Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier

Parole et naissance

Écrit au Lac Noir entre 1990 et 1993, repris et achevé en 1996, Autre matin constitue le dernier opus du cycle intitulé Sur un chemin sans bord. Si quelques-uns de ses textes ont paru dans des revues, il est pour sa plus grande part inédit.

Le texte final, Le monde du singulier, a été écrit en décembre 2023. Il éclaire a posteriori la démarche du cycle entier qu’il clôt et de ceux qu’il annonce », nous dit l’auteur lui-même.

L’épigraphe (Je te fixe dans les pupilles / jeune clarté / la gorge nouée) est extraite du seul volume du poète Leonardo Sinisgalli publié en France de son vivant, en 1979, dans la traduction de Gérard Pfister.

Les poèmes sont répartis en cinq temps en quête d’une « autre clarté » et dans un chant livré à l’ouvert au moyen d’une poésie libre où le distique est roi. 

Celui-ci rappelle Le temps ouvre les yeux publié en 2013. Dans ce recueil, à la suite de l’ouvrage précédent, Le grand silence publié en 2011, la marche continue, aveugle, et il n'y a « rien d'autre / à dire  / que l'évidence », à savoir, sans doute, la poésie elle-même. (Grâce au regard du temps, on entre dans " l'ouvert ", celui dont parle Rilke et qui est donc de nouveau évoqué ici.) L'économie de moyens de la phrase unique composée de distiques très brefs est là déjà au service, cette fois, de neuf chants.

Une spiritualité s’entrevoit dès l’incipit d’Autre matin (Roger Munier voit en Gérard Pfister, dit sa biographie, « le poète de la métamorphose spirituelle au sein du monde… »). Elle sous-tend tout un univers décrit dans un réalisme délicat.

 Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier, éditions le Silence qui roule, 2024, 96 pages, 15 €.

Ainsi des champs lexicaux comme celui de la lumière, des fleurs, des maisons ou, à l’opposé, des pauvres et des morts. La finitude est en effet consubstantielle de la vie et la mort, comme la pauvreté et la souffrance qui tous font partie de la vie.

Et quel fut, Silésien, ton art
que coudre pièce à pièce

des peaux mortes
d’une aiguille invisible…

et l’aigre odeur
que les outils noircis, sans gloire

dans l’étroite échoppe du cordonnier

Ces vers font soudain référence à Jakob Boehme, théosophe de la Renaissance, le cordonnier (mot qui fait chute) de Görlitz.

Puis le volet II s’ouvre sur le réalisme poétique précédemment évoqué et interrompu dès le deuxième texte par une invocation à la « présence invisible » pour celui-là seul que nous avons et dont nous retrouvons la voix dans « le silence dévasté de notre cœur ».

De le même façon que le volet II le volet III reprend l’idée d’avant, le silence, qu’il développe au milieu encore de la lumière, celle de l’automne juste avant la blancheur de la neige qui fait attendre l’été. En attendant « l’eau royale » qu’est la glace et qui se définit ainsi :

par tant de pureté
mille gouttes invisibles vivifiantes

 tremblantes dans le souffle à chaque instant

Et déjà un quatrième temps arrive, toujours léger et concis ; il nous offre le bonheur d’une marche panthéiste et rédemptrice qui ne se souvient que du parfum :

ne reste aucune pierre
sans louange…

dans un autre matin

C’est alors que l’évocation finale éponyme du titre représente l’espoir lui-même d’une naissance nouvelle dont le mystère est indicible. Et pour la présence encore magnifiée il n’y a qu’un « art » celui de « l’écoute ».

Le volet V fait perdurer cette conscience d’une naissance dans « Cet instant d’hiver profond et pur ». Et l’apparition d’ailleurs seule compte puisque « les traces sur le sol / déjà ne sont plus rien » ; mais la parole elle-même est nouvelle née comme le clame le dernier vers du second poème. Va-t-elle l’emporter sur la mort qui est là évoquée douloureusement ? Les éléments déjà comme l’eau et le vent ont leur rôle purificateur dans le mystère encore. Grâce à eux intervient une nécessité : « un seul / un innombrable chant ». Et c’est à la neige que, très poétiquement, le narrateur confie le rôle de « l’imiter ».   

Le monde du singulier, dont de longs versets récents occupent les deux dernières pages du recueil, fait la lumière sur l’ensemble du cycle réalisé par Gérard Pfister. Il annonce une fois encore - et ce seront ses derniers mots - « un autre matin ».

Si ce dernier texte réitère l’importance du langage c’est pour dire celle du chant qui n’est que celui « des noms propres oubliés ». Suit une réflexion sur la précarité des choses, la mémoire et le temps dont nous avons voulu effacer l’éphémère. Il nous reste les mots mais aussi l’écoute attentive du « toujours unique », du « partout singulier ». En effet « chaque chose est une lumière, chaque chose une nuit.»

Présentation de l’auteur




Béatrice Machet, Rafales

Au cours de ses récents voyages aux Etats-Unis, Béatrice Machet a effectué six marches sur les plages du lac Michigan, dont quatre au nord de Chicago et deux à l’est de Chicago. Elle a commencé son parcours en début d’hiver sur Forest Park Beach, située à environ 70 kms au nord de Chicago, puis elle est remontée jusqu’à l’Illinois Beach State Park, et redescendue vers le sud par Waukegan North Beach, dans l’Etat d‘Illinois.

Puis elle a parcouru « cinquante kilomètres à pied le long du lac Michigan ces derniers jours » (74), arpentant West Beach et Portage Beach à l’extrême sud du lac Michigan, à 70 kms à l’est de Chicago, dans l’Etat d’Indiana. Elle a terminé son sixième et dernier périple à la fin de l’hiver, de retour dans l’Illinois, sur Lighthouse Beach qui est située au nord d’Evanston, dans la grande banlieue nord de Chicago (cette sixième plage est difficile à trouver dans le livre car sa page de titre manque). Béatrice Machet chante ces six plages en 55 poèmes en prose et en vers libres entre lesquels s’intercalent neuf textes sans titres, la plupart servant d’introduction à chaque partie.

Ces six plages forment le territoire de la tribu Potawatomi/Neshabek, Première Nation qui, avec les Chippewa, Odawa, Algonquin, Saulteaux, Nipissing et Mississauga formaient la nation Annishinaabeg. Avant l’arrivée des Européens, cette nation du grand nordchevauchait les Grands Lacs de Montréal à Détroit, couvrant presque tout l’Etat de Michigan et la moitié nord des Etats de Wisconsin, Minnesota, et North Dakota, puis le Saskatchewan et la majeure partie de l’Ontario. La région qui s’étend de Saskatoon à Montréal couvre environ 3,000 kms de longueur sur 1,400 kms de hauteur, avec un centre important dans le nord du Minnesota. Ce territoire est bien connu grâce aux œuvres de Gerald Vizenor qui a en dressé une carte poétique très précise dans son recueil Almost Ashore.

Béatrice Machet. Rafales. Paris : Editions Lanskine, 2024. 92 p. ISBN 9 782359 631265. 15 Euros.

On ne peut pénétrer dans la culture des Natifs sans se situer vis-à-vis des quatre points cardinaux qui leur donnent une relation géopoétique avec la terre. Ainsi Béatrice Machet évoque-t-elle les quatre vents cardinaux dans un superbe poème chiastique, « Rafale 49 » (76) :

Vent.

                        Chinook.

                                             Squamish.

                                                                 Williwaw.

                                                                                                Souverain de

                                               l’espace entre ciel et terre entre ciel et

                                                                                                                mer.

                                                                                   Aquilon.

                                                           Auster.

                                   Eurus.

            Zéphir.

Les compagnons à travers

                                   l’espace.

En regard des quatre vents français cardinaux qui ont leur origine dans la mythologie grecque et romaine, il n’y a que trois vents natifs. Si le chinook correspond au zéphyr en étant un vent d’ouest chaud et humide venu du Pacifique, le squamish est un vent du nord glacial qui souffle de l’Arctique vers la Colombie britannique et le williwaw est un vent d’est froid et violent qui descend des montagnes et souffle du détroit de Magellan jusqu’au Groenland. Les deux vents froids définissent le climat dans lequel Béatrice Machet a effectué ses périples hivernaux sur les bords du lac Michigan. Elle souligne l’importance de l’ordre quaternaire dans « Rafale No. 40, » citant les rythmes des saisons, des ordres d’existence, espèces animales, et races humaines, dans les niveaux de rêves et les opérations de l’esprit, les étapes de l’existence humaine, les circuits à suivre, les arbres de vie « plantés aux quatre coins » avec « la cérémonie. . . jouée en quatre actes » (64). La créativité poétique prolonge ainsi la pensée native à son diapason, ouvrant des possibilités infinies.

Comment ne pas être sensible à l’appel de ces grands vents venus de très loin, porteurs de traditions immémoriales ? Ils font désapprendre, voir et sentir différemment. Ils forcent la poète à se dépouiller de ses habitudes. Se perdre. Marcher à l’infini pour se vider, pour faire silence. Epouser le vent. Devenir une avec la nature, les arbres qui cassent sous la glace, les oiseaux. Se recueillir en elle-même. Voir le temps « reculer au fur et à mesure que je marche » (29). C’est seulement alors que le vent sauvage et libre qui dans la froideur et la blancheur d’un hiver de neige et de glace ne porte ni senteur ni couleur, s’équilibre entre force vive et force ravageuse. Être au bord du lac, c’est comprendre qu’il est « une part du ciel comme il est part terrestre d’une danse nuptiale jouée en noir et blanc » (66).

Tantôt la poète se laisse posséder par l’anglais, tantôt c’est la langue potawatomi qui nous introduit au cœur de ses promenades. Rafales est un livre trilingue, chaque langue étant une référence culturelle étagée. Partant du français, sa langue maternelle et poétique, Béatrice Machet utilise des expressions américaines qui indiquent sa familiarité avec un monde anglophone remarquable par sa brièveté linguistique de bâtisseur d’empire. Les mots potawatomi sont soit répétés en français dans le poème, soit cités dans un glossaire difficile à découvrir et dont la position en fin de volume force une relecture, une reprise de contact en profondeur avec la culture native figée en résistance contre la langue américaine du devenir.

Chaque plage a un sujet différent. Forest Park Beach décrit l’environnement géographique, le terrain, la température, et l’expérience de la marche. Illinois Beach State Park ajoute la rencontre avec un gardien natif. À Waukegan North Beach, l’inscription « Notre langue native est comme une seconde peau et fait tellement partie de nous que nous résistons à l’idée de la voir changer constamment » [ma traduction] donne cours à un examen des noms de lieux issus des langues natives. Milwaukee (Millioki, Milleioki, lieu de rassemblement près de l’eau), Wausaukee (de « wassa, » lieu lointain, nordique), Pewaukee, Packwaukee, Waukegan, Waupaca (ville blanche). Suivent, dans cette partie qui est la plus longue du volume, la description de coutumes natives comme la récolte du riz sauvage, puis une description de la marche épuisante qui met la poète en état de quasi-hallucination où le « heave heave heave » dont elle s’encourage fait écho au «hey heya heyo» des Natifs cité en page 34. West Beach et Portage Beach étaient des centres importants de « portage » (mot français adopté par les trappeurs et bûcherons du grand nord) qui indique l’importante activité commerciale entre les natifs avant et après l’arrivée des Européens. Le vers « Qui s’en ira vers le golfe de Mexico à travers l’Illinois River » du poème « Rafale No. 36 « (58) fait référence à l’activité des Natifs entre le lac Michigan et le fleuve Mississippi, au commerce des Indiens des grandes plaines entre le Canada et le Golfe du Mexique (dont la poète respecte l’orthographe mexicaine), puis au commerce des Européens après leur arrivée dans le Nouveau Monde.

« Rafale No. 36, » contient encore deux mots essentiels cités en anglais, « keep safe » et « keepsake. ». Le verbe et le nom, unis dans un cercle parfait. Car, dit Beatrice Machet, l’important est de « garder en sécurité » un « objet de mémoire. »  Plus qu’un souvenir et moins qu’un trésor. Un objet chargé d’un poids sentimental, d’un poids de mémoire, garant de survivance. Message central qu’elle nous apporte de ses pérégrinations hivernales. Le livre atterrit sur deux pieds en bouclant cette longue danse avec le vent. La légende de Shawondasee, le vent du sud, nous révèle non seulement le quatrième vent natif, mais l’humour printanier qui le fait tomber amoureux d’une belle blonde étendue sur une prairie. Ayant attendu trop longtemps avant de se déclarer, il découvre que la belle blonde est devenue une vieille femme aux cheveux blancs duveteux – Shawondasee était amoureux. . . d’un pissenlit. Le point d’orgue de cette brève légende remet en suspens le magnifique canto de Béatrice Machet qui continue à nous interpeller longtemps après que nous ayons refermé son livre.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (57) : Philippe Mac Leod

Philippe Mac Leod nous a quittés en 2019. Il a fini ses jours en Bretagne, au bord de l'océan, dans la solitude, après avoir longtemps séjourné dans les Pyrénées, près de Lourdes. Son ultime manuscrit, Estuaires, qui s'accompagne d'un grand essai spirituel testamentaire, Je est Amour, chez le même éditeur, nous offre 33 poèmes en prose, qui sont autant de méditations proches de la prière.

Le poète esquisse quelques lignes d'horizon, souligne « un regard d'eau dans les eaux du regard. » Car ce paysage breton n'est pas pour lui un pays, il est une « demeure de vent », il appelle à une contemplation sur l'infini.

                  Ce sont des nuages au loin. Gris et bas comme la mer est de plomb. Le rocher, net et coupant.

Au ras du flot des fugues se précipitent puis se perdent -et la terre qui ne veut plus de ses reliefs, la terre exsangue, exténuée, lâchant tous ses vents. 

« L'estuaire avance d'île en île, de rocher en rocher. » Ce sont ces élans, ces avancées d'eau, ces reflux, qui suscitent des « rêves de grand large ».  Mais le voyage en haute mer qui pourrait avoir lieu cède, dans les poèmes, à un irrésistible mouvement d'ascension, «vague après vague, autant de marches vers la cime d'un horizon jamais touché... »  Philippe Mac Leod laisse parler son âme éprise de l'invisible vertical, assoiffée de lumière, vouée à l'éternelle joie.

                   Au-delà du rêve, des marches de pierre glissantes pour le pays d'air et de vent -pas flottants dans un jardin épars aux fleurs toujours blanches. 

Philippe Mac Leod, Estuaires, Ad Solem, 15 euros.

On devine que, déjà, le poète, qui sait qu'il vit ses derniers jours, entrevoit le seuil de ce qui ne pourra jamais être nommé ni décrit. Seuil du royaume de l'ouvert, toujours plus loin de notre portée d'hommes qui patientons sur la terre. Ce désir d'infini est tout débordant de la foi et de l'espérance du croyant et du contemplatif. Nous le partageons dans ces pages, car Philippe Mac Leod a toujours parlé et écrit pour les autres, pour les entraîner avec lui dans la seule aventure qui vaille, celle de notre humanité tournée vers ce plus grand qu'elle-même, dont elle sent ici l'intime présence, comme mise à nu.

                   Nous le connaissons bien, ce ressort infatigable du plus loin, encore, toujours  plus loin. Nous voudrions déjà disparaître -non point nous effacer, mais grandir, éclore. C'est écrit par le sang. C'est dit. Et le commandement lancinant ne cesse de nous envahir. 

Ainsi le poète nous fait entrer avec lui dans le courant unique du fleuve de vie, dégagé de toutes les ombres, jusqu'à « l'ouvert », qui l'a porté « de la première petite goutte aux transparences de la source. »

Présentation de l’auteur




Quatre poèmes de Michael Crummey

Présentation et traduction Jean-Marcel Morlat

 

Originaire de Terre-Neuve, le romancier, poète et nouvelliste canadien Michael Crummey est né à Buchans en 1965 et réside présentement à Saint-Jean de Terre-Neuve. Il est l’auteur de nombreux livres, dont certains ont été récompensés par des prix littéraires canadiens et internationaux. Après Les voleurs de rivière (2004), Du ventre de la baleine (2012) et Sweetland (2017), Les innocents (2020), L’adversaire est son quatrième roman traduit en français (août 2024). Comme l’écrit aussi Mario Cloutier : « L’écrivain […] possède un imaginaire marqué par l’influence de la géographie sur le caractère des habitants. Le territoire comme personnage, le paysage bousculé par les vents et trempé par les larmes océaniques. » (« Michael Crummey, tout homme est une île », 5 juillet 2018, La Presse). Tous les textes qui suivent sont tirés de la troisième partie du recueil Hard Light (Brick Books, 1998), A Map of the Islands (Une carte des îles). Comme l’écrit Michael Crummey dans sa postface : « Une carte des îles est le produit d’un voyage au Labrador, en août 1995, sur le navire côtier MV Northern Ranger. Une subvention du Conseil des arts du Canada m’a permis d’accompagner mon père durant ce voyage au Labrador et de passer du temps à écrire par la suite, ce dont je suis reconnaissant. Mon frère et ma belle-sœur nous ont hébergés durant les escales à Goose Bay, et Paul m’a procuré les cartes qui ont permis de « Nommer les îles ». Mon frère Stephen m’a offert un port d’attache à St-Jean durant l’été 1995 et Peter m’a fourni un soutien informatique inestimable durant la rédaction de ce livre. » Hard Light a d’ailleurs inspiré le documentaire LUMIÈRE CRUE au réalisateur Justin Simms en 2003, qui y trace le portrait de Michael Crummey en quête de ses racines. D’autres textes tirés du même recueil et traduits par Jean-Marcel Morlat ont été publiés par la revue québécoise Cahiers littéraires Contre-jour, la Revue Phoenix : cahiers littéraires internationaux Traversées, Le crachoir de Flaubert, Europe et Recours au poème, Récit-page et Ellipse. Dans Hard Light, Michael Crummey redit et réinvente les histoires de pêche de son père à Terre-Neuve et au Labrador et fait parler des générations d’hommes et femmes du cru qui nous racontent un monde révolu fait de dur labeur et surtout de dignité, l’humour noir n’étant jamais bien loin.

Michael Crummey, auteur du roman primé Galore, parle du folklore de Terre-Neuve et de la manière dont il a inspiré les histoires et les personnages de son roman.

COUSIN

Île Saddle, Red Bay vers 1550

La plus grande station baleinière du monde, des tas de marins basques chassant des baleines franches et boréales le long de la côte dans des skiffs de seize pieds, six hommes aux avirons et un autre homme chevauchant la proue tandis qu’ils atteignent le dos d’une baleine crachant de la vapeur, le manche en chêne du harpon soulevé au-dessus de son épaule comme une torche pour éclairer la voie dans la nuit et le brouillard. Le poids d’un homme qui passe par-dessus bord perce la peau de l’eau, la forme sans bords se mouvant en-dessous telle une flamme obscure.

Une baleine boréale harponnée pouvait tirer une embarcation durant des heures, mugissant et traînant son sang avant de mourir d’épuisement ou à cause de ses blessures, les hommes ramant avec acharnement pour stabiliser l’embarcation près d’elle, évitant la torgnole due au mouvement de piston de sa queue capable de briser en mille morceaux le skiff ouvert lorsqu’elle faisait surface. Des milliers d’entre elles pêchées à l’abri de l’île Saddle pour être fondues chaque saison, les corps énormes tels des véhicules volés et désossés afin de récupérer les pièces : la peau épaisse et souple étirée pour recouvrir l’ossature des parapluies en France et en Espagne, les plus belles femmes d’Europe portant des corsets constitués de fanons ; tonnes de gras se réduisant dans des chaudrons en cuivre, une seule goélette rapportant sept cents barriques d’huile à l’automne.

Les os inutiles jetés dans le port de Red Bay Harbour – la défense incurvée des mandibules, vertèbres creuses, les os fins et longs de la nageoire : carpiens, métacarpiens, phalanges, cousins de la main humaine.

Les dépouilles de centaines de baleiniers enterrés sur l’Île Saddle, leurs têtes orientées vers l’ouest, une rangée de pierres pesant sur leurs poitrines comme pour les submerger dans la fosse terreuse, pour les empêcher de se relever afin de respirer.

Les cadavres de plusieurs hommes souvent exhumés d’une seule tombe, victimes d’une malchance commune. Un équipage de sept hommes parfois enterrés côte à côte, leur gagne-pain leur perte ; épaules se touchant sous terre, os longs et fins des doigts, aussi pâles que la lumière d’une bougie, presque pliés dans le creux des genoux.   

COUSIN

Saddle Island, Red Bay c.1550

The world’s largest whaling station, scores of Basque sailors hunting Rights and Bowheads up and down the coast in sixteen-foot skiffs, six men at the oars and one straddled across the bow as they crest the back of a steaming whale, oak shaft of the harpoon hefted above his shoulder like a torch meant to light their way through night and fog. The weight of a falling man pierces the water’s skin, the edgeless shape moving beneath it like a dark flame.

A speared Bowhead could drag a boat for hours, trailing blood and bellowing before it died of exhaustion or its wounds, the oarsmen rowing furiously to keep steady beside it, avoiding the piston slap of the animal’s tail that could hammer the open skiff to pieces when it surfaced. Thousands hauled up in the lee of Saddle Island to be rendered every season, the enormous bodies like stolen vehicles being stripped for parts: the thick, pliant hide stretched across umbrella frames in France and Spain, the finest women in Europe corseted with stays of whale baleen; tons of fat boiled down in copper cauldrons, a single schooner carrying seven hundred barrels of oil home in the fall.

The useless bones dumped in Red Bay Harbour – the curved tusk of the mandibles, hollow vertebrae, the long fine bones of the flipper: carpals, meta-carpals, phalanges, cousin to the human hand.

The remains of a hundred whalers interred on Saddle Island, their heads facing west, a row of stones weighed on their chests as if to submerge them in the shallow pool of earth, to keep them from coming up for air.

The corpses of several men often exhumed from a single grave, victims of a common misfortune. A seven-man crew sometimes buried side by side, their livelihood their undoing; shoulders touching underground, long fine bones of the fingers pale as candle light folded nearly in the hollow of their laps.

LA DÉSASTREUSE CHASSE AUX PHOQUES DE TERRE-NEUVE

Envoyés sur la glace en quête de manteaux blancs,
tenue rugueuse lancée sur des ceintures de corde enroulée
ils ont condescendu au massacre : bébés phoques gaffés,
tailladés pour être libérés de leurs peaux immaculées.

La tempête est survenue sans prévenir.
Privé de repères, le timonier de quart a mis le cap vers
le bateau qui attendait et l’a manqué.
terrés dans les ténèbres deux nuits alors,

courbés aveuglément devant l’âpreté du grésil,
corps emmitouflés pressés les uns contre les autres pour s’abriter,
marchant en cercles telles des mules portant des œillères.
Le vent tirant d’un coup sec comme un licou.

Esprits retournés par le froid, attirés par de petits
conforts que leurs cœurs bornés ont répétés
les hommes se sont jetés hors de la banquise dans les bras
d’enfants et de femmes fantômes ; de feux

déposés dans des âtres imaginaires.
Certains ont cessé tout mouvement et sont tombés,
Chaleur muante découpée sur leurs visages
tandis que la nuit et le vent glacial leur distribuaient

un dernier et lamentable salaire.

 

NEWFOUNDLAND SEALING DISASTER

Sent to the ice after white coats,
rough outfit slung on coiled rope belts,
they stooped to the slaughter: gaffed pups,
slit them free of their spotless pelts.

The storm came on unexpected.
Stripped clean of bearings, the watch struck
for the waiting ship and missed it.
Hovelled in darkness two nights then,

bent blindly to the sleet’s raw work,
bodies muffled close for shelter,
stepping in circles like blinkered mules.
The wind jerking like a halter.

Minds turned by the cold, lured by small
comforts their stubborn hearts rehearsed,
men walked off ice floes to the arms
of phantom children, wives; of fires

laid in imaginary hearths.
Some surrendered movement and fell,
moulting warmth flensed from their faces
as the night and bitter wind doled out

their final, pitiful wages.

Hard Light, Lumière crue, Michael Crummey, extrait. 

LES FEMMES

Il y en avait une pour chaque équipage de quatre ou cinq pêcheurs, que l’on emmenait pour cuisiner et garder la cabane en état, et faire leur part du boulot au moment d’habiller le poisson lorsque les trappes remontaient à la surface remplies à ras bord : trancher les gorges ou remplir la baille d’eau. Elles aidaient à placer les morues salées sur les graves pour qu’elles sèchent en août, criaient fort depuis la cuisine si une rafale de pluie survenait pour que tout soit rassemblé avant d’être esquinté.

La plupart étaient des filles dont les familles avaient besoin du salaire, certaines âgées d’à peine treize ans, levées dès l’aube pour allumer le feu et préparer le thé et les dernières à se coucher le soir, les braises ardentes arrosées d’une bouilloire d’eau. 

Normalement, la fille avait sa propre chambre à côté de celle du capitaine en bas, le reste de l’équipage fourré dans des lits superposés sous l’avant-toit sur des matelas rembourrés de copeaux de bois. Parfois, ce n’était qu’une couverture pendue au plafond qui se dressait entre elle et les hommes.

Lorsque le travail ralentissait après le capelan roule, un violon pouvait être sorti d’un coin le samedi soir, les lèvres collées à une cruche de tord-boyaux de contrebande, suivi d’un peu de guinche, les talons martelant les planches du dortoir. Les garçons célibataires courtisaient dur, ils s’amourachaient juste pour tenir toute la saison. Il y avait un manège de compliments, on faisait du gringue, il y avait des commentaires sur la lumière dans les yeux d’une fille ou ses cheveux sombres. Il fallait considérer une sorte d’attrait enivrant : braises à attiser vivantes ou à éteindre avec l’humidité d’une épaule froide. Le feu de la solitude et de la fatigue se consumant dans le ventre.

La plupart du temps, ça n’aboutissait qu’à des paroles en l’air et des stupidités, bien qu’il y eût chaque année des mariages ayant germé sur les îles du Labrador, avec quelques événements plus malheureux. Une enfant rentrant au port enceinte à l’automne et quatre jurant ne pas l’avoir touchée.

 

THE WOMEN

There was one in every fishing crew of four or five, brought along to cook and keep the shack in decent shape, and do their part with making the fish when the traps were coming up full, cutting throats or keeping the puncheon tub filled with water. They helped set the salt cod out on the bawns for drying in August, called out of the kitchen if a squall of rain came on to gather it up before it was ruined.

Most were girls whose families needed the wage, some as young as thirteen, up before sunrise to light the fire for tea and last to bed at night, the hot coals doused with a kettle of water.

Usually the girl had her own room beside the skipper’s downstairs, the rest of the crew shoved into bunks under the attic eaves on mattresses stuffed with wood shavings. Sometimes it was only a blanket hung from the rafters that stood between her and the men.

When the work slowed after the capelin scull, a fiddle might be coaxed from a corner on Saturday nights, lips set to a crock of moonshine, followed by a bit of dancing, heels hammering the planks down in the bunkhouse. The single boys courted hard, they’d fall in love just to make it easier getting through the season. There was a carousel of compliments, of flirting, there were comments about the light in a girl’s eyes or the darkness of her hair. There was romance of a sort to be considered: coals to be fanned alive or soused with the wet of a cold shoulder. The fire of loneliness and fatigue smouldering in the belly.

Most of it came to nothing but idle talk and foolishness, though every year there were marriages seeded on the Labrador islands, along with a few unhappier things. A child sailing home pregnant in the fall and four men swearing they never laid a hand upon her.

Des lieux du Nord : Station baleinière de Hawke Harbour - Labrador.

LA GUERRE FROIDE

Hopedale, le 15 août

Station de radar érigée ici dans les années cinquante à l’apogée
de la Guerre froide, soldats américains accroupis dans
des bâtiments chauffés à la vapeur deux cent cinquante mètres au-dessus du village,
contrôlant l’espace aérien arctique sans relâche,
attendant le point rouge des avions
approchant du nord,
tête nucléaire lancée vers la Maison-Blanche.

Les glaciers de la dernière époque glaciaire ont griffé
ce littoral il y a dix mille ans, dénudant la terre,
creusant le sol vulnérable pour en faire des goulets, des baies et des anses,
rien que du roc stérile laissé là pour se dresser au-dessus de l’Atlantique.
En novembre, la mer est gelée, les îles chevronnées
entre elles par un pont de glace solide,
la roche balafrée engloutie sous la neige ;
un homme pouvait passer des mois en observation depuis cette colline
et ne rien voir bouger dans l’étendue de blanc
hormis le vent et ce que son esprit imagine y voir.

La minuscule base détruite à présent, seuls les troncs carrés
des antennes radar visibles depuis Hopedale en contrebas.
Les fondations plates des baraquements
abandonnées pour recueillir neige et pluie,
escaliers de béton là où se dressaient autrefois les portes,
cinq marches ne montant nulle part –

THE COLD WAR

Hopedale, August 15th

Radar base raised here in the fifties at the height
of the Cold War, American soldiers hunkered in
steam-heated buildings eight hundred feet above the village, monitoring arctic air space around the clock,
waiting for the red blip of airplanes
approaching from the north,
a nuclear warhead winging for the White House.

The glaciers of the last Ice Age clawed across
this coastline ten thousand years ago, stripping topsoil,
nothing but barren stone left to stand above the Atlantic.
By November the sea is frozen, the islands raftered
together by a bridge of solid ice,
the scarred rock submerged in snow;
a man could spend months watching from this hillside
and see nothing move in the expanse of white
but the wind and what his mind imagines it sees there.

The tiny base torn down now, only the square trunks
of the radar antennae visible from Hopedale below.
The flat foundations of the barracks
left to catch rain or snow,
concrete stairs where the doors once stood
leading five steps up into nowhere –

Présentation de l’auteur




Florence Saint Roch, Dominique Quélen, avec/sans titre

Comme le nom de la collection l’indique, il y a contraintes, celle de développer autour d’un avec ou sans : sommeil, paroles, ascenseur, opinion, violence … souci, méthode, trucage, chichis… À chaque semaine, sont notées les heures de lever et de coucher de soleil  qui déterminent une durée de jour et de nuit. Ces durées décideront du nombre de mots et de signes.  À chaque semaine donc un « avec ou sans » que deux protagonistes développent chacun alternativement de jour (avec) ou de nuit (sans).

En écriture romane il s’agit du texte de Florence Saint Roch, en italiques il s’agit du texte de Dominique Quélen, Les semaines impaires c’est Dominique Quélen qui lance la proposition et les semaines paires c’est Florence Saint Roch. 

Il y a « ma vieille ». Elle s’adresse des conseils, s’explique avec elle-même avec intensité, avec entrain, tellement qu’elle n’utilise pas de virgules, pas le temps de faire une pause, le texte galope pendant lequel elle s’exhorte et s’encourage : à dormir, à cracher, à patienter, à regarder, à travailler, à chanter, à tenir bon, etc … Elle colle à sa réalité tout en essayant de ratisser large l’horizon du connu et de l’inconnu, pour ensuite souvent s’aventurer dans le monde de la mythologie. Elle cherche les moyens d’améliorer sa qualité de vie, de n’être pas dupe, de rester lucide. Et l’écriture caracole de mots en associations d’idées derrière lesquelles on sent tout le plaisir de l’auteure et sa jubilation à manier la langue. En définitive, cette « ma vieille » cherche en se parlant à améliorer sa capacité à se surprendre tout en étant une bonne compagne pour elle-même : « un toi nouveau qui scintille et ondoie dès que tu l’as trouvé celui-là tu ne le lâches pas c’est un monde inconnu où aborder un territoire à explorer rien qui t’oblige à revenir après alors pars ma vieille pars.»

De l’autre côté il y a la voix en italique, qui semble plus détachée du sujet, elle informe, elle raisonne, navigue entre les possibles, tire des semblants de conclusions, s’essaie à la sagesse, fait de l’humour noir ou qui rit jaune, se glisse sous la peau des gens ordinaires pour témoigner de leurs petits malheurs quotidiens, dialogue aussi assez souvent. Le ton est parfois au désabusement, toujours enjoué, grave, ironique, et qui connaît Dominique Quélen et sa façon d’être, le retrouve dans ses variations comme improvisées.

 

Florence Saint Roch/Dominique Quélen, avec/sans titre, éditions Louise Bottu, collection contraintEs, 111 pages, 13 euros

Entre jazz et ping-pong, entre personnages mythologiques, monde onirique et réalité terrestre, on voit que le hasard qui s’invite naturellement, sera contré momentanément par la volonté de se plier à l’exercice demandé ou plutôt au défi relevé dans ce livre. On se retrouve amusés, interrogés, interloqués parfois aussi par la façon dont l’une ou l’autre aborde le thème, par exemple dans le cas de la semaine 14 : avec / sans distinction ; ou encore semaine 24 : avec / sans filtre, là où Dominique Quélen décide de remplacer tous les f par ph et inversement, puis de s’adresser directement à « Phlorence » en espérant « à la phin n’avoir pas trop par mes grafies pharphelues, mes termes phictiphs, phalsiphié l’alfabet de notre éféméride ! »

De semaine en semaine on se régale d’une suite de passages délicieux, de chutes habiles :

  • Semaine 11 (avec / sans grâce), quand l’une danse, l’autre observe : « Faire en français signifie chier. Exemple : ne forçons pas notre talent, nous ne fairions rien avec grâce. »
  • Semaine 13 (avec / sans moi) « mais non c’est sans retour et d’ailleurs le jeu n’en vaut pas la chandelle. Recommencer ? Sans moi. »

Au bout du livre fort captivant, on se demande si le « sans » n’est pas plus important, plus significatif, plus déterminant dans nos vie humaines que le avec. Comme si tout reposait sur le manque depuis la naissance. Comme si chercher à combler, à remplir, allait finalement se révéler vain. On se dit, on se promet : plutôt faire sans, ce qui bien souvent revient à illustrer l’expression « faire avec »… Allez comprendre !!

Présentation de l’auteur

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Hugo Mujica, En un fleuve toutes les pluies

Il est des œuvres qu’on se doit d’aborder avec la plus grande humilité, des œuvres qui intimident. « Vouloir comprendre, c’est vouloir réduire l’autre à soi-même » dit Hugo Mujica, comment entendre tout en laissant « ouvert » le sens ? Comme il est dit, en quatrième de couverture, « Avec Hugo Mujica, le poète ne parle plus. Il écoute avec les mots. »

Il y a des mots

                   qui sont le silence

                                   de ce qu’eux-mêmes

                            disent

                                                             ils disent racine,

                                                                                non feuillage. 

Hugo Mujica, En un fleuve toutes les pluies,  traduit de l’espagnol (Argentine) par Gaëtane Muller-Vasseur et Audomaro Hidalgo éditions Phloème ISBN 9791096199 55 6, 15 euros.

Le poète nous prévient dès le tout début de son recueil :

                                   Ce n’est pour nommer

                                                         ce qui se tait dans la vie,

                                                                           c’est pour l’écouter

                                                                     que j’écris. 

C’est qu’il est lui-même d’une grande humilité et d’une grande exactitude dans ses mots.

 Manque-t-il quelque chose au silence

quand le fleuve ne le

chante pas ? 

 

La mise en espace du recueil semble déjà nous montrer la voie, les poèmes se déploient sur le dernier tiers des pages : laissant tout le haut de celles-ci blanc et silencieux, ils semblent issus du silence, de la méditation, de la contemplation, de la lenteur. Chaque vers, en escalier, semble descendre du précédent.

Et pourtant, très certainement, cette poésie affirme, refuse, dit « oui » ou « non ». Les maximes sont paradoxales mais restent des maximes, c’est que Hugo Mujica préfère la contradiction à l’harmonie. L’harmonie endort quand la contradiction réveille.

L’oiseau vole

           parce qu’il est ses ailes

                     non parce qu’il sait

                     qu’il en possède :

                                     chacun parvient à soi-même

                                                    quand il est de soi-même

                                                l’oubli.

Une poésie tout entre « une déchirure : l’humain » et « la palpitation du sacré. » Une expérience poétique majeure.

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Jacques Josse, Trop épris de solitude

Jacques Josse aime les êtres vivants dans les marges et tous ces pas de côté qui nous apprennent tant sur la nature humaine. Le voici, cette fois, du côté des « épris de solitude » hommes ou femmes qui assument, cahin-caha, leur mode de vie. Il nous en parle dans des poèmes ou dans de courtes proses poétiques qui sont autant de tableaux de genre bien sentis.

« Ce n’est que parmi les pauvres ratés que je trouve les gens que j’aime le plus ; les riches ne peuvent, en termes de généralisations, parvenir à l’originalité qu’en devenant légèrement dingues ». Ce n’est pas Jacques Josse qui le dit mais le poète gallois Dylan Thomas. Des propos que l’auteur rennais pourrait, par contre, reprendre volontiers à son compte.

 Nous voici, en effet, plongés avec son nouveau livre dans l’univers de « fantômes à vélo », d’écorcheurs de lapins ou de piliers de bistrot. Voici un homme « pris de boisson » qui « insulte trois tombes ». Voici « le son rauque d’un cri qui monte du fonds d’un puits ». Voici celle qui voit « des vipères partout ». A trop s’éprendre de solitude, jusqu’à s’en mordre les doigts, on peut tomber dans l’alcool, dans la folie, et, au bout du compte opter pour le suicide comme celui-là qui « s’est accroché » à l’une des branches d’un pommier.

Le monde de Jacques Josse n’est pas rose. Mais son attention soutenue aux gens et aux choses nimbe de lumière tant de scènes de la vie quotidienne. C’est le cas dans ce quartier populaire de Rennes où il vit. « Allée d’Herzégovine, une grosse femme voilée traîne un caddie d’où dépasse une botte de poireaux ». Plus loin, « Cours du Danube, un homme assis sur un ban partage son sandwich avec un berger allemand ». Quittant les grands ensembles de la métropole, il croque des scènes de la vie rurale qu’on imagine volontiers celles de son Goëlo natal. Voici ce paysan « soixante ans/lit froid, vie rêche » qui « lance, remorque pleine/son tracteur dans les ornières ». Voici aussi, car la mer est toute proche, « ce pan de roches noires où dansent,/dit-on, certaines nuits/des squelettes de marins perdus ».

Jacques Josse, Trop épris de solitude, le Réalgar, 77 pages, 15 euros.

Jacques Josse fait vibrer son monde, celui des vivants mais beaucoup, aussi, celui des disparus. Il rend hommages à ces héros du quotidien, ces combattants dont on ne trouve les noms sur aucune stèle, à ces « invisibles, couchés dans des caisses, à l’est ou au nord de la ville » qui « se souviennent des braseros, de la fatigue, des bières bues au goulot, des brusques cris de colère ». Jacques Josse dit qu’ils ont « le sommeil perturbé par le vacarme qui résonne dans les galeries ».

Ces « invisibles », il les associe dans son livre à des hommes sans doute aussi épris d’une forme de solitude, partis tragiquement, mais dont l’histoire a retenu les noms. Ainsi Victor Ségalen dont Jacques Josse évoque la mémoire et la brutale disparition en forêt du Huelgoat (« Cela remue dans les branches/quelqu’un froisse des fougères et du bois »). Ainsi, aussi, l’écrivain tchèque Bohumil Hrabal dont il a vu la silhouette « danser sur la paroi/d’un mur rayé ». Lisant l’auteur rennais on pense à ces mots du poète marocain Abdelattif Laâbi : « Entre les vivants et les morts/La poésie n’a pas de préférence ».

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Christophe Pineau-Thierry, Sentier débutant

Le choix du sizain (près de quatre-vingts) s'est imposé au poète comme un mouvement régulier du coeur, comme la fluidité des vers.

Tout y est relié à l'enfance, à ses détours, à ses déboires, à "ses phrases". Le poète évoque "le haut des patiences", "le cercle de nos coeurs", quitte à être "la buée du temps/ un seul instant d'illusion".

La quête prégnante d'un monde originel traverse tout le recueil, empreint à la fois de nostalgie et de réactivité, au bout des épreuves et des jours.

Les sensibles métaphores dessinent un rapport au monde délicat, "dans l'équilibre du détaché", "voici le son de nos peines/ et le lieu des mots oubliés".

Le poète lui n'oublie pas d'être vrai, juste, mesuré, "attend(ant) le signe de l'aube/ et la simplicité de nos mots".

Le sentier ainsi se nourrit de toutes les expériences et le chemin n'est pas fini, à l'aune de "la nuit originelle de l'âme".

Simplicité et ferveur tressent de beaux textes comme "traces sur la neige".

Lisons :

le doigt de l'ombre sur la porte
en marge des fenêtres du temps
une âme qui circule dans la nuit
la route sombre de la mémoire
l'empreinte sourde de la mer
notre demeure au goût de sang
(p.38)

Christophe Pineau-Thierry, Sentier débutant, PhB éditions, 2024, 52p., 10 euros.

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Philippe Pichon, (entre) presque (et) rien, – Eloge de l’interstice, Fabienne Raphoz, Infini présent

Face à son propre miroir Philippe Pichon devenu poète après romancier  pratique  des moirures coalescentes par la grandeur de l'allusion et  l'ampleur paradoxale de sa vision. Elle  ne débouche pas sur le néant mais, avec discrétion,  sur des gouffres intérieurs. Ils possèdent  par le talent  de l’auteure des tensions dans l'immobilité paradoxale des vérités politiques, religieuses voire poétiques d'où bondit parfois un bal carnavalesque de sardines céphalomorphes et enchevêtrées.

En conséquence, l’auteur appartient à ces créateurs du déchirement qui portent le plein au milieu des vides du logos.  Mais de fait, il met en branle jusqu'au bout cette extinction de diverses pensées. Et un tel livre devient non seulement le palimpseste de la mémoire mais aussi celui du réel. Est donné ici de surcroit la partie visible de l'iceberg des logos.
L'auteur écrit ou parle parce que l'Un (et quel qu’il soit) lui proposé sa danse des mots. Commence alors le bal de maudits aux mots dits sous une forme de « cavatine ». À savoir une écriture à la recherche des mots et de leurs interstices qui veulent anticiper non seulement ce qui arrive ou va arriver là où dans ce livre le conceptuel est physique.
Linéaire et chaotique la structure de cet ouvrage  laisse parfois entrevoir dans le faire ou dans la forme, les signaux faibles d’une révélation qui nous échappe.  L’allusion devient alors un opéra, une ouverture, voire une opération. Savoir ce qu’elle « promet » est la question. La feinte, lyrique parfois, propose  des mots non-dits ou suggérés portées jusqu’à un « Haut les chœurs » pour s’entendre d’une frontière à l’autre dans un rêve d’humains.. Ici le temps compté prend ses ailes avec des Elles, des Ils sans les chamarrer d’uniformes ou maillots.

Philippe Pichon, (entre) presque (et) rien – Eloge de l’interstice, Editions Dutan, Paris,, 2024, 166 p., 18 €.

Ici chacun reste sur l'autoroute où il semble s'égarer mais  non pour fuir ou  suivre une croyance unique. D’où ce discours allusif chasse de gré ou de force la peur ou le pensum au profit de l’audace.
Dès lors s’il fallait Platon pour préparer le signe du Christ (comme disait Saint-Augustin), il faut des termes mais aussi leurs interstices  pour que surgissent des profondeurs cachées pour que s’émet le désir exonéré du liant, compact.  L’  « entre » permet de se hausser  loin des vigilances inutiles. Le sens en sa qualité d'origine est remplacé par une possibilité d’un  Multiple silencieuse face au Un. 
L'interstice reste pour l’auteure le moyen d’allumer  une polyphonie et une absence. Elle permet cette ataraxie dont Spinoza attendait la conversion des désirs et des affections en pensées là où des mots s'affaissent et le vouloir s'efface. En un tel livre n'est plus une simple parole qui agit là où se trahissent des rapports entre  conscience et désirs de l'un vers l'autre. Par leur « entre » les mots contribuent au devenir de la langue où peut se passer que quelque chose arrive en un certain possible des journées enfantées dont parla Rimbaud.

 

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Fabienne Raphoz, « Infini présent »

C’est en son enfance à la campagne que Fabienne Raphoz a découvert oiseaux, insectes et divers petits animaux sauvages. Mais l’auteur connaissait aussi d’un jeu des 7 familles de bêtes. Cela lui est venu le  : « goût pour la taxinomie et les classifications » et le celui des mots « incompréhensibles ».

Mais à ce qui pourrait rester des suites de textes entomologistes  des poèmes construits à partir de l’histoire des insectes comme les siphonaptères ou les grylloblattes « ailés du Permien » et qui « butinent les conifères » avant de disparaître des ères passées.
De telles bestioles jaillissent une nuit de janvier, d’autres sont plus tardifs. Le tout avec plusieurs critères de choix et classement ( avec explications préambules du poème). Mais aussi parfois, avec humour, distance attendrie et du Ronsard compris rendant la vie plus vieille mais plus jeune aussi.
Tout tient parfois avec un éclat de noir  pour  percer l’opaque par charité dressée de tout l’encre des nuits et de la nature. Surgissent des argiles de vieux dieux en rengaines parfois tribales prêts à la résurrection. C’est une question de survie ou de surmourir aux joies de la terre. Les uns surpassant les autres pour outrepasser le seuil par gueules entières, fronts et ventres encore vidés mais parfois en orgues de combat pour envoyer leurs gloires en première ligne.

Fabienne Raphoz, Infini présent, Héros-Limite, 2024, 130 p., 18 €.

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Silvia Majerska sauvée par les roses

Pour qui sait l’ignorance, la rose « obéit : à la lumière, à la chaleur, à l’eau ; trois lois — trois pères. ». Silvia Majerska, nous le rappelle dans ce livre de 12 portraits de plantes semblables et sœurs (d’ailleurs de la poétesse elle-même). Ils font d’elle une songeuse ailée qui « la nuit, rêve abondamment, sans élégance et jusqu’au bout. je sais qu’elle m’observe respirer, je la révolte, »
 
De telles plantes de pareille présence ne peut devenir des absolues absence  si la poétesse les oublie :ce serait alors sa méconnaissance renforcée. D’autant qu’elles sont des échos de sa vie intérieure.
 
Elle ne supporterait par’ leur indifférence : elle est née pour flairer tous leurs parfums, leurs lumières qui investissent   son corps « les deux sens opposés du vertical. ». Lecteurs et lectrices qui ont oublié de les connaître sont vengés par de tels végétaux. Toutefois et de plus Un certificat de leur valeur passé (elle-même vengeance posthume) leur accorde l’amour, l’amitié et nien sûr au tout près  l’âme. L’âme blessée chez la poète comme en tous les autres. Quant aux roses elle restent  autres éternellement blessée, éternellement renaissante et finalement invulnérable. L’invulnérable incurable. Elles nous habillent  plus totalement que la mer n’habille le rivage.
 
Leurs présences est l’état d’être de l’auteure en des contours d’envol. Par leurs têtes découvertes tout coucher de soleil est sans mélancolie. Ses sens glissent là où sur le « terrain planté de guérillas vertes » eElles  restent l’éclat des sources et deviennent des poèmes, immédiatement et pour toujours.

Silvia Majerska, Blancs-seings, Collection Blanche, Gallimard, 2024, 72 p., 12,90 €.

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Marilyne Bertoncini, L’anneau de Chillida

Recueil insondable, si riche en chemins qui se croisent, se dédoublent, se multiplient vers un tout harmonieux présent mais jamais atteint, vers une cosmogonie où réalité et imaginaire ne font qu’un.

Le poème peut être lu à partir de n’importe quel vers qui joue le rôle de centre, qui s’élargit vers le poème et vers le recueil en son entier comme des cercles concentriques quand la pierre jetée à l’eau est devenue ce mot par quoi tout arrive. Nous retrouvons l’Anneau de Chillida qui de fer est devenu cette eau trouble où toute poésie s’inscrit aussi forte et durable qu’un anneau de métal qui est dans tout, que tout appelle dans sa précieuse unité.

On voudrait ne lire qu’un vers par jour et l’emporter la journée durant en l’écoutant et le palpant au fond de soi comme un sourire et dire merci d’exister à cette beauté que nous frôlons exprimée par la douceur de ses images et de ses oxymores. Le lecteur flotte dans la musique des mots éperdus de présent, de souvenirs reliés à cette mythologie toujours présente à ceux qui en font des symboles pour approcher aujourd’hui. D’emblée nous pratiquons la poésie, nous sommes initiés par la teneur dense et ferme d’un vers qui s’étire dans toutes les directions de la sensibilité et de la pensée de l’aube à l’aurore, de la nuit au jour entre tous les points cardinaux de la mémoire qui fuse à chaque poème parmi l’ombre, la lumière, toutes les forces qui se rassemblent en nous sous la conduite d’une baguette magique trempée dans le miroir de nos paroles. Des fragments, des resserrements, la terre, le ciel se dilatent  et livrent leur présence de l’illusion et de la certitude mêlées de réel allant de la dérive à l’ancrage, du présent à l’absence le tout dans une nature prégnante en chaque poème, non pas décorative mais en avant, en action ressentie au plus profond de soi, indissociable.

Marilyne Bertoncini, L'Anneau de Chillida, Atelier du Grand Tétras.

Nous sommes au bord du quotidien ne basculant jamais dans le surréel, sur cette ligne qui fait frémir toute pensée qui s’est déjà dépassée vers l’acceptation du monde, vers cette sensation d’éternité , cette douceur que les mots soulèvent en s’irradiant l’un l’autre de leurs sonorités discrètes et bienveillantes.

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