Cypris Kophidès, Ce monde en train de naître

Cypris Kophidès saisit le drame contemporain des réfugiés pour nous proposer un récit poétique sur les désastres de l’exode et les douloureuses reconstructions après les traumatismes subis. Le personnage d’Anna est ici la poignante figure de toutes ces femmes et de tous ces hommes ballottés par l’histoire. La poétesse, pour nous parler de ce drame, alterne habilement dans son récit des passages en vers et en prose.

Anna a fui son pays comme d’autres, sous d’autres cieux ou à d’autres époques, ont fui la Grèce des colonels, le Chili de Pinochet, la Syrie d’Assad, ou fuient aujourd’hui l’Afghanistan des talibans ou la Russie de Poutine. Anna fuit la guerre. La voici engagée, nous dit Cypris Kophidès, dans une « interminable marche/sous le gris cendre des nuages », dans « le fracas des bombes ». Avec, à l’horizon, « les fumées rouge et noir des incendies » et, tout près, « les aboiements des ordres criés ». Anna est une artiste. Dans son pays, elle peignait. Elle cuisinait aussi. Anna fuit. Elle se sauve. La voici enfin à l’abri. « La guerre est là-bas au loin/ mais cogne toujours dans les entrailles ». Dans sa folle traversée, un vers du poète grec Yannis Ritsos l’apaisait : « La paix est un verre de lait chaud et un livre posés devant l’enfant qui s’éveille ».

Dans ce pays où elle arrive et qui n’est pas en guerre, il y a Lucia et François qui tiennent une brasserie et qui l’accueillent. Deux bons samaritains qui « cherchent avec elle des locations ». De fil en aiguille, des liens se tissent avec des femmes qui « viennent d’ailleurs » et qui « elles aussi ont franchi des frontières ». Anna respire. Elle pourra même, bientôt, exposer des peintures. Mais peut-on vraiment se guérir du malheur ? La voici happée métaphoriquement par une forêt, « un monde aux lois obscures/ un monde surgi des profondeurs noires/de la terre ». Mais Anna surmontera l’épreuve, se libérera progressivement de ce fardeau. Le récit de Cypris Kophidès laisse entrevoir, au bout de la nuit, une forme de résilience après son « périple intérieur ». Anna se réconcilie avec le monde. Elle découvrira même l’amour.

Cypris Kophidès, Ce monde en train de naître, Diabase, 128 pages, 16 euros.

A travers ce portrait de femme, Cypris Kophidès nous parle, certes, d’une grande tragédie contemporaine et de ses impasses, mais elle laisse poindre de bout en bout, à travers son personnage, la force du désir. Tout est sans doute possible, en dépit du malheur, « tant que la poésie n’aura pas dit son dernier mot » (comme le dit Marc Baron dans son dernier livre). Et d’ailleurs la voix des poètes n’en finit pas de résonner dans son récit poétique. Elle cite Khalil Gibran : « La terre est ma patrie, l’humanité ma famille ». Ou encore le grec Odysséas Elytis : « Voilà pourquoi j’écris. Parce que la poésie commence là où la mort n’a pas le dernier mot ». Née d’un père grec et d’une mère française, Cypris Kophidès a de solides références.

Présentation de l’auteur




Paroles de résistance — Postface à La Tour des corbeaux suivi de Fait d’arme de Mathieu Hilfiger

Ce livre réunit deux textes formellement différents et apparemment sans liens au premier abord : un court récit poétique en forme d’apologue mais sans leçon, et un dialogue entre un professeur et son assistant. Ce qui les lie pourtant, au point qu’ils peuvent ne faire qu’un malgré leurs différences, c’est le thème central de la guerre qui constitue une sorte de champ de profondeur sur fond duquel les images et les pensées se déploient. La guerre est ce lieu privilégié où se manifeste le déchaînement des volontés de puissance et c’est à son exploration que travaille de façon différente chacun de ces deux textes.

Le premier, le récit de « La tour des corbeaux », installe un espace sous la forme d’une sorte de tableau, une situation de désolation comme à l’issue d’une guerre ; le second, « Faits d’armes », introduit dans ce contexte, en même temps que deux êtres humains qui pensent et qui se parlent, la nécessité de la résistance. Une résistance fragile qui repose sur le frêle appui de la liberté individuelle et le courage d’oser penser par soi-même. « La tour des corbeaux » peut ainsi se lire comme l’énoncé des didascalies du drame qui suit, sa mise en perspective.

*

Lisant « La tour des corbeaux », le récit qui ouvre le livre, on pense aux petites fables énigmatiques de Borges ou d’Italo Calvino. S’y mêlent des éléments très différents (la réalité écologique de la disparition des corbeaux, les grands mythes fondateurs, Babel, le dialogue des oiseaux de Farid al-Dîn Attar, l'actualité, Ésope, La Fontaine, Kafka etc.), dans une sorte de tournoiement des références qui toutes se lient dans un mouvement fluide, limpide, très bien écrit. Des images fortes restent après la lecture : ces paysages d'hiver avec ciel de neige traversés par des bandes de corbeaux errantes et heureuses, glissantes et croassantes, ou cette haute tour lisse, ajourée, ouverte sur l'espace et la hauteur, où la lumière et le vent ne cessent de se croiser dans un mouvement tourbillonnant.

Mathieu Hilfiger, La Tour des corbeaux, suivi de Fait d'arme, postface de Jean-Marc Sourdillon, Editions de Corlevour, 2025, 80 pages, 16 €.

Bien sûr, aucune leçon ou signification ultime n’est donnée à ce conte, comme l’exige l’art du narrateur selon Walter Benjamin. Il acquiert de la sorte comme un champ d’oscillation. Le lecteur est libre de faire résonner comme il le sent la vision du texte avec sa propre expérience, ses propres hantises. On peut penser, par exemple, à cette dérive possible qui est inscrite dans la discipline philosophique depuis Platon : viser l'absolu pour être dans la maîtrise et le pouvoir, pour coloniser le monde et les êtres une fois ceux-ci réduits à l'état d'abstraction, enfermés dans la grande tour de l'être, du langage ou de la logique. Tout le contraire de naître.

On peut penser également que cette tour de Babel des corbeaux n’est pas sans lien, par sa structure tout au moins, avec le panoptique de Bentham revu par Foucault dans Surveiller et punir, et que cette figure plus ou moins allégorique permet de considérer la volonté de puissance dans ses fondations, d’en donner sous forme d’image une sorte de modèle concret. Libre à nous ensuite d’interroger à travers elle le pouvoir sous toutes ses formes dès lors qu’il s’éprend de lui-même, tourne sur lui et nous conduit à notre propre destruction. Cette figure résonne durement dans le monde contemporain où elle pourrait s’appliquer à tant de situations : le climat, la disparition des espèces, l’assèchement des terres et la montée des eaux, les nationalismes, et notamment poutinien, les fanatismes religieux, la logique de la spéculation boursière, le palais des miroirs déformants des réseaux sociaux, le narcissisme occidental, etc. Ce texte agit à la manière d’un miroir et fait de nous des corbeaux ivres de leur intelligence et de leur capacité technologique, de leur capacité de « croascence » (mauvais jeu de mots, mais parfaitement justifié ici). Il faudrait mettre bien en vue dans nos imaginaires cette tour dressée du solipsisme et de la volonté de puissance comme la représentation du plus terrible piège que nous nous tendons à nous-mêmes et où nous tombons, parfois sans nous en apercevoir. Voilà un récit nécessaire.

*

Ce qui me frappe dans « Faits d’armes », le deuxième texte du diptyque, outre les passages à la fois poétiques et romanesques sur la vie des partisans dans la forêt ou les allées et retours entre la cabane (mi-Walden, mi-Charmettes) et l’abbaye, c’est la beauté formelle de la structure. Le dialogue présente deux récits en miroir, celui du Professeur et celui de l’Assistant. Le passage du premier au second suit très naturellement le mouvement d’un renversement du rapport de force – celui qui apparaissait comme dominant devient le dominé et, surtout, celui qui se donnait l’allure d’un authentique résistant (tout en traitant l’autre de « collabo ») se retrouve de fait dans la position du collabo  à mesure  que le véritable  résistant se révèle en face de lui  dans la figure de son vis-à-vis. Entre les deux, troisième terme absent du dialogue, sorte d’épicentre permettant l’équilibre fragile du milieu : la figure plus ou moins mythique de l’Auteur (maître plus que professeur), se nourrissant de musique, réfléchissant sur les possibilités de l’imagination, écrivant d’instinct et non pas selon les règles, quitte à introduire l’incorrection et l’irrespect dans sa propre langue… Le Professeur, qui a été autrefois son assistant, n’a pas su voir en lui un maître, et le trahit même à sa façon en en dressant un portrait-charge. L’Assistant, en revanche, sait reconnaître en lui un maître à travers le portrait déformé qu’en donne le Professeur, preuve qu’il sait interpréter. Voilà pourquoi l’annonce de la venue de l’Auteur contribue à la rupture de l’équilibre des forces en faveur de l’Assistant et préfigure le renversement final. En effet, l’Assistant ne peut pas, pour penser, s’appuyer sur une expérience qu’il n’a pas pu acquérir encore (ce que lui reproche le Professeur), mais il sait pouvoir compter sur celle d’un homme – un modèle ­– qui a déjà fait ses preuves.

Ce que ne supporte pas le Professeur, au point que c’est devenu chez lui une sorte d’angoisse et d’obsession, c’est non seulement qu’on crée du nouveau, mais surtout qu’on bouscule les règles pour le faire (par ignorance ou maladresse, selon lui), qu’on mêle le même avec l’autre, qu’on confonde (« mélange ») les expressions consacrées, qu’on introduise un menu chaos dans la langue. Très exactement ce que Paul Ricœur appelait « la métaphore vive » sous son jour positif. En revanche, parce qu’il est fils d’hôteliers, l’hospitalité a pour l’Assistant une valeur cardinale, il la place au-dessus du respect sous toutes ses formes (notamment hiérarchiques). Cette valeur dicte aussi sa relation avec les mots et les tournures dans la langue.

Pourtant, ce qui me touche le plus, je crois, dans cette histoire, c’est que la véritable raison de ce renversement est peut-être moins esthétique (la création contre l’érudition ; l’usage libre des possibilités de la langue contre le respect de la grammaire, etc.) que moral. Si le Professeur, résistant dans sa jeunesse, collabo, si l’on peut dire, ou même occupant, dans son âge mûr, est sorti de l’esprit de la résistance et de cette fidélité à l’intuition qui la fonde (ce que sont les véritables Lumières – sapere aude), s’il a trahi et son maître et les Lumières, c’est parce qu’un jour il a renoncé à la morale. Tel est l’événement à mon sens central dans cette pièce : le manquement à l’intuition éthique. Il a perdu son âme à la lisière de la forêt. Symboliquement peut-être, cela signifie qu’il est sorti de la résistance, qu’il a renoncé au recours aux forêts, lieux privilégiés des maquis. Mais c’est aussi à la lisière de la forêt qu’il a tué un jour, très froidement, un homme, d’un coup de bûche, parce que celui-ci le menaçait. S’est produite là une fracture irrémédiable, c’est le cas de le dire, avec l’esprit des forêts, les valeurs de résistance dont elles constituent symboliquement la réserve, mais aussi avec l’intuition, le sens des Lumières, l’amour des bêtes, le goût pour la musique, la confiance dans l’imagination, le sens de la douceur, etc. À la place sont venus se glisser dans son esprit, dans sa manière de penser et de se comporter, l’ambition, l’attrait pour le légalisme et le respect purement formel des règles, ou encore, dans leur sillage, le désir du pouvoir et de la respectabilité – le pouvoir de noter, de sanctionner, alimenté par le ressentiment et l’envie. Voilà ce qui arrive à qui a coupé le contact avec le mouvement de la vie en soi, l’intuition qui le guide. La sécheresse, le formalisme, l’autoritarisme et le ressentiment.

Enfin, le coup de force poétique de ce texte est, peut-être, dans la façon dont l’Assistant manifeste sa révolte et effectue le renversement dans le dialogue. En répondant « loin s’en faut » au Professeur, c’est-à-dire reprenant mot pour mot cette expression que celui-ci avait proscrit dans les copies de ses étudiants, en la faisant passer de l’écrit à l’oral, il fait exister, il actualise la liberté et en même temps la morale. Ce qui était formellement interdit ou répréhensible, voilà qu’il le fait surgir dans le face à face et la situation réelle. Il sort la parole de sa cage et de ses gonds. Ce qui est peut-être une erreur syntaxique selon Grevisse, une maladresse dans le discours oral, ne constitue pas, ne constituera jamais une faute morale ; et même au contraire, elle rétablit un courant de vie dans le langage et avec lui la dimension éthique dans la vie de la pensée, parce qu’elle actualise les valeurs et a pour effet de chasser les imposteurs.

C’est en outre exactement ce qu’elle dit, si l’on y prête attention. Puisqu’elle propose de se tenir à distance de ce qu’il faut (du moins, c’est ce qu’on peut entendre : loin de ce qu’il faut…), c’est-à-dire des règles quand celles-ci obstruent le regard et la pensée, se figent en lois au détriment du droit, enferment la vie de l’esprit dans des formes qui le stérilisent, l’asphyxient et à plus ou moins long terme le tuent. Oui, elle rétablit la liberté en même temps que la justice, c’est-à-dire la visée éthique sur la scène et dans la langue. Elle accomplit ce qu’elle dit, elle est parole performative, subversive et salvatrice. En elle, l’acte esthétique ne se sépare pas de l’acte moral. Elle est « un fait d’armes » à elle toute seule, un acte de résistance, mais sans armes et sans violence. Juste la parole, mais une parole juste. Elle ne tue personne.

Présentation de l’auteur




Julie Leroi, J’avais des palmes et une queue et autres poèmes

À l'époque où j'avais des palmes et une queue,
une lumière irradiait à travers un écran de brume, un écran
souple qui me séparait de quelque chose de fondamental. Le monde
était utile, et mon existence y participait.

Je me souviens du jour où je les ai perdues : le monde
est devenu flou
avant de retrouver, soudain,
une netteté nouvelle. J'étais passée

de l'autre côté. Ma queue était tombée, naturellement,
comme une mue, mes palmes s'étaient atrophiées
avant de disparaître. Quand je me baigne dans la mer,
elles me reviennent en pensée, mais j'ai aussi conscience

de ce qui me manque. Ce poisson est mon frère et cette eau, le berceau
de mes origines. Un coquillage dans ma poche me rappelle
que tu existes, même si
je ne te vois jamais. Il est

bleu comme tes yeux. Je l'ai
ramassé en pensant en toi, ce qui en fait la chose
la plus précieuse au monde.
Un squelette sectionné : voilà ce qui nous attend,

voilà ce qui nous unira et nous unit déjà, nous : gens
d'hier et d'aujourd'hui, gens d'hier et de demain, humains
en cette terre, terriens en cet univers
où un gigantesque trou noir a avalé le passé

lointain, avant de le recracher en un autre système
où je me baigne nue, avec toi, si beau, si majestueux,
nos palmes battant l'eau
avec tant de facilité,

nos queues s'enroulant l'une autour de l'autre dans une sublime
étreinte
que les étoiles, les planètes
n'osent même pas regarder.

Le renard bleu

Entre nous il y a un renard bleu
que chacun regarde avant de regarder l'autre.
Si nous pouvons le voir, c'est justement
qu'il y a quelque chose entre nous.

Son regard est doux,
et il sent bon et sa fourrure est infiniment douce
et infiniment chaude.
Bientôt tu me diras : que ta peau et douce !
et je te dirai : que tes yeux sont bleus
et que tu sens bon ! Avant de plonger dans le lac
où l'amour s'agite, délaissant des vagues de sueur
qui tremperont nos corps jusqu'à l'intérieur de nos cils
et de nos cheveux.

Une fois, j'ai connu l'amour profond, c'était
il y a bien longtemps. Tu es venu
remplacer cette image tout comme moi, je viendrai
réparer tes blessures, au moins
quelques unes, au moins
un tout petit peu. Je viendrai
dire à ton corps nu que rien n'est fini, et ton esprit
l'aura compris. Je me baignerai à la surface de ta peau pour que tu puisses
t'écouler plus facilement. Alors,
tu pourras contempler les contrées à partir desquelles la mer
s'agrandit, pleine du souvenir de ses montagnes et de

ce renard bleu
qui les as parcourues, longuement, avant de te rencontrer,
et de me rencontrer, et de
s'établir quelque part,
exactement entre nous.

Jeune homme dans un wagon

Dans le wagon du train, il y a un jeune homme
au joli museau, il me rappelle
un autre jeune homme
ayant parcouru l'une de mes précédentes vies, en un lieu
assez proche de l'endroit où roule ce train. Trente années
et cent kilomètres séparent ces deux jeunes hommes,
ce qui n'est pas grand-chose, ce qui est
énorme.

Même nez fin, même menton, mêmes yeux
rusés, même côté animal – un animal intelligent
vouant sa vie à la musique et aux plaisirs. Je le
regarde comme une image du passé, un passé
qu'il répète sans le savoir, et indéfiniment, comme nous tous,
y ajoutant peut-être une toute petite chose,
y retranchant peut-être une autre petite chose,
quoique cela demeure tout à fait incertain.

Il ne sait pas encore ce qu'il est
en train d'accomplir – cela, il le saura peut-être
dans vingt ou trente ou quarante ans, après avoir découvert
dans le wagon d'un train ou au milieu d'une foule ou au
supermarché, l'image d'une jeune fille appartenant à
son propre passé, une jeune fille qui ressemblera peut-être
à celle qui me tourne le dos, à présent, et qui regarde
ce joli museau, et qui rit,
rit, pensant être la première à désirer autant

le corps d'un autre, au point
de vouloir l'emplir, et de s'en emplir,
brûlant de combler le moindre de ses creux,
la moindre de ses failles.

Mon cœur est une chauve-souris

Mon cœur est une chauve-souris
prisonnière d'un exil
de néons sans arbre
sans ciel et sans cet air du soir qui
fait de nous des dieux

mon cœur n'a pas l'aile brisée
mais déchirée, il paraît que
la membrane se répare à cet endroit
il suffit d'attendre un peu
mais je pense à ce désir

qui me gonfle et me bouleverse
ce désir fou de gagner le corps
d'un autre comme on gagne le sommet
d'une montagne, ce désir fou de dire :
tu ne sais pas comme tu m'émeus

tu ne sais pas ta beauté ton importance
viens que je te dise monsieur
viens, et je t'abandonne l'eau de
ma rivière, cette eau où tu pourras
entrer la douceur de tes muscles serrés

cette eau, je te la réserve
je la réserve à la volonté tendue de tes désirs
je la réserve à ce rêve que tu as collé
à la vie, ce rêve si beau parce qu'il est si grand
si grand qu'il est perdu d'avance

Présentation de l’auteur




Jacques Cauda, Poèmes

Je lève les yeux

Sous la terre

J’ai du goût pour la lumière 

Les mains pâles

Que des choses : des phénomènes

Je lève les yeux : je n’aime pas me voir autrement

Que par petits morceaux de flammes

Brouille aux formes elles

Courent parmi nous

Sur la peau (c’est comme des âmes sur le papier)

Telle la prairie pour l’ardeur

Le feu fol pour l’ardeur

Enfant déjà des moments

Aux influences

Je me reconnais de cet œil

Sans bords

C’est le point de vue du Purgatoire 

Brillant de mille feux follets

Je marche sur le pré

J’ai tendu l’étant

La journée est finie

Ah Dieu que la guerre est jolie…

Je me promenais d’après une estampe
Du Corrège il s’agissait d’une
Allégorie de la Vertu je traversais
La vie les champs la ronce et les
Muriers noirs c’était ma condition
Sinon la guerre avait pris langue
Dans l’angoisse me disais-je en
Paressant dans l’herbe la tête
Empourprée de soleil rouge
Bien sûr l’allégorie représentait
Trois femmes la Guerre la Paix et
La Troisième pavoisant de bleu et
Jaune vêtue ne me disait rien pourquoi ?
J’avais emporté avec moi un livre
Au titre éloquent Héroïsme et victimisation
Qui commençait par les mots suivants
L’honnête homme maître de ses pulsions
Lorsque je vis un tas de bruyère
Il faisait chaud j’allais m’abriter sous
Un arbousier épineux aux côtés d’alisiers
Frais tout autour de moi les insectes
Rayonnaient dans l’air en nourrissant
Ma solitude ardente blottie dans l’ombre
Où brûlait l’image de la vertu sans doute
Étais-je le seul homme honnête capable
De comprendre la dessiccation du temps
Que rien ne venait assombrir ni les fraîches
Couleurs des fruits rouge orangé qui
Bruissaient sur mon être ni leur
Sourire de chair qui me laissa bouche bée
Ce matin-là comme un matin cocagne !

Je sentais mon œil en alerte
Maçonner la vie en rouge musculaire
Je me parlais à voix haute comme
Rempli d’espoir ah boire mon esprit
Qui se présentait dans l’ordre d’un
Discours que je pris soin de moduler
Cézanne ! La Montagne… Mais
L’herbe était si haute et
Si durs les cris d’oiseaux qu’ils m’em-
Pêchaient tout je restais dans l’herbe
Assis hébété malade de moi-même
Tandis que quelque chose une
Menace ? courait sur
La toile telle una persona rendue à
Aux démons à la Guerre jaune
Et bleu qui
Serpentait à mes pieds

Je rêvais un instant
Pour voir revoir peut-être
Ce subtil mélange indigo jaune et noir
Du même tonneau que la Diane et ses Compagnes
Vermeer de Delft n’est-ce pas
Chaste Diane trop vêtue à mes yeux
Qui l’habillaient d’une peau rose
Désemparée …

Je me réveillais nourri par une expression
Retrouvée (dans les Saintes Écritures) :
Paulo minus ab angelis
« Un peu en dessous du niveau des anges »
Chimère ! Qu’avais-je à faire
Avec le dessous des anges ?! J’étais allongé
Dans l’herbe à la dixième heure du
Jour avec l’arbousier comme couvre-chef
Fait d’épines et de fruits rouges
La lumière montrait la voie droite
Avec ce phrasé qui lui était propre
Et qui dénotait
Une calme assurance comme une
Pure splendeur
Dès lors qu’elle et Diane
S’équivalaient 

En tournant la tête posée dans
Le confort de mes cheveux qui ondoyaient
Dans le vert j’aperçus un ensemble de
Roches fessues mais longues Des roches
Bleu délavé dilué à la manière du Greco
Qui dans un curieux rapprochement
Comme mimétique
Firent de moi un être- étirement
Au gré progressif du plaisir que j’avais à
Me deviner dans la pierre
Des notes d’or tombées du soleil
Flottaient tout autour de moi
Nimbant mon Image je vis alors que
J’avais le doigt de la main droite levé
Le seul combat que nous puissions livrer
Est celui de la parole, disait-il
La main gauche tombante semblait défaite
Elle n’attendait plus rien Mes épaules
Saillaient en somme j’étais nu telle une
Âme enivrée & martyre
Du massacre jaune et bleu si joli…

CHAOS                                                                                    

Il y a des jours
Quand Chaos guerroie pour tous
Aux prix attribués
L’accourcissement des nuits
Pour garder sans vous écarter

Vous ne jugerez point car vous
L’avez fait
Vous vous collerez au
Déclin du soleil quand
Il sera

Tous vos efforts
Pour dire à la frontière
De peur des ossements
Alerte
Avec dix mille hommes

Et c’est après quoi
S’il y a une sortie
Dans la cour extérieure
La haine montera sur vous
Il sera

Souvenez-vous
Par le charbon et l’anthracnose
Sur le bois écrit
CHAOS
Et vivez vous

Il foule les tertres
Son nom vertical
Archi-tombal
Sans le jardin multiple
Cette charge de malheur

Prenez et mangez
Les faces de la terre
Les mains à l’œil au soleil
Faites étinceler la razzia contre le rude
Triomphe comme un feu

Exilé de sa glèbe
Si c’est en ce jour
Le voici non par la soif d’eau
Mais avec persistance
L’étain pris aux entrailles

Agrandir vos bouches
Prenez & mangez
Car le mal descend
Quand il faut saisir
Le vin pour qui va droit

Ô bovins suspendus
Machines maisons encloses
L’en-tête de la faute ici
Parmi vous
Ce ne sera plus le repos

Le jour de détruire
À jamais sa narine dans
Le passé sans parenthèse
De la mer à la mer
Depuis là

Le souffle vous l’avez entendu
Monté sur un âne
Il sera
En vos cœurs aux quatre coins
Comme le messager

Reste liquide long et délié
Prenez et buvez
La cape de bave près de la félonie
Gloire à son nom
Réponse/cendres

Longueur de narines
La mangeoire est pleine
Ceci est
Comme neige en été pluie à la moisson
Vous claudiquez langues médisantes

Encore des exemples
Le sort de votre maison
D’une terre lointaine
À l’angle d’un toit
Prismes

Rumeurs qui consacrent le carnage
Miel & entête des douleurs
Avalez et voyez
Ainsi soit-Il

Présentation de l’auteur




A.P.A. Delusier, Fantôme blanc et autres poèmes

Pleure Guenièvre présence blanche le fils d’Uther                                                                               

Les spectres que les chants amènent jusqu’ici portent le masque      
Des morts Et le vent traîne vide sa coupe d’argent le long du sillon                                                         
Bleu Dîtes-moi quelle voix guerrière se lève du soir                                                                             
Pour vos cortèges et vos mêlées car les corneilles                                                                
Maintenant ont déserté Albion et accourent du côté                                                                             
Des terres sauvages Aussi de razzia en razzia la cendre                                                                        
Légère des maisons roule jusqu’en bas des vallées où                                                                                
Les montagnes noires prennent leurs racines où                                                                      
L’Ancien Cerf hante sans fin les bois de Valdone    
Qu’une nuée noire recouvre tandis que l’orage plonge                                                                  

Sur les herbes vertes des Cornouailles ses petits yeux                                                                          
Ouverts sur un pays endormi par rêve D’autres ailleurs                                                                        
Flottent sur cette mer engloutie où l'Île d’Ys songe à                                                                
D’autres cités qu’à celle qu’elle portait jadis                                                                                     
Sur son monticule de pierres dures glisse la brume                                                                  
Rampante de ses lagunes sèches La pente retournée                                                                             
De son exil Vieille maraude de matière rouge la Porte                                                                         
Pour toi reste ouverte comme on fait du blé dans les champs                                                                
Tranche l’eau caillouteuse où l’herbe verte n'a plus le même                                                                
Parfum au printemps Quel sort suprême reconnaître de ces                                                                   
Sources

                                        Je ne sais pas regarder sous la dernière stèle son corps                                     
                                        S’abandonner aux ombres comme un abysse de silence                                                
                                        Où le secret est un creux la lumière blanche mange les ténèbres                                    
                                        Comme un secret d’abysse creusé dans le silence Je pars

                                                                                                                     

Terre de givre

Longtemps après le départ des derniers chevaux                                                                                  
Sur le bord brumeux des rives de Belerion                                                                                           
Pour honorer une dernière fois les morts de Camlann                                                               
Quelques suppliantes restent pour prier                                                                                                  
Mais leurs regards sont du côté de la mer                                                                                
Guettant les derniers signes du vaisseau veule                                                                                     
De leur roi parmi la nuit essoufflée dans la forêt                                                                       

Le Mage est de nouveau muet et commence à                                                                          
Reprendre son antique forme d’animal couronné                                                                                             
Par les bois le battement de la neige fond                                                                                            
Sur le corps d’Arthur qui s’apprête à pénétrer                                                                                    
Les sentiers sépulcraux des flots sombres                                                                                            
La nuit est déjà morte comme une main qui se ferme                                                                           
Et la lune en mettant son manteau mièvre de poudres                                                                      
Grises ne bouge presque plus entre les étoiles et les ruines                                                                   

                                                           Le bâton du Mage ne viendra pas fouler cet enclos                                          
                                                           Ce dernier verger blanc n’est plus à leurs yeux                                                
                                                           Qu’un vaste champ désert

La voix de la mère

Quelle mort Arthur dans l’étreinte abandonnée de ton enfance                                                             
S’égare vers ici pour disparaître derrière la colline des vagues                                                           
Sous ta tête le casque de ton père songe à d’autres cieux et                                                                   
Ton épée Excalibur et ton bouclier Prydwen portent les mêmes                                                                   
Noms que la pierre et la barque que la forêt et la mer                                                               

Alors que dans le soir noir des nuits de la rive accouche un                                                      
Lendemain sans autre regard que celui de répéter son oubli                                                                  
Sa mort crie tout bas dans la matière de l’ombre et dans celle                                                               
Qui laisse un peu paraître une lumière un éclat un rayon                                                                               
De brisants et de fleurs déchirées à la vertu des rites                                                                

Mon enfant tu le sais maintenant aucune immortalité                                                                           
Ne règne dans le coeur de celui qui répand la haine sur le Royaume                                                    
Songe à l’ancien chêne et au sang-sève qui descend de son tronc                                                          
Transpercé par la lance du sorcier de la guerre dont le souvenir du feu                                                  
Agit encore comme un mirage comme à travers une brume                                                                  
Un soupir et un souffle creux                                                                                                  

En haut on ne voit plus de rayon plus de regard                                                                                   
Seule la solitude rompue par les sacrifices humains                                                                             
Dans le soir enfreint encore de nos heures rétrécies

Présentation de l’auteur




Étienne Orsini, DÉCHANTER, C’EST TOMBER D’UN REFRAIN EN MARCHE

Fin de miracle

Pourquoi les mots quand on les frotte
Ne font-ils plus de feu ?
Devra-t-on les jeter ces allumettes aux bouts noircis
Qui autrefois savaient édifier des brasiers ?
L’odeur du soufre s’est évanouie
Qui promettait la flamme

 

Fin de partie

La fin depuis longtemps
Avait été sifflée
Lorsque j'ai débuté
Comme être humain
Et aujourd'hui encore
Qu'une stridence me visite
En habits d'acouphène
Je la sais orpheline

 

Shibboleth

Interprété par un oiseau
Ce n’en était pas moins
Un authentique hennissement
Reconnaissable sans doute possible
À ses notes enchaînées

 

Gyere ki, te gyöngyvirág

Le monde s’écroulerait
-Et Dieu sait s’il s’écroule-
Une mélodie pourrait encore
Nous maintenir à flot

Un air venu de loin
Ou même de longtemps
Avec son roulement de larmes
Son muguet tout fané
Ses amours envolées

Une rengaine triste
Et si réconfortante
Prouvant par do plus la
Qu’il ya cent ou mille ans

Ces temps qui sont les nôtres
Avaient déjà pris fin

Semer l’ombre

Je m’éteins par hameaux successifs
Ajoutant à la nuit
En des endroits divers
Il n’est d’absence que je ne prêche
D’ombre que je ne sème
À me détacher des murets, des arbres et du ciel
J’ai pris le pli de disparaître
C’est une figure de danse
La seule
Qui me connaisse

En toute confiance

On prête au taciturne
Toutes sortes de secrets                                                                                                                     
Sans confession, on lui donne
Le diable
Ou les diablotins

 

Comme un rêve de botox

Avec un visage à zéro
Sans traits
Sans rides
Sans expression
Ni guillemets autour des lèvres
Tu en ferais une belle page blanche

In fine

Quand nous irons vers le ciel bleu
Aurons-nous des ailes ?
Quand le delta nous happera
Serons-nous des fleuves ?
Ce que nous deviendrons
Le sais-tu, toi chemin
À nous attendre comme un chien
Tandis que nous rechaussons nos guêtres ?

Kantilène

Un poème est question d’acoustique
Si tu n’as pas la voûte étoilée
En toi
Tu ne l’entendras pas

Grande dépendance

Un bruit ne sait rien faire tout seul
De son propre chef
Il ne connaît pas
Retentir lui demande du renfort
Et tout un équipage

À même le jour

Je n’avais pas encore revêtu les contours
Qui séparent du monde
Ni endossé ces forteresses
Qui font de la vie un combat

Je me tenais dans le matin
À même le jour
Affranchi de mon corps
De mes humeurs
Et de l’histoire anecdotique des hommes

Autour de moi
Tant de noms voletaient
Bien assez tôt
Ils se poseraient
Sur les monts
Sur les sommets
Sur la vallée et sa rivière
Sur ce qui fut créé
Ou spontanément généré

De tout le plomb de leurs syllabes
Ils s’en iraient lester
Ce qui serait doté d’ailes
Ou élytres élan désir
Et générosité

Du poids de leurs diphtongues
Ils viendraient réprimer
La moindre tentative d’envol

Il serait peut-être encore temps
De souffler
De se faire pétale en surnombre
Sur la rose des vents
Pour repousser à pleins poumons
Les phonèmes invasifs

À moins de laisser une mémoire défaillante
Éroder la toponymie
L’onomastique
Estropier les savoirs
Ou flouter la chronologie

Un matin passerait
La ballustrade rouillée ferait
Une assez pâle figuration

Un coq chanterait

Depuis que l’angelus
A cessé de sonner
C’est à lui qu’il revient
De proclamer midi
L’heure de Damoclès

 

In excelsis

Au jardin, si la rose
Lance un pétale à ton passage
Estime-toi glorieux

 

À la dérive

Nous avons quitté le temps ferme
Pour dériver vers des peut-être
L’Histoire que nous étions
S’est disloquée à notre insu
Hier craquelle à nos tympans
Et nous ne savons plus l’entendre
Il faudrait éviter de trop mourir
Par les temps qui courent

 

Épilogue

Notre vie d’après
C’est en filgrane
Que nous la vivrons
Dans vos pensées de papier-bible
À la merci d’un froissement
Furieux ou
D’un départ de feu

SON DIEU ETAIT VITRIER

Textes inédits d’Etienne Orsini

   Son Dieu était vitrier. Ou savant Cosinus. Ou titulaire d’un œil de verre.
   Le premier jour, il avait créé la lumière, le deuxième, l’éclat et le troisième, la transparence.
   Comme il trouvait que cela était beau, il avait aussi créé l’homme afin qu’il puisse participer à ce spectacle, en tant que spectateur, reflet ou souffleur de serres.
   Lui-même n’avait pas son pareil pour escalader du regard les plus hauts gratte-ciel, en quête de miroitements, de clins d’astres fabuleux, de pépites solaires. Il faisait les carreaux à l’aide de puissantes jumelles, les nettoyait de toute opacité. Il manipulait parfois les lamelles d’un ancien microscope à la recherche d’une lumière vieille d’au moins cent-cinquante ans. Peu lui importaient les vestiges de l’élevage de vers à soie, le naufrage de la vie minuscule et fragile ; seule comptait la lueur qu’il voulait coûte que coûte plutôt pâle, plutôt vive.
   Quand il avait plu, il sortait de chez lui, à la vitesse des champignons. Il aurait pu manquer la flaque et sa lumineuse homélie.
   Enfant, déjà, à l’aquarium, il n’avait pas vu les poissons, goupils ou raies mantas et les requins-marteaux lui avaient échappé. Une drôle d’irisation au bord biseauté d’une paroi l’avait retenu tout ce temps et il s’en souviendrait des décennies plus tard.
   Depuis qu’il avait découvert les serres, il s’y rendait le plus souvent. À peine en avait-il franchi la grille, qu’il se sentait chez lui. Il ne rentrait pas de sitôt dans la cathédrale de verre mais l’entourait de trajectoires compliquées qui ressemblaient à des étreintes.
   Sur les parois, tout faisait tache de couleurs. L’hibiscus tachait, le visiteur tachait, l’oiseau de paradis tachait et l’extincteur réglementaire.
   Il jardinait avec les yeux. Sarclait et binait sans relâche pour voir jaillir de nouvelles fleurs qui n’en étaient que l’ombre.
   Quand l’ayant contourné tant et plus, il pénétrait enfin au sein du Palmarium, on aurait juré qu’il s’était signé.
   Son Dieu était vitrier. Venait-il de s’en souvenir ?

   Aquariophile, son Dieu nous aurait observés depuis quelque point P inconnu de nous seuls.
   Avec passion, tendresse et vigilance, il aurait assisté à nos évolutions parmi les eaux-fantômes d’un océan en ruine.
   Rien de notre ballet ne lui aurait échappé. Il aurait perçu sans faillir sous le plus infime de nos gestes un battement de nageoire. Sous chaque frasque, une virevolte.
   Aquariophile, son Dieu nous aurait restitués à notre préhistoire.

Son Dieu nous aurait esquissés.
Tracés non pas créés.
Sur un tesson de pluie.
Avec toute la minutie d’un maître-verrier
Et la désinvolture d’un soudard
D’un trait d’esprit
Il nous aurait émis
Comme autant d’hypothèses
De plus en plus
Invérifiables

   Son Dieu pratiquait la lecture rapide.
   S’il nous lisait, c’était toujours à la vitesse de la lumière.
   Et s’il nous feuilletait, il mettait nos yeux hors d’haleine.
   Au bruissement de nos corps, on sentait sa présence,
ses pupilles érudites et ses mains palpitantes.
   Avec la fougue d’un autodidacte,
 sans mesure ni méthode,
   son Dieu pratiquait la lecture rapide.

   Son Dieu avait l’oüie cristalline, de celles qui vous métamorphosent les noirs torrents d’insultes en cascades de louanges.
  Muni naturellement d’un tel appareil auditif, comment aurait-il entendu nos péchés, nos turpitudes, nos peines et nos supplications ?
   Il faut imaginer son Dieu en parfait mélomane changeant nos croassements sans même s’en rendre compte en joyaux mélodiques.
   Amateur éclairé de la musique des sphères, son Dieu avait l’oüie cristalline.

   Une libellule prouvait son Dieu mieux que Thomas d’Aquin.
   Syllogisme parfait au bleu irréfragable.
   Indice pur et concordant.
   Dès lors qu’elle enseignait au peuple des roseaux
   CQFD de vie sur le tableau d’azur,
   une libellule prouvait son Dieu mieux que
  Thomas d’Aquin.

   Son Dieu entrouvrait des clairières dans la forêt des cœurs.
  Tachetant d’espérance le marasme vert sombre,
   il suffisait qu’il passe pour dissiper les ombres.
   Élagueur accompli de nos mélancolies,
   son Dieu entrouvrait

   des clairières

   dans la forêt des cœurs.

   Son Dieu taillait tantôt des diamants à Anvers, tantôt, dans l’Univers, sculptait des firmaments.
   L’instant d’un œil, il polissait des mondes. Pour rien, pour la beauté ou pour passer comme on tricote, toute l’éternité.

   Quand son Dieu dirigeait une chorale de lucioles, les étoiles affluaient de galaxies lointaines.

  

Photos © Etienne Orsini

Présentation de l’auteur




Benedikt Livchits, parcelles d’un parcours poétique

Poète d’expression russe né à Odessa en 1886 dans une famille juive, Benedikt Livchits est l’une des figures les plus méconnues de l’avant-garde littéraire russe du début du XXe siècle. Auteur de plusieurs recueils de poésie et de deux anthologies de poètes français traduits en russe, il a joué un rôle essentiel de passeur entre les cultures, introduisant notamment Rimbaud, Laforgue et Corbière auprès du public russe.

Victime des purges staliniennes, il est arrêté en 1937 lors de la répression contre les écrivains de Léningrad, accusé à tort d’activités contre-révolutionnaires, puis exécuté en 1938. Réhabilité en 1957, il faudra attendre 1989 pour que l’ensemble de son œuvre soit enfin publié en Russie en un seul volume. À ce jour, seuls ses mémoires, L’Archer à un œil et demi, ont été traduits en français (éditions L’Âge d’Homme).

L’originalité de Livchits réside dans sa trajectoire littéraire singulière : il traverse tous les grands mouvements poétiques russes du tournant du XXe siècle - symbolisme, futurisme, acméisme - sans jamais se laisser complètement posséder par eux. Bien qu’il figure parmi les théoriciens du cubo-futurisme, l’intégralité de son œuvre poétique se distingue par un classicisme et une rigueur à rebours des expérimentations formelles et sémantiques de Maïakovski ou de Khlebnikov.

Les poèmes que nous présentons au lecteur proposent une méditation sur la condition humaine, la vocation du poète, et la possibilité de la beauté dans un monde en crise. Ces poèmes écrits il y a près d’un siècle frappent par leur actualité : la crise de la parole, le sentiment d’exil, la quête de sens dans un monde fragmenté, résonnent fortement avec nos préoccupations contemporaines. Tout en s’inscrivant dans la tradition lyrique russe, Livchits propose une vision singulière, à la fois désespérée et lumineuse, du rôle du poète.

∗∗∗

Нет, ты не младшая сестра
Двух русских муз первосвященных,
Сошедшая на брег Днепра
Для песен боговдохновенных,—

И вас не три, как думал я,
Пока, исполнена земного,
В потоке музыки и слова
Не вознеслась душа моя,—

Но, дольней далека обузы
И в солнце звука облачась,
Ты триединой русской музы
Являешь третью ипостась.

  1919

Tu n’es pas la sœur cadette, non
De ces deux muses russes sibyllines, 
Tu descends à la rive du Don,
Chanter des chants d’inspiration divine.

Vous n’êtes pas trois, thèse erronée,
Tant que mon âme de ce corps-tombeau,
Dans le flot de la musique et des mots
N’est encore pas ascensionnée,

Mais à ce fardeau charnel étrangère
Et toute drapée de son solaire,
Tu révèles l’hypostase dernière
De la muse russe trinitaire.

 1919

∗∗∗

Он мне сказал: «В начале было Слово...»
И только я посмел помыслить; «чье?»,
Как устный меч отсек от мирового
Сознания — сознание мое.

И вот—земля, в ее зеленоватом,
Как издали казалось мне, дыму,
Откуда я на тех, кто был мне братом,
Невидящих очей не подыму.

Как мне дано, живу, пою по слуху,
Но и забывши прежнюю звезду,
К Отцу, и Сыну, и Святому Духу
Я вне земного времени иду.

Декабрь 1919

« Au commencement était le Verbe » m’a-t-il dit.
« A qui est le verbe ? » ai-je à peine osé penser,
Quand une parole, épée de la bouche sortie,
De la conscience du monde m’a expulsé.

Et voilà la terre dans sa verdâtre fumée
(dans laquelle elle semblait de loin s’abîmer),
Voilà la terre où je ne lèverais plus jamais
Mes yeux aveugles sur ceux qui ont su m’aimer.

Je chante à l’oreille et je vis comme il m’est donné
Mais ayant oublié l’étoile révolue,
Vers les trois personnes de la Sainte Trinité,
Hors du temps terrestre, mon chemin continue.

Décembre 1919

∗∗∗

Не обо мне Екклезиаст
И озаренные пророки 
Вам поклялись,—и не обдаст,
Когда окончатся все сроки,

Меня ни хлад небытия,
Ни мрак небесныя пустыни:
Пред Господом предстану я
Таким, как жил, каков я ныне.

Расторгнув круг семи планет,
Куда от века был я вброшен,
Не о делах моих, о нет,
Я буду в оный час допрошен.

Но в совершенной тишине
Первоначального эфира,
В прамусикийском слиты сне,
Мимо пройдут все лиры мира.

И если я свой дольний стих
Всегда слагал во славу Божью,
Не опорочив уст моих
Люциферическою ложью, —

На страшном для меня суде,
Приближен к лирному Синаю,
В богоявленной череде
Я лиру милую узнаю.

Но если в мире я нашел
И пел лишь хаос разделенья,
Одни разрозненные звенья
 Да праздных радуг произвол, —

К немотствующему туману
Вотще я слухом стану льнуть
И, отрешен от лиры, кану
В прамусикийский Млечный Путь.

 1919 

Ne croyez ni les prophètes illuminés 
Ni ce que l’Ecclésiastes aurait pu vous jurer
A tort à mon sujet, car en vérité,
Quand tous les sabliers se seront écoulés,

Je ne serais plongé ni dans la froideur
Du non-être, ni dans le sombre firmament :
Je paraîtrais debout devant le Seigneur,
Tel que j’étais et tel que je suis à présent.

Brisant le cercle des sept constellations
Où, pendant des siècles, j’ai été rejeté
Ce n’est certes pas de mes propres actions
Que j’aurais à répondre, au jugement dernier.

Mais dans le silence noir le plus complet
De l’éther existant depuis la création,
Les lyres du monde viendront défiler
Dans les rêves proto-musicaux en fusion.

Et si j’ai composé mes humbles suppliques
Toujours à la seule gloire du Créateur,
Et jamais aucun mensonge diabolique
N’a perverti mes lèvres ni sali mon cœur.

A l’heure du jugement qu’on dit dernier,
Aux alentours du Sinaï, montagne lyrique,
Je reconnaîtrais ma lyre bien-aimée
A travers la grande cohue épiphanique.

Mais si, dans ce monde, je n’ai rencontré
Et chanté que le chaos de la désunion,
Et ces quelques chaînes éparses de maillons
Quelques arcs-en ciel oisifs et décentrés,

Je tenterais alors en vain de m’accrocher
Par l’écoute au brouillard glacial et muet
Et arraché à ma lyre, je me noierais
Dans la proto-musicale Voie Lactée.

1919 

∗∗∗

Я знаю: в мировом провале,
Где управляет устный меч,
Мои стихи существовали 
Не как моя — как Божья речь.

Теперь они в земных наречьях
Заточены, и силюсь я
Воспоминанием извлечь их
Из бездны инобытия.

Пою с травой и с ветром вою,
Одним желанием греша:
Найти хоть звук. где с мировою
Душой слита моя душа.

  1919

Je le sais : dans le gouffre de l’univers
Où l’épée du verbe règne et domine
J’ai pu quelque fois composer quelques vers
Parole non pas mienne, mais divine.

Maintenant, dans les dialectes de la terre
Mes poèmes sont hélas emprisonnés
Et par la mémoire, j’œuvre à les extraire
Hors de l’abîme de l’altérité.

Je chante avec l’herbe et hurle avec le vent
Mon seul péché : le désir éternel
De trouver parfois ne serait-ce qu’un chant
Liant mon âme à l’âme universelle.

   1919

∗∗∗

Нет, не в одних провалах ясной веры
Люблю земли зеленое руно,
Но к зрелищу бесстрастной планисферы
Ее судеб я охладел давно.

Сегменты. Хорды. Угол. Современность.
Враги воркуют. Ноги на скамье.
Не Марксова ль прибавочная ценность
Простерлась, как madame de Рекамье.

Одни меридианы да широты,
И клятвы муз не слышно никогда:
Душа! Психея! Птенчик желторотый!
Тебе не выброситься из гнезда.

О, только б накануне расставанья
Вобрать наш воздух, как глоток вина,
Чтоб сохранить и там – за гранью сна –
Неполной истины очарованье.

Non, ce n’est pas seulement faute d’une foi claire
Que la toison verte de la terre m’est chère,
Mais le spectacle de l’impassible planisphère
Et son destin depuis fort longtemps m’indiffèrent.

Des segments. Des cordes. Un angle. La modernité.
Les rivaux pépient. Les pieds sur un banc posés.
N’est-ce pas là, telle Madame de Récamier,
La plus-value de Marx sur un lit allongée ?

Rien que des latitudes et rien que des méridiens,
Nul n’a entendu le serment des égéries,
Ô mon âme ! Ô ma Psyché ! Ô béjaune poussin !
Nul ne saura jamais te pousser hors du nid.

La veille de la séparation, si l’on pouvait
Savourer l’air tel une gorgée de rosé
Afin, au-delà du sommeil, de sauvegarder
Le charme discret d’une demi-vérité.

∗∗∗

Как только я под Геликоном
Заслышу звук шагов твоих
И по незыблемым законам
К устам уже восходит стих,

Я не о том скорблю, о муза,
Что глас мой слаб. и не о том,
Что приторная есть обуза
В спокойном дружестве твоем,

Что обаятельного праха
На легких крыльях блекнет цвет,
Что в зрелом слове нет размаха
И неожиданности нет.

Но изрыгающего воду
Слепого льва я помню вид,
И тяготенья к небосводу
Напрасные кариатид.

Затем что в круг высокой воли
И мы с тобой заточены,
И петь и бодрствовать, доколе
Нам это велено, должны.

A l’aval de l’Hélicon inaccessible,
Dès que j’entendrais le bruit de tes pas,
Conformément à une loi inflexible,
Un vers aussitôt aux lèvres montera,

Mais ne crois pas, ô muse, que je me plaigne,
De la triste faiblesse de ma voix,
Ni que le fardeau écœurant ne contraigne
Ton amitié tranquille, loin de là.

Ni que la couleur des débris ravissants
Ne déteigne sur les ailes éthérées,
Ni que le verbe si mûr soit impuissant,
Qu’on n’y trouve plus rien d’inespéré.

J’ai souvenance du spectacle du lion,  
Bête aveugle crachant l’eau, vomissant,
Et de ces cariatides à l’abandon,
Elancées au ciel, inutilement.1

Au cercle supérieur de la volonté
Nous sommes toi et moi emprisonnés,
Et nous devons ainsi veiller et chanter
Le long du temps qui nous est ordonné.

 

∗∗∗

Как душно на рассвете века!
Как набухает грудь у муз!
Как страшно в голос человека
Облечь столетья мертвый груз!

И ты молчишь и медлишь, время,
Лениво кормишь лебедей
И падишахствуешь в гареме
С младой затворницей своей.

Ты все еще в кагульских громах
И в сумраке масонских лож.
И ей внушаешь первый промах
И детских вдохновений дрожь.

Ну, что ж! Быть может, в мире целом
И впрямь вся жизнь возмущена
И будет ей водоразделом
Отечественная война;

Быть может, там, за аркой стройной,
И в самом деле пышет зной,
Когда мелькает в чаще хвойной
Стан лицедейки крепостной.

Но как изжить начало века?
Как негритянской крови груз
В поющий голос человека
Вложить в ответ на оклик муз?

И он в беспамятстве дерзает
На все, на тяги дикий крик,
И клювом лебедя терзает
Гиперборейский Леды лик.

Que l’aube étouffante de ce siècle est pénible !
Et que la poitrine des muses est gonflée !
Et pour une voix humaine, qu’il est terrible
De porter le poids mort du temps écoulé !

Tu gardes le silence et tu paresse, ô temps,
Tu nourris les cygnes d’une main diffuse,
Et tu sultanises dans ton harem persan
La jeune captive que tu tiens recluse.

Or, sous les tonnerres de Cahul, tu demeures
Dans l’obscurité des loges maçonniques.
Déjà tu lui apportes sa première erreur
Et un grand frisson d’inspiration ludique.

Il est possible que, de par le monde entier,
Toute la vie soit devenue chaotique,
Une nouvelle page en est peut-être tournée
Avec la guerre qu’on dit patriotique2 ;

Peut-être qu’un feu ardent crépite et rugit
Vraiment, là-bas, derrière l’arche élancée,
Quand la figure du comédien asservi
Défile dans le bosquet de pinacées.

Comment peut-on esquiver ce siècle naissant ?  
Et comment instiller le sang nègre dans
La voix et les strophes de l’homme répondant
A l’appel insistant des muses en chantant ? 

Et, encore inconscient, il ose téméraire
Prêt à tout, au cri sauvage du halage,
Et de son bec acéré de cygne, il lacère
De la Leda l’hyperboréen visage.

 

∗∗∗

Уже непонятны становятся мне голоса
Моих современников. Крови все глуше удары
Под толщею слова. Чуть-чуть накренить
небеса —
И ты переплещешься в рокот гавайской гитары.

Ты сумеречной изойдешь воркотней голубей
И даже ко мне постучишься угодливой сводней,
Но я ничего, ничего не узнаю в тебе,
Что было недавно и громом и славой господней.

И, выпав из времени, заживо окостенев
Над полем чужим, где не мне суждено
потрудиться,
Ты пугалом птичьим раскроешь свой
высохший зев,
Последняя памяти тяжеловесной зарница...

Чуть-чуть накренить эти близкие к нам небеса,
И целого мира сейчас обнажатся устои,
Но как заглушу я чудовищных звезд голоса
И воем гитары заполню пространство пустое?

Нет, музыки сфер мы не в силах ничем
побороть,
И, рокоту голубя даже внимать не умея,
Я тяжбу с тобою за истины черствый ломоть
Опять уношу в запредельные странствия, Гея.

2 мая 1929 Ленинград

Je ne comprends déjà plus les voix contemporaines,
Peu à peu, les battements du sang sont assourdis par
Les mots épais. Si tu inclines les cieux, à peine,
Tu te mêleras au rugissement de la guitare.

Tu viendras au chant des colombes crépusculaire,
Tu frapperas même chez moi, servile maquerelle,
Mais je ne reconnaitrais plus ce qui fut naguère,
Même en toi, la gloire et le tonnerre de l’Eternel.

Je suis tombé du temps, je suis l’ossifié vivant
Dans un champ étranger que d’autres doivent labourer,
Tu ouvres ton gosier sec, épouvantail glaçant,
Comme un dernier éclair d’une mémoire saturée…

Incliner à peine ces cieux à portée de main
Pour mettre à nu les fondations du monde sans retard,
Mais comment étouffer la voix des astres inhumains,
Et remplir l’espace vide du cri de la guitare ?

Oui, la musique des sphères nous est invincible
Et je ne peux écouter le grondement des pigeons,
Entre nous se dresse une vérité irascible,
Gaïa, je l’emporterai encor vers d’autres horizons.

2 Mai 1929, Leningrad

∗∗∗

Покуда там готовятся для нас
Одежды тяжкие энциклопедий,
Бежим, мой Друг, бежим сейчас, сейчас,
Вслед обезглавленной Победе!

Куда не спрашивай: не все ль равно?
Все злаки золоты, все овцы тучны.
На площадях кипящее вино
И голос лиры — неразлучны.

О милая, как дивно по волнам
Твоим нестись за облачную овидь
И эту жизнь, дарованную нам.
И проклинать, и славословить!

 Все истина—о чем ни запоем,
Когда, гортанное расторгнув пламя,
Мы захлебнемся в голосе твоем,
Уже клокочущем громами.

Куда ни глянь—курчавый произвол
Водоворотов, и в окно ковчега
Ветхозаветным голубем глагол
Опять врывается с разбега.

Масличное дыхание чумы
И паводью воркующая слава,—
Бежим, мой друг, покуда живы мы,
Смертельных радуг водостава!

Бежим, бежим! Уже не в первый раз
Безглавая уводит нас победа
Назад, в самофракийский хризопраз
Развоплотившегося бреда.

Все—только звук: пенорожденный брег,
Жена, любовь, судьба родного края,
И мы, устами истомленных рек
Плывущие, перебирая.

Pendant que pour nous, là-bas, se préparent
De pesants vêtements d’encyclopédies
Fuyons vers la décapitée victoire,
Fuyons tout de suite, mon amie !

Mais que t’importe la destination,
Les épis sont dorés, gras sont les moutons.
Le vin des places est en ébullition,
Et les lyres chantent à l’unisson.

Quel plaisir, ma chère, de naviguer
Tes vagues au-delà de la vision voilée 
Et cette vie-là qui nous est donnée,
De la maudire et de la louer !   

Tout est vérité – qui dira l’émoi ?
Quand la flamme gutturale sera mourante,
Nous nous étoufferons dans ta voix
De tonnerre bouillonnante.

Tout autour, la tyrannie despotique
Des tourbillons, et dans l’arche de Noé,
Le verbe, vieille colombe biblique
Par la fenêtre, s’est engouffré.

Le souffle gras et poisseux de la peste
Le déluge et son glorieux roucoulement, —
Fuyons donc, tant que nous sommes vivants
Le cours d’eau aux arcs-en-ciel funestes ! 

Fuyons ! La victoire décapitée
Nous a, souviens-toi, bien des fois ramenés
Vers le roc de Samothrace étêté
Dans un délire désincarné.

Tout n’est que son de l’écume sorti, 
Femme, amour, et le destin de la patrie
Et aux bouches des rivières épuisées,
Nous flottons, nous brassons l’eau brisée.

∗∗∗

Еще не кончен путь печальный,
А сердце, снова налегке,
Откалывает пляс охальный
В обросшем мясом костяке.

Ну что ж. стремись навстречу бури
Да здравствует распад, разброд!
Отдай телурию телурий
И водороду — водород.

А я, от века неделимый
И ровный самому себе,
Я изменю лишь облик зримый,
Не изменив своей судьбе.

И там, за гранью ночи явной —
Ехсеlsior! Ехсеlsior! —
Который раз в неравноправный
Вступлю я с жизнью договор.

Ce triste chemin n’est pas encor fini,
Et le cœur retrouvant sa légèreté,
Dans le grand squelette de viande garni,
Se jette dans une danse éhontée.

Eh bien, va à la rencontre du cyclone  
Vive le désordre et la destruction 
Rend soigneusement le carbone au carbone, 
Et rapporte les cations aux cations. 

Quant à moi, depuis toujours indivisible,
Egal à moi-même pour l’éternité,
Je change seulement mon aspect visible
Mais ne change jamais de destinée.

Ainsi, je conclurais encore un accord—
Encore inéquitable avec la vie
(Un cri retentit ) Excelsior ! Excelsior ! — 
Là-bas au-delà de la claire nuit.

∗∗∗

Notes

 

1. Allusion possible à la fontaine de Samson à Peterhof.
2. Campagne de Russie de 1812

Merci à Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva pour sa précieuse relecture.

Présentation de l’auteur




Quentin Baffreau, Pratique du disparate

depuis ma vieille haine l’idée ce mythe du cerveau ce morceau d’ocre ensanglanté j’essaye de
comprendre ce que fleur veut dire rapporteur de son chiffre que je ne connais pas

vieille photo de toi l’herbe folle la charolaise derrière toi la sentence au fond du tiroir plein
d’eau dans le ventre ton cou tordu par l’éclair la corde la poignée de porte

une bouche un système de vents et tu es tombée malade et le vent est rentré dans ton ventre tu
étais allongée sur la table sur l’album photo tel l’oiseau rapporté par le chat l’après-midi la
tondeuse est passée sur ta robe

un pot de fleurs pris avec un portable celui de maman de ma main qui tremble l’abeille se noie
dans son miel je suis prise dans l’ambre

des coulées de boue la veille de ton départ le matin de la salive sur les draps sortie de ta bouche
la nuit des monceaux de mots mais pas la moindre trace tant de points de suspension dans tes
yeux ton absence les nuages de fumée derrière la fumée

petite image exemple de ciel

le sirop dans l’eau la glace fond on apprend du désert tu es passée devant des images du monde
entier tu glanais les nouvelles peurs imaginais les nouvelles fleurs toutes anciennes toutes
déchiffrées le tour était joué la famine des cartes chacun son petit enfer les missions noires de
l’aube les blancs manteaux carcéraux les graines dans les têtes la banquise craque tu m’as appris
la poussière pulvérisées mémoires j’étais de celles-là

j’ai mille pattes chacune est une folie qui te prend dans ses bras tu aimes trop fuir j’en suis
tombée amoureuse le chien sous le banc n’a pas cette chance il souffre des mêmes mots que le
silence j’ai tous ces noms dans ma poche qui ne servent à rien qui ne servent qu’à te parler qu’à
t’épeler dans le vide lointain où tu es j’échangerai tous les regards je troquerai tous les fantômes
pour te voir

j’ai deux blessures dans la glace police des reflets tu me manques comme l’ombre à mes
trousses mémoire sous vide par peur d’un regard parce qu’on ne regarde que ce qu’on ne peut
regarder

nos noms signent nos arrêts de mort nous en avons parlé dans la chambre contre le mur
des malentendus comment ai-je pu te mentir aimais-je jusqu’aux os on ne pleure pas mes coudes
saignaient jusqu’à rougir le bois c’était une longue histoire qui sommes-nous pour la dire qui
êtes-vous pour juger un peu de tout est une parole de saint

c’est une maison qu’on veut brûler les conjugaisons aussi planches par planches chutes par
chutes ces lignes droites qui nous menèrent au suicide à chaque pilonne nous attendions la pluie
mais les nuages toujours venaient panser nos plaies nous tracions les constellations de nos
erreurs comme l’enfant les paquets d’encre sur sa copie

sursaut la chaise face à la fenêtre est une tentation à laquelle il faut parfois succomber au risque
de rendre le monde plus beau qu’il n’est

cet océan j’aurais voulu l’ouvrir avec toi

les hommes de tous les temps table ronde de leurs yeux perdus dans une forêt de clous écrasée
par leurs haillons je ne suis que le dessous d’une nappe scintillante les îlots de ciment sous leur
éblouissement les carreaux sombres de la mer les poumons noirs auxquels s’abreuvent les
frelons

je serai mort qu’est-ce que je voulais dire caillou dans la bouche dans la chaussure hors cette
poussière trouvée dans les boîtes les os d’un oiseau éteint ce bateau pris par les glaces

je suis au milieu du zéro mon rythme j’ai du mal à vivre j’ai du mal à vivre
j’ai du mal à vivre battu par les vents j’ai craché dans l’océan pour écrire l’e dans l’o pour voir ce cœur avec un
sac sur la tête même si la buée n’a plus le temps de se déposer

oui oui oui parfois je me demande parfois je me tords je me torture les doigts oui parfois pendant
l’averse j’appelle au secours oui parfois les voisins me marchent dessus me déplacent tel un
meuble oublié oui sur mon visage pavé oui ça ne se fait pas de demander de s’arrêter pour un
peu de silence oui ça ne va pas la tête au moins il ne pleut pas oui parfois c’est le cas et les
gouttent tapent contre la fenêtre comme de petits oiseaux kamikazes oui parfois ça devient le
bruit de fond de ma perception lors d’après-midis brûlantes ou de nuits blanches dans lesquelles
je me perds comme ce futur qui s’éloigne oui parfois je laisse des chutes derrière moi oui parfois
je suis l’otage de mes rêves qui me rongent et dont je suis l’os à moelle

la grisaille du soleil sur mon visage la mine pâle d’une personne ces quelques grains que je
n’arrive même pas à porter le vide le creux ce peut être quelqu’un

le jasmin a l’odeur du soufre

je ne sais même pas quelle forme ont les arbres paysage d’après technique boule de feu au loin
je suis dur de visage mon sourire est une butée sur combien d’images suis-je passé pour ne pas
le savoir ? combien de fois me suis-je tuée en glissant sur ce miroir ?

ces coordonnées dans lesquelles je me fonds en pensant être aussi indiscernable qu’une fenêtre

je suis à vie mais qui ? mais quoi ?  comme si ma vie n’était que post-mortem vais-je marcher
dans ce siècle ? quatre chiffres font-ils quatre pas ?

soutenance des nuages

j’aimerais toujours ce vœux éternel vivre l’existence parallèle d’une étoile de jour comme de
nuit fantôme

malheureusement on a mis le soleil sous cloche pour fabriquer de la mémoire

je suis rentrée pour écrire une lettre je me fiche de savoir si c’est moi qui l’écris sur ces mots
aussi durs ces lettres que je n’envoie pas car déjà dans le ciel comme nul autre avion j’étais en
fait toujours sur le quai piégée dans ce rêve
larmes devant l’ultimo elles rejoignent les mille faisceaux de ce fleuve toxico de la peine

même était un masque ma mort est-il encore temps de devenir ? juste quelques secondes de
lévitation

il se passe que c’était une erreur à refaire dans toute sa beauté

Dahlia

 

d’emblée certaines déchirures
entretemps incertains
racontent-elles ?
des briques, des bancs désertiques dans les jardins, des murs pastels, des folies par excellence

chutes
neige un matin
tes morts successives et variables

faire le tour du proprio, un seau plein d’ardoise à la main ; aux murs rétrogrades, substituer un
monde

incompréhensibles ressorts
mais peur du peu d’avenir
panique, laisserai du silence
et si la vie avait un titre

grandes gerbes osant demain
pourtant fauchées aux confins de la table

payer même la mort
la merde qu’on laisse après son passage
lui renvoyer la baballe

sur le lit de mort, portraits des épreuves, relecture des travaux préparatoires
pas de danse oubliés
indéclinables
du balais

demande qu’on te chante une chanson
cherche tes accords, même dissonants
débarrasse-toi du complexe de la rose

vies qui se passèrent dans l’oubli

à deux poumons sur la carte
les radios ne disent rien
enfant de bois sur le billot glacial
masque et opacité
le ciel préfabriqué de l’hôpital
se referme sur lui
un parmi les autres
des heures d’opération dans la nuit
il rêve de son corps à ciel ouvert
sous les radars médicaux
des mots tapés à la machine

mélatonine
trafiquante d’espoir

ta carapace sera une passoire
tu absorberas les déserts comme les oasis

chienne piquée aux yeux lunaires
poches de sang dans le frigo

soleil d’enfant dans la marge
plus proche des nuages que de la carte
d’identité

Papier de soi

 

d’abord et longtemps
un tout petit fragment
devant mon couteau
dans les vagues de la page

j’avais l’habitude du noir
un bloc de sel sur la lagune
j’avais du ciel et de l’eau dans les yeux
j’essayais de me capturer
je cherchais ce gouffre à la frontière

trop fugitif, me disais-je
mais aussi trop poli, trop lisse
ravir du regard

je pensais aux yeux des bêtes
je pensais à la rivière
je pensais au médecin
je pensais aux pouvoirs
je pensais à la loupe qui craquelle le visage

puis, peu à peu,
la pourriture dorée a succédé
à la hache polie
on payait, on tuait pour être semblable
on vérifiait qu’on était bien humain

il m’est arrivé quelque fois
de passer à travers
je me disais que ma maison se trouvait sur l’autre versant

j’ai attendu
j’ai veillé tard dans les siècles
et j’ai tapé contre le mur
et j’ai tapé la surface de l’eau
pas la moindre trace
pas le moindre écho

j’ai fini par feuilleter cet amas par la fenêtre,
un grand miroir dans la pierre jaune,
et suis devenu l’otage des nuits blanches

et soudain et longtemps
ce rêve disséqué
comme un caillou gris sur la table

           

Words fail me

Je vous écris dans l’instant qui me sépare de l’incendie. Vous êtes ce départ de flamme
1 minute
Tu as dit
quelque part à quelqu’un : pourquoi la couleur orange, si vive et vivante, leur donne-t-elle la
mort ?
Et plus loin, ailleurs : de quelle couleur est le ciel de l’apocalypse ?

Ça me touche, ça met le doigt quelque part. Ces deux questions n’en forment en vérité qu’une
seule, elles poursuivent la même épiphanie, elles disent les plus grandes souffrances qui passent
et qui repassent, elles souffrent des mêmes insuffisances qui font poésie. Elles sont trop grandes,
trop belles, elles me donnent les yeux et les larmes en même temps, non pas pour voir, mais
pour embrasser ce vertige grâce auquel nous voyons, cette angoisse de ne plus voir

Quoi

Qui

2 minutes

Nous plongent dans le noir

J’ai essayé de faire le suivi de ces couleurs, de les dater. En vain. C’était faire l’épreuve de
l’acidité du temps. Les perles sont aussi poussière ; la conservation, destruction.

J’ai caressé l’illusion de les trouver dans un livre, de les surprendre au détour d’une peinture

J’ai cru qu’en promenant mes yeux

As far as the eye can see

3 minutes

En fait, elles ne faisaient qu’accentuer ce que je pressentais comme l’irréversible variation de
l’obscurité, elles me rappelaient mon oubli de ce blanc qui accompagne toutes les fins, lorsque
tout bascule

Chouca

 

reçu en ces murs
créneau de l’histoire

ce n’est plus le soleil qui frappe

j’écoute les séquelles d’une voix à la radio
roulement rocailleux

nouvelles des cadavres
sous les gravats de l’est

je ne compte plus les loups dans les ruines
ni les enfants qui jouent au loup

toutes les mers rouges
les guerres avec les ossements des cultures 

j’ai pris la porte

elle me disait : que veux-tu ?
son nom était dans une corbeille
avec quelques pommes moisies
et d’autres choses inoubliables

écrire le mien mais je n’avais pas de quoi écrire
parler de mes paysages sans croyances

ce que je ne n’écrirai jamais est poème

boussole qui s'affole
qui perd le cap
et qui distribue, non plus les vents,
mais les voix de lettres errantes
à des inconnus

Prague, 882km

chat qui reste des heures devant la fenêtre
monomaniaque à regarder les oiseaux

je donnerai tout pour changer de cri

Présentation de l’auteur




Autour des éditions de La Crypte : Sara Balbi Di Bernardo, Emmanuel Merle, Clément Bondu

L'incroyable vivacité des éditions de La Crypte se confirme ces derniers mois avec la parution de trois livres aux écritures et aux propos fort différents.

Voyons pour commencer chambre 12 de Sara Balbi Di Bernardo, journal de bord d'un séjour en hôpital psychiatrique. Pour ceux qui ont connu comme moi les affres de la dépression jusque dans ses manifestations les plus ultimes et ces pauses entre enfermement et thérapie, le livre procurera la sensation d'une intimité, d'une sorte de connivence empathique. Pour celui, celle qui écrit, même dans ces moments – car l'écriture est une « maladie » supérieure aux autres – le numéro de la chambre est la première chose que l'on remarque et retient, l'identification concrète de l'espace où tentera de se reconstruire le moi en déliquescence même si le soir avale la chambre 12 / sa langue / lape / les murs.

 

En vacance, avais-je donné comme titre à un de ces poèmes écrits dans de semblables circonstances. Il s'agit en effet de cette vacuité (du moi, de l'espace autour) asphyxiante, dans laquelle le sens fait défaut, où l'on se raccroche tant bien que mal à des objets, des mots. Le poème peut alors se saisir de quelques éléments, de rituels et donner de façon minimale mais ô combien évocatrice une photographie de la réalité tant intérieure que de ce qui environne objectivement.


café
après les cachets
lèvres rouge guillotine
sans remise de peine
dans la cour
entre 4 murs gris


un ciel sauvage

Sara Balbi Di Bernardo, chambre 12, éditions de La Crypte, 2024, 68 pages, 15 €.

Sara Balbi Di Bernardo dissèque ce moi éparpillé qu'il faudrait rassembler, matérialisant dans son écriture la dislocation par des slash pour ce qui concerne l'identité.

dans m/o/n cahier
naissent


des phrases orphelines qui
meurent longtemps


 alors j/e


tente des croquis qui
sont un échec aussi

Elle observe les autres « pensionnaires », « résidents », comment faut-il les nommer ? Ceux que, comme elle, une trop grande douleur de vivre a amenés ici.

jogging trop grand
cheveux sales
arc sans flèche
baskets sans lacets
F crie


ses lèvres dessinent des majuscules de sang
sur son visage-crépi
volets fermés
j'ai son cri au fin fond de la langue

Les mots qui résumeraient, qui font peur, qui ne suffisent pas, sont tus par pudeur ou effroi, sont écrits pourtant, à l'envers, retournés comme ce moi semblable à un gant vide.

liste des mots interdits
pourquoi
comment
combien
eilof
trom

Suffocation dans cette claustration, que l'écriture de Sara restitue par petites touches, j'allais dire par petites piques, comme des fléchettes qui viennent se planter dans la chair.

bâtiment blanc
grises mines
univers clos
fenêtres de jeu vidéo
personne ne parle
pendant que les avatars
se défenestrent

Un livre témoignage de la douloureuse fragmentation du moi et, peut-être, comment la poésie peut sauver.

∗∗∗

Le deuxième livre, à ces mêmes éditions, n'a pas une tonalité plus gaie : Leurs langues sont des cendres d'Emmanuel Merle. Comme entrée en matière, je propose ce poème :

 

 

L'obole


Mets l'obole dans la bouche du mort,
comme une hostie, comme une oublie.


Le cuivre et le sang ont le même goût,
le même prix pour passer.


Obole ce nom, comme deux lèvres
séparées à jamais.


Enlève les deux pièces sur les yeux clos.
Désormais le mort
regarde l'intérieur,


langue lourde, immobile.

 Emmanuel Merle, Leurs langues sont des cendres, éditions de La Crypte, 2024, 72 pages, 15 €.

Il s'agit en effet de ce thème universel : la mort. Emmanuel Merle l'observe de près, celle des parents, que l'on veille auprès d'un lit d'hôpital, dont on observe le lent travail de destruction du corps. Ainsi, au chevet de la mère en agonie : La poussée de la mort sous la peau, presque / jusqu'à la crever, le présent le plus pur. […] Ce visage sans face, cette étrave maigre, / qui sépare un air aussi tourbeux qu'une boue liquide.

Les descriptions sont précises, la lecture ahane avec les mots qui frappent tels des coups de poing : La bouche ne se ferme pas. Le gravier du souffle / de loin en loin. La mort ralentit le ressac. La chambre / et la souffrance – un dessin de Goya – / une geôle et une trogne.

Avec le père, la même observation quasi clinique, la même relation qu'on pourrait juger sans affect : Je suis seul avec lui, paquet / de draps défaits, jambes coincées. // Pour aider je déroule une bandelette. Son pied d'homme de 82 ans, // sa jambe sans poil. Je ne trouve pas son visage, // tête petite, engluée, engloutie, des angles étroits.

Au-delà de ces évocations, ce que dit Emmanuel Merle, c'est :

Je suis la somme de mes morts.
Ils partent dans le trou ou dans le feu
mais il reste des squames de leur être.
Tous leurs gestes, tous leurs regards
ne disparaissent pas.
[…] Vous ne vivez plus, non,
Mais vous êtes encore.

C'est pourtant, a contrario, une ode à la vie qui terminera le livre, épinglant de beaux moments contemplatifs :

Les couleurs du jour d'août, des corps mêlés,
sans contour, des chemises de brume le matin,
le serpent bleu du ciel entre les montagnes.
[…] Le soleil emplit grassement l'air,
la lumière inonde les yeux.
Le jour finissant ? Le fond d'un verre de bière.

Un grand livre, à l'écriture somptueuse.

∗∗∗

 

Pour terminer ce tour d'horizon du côté de La Crypte, tournons-nous vers L'Avenir de Clément Bondu.

Que voilà un livre étonnant ! Récit fictionnel en poèmes. Rail-movie post apocalyptique en dix étapes qui démarre à la gare d'Austerlitz. Le tout est agrémenté de photos noir et blanc, censées illustrer les lieux traversés.

Nous étions partis pour de bon
abandonnées les rues que nous connaissions
depuis toujours
les places à l'ombre des cafés, délabrées par la lumière d'août
& nos souvenirs
la ville que nous aimions.


C'était le début de l'exode urbain
des milliers de sirènes, de fourgons
de militaires
de camions d'ambulances, d'hélicoptères
patrouillaient dans la nuit autour
& nous avaient chassés.


& maintenant le train noir
sous les arcades grises de la gare d' Austerlitz
démarrait
laissant dans sa course des grappes de familles entassées
amas de sacs tout au long du quai
& les cris des défaites sous la voûte immense
des verrières.

Le grand mérite de Clément Bondu est de savoir poser une ambiance, de la développer avec intelligence tout au long du livre, dans ces poèmes majoritairement narratifs qui distillent une angoisse ténue mais lancinante. Se mêle à cette épopée grise et trouble le souvenir d'un amour perdu : À Stalingrad, c'était toi que je revoyais.// Là, dans la nuit fragile de ce dernier automne / ce tout dernier été / nous nous étions retrouvés / sous les convulsions du métro aérien / serpent mécanique au fracs de métal / déchirant le ciel / comme une toile peinte d'un gis incandescent. Comme si la détresse de l'auteur trouvait son pendant (sa répercussion?) dans la débâcle du monde qu'il dépeint, passant de L'EXODE à VILLE MORTE : Dans les couloirs des souterrains / certains avaient fait leur demeure / naufragés solitaires / qu'on devinait parfois sous des châteaux de cartons / de bâches, de couvertures. Puis, avec EUROPE AUX YEUX TRISTES s'ouvre une parenthèse presque politique : Les gouvernements de l'Europe / soucieux de relancer la ferveur des investissements / déployaient alors / des myriades de chiffres / rosaces hypnotiques de zéros & de uns / & du haut des tours / une poignée de Faust numériques / célébrait chaque jour l'aboutissement de la modernité / le langage enfin libéré / du poids obscur du monde. On lira d'ailleurs dans cette partie un poème incisif :

 Clément Bondu, L'Avenir, éditions de La Crypte, 2024, 66 pages, 17 €.

Europe aux yeux tristes
déesse putréfiée
aux plaies avides, aux lèvres infestées
de mouches
charogne au sourire trompeur
nubile dévoyée à la bouche d'or sombre.

Lorsque le train s'arrête, les voyageurs contraints débarquent dans ce que l'auteur appelle l'ANTIPURGATOIRE, espace dévasté dans lequel il va falloir marcher, condamnés à errer dans les lueurs du couchant / avec pour seules récompenses / les râles des vieillards / & les larmes des nouveaux-nés / énervés par la soif & la faim. Arrive ensuite la rencontre avec LES NOUVEAUX TSIGANES, exilés venant de plus loin encore, l'errance prenant la forme d'un clin d’œil appuyé avec le titre de la septième partie : LAMPEDUSA

Nous avons traversé
les pays & les mers
esquivé les milices, en haut des miradors
les soldats déployés le long des frontières
[…] Puis un jour
« l'aurore nous déposa sur les rives des Pélagies »
une île qu'on appelait
Lampedusa.


Le nom nous évoqua
le temps des Premières Migrations
quand les radeaux des passeurs venaient s'y écraser
creusant les vagues
de cercueils ultramarins.

L'antépénultième partie, SOLEIL NUCLÉAIRE peut, ne serait-ce que par ce titre, expliquer cet exode dans un univers de désolation.

Toi, Soleil, prince de ce monde
bientôt tu seras seul
cavalier d'une éclipse idéale
effaçant de tes rayons la dernière innocence
toi Soleil tu resplendiras
glorieux, sur le néant.

Le poète narrateur termine dans la chambre d'un hôtel aux lignes soviétiques où il retrouve la sensation brouillée des visages / & des voix de l'enfance ainsi que les images obsédantes du voyage. Et c'est ainsi que sera possible L'AVENIR

C'était comme ça
je le comprenais maintenant.


Je devais réunir mes souvenirs
& les souvenirs de ceux que j'avais connus
retrouver les lieux, les noms
& ainsi
préserver du désastre quelques fragments précieux.


Il fallait bien, d'une manière ou d'une autre
perpétuer le monde
& pour y contribuer
j'avais entre les mains un vieux carnet de notes
& quelques pellicules de photographies.


C'était comme ça :
ressortir dans les rues
marcher dans les allées désertes du printemps
parfois, fermer les yeux.

Fin du voyage.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Yin Xiaoyuan, Pteridophora Alberti 萨克森风鸟

Présentation et traduction de Cécile Oumhani

 

Yin Xiaoyuan, poète militante  au sein du mouvement qu’elle a fondé pour une littérature qui transcende les genres, anime aussi l’EPS  « Encyclopedic Poetry School », créé par elle en 2017. Elle fédère un groupe dynamique de jeunes poètes chinois à l’origine de nombreuses actions internationales,  qui propose de nouveaux paradigmes pour le mélange des genres amplement ouvert aux cultures internationales, transformant  l’écriture par des juxtapositions linguistiques acrobatiques, l’introduction de sujets scientifiques innovants, de références à des sub-cultures variées (rock, rap, jeux vidéos…), des emprunts linguistiques (Yin Xiaoyuan est aussi polyglotte et traductrice) et des thématiques historiques bousculées par des  représentations étonnantes et non linéaires de la réalité, promenant le lecteur d’un lointain passé anté-historique à des spéculations sur un futur de science-fiction. 

∗∗∗

Pteridophora Alberti 萨克森风鸟

Paradisier du Prince Albert

La faute en revenait au vent qui avait dispersé tous les traits tracés au fusain – mais l’Acteur d’Opéra n’a jamais renoncé à ses longues plumes de faisan (1)

« Il préfère qu’une charmante jeune fille le prenne et le chérisse, plutôt que de finir dans les tiroirs d’une armoire à plantes médicinales » (2) -- le poème de l’orchidée de Xu Wenchang nous a toujours éclairé par la bionique : de la neige abondante avait le pouvoir de modifier les coordonnées de tout, tandis que l’altitude au-dessus du niveau de la mer dépendait de l’alignement des continents

On ne devrait jamais confondre une diva colorature avec un rôle de guerrière. Une lanterne tressée de bambou est tombée en poussière avec le vacarme d’une explosion, quand l’automne est venu, de capricieux rayons de lumière se sont échappés des coulisses. Vous n’avez jamais eu besoin d’un trou de ver pour voyager à travers l’espace-temps, les auras alentour vous transportent à travers les cieux et les océans

Un poète qui se tenait à distance des autorités accrochait sa toge académique noire sur la corde de chanvre vers le vent d’ouest. (3) Il avait fait passer sa vie en mode « film muet », si bien que le bruit blanc comme la teinture ocre tombait à côté de lui, sans même toucher ses vêtements

Il a traversé la scène des amants suicidés : au-dessus il y avait la cime d’un arbre à fumée et à ses pieds un sol nacré. Une voix dans ses écouteurs l’exhortait. S’il n’arrivait pas à temps, la couleur rose lotus sur ses joues disparaîtrait comme les gardénias

Avec la cape nuage de brocart à cinq couleurs (4) autour de son cou, il a tournoyé au rythme de la musique de fond d’un Sanxian en bois de rose, dont le mécanisme acoustique était tellement différent des instruments à cordes sumériens, égyptiens ou phéniciens. Son oreille était attirée par ses touches sur le canal de gauche

Intro, le poème d’ouverture, narration :

Le final prolongé d’un vers récité a déclenché son chant enchanteur, Zéphyr et Éole étaient en discussion pendant l’interlude : c’était un tel moment quand le soleil levant vert prune n’était pas encore mûr, ou quand les dernières lueurs s’attardaient à l’horizon, comme le chantait la riche jeune dame dans « Une pochette de trésor brodée » (5) : « Je ne devrais pas hésiter à partager avec cette pauvre jeune fille, qui pourra en bénéficier jusqu’à la fin de sa vie ! »

À qui lancera-t-il la pochette ?  Avec toutes ces ventouses de rosée, ces saules pleureurs et ces lancers de manche mystiques (6) il luttait avec des chances dans la vraie vie

Le comptable écrivit sur du papier : Sumatra, l’île de Java et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il ne suggéra jamais des bottines de combat noires

pour poursuivre d’insaisissables ombres, puisqu’elles n’étaient pas aussi rapides que les chaussures ailées de Mercure

Il était facile de nettoyer les données avec du démaquillant, puisqu’elles étaient solubles dans la cire de bougie, le fard à joues, le baume et la fumée

Sa voix qui faisait écho sur la scène ne s’est jamais tue, laissant des cristaux comme des baies, des figues et des abricots, on disait qu’ils étaient les projections des choses qu’il avait aimées

La scène était un mirage sans fin et par moments une chauve-souris s’y introduisait

* Le paradisier du Prince Albert (Pteridophora alberti) est un oiseau de la famille des oiseaux de paradis (Paradisaeidae). C’est le seul membre du genre Pteridophora. Il est présent dans les forêts de montagne en Nouvelle-Guinée. Pteridophora alberti est une espèce sexuellement dimorphe. Les oiseaux de paradis paradisier du Prince Albert mâles adultes ont à peu près vingt-deux centimètres de long et pèsent de quatre-vingt à quatre-vingt-quinze grammes. La tête, la poitrine et le haut du corps sont noirs, avec des plumes irisées qui ressemblent à des écailles, le dessous de leur corps est jaune chamois. Les ailes ont de grandes taches ocres formées par la base et les pointes des plumes primaires. Les pattes sont gris-brun, le bec est noir avec une ouverture, couleur vert d’eau vif. Une tige de plume est deux fois plus longue que le corps de l’oiseau (à peu près cinquante centimètres), qui en comporte de quarante à cinquante en forme de drapeaux qui prennent racine derrière chaque œil. Elles sont bleu vif sur le dessus et rouge-brun sur le dessous.

Classification supérieure : Pteridophora

Nom scientifique : Pteridophora alberti

Famille : Oiseau de paradis

Ordre : passereau

Saxony Bird-of-paradise

The wind was to blame, for dispersing all the strokes drawn by charcoal—but Opera Actor never forsook his long pheasant tail feathers

“He prefers to be picked and cherished by a charming maiden, than to end up lying in drawers of a herbal medicine pharmacy”—Xu Wenchang ’s orchid poem always enlightened us with bionics: heavy snow had the power of modifying the coordinates of everything, while the height-above-sea-level depended on alignments between the plates

A coloratura diva should never be confused with a female warrior role. A bamboo-woven lantern fell to dust with an exploding noise when autumn came, capricious beams of light fled from backstage. You never needed a wormhole to travel through space-time, the auras around you always carry you across heavens and oceans

A poet aloof from officialdom was hanging up his black scholar gown on the hemp rope in the west wind. He had switched his life to “silent film” mode, so white noise like ochre dye dropped aside without even touching his clothes

He crossed the scene of suicide lovers: there was the canopy of a smoke tree above, and a pearlescent floor under his feet. A voice in his earbuds was urging him. If he failed to arrive on time, the lotus pink on his cheeks would vanish like gardenias

With the five-color brocade cloud shoulders around his neck, he swirled to the BGM by a rosewood Sanxian, whose acoustic mechanism was so different from Sumerian, Egyptian or Phoenician string instruments. His ear was awakened by its left-channel hints

Intro, the opening poem, spoken narrations:

The prolonged finish of a recited line triggered his enchanting singing, Zephyrus and Aeolus were having an argument in the interlude: it was such a moment when the plum-green rising sun was not ripe yet, or when the afterglow was still lingering on the horizon, as in “An Embroidered Treasure Pouch” the rich young lady sang: “I should not hesitate to share with this poor maiden, which may benefit her all through the rest of her life!”

Who shall he throw the pouch to? With all those dew-cupping, weeping willow and mystical sleeve-throwing he was wrestling with chances in his real life

The accountant wrote on paper: Sumatra, Java Island & Papua New Guinea. He never suggested black martial boots

for chasing the elusive shadows, since they were not as fast as Mercury's winged shoes

It was easy to cleanse data with makeup remover, as they were resolvable in candle wax, blusher, balm and smoke

His echoing voice on the stage never died down, leaving crystals like berries, figs and apricots, it was said they were projections of things he used to love

The stage was a boundless mirage, and sometimes a bat sneaked in

Poème "Allotropes" lu par l'auteure, Yin Xiaoyuan, tiré du recueil Cloud Seeding Agent. http://www.pinyon-publishing.com/clou...

Notes

(1) Les compétences de base de l’Opéra de Pékin comprennent des mouvements de danse et des mouvements acrobatiques spéciaux pendant le chant et la récitation, ce qui est requis de tous les acteurs et toutes les actrices. Les compétences de Lingze comprennent la manipulation de deux longues plumes de queue portées sur des casques de guerrier, en les secouant et les balançant. Avec des mouvements de la tête et du corps, le secouement des plumes sert à exprimer des émotions comme la surprise, la haine, le bonheur et la légèreté.

(2) Citation du poème “Orchidée” de Xu Wei (1521-1593) (ses noms de courtoisie étaient Wenqing et puis Wenchang)

(3) Vers du “Chant de Pipa » de Bai Juyi (appelé aussi Bo Juyi ou Po Chü-i ; en chinois : 白居易; 772–846), nom de courtoisie Letian (chinois : 樂天). Il était un poète chinois de renom et un fonctionnaire du gouvernement de la dynastie Tang. Beaucoup de ses poèmes concernent sa carrière ou des observations sur la vie quotidienne, notamment en tant que gouverneur de trois provinces différentes. Il est devenu célèbre comme auteur de vers écrits dans un style discret, presque vernaculaire qui était populaire à travers la Chine, la Corée et le Japon. « Pipa xing », qui a été traduit de différentes façons, comme « Chant de Pipa » ou « Ballade du luth », est un poème de la dynastie Tang composé en 816 par le poète chinois Bai Juyi, l’un des plus grands poètes de l’histoire de Chine. Le poème comprend la description d’une séance de pipa lors d’une rencontre fortuite avec un joueur près du fleuve Yangtze.

(4) Yunjian (云肩, cape nuage) est principalement faite de brocart en soie et en satin. Elle est souvent décorée de quatre motifs et faite d’un brocart aux couleurs vives. Elle ressemble à des nuages qui reflètent le soleil après la pluie et à un arc-en-ciel dans un ciel clair. C’est pourquoi on l’appelle cape nuage.

(5) L’opéra de Pékin “Une pochette de trésor brodée » : Xue xiangling, une fille issue d’une famille riche reçut de sa mère une pochette de trésor brodée, Suo Lin Lang le jour de son mariage, selon la coutume locale pour la naissance d’un enfant. Sur le chemin du mariage, il pleuvait. Quand Xue et sa famille s’abritèrent de la pluie dans le Pavillon de Chun Qiu, ils rencontrèrent une autre mariée, issue d’une famille pauvre, Zhao Shouzhen qui pleurait sur sa situation misérable dans une pauvre chaise à porteurs. Par une sorte de sympathie, Xue présenta Suo Lin Lang à la mariée Zhao ; puis ils se séparèrent, une fois la pluie arrêtée. Six ans plus tard, Xue fut séparée de sa famille et perdit contact avec les siens, à la suite d’inondations qui s’étaient produites à Deng Zhou. Xue dériva jusqu’à Lai Zhou et y rencontra son ancien serviteur Hu Po, qui recommanda Xue comme femme de chambre à la résidence de Lu Yuan Wai, une famille fortunée de Lai Zhou. En s’occupant du fils de Lu Yuan Wai, Tian Lin, Xue sentit des sentiments de tristesse envahir son cœur.  Au même moment, elle retrouva Suo Lin Nong et pleura de chagrin en ramassant une balle pour l’enfant dans le salon du maître dans un petit pavillon et ainsi Xue comprit que Dame Lu était la mariée Zhao d’autrefois. Zhao questionna Xue sur sa vie et se rendit compte que Xue était la femme qui lui avait présenté Suo Lin Nang pour lui faire l’aumône. Dame Lu retourna la faveur à Xue et elles devinrent sœurs à la vie et à la mort dans une nouvelle existence nouvelle, faite de bonheur.

(6) Tous sont des gestes de la main à l’Opéra de Pékin.

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