leur bosse », vers des villes connues telles Amsterdam, Rotterdam et Nimègue, ou des lieux plus surprenants tels Kortenhoef, Kuilenburg, Spekholzerheide, Surhuisterveen, Zaltbommel… Grâce au randonneur Nescio, le lecteur qui a le réflexe de consulter Internet découvrira les coins les plus inattendus et les plus jolis à travers les Pays-Bas.

Dans les années cinquante, Nescio était devenu un auteur célébré, dont une nouvelle génération d’écrivains sollicitait une suite au Pique-assiette et autres récits. Un Nescio bien diminué physiquement leur répondait dans un Waarschuwing/ Avertissement du 25 octobre 1956 :

Ils m’incitent de temps à autre à écrire encore quelque chose. Mais je n’ai jamais eu de « talent ». J’écrivais comme cela me venait, sans réfléchir. Je n’ai jamais su « inventer » quoi que ce soit. Et maintenant, je peux à peine faire trois pas. Tel est le destin des conquérants du monde. Et d’autres.

Je n’aimerais pas que les conquérants du monde d’aujourd’hui lisent ceci. Ils n’en tireraient que de l’orgueil. Quand on a 18 ou 20 ans, on croit que cela ne se passera pas avec soi. Les conquérants du monde ! À notre place est venu Hitler. Est-ce que quelqu’un croit encore à notre espèce de conquérants du monde, celle qui s’appuyait contre la clôture de l’Oosterpark ?

Notons au passage que l’assertion selon laquelle il n’a jamais su « inventer quoi que ce soit » est en flagrante contradiction avec sa revendication faisant de Japi un pur produit de son imagination.

En 1919, à trente-sept ans, Nescio se disait « vieux et vraiment très modeste ». Or vingt-trois ans plus tard, à soixante ans, il était bien plus vieux, mais pas du tout si modeste que ça, puisqu’il espère survivre dans ses récits :

J’aimerais [...] que tout ce qui est fragile, que moi-même vive aussi longtemps que l’on sache lire en Hollande, un petit homme aussi simple que moi, voilà ce que j’aimerais. Ou peut-être me traduira-t-on dans une langue qui sera lue plus longtemps.

Avec des traductions en allemand, danois, espagnol, français, hongrois, italien, polonais, roumain, slovaque, suédois et turc le vœu de Nescio fut exaucé. J’ignore si ces langues survivront au néerlandais, mais il est certain qu’il est devenu plus qu’un écrivain hollandais : un écrivain européen, voire mondial depuis que ses nouvelles ont été publiées en 2012, sous le titre Amsterdam Stories, dans la collection prestigieuse des éditions New York Review of Books Classics.

Présentation de l’auteur




Poésie Lusophone — troisième épisode : Pedro Belo Clara

Présentation et traduction Stéphane Chao

Tout en suivant des études de commerce, Pedro Belo Clara a griffonné ses premiers poèmes à l’âge de 17 ans, accompagné de sa guitare.

C’est seulement après avoir terminé son cursus universitaire qu’il a pu davantage se consacrer à la littérature. Il participe à différents projets artistiques et à des revues tant portugaises que brésiliennes.

Son premier livre, paru en 2010, donne à lire une poésie quelque peu existentielle et introspective. Il enchaîne avec un livre d’intervention, à caractère social, suivi de son premier ouvrage en prose, « Paroles de lumière ». Composé de brèves réflexions qui, mises bout à bout, révèlent les étapes d’un parcours de vie, ce livre retrace un cheminement vers la découverte de soi, qui aboutit au cœur de l’être.

En 2013, « Le vieux sage de la montagne » voit le jour, né à la jonction de deux genres, la poésie et la prose, et suivant la même inspiration méditative que le livre précédent.

Après un interlude d’un an paraît Cristal, où il commence à explorer une veine lyrique, jusqu’alors reléguée à ses tiroirs, où ses poèmes dormaient, en rêvant de connaître la lumière du jour. Il s’agit d’un texte qui nous renvoie à l’innocence des premières passions, tout en soulignant la fugacité des choses en général. Il inaugure ainsi un cycle poétique dont les thèmes et les formes se prolongeront dans les livres suivants – un parcours évolutif et comme tel, ascendant, marqué au final par le dépouillement.

En 2016, Quand les matins étaient une fleur réunit poésie et prose, ouvrage que l’auteur a la faiblesse de considérer comme l’un de ses plus réussis. Il s’agit d’un livre de mémoires plein de nostalgie qui, à travers un voyage cathartique, enseigne comment se purifier (sans vraiment y aspirer) des traces laissées par un amour passé.

Deux ans plus tard paraît son plus grand recueil de poésie lyrique : Lydia  - un livre dont le titre est à lui seul un hommage à l’hétéronyme de Fernando Pessoa, qui l’a inspiré. Cette filiation s’affirme encore davantage dans le deuxième opus de ce projet, mis sous presse en 2021. On peut dire qu’avec ce livre se termine le cycle poétique mentionné plus haut, lequel culmine avec la découverte de ce qui reste des choses du passé.

L’année suivante, il publie Jours de chaux dont sont tirés les poèmes présentés ici. Il réunit pour la première fois des poèmes en vers absolument libres, sans titre, ni ponctuation : un livre au fort parfum estival, inspiré par la blancheur dont la lumière revêt cette saison, et qui propose une poésie légère et concise, une poésie qui célèbre et donne à réfléchir, entièrement focalisée sur le moment présent.

En 2023, il a publié Presque rien (poèmes épars, 2012 – 2022), un recueil de poèmes dispersés jusqu’alors, où s’affirme la teneur méditative et réflexive de l’auteur.

Sans déflorer ses projets ou révéler des secrets absolus, Pedro Belo Clara prévoit la publication d’un autre recueil réunissant des poèmes écrits au fil de onze années.

Il vit actuellement à Lisbonne (tant qu’il ne réunit pas son courage pour aller vivre à la campagne), en compagnie de sa chatte, dans un quartier qui le captive par son pittoresque et par ses fréquentations particulières, lui rappelant ce que les petits villages ont de meilleur.

∗∗∗

tu t’endors

quelque part
dans l’immensité du monde
une larme
est devenue rivière

ici
dans le silence de ton sommeil
toutes les fleurs
sont possibles

 

adormeces

algures
na vastidão do mundo
uma lágrima
faz-se rio

aqui
no silêncio do sono
todas as flores
são possíveis

∗∗∗

 

je viens m’abreuver à tes fontaines
maîtresse de toutes les eaux
apportant dans ma main
la tendresse des matins
sans connaître le bruyant secret
des sources lumineuses

et je ne recueille que des roses
– rosaire que j’effeuillerai
sur la rivière de ton corps

 

venho beber de fontes tuas
senhora de todas as águas
trazendo pela mão
a ternura das manhãs
sem saber o rumoroso segredo
das nascentes luminosas

e só rosas tenho
– rosário que desfolharei
sobre o rio do teu corpo

∗∗∗

 

remarque comme le ciel
a la douceur
du chemin qui mène à l’aube

regarde comme le silence
le prend par la main
et vient frapper à notre porte
avec la promesse d’éteindre
le cœur contre un horizon
de lumière claire

– ô extase de l’ivresse solaire

 

repara como o céu
tem a lisura
dum caminho de madrugada

olha como pela mão
o silêncio traz
e vem bater à nossa porta
com a promessa de apagar
o coração num horizonte
de lume claro

 – o êxtase da bebedeira solar

∗∗∗

ces hortensias
plantés
à l’orée du matin :

les porter au visage
plonger les rêves
dans cette rivière de couleurs

– et laisser un oiseau
chanter sur les cimes
des intimes silences

 

estas hortênsias
plantadas
nas orlas da manhã:

levá-las ao rosto
mergulhar os sonhos
nesse rio de cor

– e deixar um pássaro
cantar no cume
dos íntimos silêncios

∗∗∗

 

viennent les nuits obscures
viennent les fines dagues
les épines cachées
au détour des chemins déserts

oiseaux aux présages
de mort sous leurs ailes
les brouillards de glace
les griffures des branches
où les fruits sont absents :

elle ne s’éteint pas cette lumière
d’être rivière avec toi
au fil des heures blanches

 

venham as noites escuras
venham as adagas finas
os espinhos ocultos
nas curvas dos caminhos vazios

pássaros com vaticínios
de morte sob as asas
as neblinas de gelo
as agruras dos ramos
na ausência dos frutos:

não se apaga este lume
de contigo ser rio
no passar das horas brancas

 

Poèmes tirés de “Dias de Cal” (« Jours de chaux »), 2022.

 

 

Présentation de l’auteur




Jean-Yves André, Jacques Poullaouec, Femmes de pierre

Qui sont ces femmes de pierre « croquées » par l’artiste Jean-Yves André et le poète Jacques Poullaouec ? Elles sortent de la statuaire religieuse bretonne. Femmes de pierre profondément sensuelles, exhibant le plus souvent leur nudité. Avec, en toile de fond, l’image de la femme pécheresse et tentatrice véhiculée par la religion chrétienne. Aujourd’hui, un poète leur redonne vie avec la complicité d’un dessinateur.

« Je suis une femme de pierre, / ni pétrifiée ni lapidée. / Je ne sais qui m’a donné ce visage. / Vous tournez autour de moi. / Vous me voyez, me regardez-vous ? / Si vous me regardiez, vous m’entendriez/chuchoter quelques mots sans âge », écrit Jacques Poullaouec à la vue de cette femme de pierre dans le porche sud de l’église de Landivisiau.

« J'ai opté pour une conversation silencieuse avec ces femmes de pierre, un dialogue  au-delà du visible », souligne le poète. Il a également convoqué des grands noms de notre  littérature (Villon, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Claudel, Malraux ...)  pour situer ce livre dans une optique littéraire qui, selon lui, « dépasse le simple aspect artistique ou historique de la statuaire ». Ainsi, faisant référence à François Villon, il écrit pour accompagner ce visage de femme sur le baptistère de Plougasnou : « Quels rêve sous ses paupières ? / Pies et corbeaux leur ont les yeux cavés (Villon) / Faut-il la réveiller ? ».

Jean-Yves André et Jacques Poullaouec, Femmes de pierre, Géorama, 96 pages, 18 euros.

Voici en tout cas des femmes démons, des femmes sirènes, des femmes serpents ou encore des femmes oiseaux. Et même, comme l’écrit Jacques Poullaouec, « des sirènes lèche-culs, sodomistes, onanistes ». Elles ont été inscrites dans la pierre sous l’Ancien régime, au cœur des enclos paroissiaux bretons, à une époque où « l’anatomie et la religion faisaient bon ménage », note le poète. Au fond, voici « la scatologie au service de l’eschatologie ». Car, qu’on ne s’y trompe pas, il s’agissait bien pour l’Eglise catholique (notamment celle de la post-Réforme) d’asséner que la luxure était bien, souligne Poullaouec, « le péché capital qui menait à l’enfer » et de marteler qu’au début de la grande histoire de l’humanité, il y avait la tentatrice du Jardin d’Eden. La voilà donc, à Guimiliau, représentée par un serpent à tête de femme.

Le poète réserve un sort particulier à celle que l’on appelait Katell Gollet (Catherine la damnée) en lui consacrant deux poèmes. « Ta danse s’arrête là/dans les flammes de granit. / La danse était ton paradis / ton enfer sera froid comme la pierre // Trois cavaliers à la gueule d’Enfer / Trois diables arrêteront tes pas / Trois démons te mèneront au trépas // tu avais à peine 15 ans / quand tu te mis à danser / tu courais comme une biche / quand on a 15 ans on aime / à courir le galant ».

Mais, un peu paradoxalement, ces femmes de pierre qu’ont si amoureusement approchées l’artiste Jean-Yves André et le poète Jacques Poullaouec, « s’exhibent sans être exhibitionnistes ». Il peut même arriver que « leurs bouches susurrent les voix du silence » ou que leur beauté éclate à l’image de cette femme en granit du porche sud de Guimiliau. « La Joconde n’est pas si loin », note le poète. A ces femmes de pierre « figées » et « affligées », « prisonnières de la pierre, habillées de lichen », Jacques Poullaouec consacre, en définitive, un grand poème d’amour. Et il pose la question : « Comment vous libérer ? »

                                                                                                        

Présentation de l’auteur




Valéry Molet, Extrême limite de la nuit suivi de Sept notes d’accompagnements de Jean-Pierre Otte, Anne Barbusse, Terra (in)cognita, poèmes sous couvre-feu

Valéry Molet, Extrême limite de la nuit suivi d'annotations pour perpétuer l’apéritif, Jean-Pierre Ottte, Sept notes d’accompagnements

Gnostique oublié de son âme (ou presque) , Molet parie sur son corps estuaire est l’estran de ses désirs mais là « Où l’être pue la vague / L’être est un cochon qui grogne Succion à quatre pattes ». Mais par delà de ses amours et de ses poèmes fait des sortes de comédies musicales où « Nessuno mi pettina bene / Come il vento », si l’on en croit l’inscription sur les marches de la galerie nationale D’art moderne à Rome. 

Aimant parfois de jouer la fripouille du cœur la géographie de ses rives lui échappe  entre Paris, la Bretagne, l’Italie pour chercher le bonheur physique parfois en effet de  chute ou de promesses. Dans ce livre existe un face à face entre l’auteur et Otte. Mais celui-ci écrit ses prolégomènes  è l’amour qui entraine à l’objectif : « l’être substantifie sa dérive dans son contraire ». Molet en multiplie contraintes et situations même si le désamour reste car « è pericoloso spergersi ». Mais il ose des figures de style et « trampolinant » sur des matelas de service.
Bref les cœurs bringuebalent en de bonds ardents où les choses dites du sexe s’emmêlent. D’où parfois des leçon de mécanique décrassant les ténèbres même si parfois jusqu’à « la grivèlerie est un acte d’amour » pour raison d’ivresses là où la douleur y est parfois. Mais tel un antipodiste Molet ose l’effort musculaire dans l’amour en jou(isiant avec l’élue comme des enfants jusqu’ai bout où les embrassades s’éteignent. Dans ce livre le passé n’est pas simple. Mais la présent conditionnel.
Dès lors la finition de l’amour exact n’a pas de définition car il existe tant à dire. Molet ne s’en prive pas,  braqué sur ses objectifs multiples mais inutiles dans la subdivision. Parfois au fil du livre et parfois à celui du cœur  «  Il n’y avait que toi et moi dans l’à-peu-près » mais ce n’est pas en raison d’en faire batailles ou horions enchaînés.
Et d’une certaine manière l'ami fidèle de Otte garde la main verte en amour même s’il est désormais  moins jeune que dans ses premières courses. Parfois hirsute, toujours  affectueux et les lèvres non uniquement  humectées d’une gaufre car il n’est jamais célibataire des baisers d’une brune. Bref c’est un chevalier guignant des corps sages mais surtout le lys de leur vallée.

Valéry Molet, Extrême limite de la nuit suivi de Sept notes d’accompagnements, Jean-Pierre Ottte, Edition sans Escale, 86 p.

Et si parfois deux amants ressemblent à des paires de claques, ils cultivent le vice sans fin d’une vie idoine. Dieu en est témoin. Enfin presque. Mais c’est pourquoi  face à la déité il invente une langue péninsulaire de soutiers et «  ses rires craquaient comme des abeilles grillées, » là où plaisir et déception vaquent en diverses confluences en faux cadavre exquis qui excluent toute régularité écœurante des épluchures du quotidien.
Les genêts fleuris et des fougères cramoisies crée un hôtel estival aux histoires de peau et de foulées où l’amour devient le chantier de lévitations. La règle est la suivante : ne jamais l’éviter.

∗∗∗

Anne Barbusse l'intransigeante

« Dans la vallée du Rhône fument les centrales nucléaires et tournent les éoliennes. » entame le périple de temps (avec bon nombre de retours) pour rejoindre « L’avènement des herbes criblera les marais de touffes outrecuidantes » après  le ravage endémique  du Covid jusqu’à la mer qui ravale ses vagues et roule l’écume sur les galets ronds. Elle passe désormais bien loin des prairies qui s’allongent là où elle portait des masques FFP2. Elle tente de s’accrocher au soleil comme au bout des pales tournantes ou sur des quais et leurs murmures de la société post-industrielle qui menace de s’effondrer.

 Luttant contre l’intempérance, le long des routes elle s’accroche à des arbres chétifs mais  s’échappe aussi sur les rails parallèles du train s’enfonce dans les villes de province. Cela remonte à ses vingt ans, à sa vie parisienne et les banlieues quadrillées de lotissements. Dans ce livre L’auteure multiplie ses « choses vues » en déplumant tout effet de métaphore face au virus qui a encore  d'aplomb . Mais dans ce monde-là il  faut s’échapper par le haut, « pour ne pas chuter tout en bas du monde. »
 
 Certes des « maisons incolores parachèvent l’inconsistance » désormais des s absences des saisons. Mais quelque chose avance. Et ce  pour saluer au besoin l’irrévérence de Godard : « il n’est pas encore mort et la gare de Lyon a presque même salle des pas perdus, seules les nouvelles du monde ont changé ». C’est donc tout ce qui reste dans ce qui tient ici d'une célébration délétère mais aussi un rituel de convenance face a ce qui nous a abasourdi et sonné lors de la pandémie.. Volontairement neutre un tel langage nous sonne.

 

Anne Barbusse, Terra (in)cognita poèmes sous couvre-feu, éditions unicité,  2024, 170 p,, 15 E

Face à l’horizontalité de son étendue la peine, c’est en quelque sorte une possibilité d'échapper aux dupes du non dupe. Anne Barbusse les souligne mais espère se plonger encore vers le rêve et le ciel.  “Aux graminées encore de dessiner des jardins de curé, ne plus octroyer les mondes” écrit-elle, histoire de sauver le monde ou ce qu’il en reste face aux excès les plus nocifs. Et si l’auteur, pour avancer, ajoute "ne cueille que les chiffres de la pandémie", elle espère des plages loin des hommes transitoires et des mouettes furieuses. Le tout avec sobriété et endurance.

Présentation de l’auteur

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