Patrick Hellin, À feu coulant

A l’établi s’exsude...

A l’établi s’exsude la résine
l’âpre bourgeon du matin

silencieux sous l’écorce
un sang trop jeune encore

pour vivre d’ombres

sur des labours d’automne
Le grain vert nuit à la meule

les reins se brisent
à boulanger une avoine si pauvre

Mais ton regard est là
qui se lie à mes prairies

On s’exagère...

On s’exagère le précis

lorsque le flou préside à la vague

et que le ferme s’égare dans le souple

des rameaux pâles s’élèvent dans l’opaque
Miettes d’immuable 
cueillies aux avrils fraudeurs.

 

La terre brûle...

La terre brûle en amont
ta main cherche la cendre
noue la fumée
mais la gerbe est frivole

Les brumes fleurissent tard
lorsque les poussières sommeillent

En ta garenne rêvée et ses friches agrestes

 L’éclipse délie...

L'éclipse délie l’emmuré
Les serrures cèdent

Et l’ancien vertige

À nouveau l’arrime

Il fait nuit comme en plein jour.

La pierre à midi...

Comment interroger la pierre à midi
lorsque la lumière dissimule la lumière

On happe des contours
présume des profils

L’espérance est la foi en ce peu
Le rameau sauvage

Bien plus tard
au déclin

être enfin découvert
vu pour être invisible
tranquille en sa tanière

Illisible en sa lettre.

Présentation de l’auteur




Erica Payet, Du mal avec la terre et autres poèmes

1)

Du mal avec la terre

On a du mal à sonder la profondeur de la terre, la densité de l’humus fragile, friable comme
nos vies, malmené comme nos âmes.

On a du mal à décrire la couleur de la terre, rouge, exsangue, riche, brillante, d’argile ou de
bruyère, serrée entre mer et désert, parcourue de racines, comme le temps qui nous enveloppe
et nous dévaste.

On hésite à prendre la terre à pleine mains, nos ongles saillants comme un râteau mou,
comme une fourche chaude. Nos gants nous font croire à la terre propre, à une hygiène
étrange. Sa souillure a du mal à nous atteindre.

La terre nous recouvre, mais on a du mal à l’accepter. Nous vivons sous la terre, creusons son
corps à grands coups mécaniques. La terre chaude annule le soleil et produit le tout-blanc, le
lisse aveuglé, les animaux défendus des cauchemars blafards.

Le terrain de nos vies est l’espace d’une terre / notre terre dans l’espace. On atterrit toujours
d’un vol dispendieux, avide de retrouver la terre à tout prix.

On s’en prend à la terre, puis on l’achète, en terreau, en terroir, en terrain. On a du mal avec
nos pieds fichés dans la terre sale, nos sabots crottés de sale terre. On la troue, on la tue, on
s’y traîne, on la draine, on la drague. On vomit du terril.

Fi de l’horizon ! Imaginons le temps filant de bas en haut, surgissant de la terre profonde, où
l’arbre est l’avenir. Nous foulons le présent en chaussures, sans laisser la boue s’infiltrer entre
nos doigts de pieds.

2)

La patience

C’est ne pas prendre garde au temps écoulé. Le temps déjà vécu, l’air que ma peau a traversé.
C’est voir chaque jour les mêmes reliefs, les mêmes textures, poser chaque pied l’un après
l’autre sur la route devant chez moi et continuer malgré tout. Me résoudre à l’implacable
répétition de l’existence.

C’est fermer doucement les yeux sur ce qui vient après, résister aux feux brillants de ce qui
n’est pas encore, même si je les vois rouge derrière mes paupières. Accepter l’immobile
stabilité ; cajoler mon anticipation, qui réside là, sous le ventre. Inspirer le moment et
reconnaître que le moment suivant existera, à l’expiration, demain.

C’est chérir chaque mouvement, chaque réveil, chaque sanglot. Fermer mon imagination à la
dystopie qui tente mes angoisses. Renoncer à me représenter les bonheurs à venir, ces poisons
du présent.

C’est avancer solide comme l’homme embotté qui marche à longs pas dans l’eau : il génère
un courant qui engouffre les algues dans son sillage. Marcher vers l’horizon sans prétendre le
rejoindre.

3)

Le devenir joyau incohérent, foisonnement d’appels à la lune, de cris lunaires et d’ascenseurs
psalmodiés qui filent et déglinguent le plausible, aveuglés, traumatisés. Le rayonnement
traverse l’eau du lac chaud, bouillonnant, dans les profondeurs duquel on se transforme en
bijou-trésor démoniaque et jaloux, dont le chant nocturne se mêle à la remontée de velours
hydraulique en sifflet sourd mais possible.

Emerger du sommeil fatigué, meurtri, palpitant du voyage et sans rebond. Les genoux
remontés dans le ventre, le langage qui défile, déstructuré mais débordant, volontaire. Des
nuages, des nuages. Retiennent l’eau que l’on porte en soi, et quand elle est libérée, c’est
partout. Le soleil clignote derrière les briques de verre dépoli, malmené par les nuages
véloces. L’heure est à l’action, aussi l’ordre revient, forcé, forcément. Damnation nécessaire
du faire, de l’accomplir. Engrenage qui porte la vie, l’autre vie, éveillée, celle que l’on
partage avec les autres gens. L’autre face de la lune et du soleil que nous sommes à la fois.
L’altérité qui nous guide, nous espace, nous temporise. Mais le paradoxal revient toujours,
cyclique, tourbillonnant, impérieux.

Crac le train part, les couloirs se font longs, gémissants, l’angoisse souffle dans un bus de
visages de tous bords. Tous les temps s’entrechoquent, le dehors est dedans, car l’incendie
prend le large et le plan s’agrandit, se fait route, se fait rail. Embranchements compliqués de
béton sale, vite la rampe, la rampe. Mais nos valises. Nos sacs. Nos objets débordent aux
entournures, sous un escalier, oubliés. Le temps nous fait défaut, on ne peut que perdre à
présent, perdre ce qui est à soi, se perdre, manquer le transport, se noyer dans le mouvement
incessant des souterrains d’une grande ville qu’on ne comprend pas—que l’on comprend,
mais qui nous devance, nous dévaste.

Dans l’apogée d’une sirène l’interrupteur saute et le silence se fait. Les draps bleus chauds
dans le demi-jour enveloppant calment un cœur stressé, un corps tendu encore de sa course
lente. Un lent pépiement d’oiseau dehors et tout revient : l’océan calme derrière la clôture du
jardin, les bruits doux comme des vagues des voitures dans la rue devant. Nous sommes en
rez-de-chaussée, il n’y a qu’un plan, nous sommes sur la terre, et mes pieds, quand ils
quitteront le lit, se poseront sur du rassurant. De l’air, de l’air ! Du soleil sur mes joues. Du
réel dans ma tête.

4)               

La cire perdue

D’abord, je te modèlerai à ma guise. Je chaufferai de la cire entre mes paumes pour en faire
ton visage. Ton visage à température humaine. Ta peau, malléable, crédible.

Puis je t’étoufferai sous la terre. Ton visage, je le recouvrirai minutieusement. Il se perdra en
négatif, prisonnier de l’argile, immobilisé au sein de la terre réfractaire.

Ensuite viendra la chaleur, qui t’anéantira. Tes joues chaufferont. Ton teint de cire coulera,
comme le mascara d’une femme qui pleure. Tu te videras de ta substance molle, ton sourire
se liquéfiera, se tordra sous la brûlure. Tout glissera. Ne demeurera que la terre (comme
toujours), en creux. Planté de piques, partout transpercé, tu ne seras que béquilles. Ton âme,
évaporée. Ton vide sera complet.

Je coulerai alors en bronze ton visage : ta deuxième brûlure. Ta substance vraie s’infiltrera
brûlante dans tes interstices, entérinera tous tes défauts. Ton front et tes paupières, tes larmes
en bas-relief, ne seront que métal en fusion.

Puis nous te laisserons seul une nuit durant, pour laisser la tempête retirer sa furie. Le rouge
passer au noir. Le magma bouillonnant devenir son propre inverse. Quand le bronze dur et
sonnant aura pris ses fonctions, alors pour exister tu devras passer à tabac. Je frapperai ta
carapace avec force et précision jusqu’à ce qu’elle se fende et s’ouvre, je martèlerai la terre
sèche et brûlée de ton corset, au point de la réduire en fragments de poussière condamnés au
rebut.

Presqu’à la fin, je scierai tes prothèses. Des roues d’étincelles dorées te libèreront de ton
carcan. Il ne faudra pas alors commettre d’erreur, et distinguer, dans cet amas de ferraille, ce
qui est toi et ce qui relève de ton échafaudage constitutif.

Au terme de cet ingrat labeur, enfin je polirai ta peau, je gommerai tes défauts. Ma caresse
vigoureuse ennoblira le bronze, élèvera ton être. Je me dévouerai entièrement à la surface de
ton corps et tu resplendiras entre mes mains. Les poils de mon pinceau, l’extrémité de mon
ciseau, la flammèche de mes outils, tu auras tout subi. L’oxydation de ta patine, même, je
l’aurai contrôlée. Un jour je te finirai.

5)

Depuis la terrasse en caillebottis, comme un plateau d’échecs, en bois grisé par le temps—des
années de pluie, de soleil salé—, derrière le bijou turquoise de la piscine ridée, je vois
s’animer au vent d’avril les feuilles monumentales des palmiers. Ils ont grandi là, exilés,
plantés il y a longtemps—mais pas si longtemps : une génération ou deux. Ils poussent vite.
Ils impressionnent.

Je ne vois rien au-delà, depuis mon enclos de palme. Qu’y a-t-il derrière ? Notre héritage
culturel ? Des cultures de sel, de vent et de coquillages. Des piquets, plantés dans la terre qui
n’oublie pas. Des pierres molles, bouffées du salpêtre. Ce calcaire qui s’effrite, nous lâche,
défait les visages des statues du cimetière.

Je ne vois rien au-delà du grand travelling du ciel derrière les doigts crochus des yuccas, qu’il
est prévu que l’on arrache, car leur enracinement puissant, à eux, est à abolir. Je n’entends
que le souffle rond que fait le vent lorsqu’il se précipite entre les millions d’aiguilles des pins.
Et la sonnaille de la cloche, Marie-Henry, qui, depuis son gros clocher carré, nous livre une
volée digne et ponctuelle.

Présentation de l’auteur




Nohad Salameh, Quatre poèmes inédits

1

Tes mots se lèvent la nuit
comme les grandes verdures
à l’aube d’une mémoire intouchable
et tu te sens éternel
semblable à la caresse du feuillage.

Terrible envie de conserver sous ta peau
ce monde - rameur en filigrane
au plus souterrain de la chair !

Un Mage de verre respire en toi
blotti dans l’encrier de ton souffle :
il arbore ton visage futur
et se prolonge par tes syllabes. 

 

2

Tu demeures l’orphelin royal
qui chaparde les romances
dans les jardins de tristesse.

A l’aide d’une canne d’aveugle
tu secoues l’arbre de l’Origine
refuge privilégié de l’ermite céleste
puis à l’angle de la nuit
tu dissimules ta manne voluptueuse
comme la plus Belle de ton pays.

3

Pour celles qui rêvent sur ton épaule
et ramassent en leur filet d’or
les larmes de tes yeux
tu quêtes le souffle d’un dieu
porteur d’espace
sous un regard d’azur :
qu’il lui soit donné
d’une danse unique
de suspendre l’érosion de la terre !

 

4

Contre ton front ouvert
à l’épaisseur de l’Augure
tu accueilles celle qui arrive d’ailleurs
chargée de ses roses d’outre-jardin
et la moisson de ses récits.

Que reste-t-il au creux de sa paume d’amante
sinon ce jeu de cartes labyrinthiques
sur lesquelles se pose le papillon de la Prémonition ?

Je parle de la Voleuse de tes sourires
qui se tient sur ton seuil
pareille à un paysage extatique
afin de dissiper le désordre tapageur
des oiseaux de ténèbres.




La poésie, une liberté à arracher à la langue : Rencontre avec Émilie Turmel

En avril dernier, Montréal hésitait encore entre pluie et neige. Je me préparais à dîner avec quelques écrivaines et poétesses. Une jeune femme à la fois discrète et attentive a pris place à côté de moi. Nous ne nous étions pas encore parlé et les rencontres littéraires qui nous réunissaient commençaient seulement. Mais il existe des personnes dont la seule présence est déjà le début d’un échange.

Est-ce leur attitude, leur façon d’écouter ou de choisir des mots vrais, sans concession à ce qui ne serait qu’un échange superficiel et convenu ? J’ai tout de suite senti la qualité de son regard sur le monde, sans savoir que, parmi les nombreuses activités de son parcours déjà très riche, la poète Émilie Turmel avait étudié et enseigné la philosophie. Lorsque la conversation s’est engagée, j’ai été rapidement passionnée par ce qu’elle me racontait. Elle me parlait de Moncton, du Nouveau-Brunswick où elle vit depuis 2018. Elle répondait à mes questions sur cette lointaine terre acadienne qui me fascinait. Je l’entends encore m’expliquer que, contrairement à ce que l’on peut imaginer, l’eau de l’Atlantique y est assez chaude pour que l’on puisse s’y baigner. Puis elle a évoqué les différentes langues utilisées à Moncton, m’offrant presque les sonorités de ce qui est son paysage. La vie d’Émilie Turmel est toute dédiée à la poésie et aux arts, puisqu’elle est à la fois poète et éditrice aux éditions Perce-Neige, dont elle est la directrice littéraire à Moncton. J’ai été très touchée par ce questionnement du monde qu’elle poursuit avec authenticité et exigence, soucieuse à la fois d’écrire mais aussi d’explorer d’autres formes d’expression artistique, comme la sérigraphie. La poésie d’Émilie Turmel m’a émue et je la remercie chaleureusement d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Recours au poème.

Émilie Turmel, comment êtes-vous venue à la poésie ?
J’ai commencé à écrire des poèmes lorsque j’ai découvert la poésie québécoise contemporaine, vers la fin de l’adolescence. Jusque-là, on ne nous avait enseigné que quelques classiques français dont la forme, lourde de règles et de contraintes, me semblait rébarbative. Puis, au Cégep1, un professeur de littérature nous a fait lire Moments fragiles de Jacques Brault (Noroît, 1984). Il nous a demandé de tenir un journal de lecture et d’y noter nos impressions, les passages qui nous avaient émus ou ceux demeurés hermétiques, notamment. C’était la première fois que je lisais un texte en vers libres. C’était la première fois que j’écrivais librement sur la poésie. Et tout naturellement, dans mon journal, je me suis mise à répondre aux poèmes de Brault, à les poursuivre, à les pasticher, à les réécrire. Graduellement, j’ai compris que l’écriture de la poésie était une permission à se donner, une liberté à arracher à la langue et à ses normes, une manière de résister à l’ordre établi. Et la poésie ne m’a plus jamais quittée.
Le féminin est un de vos thèmes récurrents. Pourquoi ?
Dans Chasse à l’homme (La Peuplade, 2020), Sophie Létourneau écrit : « Comme tout le monde, je ne me suis jamais intéressée aux femmes jusqu’à ce qu’à vingt-six ans, je découvre que j’en étais une. Comme tout le monde, moi aussi, je voulais être un grand homme. » Je me reconnais dans cet aveu. Jusqu’à la fin de mon parcours universitaire en philosophie et en littérature, je n’avais étudié presque exclusivement que des œuvres d’hommes. Je voulais être un grand écrivain. Quand j’ai réalisé que mon cursus m’avait privée de toutes ces grandes penseuses et artistes qui auraient pu devenir pour moi des modèles, j’ai éprouvé à la fois une grande colère et une terrible honte. Comment se faisait-il que la moitié de l’humanité n’ait pas voix au chapitre, soit réduite au silence ? Et surtout, comment avais-je pu contribuer à cette invisibilisation, même inconsciemment, même involontairement ?

Émilie Turmel, L'Avenir à qui, lu par l'auteure.

Je me suis alors promis de lire les femmes et de relayer leur parole ; et j’ai commencé à combler les cases vides de mon arbre généalogique intellectuel, à retracer ma lignée artistique matriarcale. Ce faisant, j’ai buté sur certaines influences moins heureuses que d’autres ; des modèles que j’avais imités en pensant correspondre à une certaine idée du féminin, pour entrer dans le moule de la bonne élève, de la femme fatale, de l’épouse, de la mère, etc. La poésie s’est alors avérée une arme de choix pour sortir de ces cadres étouffants, pour questionner et déconstruire les rôles traditionnellement attribués aux femmes dans nos sociétés patriarcales.
Dans Vanités, il y a du feu et de la colère rentrée. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce recueil ?
Vanités est mon second livre de poésie. Il aborde la notion de transmission entre une mère et sa fille, ce qu’on lègue à la génération suivante, parfois malgré soi. Si certains passages relèvent de l’autobiographie, la figure de la mère doit aussi être prise au sens large de tous ces modèles (privés ou publics) qui forgent notre idéal de la féminité et des rôles que doivent endosser les femmes pour y correspondre. Dans Vanités, je m’intéresse à l’image, à la réflexion que nous renvoie la société de notre propre corps. Le livre aborde notamment le besoin de plaire et les contradictions qui habitent une femme souhaitant tout à la fois être convoitée comme objet de désir et s’émanciper comme sujet agissant. En cherchant des « coupables » à la honte que j’éprouve de m’être moi-même retrouvée prise au piège par certains diktats de beauté, j’ai pris conscience que le processus de réparation ne passe pas uniquement par une révolution du monde extérieur et le changement de mentalité d’autrui, mais aussi par une sorte de désintoxication personnelle. Il s’agit en fait d’expurger la misogynie internalisée pour se réconcilier avec la Mère, toutes les mères. Le souhait du recueil est donc que la colère se transforme éventuellement en une solidarité et une bienveillance envers toutes les femmes.
Berceuses, comme le titre le suggère, évoque beaucoup la maternité. Est-ce que vous la ressentez comme l’espace d’un retournement possible dans ce qui nous est transmis de génération en génération ?
Mon troisième recueil, Berceuses, est le premier où le « je » (parfois camouflé sous l’adresse à un « tu » impersonnel ou plus universel) se retrouve dans le rôle de la mère. Lorsque j’ai eu mon premier enfant, en 2021, mon rapport à la maternité s’est approfondi. J’ai entamé une longue réflexion sur l’être et le devenir mère. J’étais notamment habitée d’une peur viscérale de transmettre à mon enfant des traumatismes familiaux dont j’avais hérité et dont je n’avais pas encore entièrement su me débarrasser ; et d’une peur de ne pas réussir à le nourrir adéquatement – d’abord au sens littéral, mais surtout au sens spirituel et intellectuel –, une peur d’élever un garçon qui perpétuerait les cycles de la violence patriarcale plutôt que de s’en émanciper grâce au féminisme. Ce sentiment montre que quelque chose de crucial se joue au moment de passer le flambeau à la génération suivante ; que la maternité, voire la parentalité en général, est bel et bien un espace de retournement possible, un espace de réparation, de guérison. Et tout ceci passe selon moi par le langage, par le fait de nommer, de raconter… pour que le vécu des femmes entre dans la grande histoire, dans la grande mémoire.

Émilie Turmel, Journée du poème à porter.

Vous évoquez aussi le chêne, ce bois dont on fait le berceau. Quelle importance donnez-vous aux arbres en général ? Appartiennent-ils seulement au mythe et à notre imaginaire ou sont-ils aussi pour vous une préoccupation particulière ?
Dans Berceuses, le chêne est évoqué comme symbole de la transformation du vivant et comme témoin du passage du temps. L’arbre devient chaise, devient plancher, devient maison. Ainsi, même « mort », le bois continue de nous bercer, de nous soutenir, de nous protéger ; tout comme nos ancêtres. Le chêne – ses branches, ses veines, ses racines – nous rappelle que nous faisons partie d’un cycle immuable, que nous faisons partie de la nature, que nous sommes soumis à ses lois au même titre que ce les êtres qui pourraient nous sembler « inanimés ». Le chêne nous rappelle aussi de porter attention à la trace laissée par celles et ceux qui nous ont précédés : de ne pas voir la chaise comme simple meuble inerte et anodin, mais comme le résultat d’un travail, d’un soin apporté. Le chêne nous dit cet amour trop souvent invisibilisé. 
Quelle place a la sérigraphie dans votre chemin de poétesse ?
J’ai découvert la sérigraphie dans le cadre d’un programme universitaire de deuxième cycle en création de livres d’artistes auquel je me suis inscrite après avoir terminé ma maîtrise en littérature française. J’avais alors pris la décision de ne pas poursuivre mon parcours académique au doctorat parce que la pratique artistique m’interpellait davantage que la recherche, et je me suis offert ce cadeau pour entrer pleinement dans cette nouvelle étape de ma vie professionnelle. Quelques années plus tard, j'ai obtenu une bourse de perfectionnement professionnel du Conseil des arts du Canada afin d'approfondir mes connaissances et ainsi être en mesure de réaliser des projets d'estampe-poésie. J'envisage la sérigraphie comme une pratique me permettant de pousser plus loin ma réflexion sur la répétition et sur la trace, déjà entamée en poésie, en plus d'explorer de nouvelles contraintes formelles, tant du côté du texte que de l'image. En effet, le poème ne se déploie pas de la même manière sur un écran d'ordinateur ou sur la page d'un cahier que sur une estampe. Cela m'amène à réfléchir à l'aspect visuel et matériel des mots (geste de l'écriture manuscrite, lettrage et calligraphie, typographie et police d'écriture, encre, couleur, taille, espacement, blancs, etc.). Ces considérations d'ordre esthétique entraînent également des réflexions d'ordre sémantique et sémiotique. Autrement dit, je me demande toujours comment le signe est relié au son ou au sens. En estampe-poésie, je privilégie l'espace négatif plutôt que l'encre pour mettre le texte en valeur, ce qui me permet d'explorer le « con-texte », c'est-à-dire ce qui vient avec le texte, voire carrément ce qui lui permet d'exister dans un espace donné.
Quelles poétesses et quels poètes ont nourri votre œuvre ?
Je suis une lectrice avide. Et j’aime créer des espaces d’intertextualité où me lover. Je nomme donc quelques influences en rafale (des poètes, mais aussi des romancières et des essayistes) comme autant de clés de lecture pour mes recueils : Carole David, Sylvia Plath, Martine Delvaux, Nelly Arcan, Geneviève Desrosiers, Catherine Lalonde, Josée Yvon, Denis Vanier, Daria Colonna, Denise Desautels, Georgette LeBlanc, Jacques Brault, Hector de Saint-Denys Garneau, Louise Dupré, Anne-Marie Desmeules…

Nutri, Vidéopoème. Poème / Voix : Émilie Turmel. Vidéo / Performance : Annie France Noël. Ce film fut réalisé lors d'une micro-résidence à Caraquet (NB) dans le cadre du Festival acadien de poésie. © Annie France Noël & Émilie Turmel - Tous droits réservés - 2022

Comment naissent vos recueils ? Écrivez-vous au jour le jour pour construire ensuite ? Ou suivez-vous des chemins déjà esquissés au préalable ?
Mes recueils naissent dans les marges des livres de ma bibliothèque. Depuis ce fameux exercice de journal de lecture qui remonte à mes dix-sept ans, j’ai pris l’habitude de lire avec un crayon à la main. Je n’ai pas de routine d’écriture au quotidien. Cela vient par vagues, par bouillonnements, après une lecture ou un événement auquel je réagis. C’est très impulsif. C’est pourquoi j’écris d’abord directement dans mes livres, au dos d’une facture, sur un dépliant promotionnel, dans mon téléphone, etc. Puis, quand je sens qu’un projet demande à naître, qu’un fil doit être tiré, je commence à transcrire les marginalias et les annotations dans des carnets. J’accumule ainsi beaucoup de matériel brut que je retravaille d’abord à la main. Lorsque les brouillons commencent à dialoguer entre eux, j’en fait un tapuscrit. Puis, quand le fruit me semble mûr, j’imprime l’ensemble des poèmes et je les dispose sur une très grande surface plane (un plancher, un mur) afin d’avoir une vue d’ensemble. À partir de là, je parfais l’architecture du livre : je peaufine les symétries, boucle les boucles, comble les vides, etc. C’est un processus assez instinctif et très visuel.
Vous habitez à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Vivre en Acadie donne-t-il une dimension particulière à votre quotidien de poétesse ?
Je suis née à Montréal et j’ai grandi à Hull, Laval et Cap-Rouge avant de quitter les maisons familiales et de déménager dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, puis à Donnacona, et ensuite dans le Vieux-Québec… pour enfin atterrir à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Après avoir passé trente ans au Québec, ce changement de province a été une étape décisive de ma vie professionnelle et personnelle. Il faut savoir que le Nouveau-Brunswick est la seule province officiellement bilingue du Canada. La ville de Moncton, dont la population compte environ un tiers de francophones, est l’épicentre de la culture acadienne. J’ai donc la chance de vivre au cœur d’une communauté artistique vibrante et tissée serrée. En raison de l’histoire du peuple acadien, qui a été marquée par le Grand dérangement2, la question identitaire y est omniprésente et passe inévitablement par la défense de la langue française dans toute sa pluralité et sa complexité. En Acadie, les auteurs et les autrices utilisent plusieurs variantes régionales du français dans leur écriture : le chiac dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick, le brayon dans le Nord-Est, l’acadjonne à la Baie Sainte-Marie (Nouvelle-Écosse), le cadien en Louisiane, etc. La littérature est donc abordée de manière beaucoup plus décomplexée et libre qu’ailleurs. La proximité avec l’oralité ainsi que la découverte de nouvelles graphies m’ouvrent des perspectives fort stimulantes du côté de la poésie, tant comme autrice que comme éditrice. La proximité avec l’océan Atlantique et le rythme de vie des Maritimes influencent aussi mon écriture ; le paysage qui m’habite et m’inspire n’est plus le fleuve St-Laurent, mais plutôt la baie de Fundy, là où se produisent les plus hautes marées du monde…

Vous êtes aussi éditrice. Pourquoi avoir choisi de s’engager aussi dans cette voie ? Pouvez-vous nous parler un peu de votre maison d’édition ?
J’ai commencé à travailler pour les Éditions Perce-Neige en septembre 2022 et j’en assume la direction littéraire depuis mars 2023. Fondée en 1980, il s’agit de la plus ancienne maison d’édition acadienne toujours en activité. Il faut savoir que la littérature acadienne a une histoire relativement récente ; la première maison d’édition acadienne, les Éditions d’Acadie, a ouvert ses portes au début des années 70 en publiant coup sur coup trois recueils de poésie fondateurs : Cri de terre de Raymond Guy LeBlanc (1972), Acadie Rock de Guy Arsenault (1973) et Mourir à Scoudouc d’Herménégilde Chiasson (1974). Cette maison a fermé ses portes au début des années 2000, ne laissant dans le paysage littéraire que les Éditions Perce-Neige, basées à Moncton, les Éditions La Grande Marée, basées dans la Péninsule acadienne, et Bouton d’or Acadie (jeunesse). Chez Perce-Neige, je succède aux poètes Gérald Leblanc et Serge Patrice Thibodeau, qui ont respectivement tenu la barre de l’organisme de 1991 à 2005 et de 2005 à 2023.
C’est un grand privilège de prendre le relais pour continuer à développer la littérature acadienne et la faire rayonner dans toute la francophonie. Mon rôle d’éditrice me permet d’être continuellement en contact avec les artistes, immergée avec elles et eux dans une démarche créative. Je les aide à donner corps à leurs idées, à donner vie à leurs émotions. C’est un rôle qui se rapproche de celui de la sage-femme, de la maïeutique socratique. Je donne tout autant que je reçois ; c’est un travail très gratifiant, mais aussi très nourrissant.
Quels sont vos projets en tant que poétesse et en tant qu’éditrice ?
En tant que poète, je travaille actuellement sur une exposition permettant à mon recueil Berceuses d’aller à la rencontre d’un nouveau lectorat par l’entremise de l’estampe et de l’installation audio. J’ai aussi entamé la phase de recherches et de lectures qui mènera à l’écriture de mon quatrième livre de poésie.
Du côté de la maison d’édition, avec mes collègues, je travaille notamment sur la publication d’une importante anthologie thématique pour souligner le 45e anniversaire des Éditions Perce-Neige, que nous célébrerons en 2025. Nous souhaitons également développer notre réseau à l’international en participant à des foires comme celles de Londres et de Francfort et à des événements comme le Marché de la poésie de Paris et le Poetik Bazar de Bruxelles. Bref, nous avons l’ambition de faire connaître la richesse de la littérature acadienne par-delà les frontières parce que nous croyons qu’elle est résolument singulière et inimitable.

Présentation de l’auteur




Lettre ouverte à Florence Saint-Roch à propos de Préparer le ciel, sept fois quatorze stations

Chère Florence Saint-Roch

J’ai lu Préparer le ciel ces 4, 5 et 6 juillet 2024, c’est-à-dire entre les 2 tours des élections législatives françaises. Et c’est un choc émotionnel (« Alors dans la tête / On distend la corde / On défait les nœuds »). Une découverte esthétique (« La page est immense »). Une jouissance de la langue (« Une phrase se forme / Incontinent se défait / Dans un poudroiement de poussière »). 

On pourrait penser : tout de même, lire et parler de poésie dans des temps pareils ! Mais voilà qu’une poésie, cette poésie, parce qu’elle injecte le monde et la société dans sa parole, s’injecte elle-même, en retour, dans ce monde et cette société. Ce n’est pas si courant. Et pourtant ! 

Voilà des décennies que je répète que la poésie s’adresse en premier lieu à ceux qui ne la lisent pas. Qu’il me revient, avec les moyens qui sont les miens (Les parvis poétiques, depuis 1982), d’œuvrer à faire se rencontrer des voix solitaires et des oreilles multiples. Encore faut-il que ces voix, tout en évitant l’écueil des « Paroles grossières cris épais », sachent prendre à bras le corps la réalité tout sachant « Garder intacte la perplexité », et sauvegarder la complexité. 

Vaste est l’horizon qui s’offre à la poésie, une fois passés les obstacles des préjugés entretenus de part et d’autre du langage. Mais si « Le chemin commence l’espace », il n’est jamais tard pour être à l’heure. La preuve par ce livre. Combien ces textes parlent en – et de - ces jours-ci que nous vivons. A l’heure où on peut se demander « Où sont donc passées nos belles idées » (« Se pourrait-il qu’arrive une nuit / Où même les plus brillantes étoiles / S’éteindraient »), c’est dire combien ce livre « Avec vigueur empoigne le présent ». 

Et quand bien même : «  Si le monde autour s’éteint / Faire venir le ciel dedans », et pour ce faire, « Défatiguer les mots » est œuvre de salubrité publique.

Merci Florence, et si je suis triste de ne pas vous avoir lue/connue plus tôt, je suis heureux de vous découvrir enfin ! Comme quoi vieillir a parfois du bon…

Marc Delouze

PS Au lendemain, et comme en écho à Préparer le ciel (et à cette lettre), les résultats des législatives sembleraient exprimer un désespéré et néanmoins furieux désir de réparer la terre… La poésie n’a pas fini d’en finir !




Nicolas Jaen, CELUI QUI A VU LA TRÈS-DOUCE

Je ne vois pas mon visage quand je te parle mais
tout ce que tu as fouillé en toi pour en arriver là
à moi qui te parle toi qui m'écoutes et me
regardes écoutes et regardes maintenant avec tes
yeux avec ta peau avec tes habits sur ta peau
avec ta nudité dessous tes habits nudité un peu
honteuse outrée rentrée se cachant de plus en
plus sous plusieurs couches d'étoffes se cachant
le visage sur les photographies ou de temps à
autre le regard nu oui souligné par le trait du col
relevé sur la figure où cacher la bouche cacher
les joues cacher le nez dans le noir dessous nous
nous sommes rencontrés comme ça en ce huis-
clos à ciel ouvert le jardin tu m'as offert sur un
plateau un thé que je n'ai pas bu parce que mes
mains tremblaient je faisais des patiences avec
des cigarettes aux moments où tu t'absentais
pour un appel pour faire bouillir de l'eau pour le
thé il y avait du sucre roux celui que je préfère
le goût me venait dans la bouche comme
lorsqu'on voit un gâteau chez un pâtissier on en
a la saveur au palais son goût oui

tu appelais la maison « le château »

tu m'écrivais « rendez-vous au château, dimanche,
quatorze heure »

c'était le temps des murs le temps des enfermés
malgré eux je vivais à cent mètres de toi volets
fermés avec pour seule lumière l'écriture je
nageais dans une atmosphère de fumées
épaisses entendais chaque soir à vingt heure les
tambourinements des casseroles n'y participant
jamais car je pensais aux plus grandes heures du
totalitarisme des angoisses comme des
décharges électriques me tordant les boyaux et
je songeais déjà en une forme de rêverie à ce
que tu évoquais une après-midi dans le jardin
ton internement tu avais quinze ans peut-être et
tu te plaignais de douleurs au ventre personne
ne te croyait ta mère les médecins te prenaient
pour une folle et plus tard ils t'ont retiré trois
tumeurs « grosses comme des oranges » selon
tes mots à toi trois oranges malignes sorties de
ton ventre les enfants meurent ainsi à leur vie
d'enfant les jeux s'épuisent à force d'être joués à
dix ans j'ai décidé de devenir adulte en fait je
crois bien n'avoir jamais cru à l'enfance pas la
mienne en tout cas j'ai jeté mes jouets j'ai filé
rejoindre un ami en vélo mais que veux-tu

quelque chose s'est cassé avec l'os

et une fois seulement des années plus tard j'ai
osé poser ma main sur ton épaule t'embrassant
sur les joues et tu as fait céder ce que tu
considérais certainement comme une emprise un
geste déplacé d'un mouvement sec un Noli me
tangere et certainement ai-je appuyé trop fort
sur ton épaule moi qui ne maîtrise guère mes
élans émotions comme ils m'arrivent je n'ai pas
vu mon visage quand je t'ai dit « au-revoir »
mais plutôt un rictus sur le tien

ce jour-là ton regard dur m'a crucifié

 

au « château » je suis entré dans tes yeux ai
frôlé la pointe de ton regard me suis laissé
porter par lui l'instant d'après puis rejeter sur la
grève des bienheureux je t'écris depuis elle la
lumière coulait la lumière soudait il y avait des
murs d'ombres où penser tout bas des murs sur
lesquels crachaient les nues ils me  roulaient me
ruinaient et un jour écrasé mal j'appellerai un
ami pour qu'il aille m'acheter des cigarettes
sortir je ne pourrai plus ce sera comme mourir
en tout aussi grand cette angoisse-là ce jour-là
depuis je travaille lentement à ma disparition
dans le corps du texte des amis viennent ils
repartent pour revenir ce n'est jamais la même
couleur non c'est le fond du ciel celui des îles de
l'intérieur d'un long regard embrassant l'horizon
c'est l'ange brun de nuit à cause d'un instant
dans tes yeux c'est l'aile légère éclose égalité de
par le monde ta voix au téléphone le vendredi le
dimanche ta voix me parle de son travail de sa
musique

moi j'entends battre tes paupières 

 

ta voix au téléphone et il me faut recomposer
ton visage quand tu me parles toi là-bas moi ici
pas très loin du château tout compte fait toi
Paris son ciel baudelairien ses ciels lavés d'après
les pluies « la mélancolique lessive d'or du
couchant » sur le pont des Arts et puis un jour je
me suis perdu dans Paris perdu jusqu'à plus de
nom et dans l'oubli de mon propre visage oui
partout où je vais il me faut me dépouiller de
moi car je sais trop moi les nerfs les tendons les
veines la couleur rouge à l'intérieur oui un jour
j'ai vu le dedans de mon bras le gauche celui qui
n'écrit pas je me suis arrêté un temps au bord du
puits celui où l'on jetait les sorcières au Moyen-
Âge et j'ai regardé et je me suis penché pour
voir et j'ai vu le ciel et mon ombre en miroir

je me suis détaché de moi

je suis parti en laissant l'autre de moi au bord du
puits et quelque chose me dit que tu as eu un
puits où te pencher toi aussi que tu as également
vu le ciel et ton ombre posés là en miroir que tu
as commencé à marcher loin de ce que tu fus
dans l'oubli de ton nom dans l'éclipse de ton
visage t'es-tu mise pour autant à aimer tes rides
celles de ton nouveau visage je ne crois pas non
je ne crois pas or ce dont je suis sûr c'est que tu
vieillis avec toi une fois franchie l'épreuve du
puits épreuve commune à tous et sélective s'il en
est où une écrasante majorité de personnes n'y
voient qu'un puits un peu de ciel et un peu
d'ombre repartant tout de go afin de la dormir
cette vie infirme et attardée

et nous sommes de ceux qui marchent en avant

l'air a un fond d'une douceur déchirante j'écris
comme je suis entré dans tes yeux sur la pointe
des pieds je gagne sur le blanc ne dois pas faire
trop de bruits le grattement de la mine sur le
papier la nuit ne pas penser trop fort se
concentrer au maximum les experts en
télékinésie ont ce genre de méthodes les
télépathes aussi je suppose mais je n'entends
rien de ce à quoi tu penses et si je ne dis rien
c'est que je m'écoute rêver tout haut tous les
matins continuant le songe au réveil la
télépathie etc font la même chose j'imagine or
l'important n'est pas de tordre une cuillère par la
seule force de sa pensée ou de se faufiler dans
les pensées des autres mais bien d'établir une
grande paix autour de soi « les amis l'œuvre les
livres » un grand calme dans sa demeure et moi
qui ne suis ni télépathe ni expert en télékinésie
je sais ce que je sais l'amitié est un art une autre
forme d'amour plus serein plus beau en tout
puisqu'il n'y a pas le sexe pour la corrompre
cette amitié capitale (toi et moi) et que le simple
fait d'entendre ta voix au téléphone me comble
je me sens plein jeune et beau et tu dis des
choses qui me font rire ou sourire et tu ne sais
pas au téléphone quand je souris quand je me
tiens le front tu sais au clic du briquet quand
j'allume une cigarette pas si j'avais envie de
pleurer juste avant de t'appeler tu sais seulement
mon grand rire en rebond à certaines intonations
dans ta voix à un certain bagou chez toi alors
oui voici un grand rire un de l'esprit voilà nous
ne sommes en aucun cas aptes à tordre une
cuillère sans même la toucher mais cependant
nous sommes forts de cette Joie comme un
accord majeur  

un piano pour enfants

et j'ai dû te le dire un matin au téléphone elle
était d'ombres bleues-blanches et toute lumière
et j'avais dix ans peut-être et
elle est venue la
très-douce dans la chambre bleue avec sa robe
bleue et blanche et moi j'ouvrais les yeux
comme une fenêtre pour basculer vers une autre
aventure d'autres gens certains chapeautés
certains têtes nues certaines portant un fichu
d'autres en cheveux certains pour le jeu d'autres
pour le désarroi de plus en plus pour l'amour
tous dotés d'un cœur capable de passion et je
fixais le coin de ses lèvres la force de son regard
à elle j'étais tout à elle me rendant mes regards
avec des yeux douloureux mais me souriant
toujours d'un sourire triste en coin mais sourire
toujours il y eut comme un battement de cils elle
n'était plus là puis courir les élévations dans les
escaliers cette étrange sensation d'être
surnuméraire jusqu'à savoir où cacher ce secret

en ce cœur second qu'elle m'a donné là où
personne n'ira le chercher

écoute les battements de ton cœur dans la nuit
ne dis plus rien ne bouge plus ferme les yeux
ferme la nuit sens-tu battre ton cœur systole et
diastole et systole et diastole cette boucle aura-t-
elle une fin entends-tu ce silence entre systole et
diastole as-tu rencontré au moins un ange sur
ton chemin ou as-tu zigzagué avec et contre les
courants pour éviter les chiens de l'enfer à
l'indienne sans trop de bruit comme on parlerait
d'une nage comme un rayon peut émouvoir
parfois toujours par la diagonale et cette pensée
en mouvement j'en parlais déjà autre part tout ce
que nous n'avons ni marché ni couru durant le
jour nous le faisons la nuit dans nos rêves qui
nous agissent nous tuent nous ressuscitent dans
cette très vieille inconscience des êtres à eux-
mêmes alors oui dans ce sens je peux écrire
« nous sommes à nous-mêmes un puits sans eau
sans soleil pas une once d'ombre rien que cette
inconscience pour le moment reste à savoir
comment et dans quel état nous nous
réveillerons »

mais si tu viens viens avec toi

promis je ne poserai plus la main sur ton épaule
ne tenterai plus l'aubade  

 

 

Présentation de l’auteur




Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier

Parole et naissance

Écrit au Lac Noir entre 1990 et 1993, repris et achevé en 1996, Autre matin constitue le dernier opus du cycle intitulé Sur un chemin sans bord. Si quelques-uns de ses textes ont paru dans des revues, il est pour sa plus grande part inédit.

Le texte final, Le monde du singulier, a été écrit en décembre 2023. Il éclaire a posteriori la démarche du cycle entier qu’il clôt et de ceux qu’il annonce », nous dit l’auteur lui-même.

L’épigraphe (Je te fixe dans les pupilles / jeune clarté / la gorge nouée) est extraite du seul volume du poète Leonardo Sinisgalli publié en France de son vivant, en 1979, dans la traduction de Gérard Pfister.

Les poèmes sont répartis en cinq temps en quête d’une « autre clarté » et dans un chant livré à l’ouvert au moyen d’une poésie libre où le distique est roi. 

Celui-ci rappelle Le temps ouvre les yeux publié en 2013. Dans ce recueil, à la suite de l’ouvrage précédent, Le grand silence publié en 2011, la marche continue, aveugle, et il n'y a « rien d'autre / à dire / que l'évidence », à savoir, sans doute, la poésie elle-même. (Grâce au regard du temps, on entre dans « l'ouvert », celui dont parle Rilke et qui est donc de nouveau évoqué ici.) L'économie de moyens de la phrase unique composée de distiques très brefs est là déjà au service, cette fois, de neuf chants.

Une spiritualité s’entrevoit dès l’incipit d’Autre matin (Roger Munier voit en Gérard Pfister, dit sa biographie, « le poète de la métamorphose spirituelle au sein du monde… »). Elle sous-tend tout un univers décrit dans un réalisme délicat. Ainsi des champs lexicaux comme celui de la lumière, des fleurs, des maisons ou, à l’opposé, des pauvres et des morts. La finitude est en effet consubstantielle de la vie et la mort, comme la pauvreté et la souffrance qui tous font partie de la vie.

Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier, éditions le Silence qui roule, 2024, 96 pages, 15 €.

Et quel fut, Silésien, ton art
que coudre pièce à pièce

des peaux mortes
d’une aiguille invisible…

et l’aigre odeur
que les outils noircis, sans gloire

dans l’étroite échoppe du cordonnier

Ces vers font soudain référence à Jakob Boehme, théosophe de la Renaissance, le cordonnier (mot qui fait chute) de Görlitz.

Puis le volet II s’ouvre sur le réalisme poétique précédemment évoqué et interrompu dès le deuxième texte par une invocation à la « présence invisible » pour celui-là seul que nous avons et dont nous retrouvons la voix dans « le silence dévasté de notre cœur ».

De le même façon que le volet II le volet III reprend l’idée d’avant, le silence, qu’il développe au milieu encore de la lumière, celle de l’automne juste avant la blancheur de la neige qui fait attendre l’été. En attendant « l’eau royale » qu’est la glace et qui se définit ainsi :

par tant de pureté
mille gouttes invisibles vivifiantes

tremblantes dans le souffle à chaque instant

Et déjà un quatrième temps arrive, toujours léger et concis ; il nous offre le bonheur d’une marche panthéiste et rédemptrice qui ne se souvient que du parfum :

ne reste aucune pierre
sans louange…

dans un autre matin

C’est alors que l’évocation finale éponyme du titre représente l’espoir lui-même d’une naissance nouvelle dont le mystère est indicible. Et pour la présence encore magnifiée il n’y a qu’un « art » celui de « l’écoute ».

Le volet V fait perdurer cette conscience d’une naissance dans « Cet instant d’hiver profond et pur ». Et l’apparition d’ailleurs seule compte puisque « les traces sur le sol / déjà ne sont plus rien » ; mais la parole elle-même est nouvelle née comme le clame le dernier vers du second poème. Va-t-elle l’emporter sur la mort qui est là évoquée douloureusement ? Les éléments déjà comme l’eau et le vent ont leur rôle purificateur dans le mystère encore. Grâce à eux intervient une nécessité : « un seul / un innombrable chant ». Et c’est à la neige que, très poétiquement, le narrateur confie le rôle de « l’imiter ».   

Le monde du singulier, dont de longs versets récents occupent les deux dernières pages du recueil, fait la lumière sur l’ensemble du cycle réalisé par Gérard Pfister. Il annonce une fois encore - et ce seront ses derniers mots - « un autre matin ».

Si ce dernier texte réitère l’importance du langage c’est pour dire celle du chant qui n’est que celui « des noms propres oubliés ». Suit une réflexion sur la précarité des choses, la mémoire et le temps dont nous avons voulu effacer l’éphémère. Il nous reste les mots mais aussi l’écoute attentive du « toujours unique », du « partout singulier ». En effet « chaque chose est une lumière, chaque chose une nuit. »

Présentation de l’auteur




Salah Al Hamdani : de Bagdad, il reste le poème

Salah Al Hamdani a écrit son oeuvre en France, mais parle d'Irak, de ce lieu qui ne le quittera jamais, mais qu'il a été contraint de fuir. C'est de prison que sa voix de poète émerge, lorsque pour survivre il écrit. Puis réfugié il poursuit, sans quitter sa langue, lien irrémédiablement puissant entre lui et sa terre, sa famille, son enfance. Est-ce que l'on écrit toujours de ce lieu, l'exil, et est-ce que l'écriture le contient, toute entière, au seuil de ses silences ? Il a accepté de répondre à nos questions, et nous le remercions vivement. 

Salah, Comment définirais-tu l’exil ?
L’exil pour moi est l’obligation d’être hors de chez soi. Il s’agit d’un déracinement absolu. On est condamné à l’errance vers un ailleurs sans fin... Mais concrètement l’exil survient quand sa tête est mise à prix et dans ce cas, il est évident que lorsque cela touche un peuple c’est un crime contre l’humanité.
Depuis quand as-tu quitté ta terre d’origine ?
Depuis presque 50 ans.
Avais-tu commencé à écrire avant ton départ, ou bien la poésie est-elle venue ensuite ?
J’ai commencé à écrire de la poésie dans mon pays natal en prison politique.

Le début des mots (extrait), Salah Al Hamdani lu par l'auteur, Poème.

Est-ce que l’exil imprègne ton œuvre ? Ou bien pour poser la question différemment, ton œuvre aurait-elle été différente si tu étais resté dans ton pays natal ?
Il est très difficile à répondre à cette question de manière certaine, mais ce que je sais c’est qu’il existe deux exils : un géographique et l’autre en soi-même. Et ce qui complique les choses c’est que je pense que je subis les deux. Je me réfère pour cela au contenu d’un ouvrage paru récemment en arabe aux éditions "Abjed Fondation", Babylone, Irak, 2024, sous le titre "Fenêtre sur l’exil", livre écrit par Najeh Al-Mamouri, critique littéraire, romancier et chercheur irakien spécialisé dans les mythes et les religions. Cet écrivain renommé explique dans cet ouvrage consacré à mes écrits, que « Salah Al Hamdani finalement n’a peut-être jamais quitté l’Irak » tant sa pensée et ses émotions restent liées à son pays d’origine.
Tu as dû fuir pour des raisons politiques. Ta poésie est-elle aussi le lieu d’une lutte pour la liberté ?
Oui, j’ai quitté l’Irak parce qu’on avait tenté de m’assassiner. Ma poésie est un lieu de lutte pour la liberté mais aussi une lutte pour la préservation de la fraternité, de l’amitié et de l’amour. En pratique, ce qui revient le plus dans mes poèmes, c’est la paix et la liberté. Ce sont deux mots qui viennent logiquement en opposition à la guerre et à la destruction de ce qui est proprement humain et qui conduit à l’esclavage. La paix et la liberté élèvent une personne vers des hauteurs morales et spirituelles car elles encouragent et propagent la pensée et le souci des autres.

Salah Al Hamdani : déclamation de poèmes ( en français et en arabe ). Journée des libertés 20 avril 2024 Maison de la Vie Associative et Citoyenne du 15e arrondissement de Paris.

Écris-tu dans ta langue d’origine, en Français, ou les deux ? Comment se pense le poème lorsque l’on est partagé entre deux terres, deux langues ?
J’écris aussi bien en français qu’en arabe. De la manière la plus simple du monde à mon avis, car la poésie qui m’habite depuis toutes ces années ne possède ni terre particulière ni frontière. Encore moins de drapeau. Ma poésie est mon exil, ma terre fertile et ma patrie, je la nourris saison après saison, matin et soir. Et en échange, elle me donne souvent de l’espoir. Il m’arrive parfois d’introduire des mots français dans un texte en arabe, car c’est le mot qui me vient en premier. Il est lié à mon expérience de la vie, ces cinquante ans vécus en France. J’ai commencé à écrire en français de manière plus fréquents au moment de ma rencontre avec ma compagne Isabelle Lagny, soit environ 20 ans après mon arrivée en France.
Image de une © Isabelle Lagny

Ce qu'il reste de lumière, Violoncelle : Catherine Warnier. Textes : Salah-Al-Hamdani. Vidéo : Vincent Valluet.

Présentation de l’auteur




Nimrod : Lettre à Christophe Dauphin à propos de Totem normand pour un soleil noir

Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout.

Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte
la mer déborde du lavabo
et la flamme de mes doigts

D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :

Poète
je me suis adressé la parole pour la première fois
lors d’un cauchemar
avec des mots qui dressaient
non pas leurs hosties
mais leurs poings comme des armes

Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.

Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.

À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.

Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.

Pour diriger une entreprise comme les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !

J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.

J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.

 

NIMROD

∗∗∗

II / Réveille-toi dans tes os

La cendre défait la flamme du passé décomposé
je bois les éclats du soleil
dans l’eau de mon ciment

Le monde pavillonnaire dort contre l’oreiller du silence
les maisons sont enroulées dans les paupières
de leurs jardins

De l’autre côté de la voie ferrée
tours-totems repeintes avec leur vérole
bouquets d’étages en sueur

Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche
au-dessus de l’herbe-à-merde des chiens
le ciel s’envole avec ses rues barrées

Dans le train je relis la chair et le soleil
cette riche banque aux étoiles

La première fois c’était il y a longtemps
je marchais dans mes émotions
en voyageur trompé d’horizons de boue

Terminus
l’avion en papier est en chute libre dans l’enfant
le silex et la rivière

Ce n’est pas en pantoufles
que l’on peut décrocher les étoiles
ni en robe de chambre
que roule la vie de l’œil à l’abîme

C’est dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots
avec la foule et les squelettes
confondus dans les décombres du sommeil

Je me souviens de ce paysage sans horloge
son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau
frappant l’enclume de l’aube

La tour se dresse sur les nuages
et je dérive à ses pieds
nombre parmi les nombres

Je me souviens de ce paysage et de ces fleurs en béton
loin de l’Avre qui coule en silence dans la lumière

Le temps questionne ses réponses
qui montent et se retirent avec la marée

dans le seau d’un enfant.

Le silex poursuit son duel avec la rivière
pour la mémoire de l’eau

Réveille-toi dans tes os
la mort fermente comme un chien dans tes jambes

Réveille-toi dans tes os
joue du miroir
la mort te prend à la gorge et ne te lâchera pas
de sable et de limon

Réveille-toi dans tes os
tu avances en file indienne à la lueur des cadavres
ton visage jeté par la fenêtre
qu’as-tu fait de ton enfance ?
Tous les fleuves se perdent en mer

Réveille-toi dans tes os
tu avances  matelot-sanglot dans l’eau dormante
sur le charnier des jours passés
fermé comme une paupière que soulève la nuit

Qu’as-tu fait de ton enfance ?
un long silence
soleil tombé du nid de ta voix dans la mienne

Ni chanson ni prière
le même
sans chasuble ni stock-option
le même

Je ne m’appelle pas Joyeux Noël
je ne suis pas le ver solitaire des subventions publiques
et je n’ai pas écrit :

je est un écho
il roule sous le crâne
et qui l’a dit
la voix ne rassemble à rien

Je ne suis pas le Passage Jouffroy
je ne suis ni boutiquier
ni candidat à la Légion d’honneur
certains en rêvent déjà tout petits

J’ai toujours pensé
qu’il fallait d’abord tuer le con dans l’homme
et le cheval dans l’oiseau

La main passe
et le gant est à sa recherche
la nuit n’a pas encore été décapitée

III / Fantômes de gaz

Le feu consume la marée et ses pieuvres
je le soulève et mon ombre engloutit la moitié du soleil
que le sommeil capture
avec deux poches pleines d’étoiles
le sang est monté au plafond pour secouer la foudre

Fantômes de gaz je déambule avec Yves Martin
dans le cul-de-sac de l’aube
l’exil en bandoulière

N’approchez pas   n’allumez rien
ça ranime les plumes relève la sciure
j’étouffe alors
dieu la gamelle ma vermine
ne mange pas de ce chien-là
gardez vos anges vos ouvriers minute
je fous le feu à toute caricature

Poète noyé dans les bas étages du soir
avec minuit et ses courants d’air
je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu
sa porte
un litre de bière
dont les murs de Paris ont gardé l’empreinte

Sur le trottoir et sous l’averse
le laid culmine au Merveilleux
et fait le tour du monde en un seul regard
rongeant l’écorce terrestre
la lumière barbare du siècle

Rue Marcadet
un orage éclate dans le bois sec de mes artères
la poésie ne renonce à rien pas même à vivre
à regarder le chien qui nargue les poubelles
pas même à l’amour trop fardé des anonymes

La poésie fracture cette réalité qui m’assiège
éclate
et se disperse dans la nuit
dont chaque écharde est un soleil
qui fait crier les cordes vocales d’une épée 

Mais dites
qui rendra la mémoire de vie
à l’homme aux espoirs éventrés ?

Nous sommes les hommes de la danse
dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur

Square de Tocqueville Paris 17
je revois Léopold Sédar Senghor
son regard-lance de Sérère

Banlieusard de la nuit sans diamant
arabe-nègre des amitiés qui dérident
poète-voyou qui sort de l’arbre du sommeil
entre deux tranches d’ombre
le ceci et cela
le etc.
je rôde entre les traits du sang

Senghor mon ami
je venais à vous de ma brousse de la banlieue ouest
et de ses clichés-sur-Seine
à en faire boiter les ponts qui dorment sur le fleuve
lorsque les chiens leur mordent la jambe

À défaut d’être un je nous étions des loups
que l’on regardait comme des plaques d’égout
pas même des insectes

Pas même un insecte ?
méfiez-vous ! Nous avons du venin plein les veines

Léopold me regarde fixement
pose ses mains sur mes épaules et serre fort
comme pour emboîter quelque chose qui ne l’est pas
je n’ai oublié ni son regard  ni sa voix
ni ce serrement qui a réveillé mon sang

Je me souviens du ressac et de l’ombre
et de mes souvenirs
je fais du basalte cousu de rage 

IV / La cassure qui dort dans les pierres

Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche
j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie
qui dort dans les pierres
avec sa cassure gyropharisée
bétonnée avec ton venin
armaturisé avec tes os

La cassure
ton visage en chute libre du 9e étage

La cassure
amour soldé d’un baiser vorace
amitié à la tempe éclatée
des insultes et du mépris plein les veines

La cassure
poing d’une révolte qui n’en finit pas
poing de colère pour étoiler une vie en loques
prête à dériver vers tous les ports
dans toutes les mers

Et pourquoi pas Alger ?
là où la vague n’a pas séché sa dernière larme

Là où le poète
dans sa cave-vigie taudis des étoiles
là où le poète tutoyant la lèpre de la solitude
a signé l’azur du soleil de ses doigts
avant de prendre cinq coups de couteau

Tunis Le Caire
la nuit vous rend votre dignité de langue
que le jour bâillonne

L’azur fait sa révolution
le souffle la parole et le printemps
sont emportés par les lèvres en feu d’une place publique

Damas aux rues de tueries
bouscule ses cadavres comme la vie
que traverse un poignard en prière de meurtre

L’azur est toujours enfoui dans le cœur des galets
l’azur n’est ni ma haine ni ma joie
le vent m’a vidé les poches

L’azur est l’usine du soleil
qui explose comme une grenade
lumière dans laquelle je lave mes yeux

De l’œil à l’abîme le chemin est court
l’azur est soleil de plaies
solitude à dormir debout
chambre opaque refermée sur la cassure que rien ne colmate

La nuit n’a pas encore été décapitée

 

Poèmes extraits de Totem normand pour un soleil noir, Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions.

Soir d'automne II, Nimrod.

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Solmaz Sharif, Douanes, Radu Portocala, Signe en déchéance

Le qui je suis de Solmaz Sharif

Solmaz Sharif illustre une poésie politique et pour cause. "J’ai longtemps aimé ce que l’on porte en soi."écrit-il mêmesi certains types de pertes sont les prix à payer. Mais il arrive que celles-ci se perdent ou se  transforment en sel.

La poète a franchi des frontières mais seule face à ses origines perdues, irrattrapables, elle interroge ses racines iraniennes, ses souvenirs imaginés au sein de son Occident en Californie, où elle vit.

Considérée parfois comme une barbare elle s'est habituée à de multitudes images des regards que certains s'en nourrissent : : l’œil noir des caméras de surveillance, le regard d’un amant ou d'un policier sur son corps nu.

Du Moyen Orient à l'Amérique dans ses poèmes elle fait la part entre les émotions, os de son identité. C'est à la fois périlleux et intelligent pour se connaître. Bref c'est là où peu à peu existent des possibilités de permission inconnues, inédites.

Solmaz Sharif rejoint en conséquence suffisamment le régime phénoménal qui dépassait ses propres conditionnements et en tenant compte des partitions qui régissent sa nouvelle identité.

Solmaz Sharif, Douanes, traduit de l'anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea et François Heusbourg,  Editions Unes, 2024, 104 p.,  19 €

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Radu  Portocala et ses postulations

Chez Radu Porocaa  le lieu de l'Imaginaire est un lieu ambigu et paradoxal. Il porte jusque dans l'extinction un monde du doute, de l'impossible. Le poète met en marche un épuisement mais dans une langue de pure création.

Demeure un balancement entre la fascination et sla répulsion. Ou si l'on préfère d'une attraction répulsive.  La pensée remplace la rêverie là où ce qui reste du monde se fixe au sens photographique du terme.

Ce "qui n'est jamais qu'un signe" (Beckett) échappe aux catégories admises dans la mesure où nous sommes confrontés à cet Imaginaire paradoxal.

Mais ici la poésie possède le pouvoir de dire au total plus qu'elle ne dit mot à mot. Elle se devancer elle-même.  L’objet du livre vient de partout et de nulle part, de l'espérance et son contraire (même si l'inverse est retourné). La réserve de gestation est donc complète là où Radu Portocala  embrasse les champs des possibles bien au-delà de ce qui est attendu.

Radu Portocala, Signe en déchéance, Editions Dédale, non paginé, 2024, 12 €

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