Esther Tellermann, Choix de poèmes, Annie Dana, Tremblement des jours

L’exigence poétique d’Esther Tellermann

Esther Tellermann est la maîtresse en poésie d’un imaginaire particulier. Il mêle les éléments de la psyché personnelle de la créatrice à divers symboles en un long poème qui n’a plus rien à voir avec un brouet dispendieux qui ramènerait le texte à une autofiction. Se pénètre un monde labyrinthique et gnomique fait d’un langage abrupt et sans concession. Ce long poème réunit le chant et ses fractions au sein d’une voix intérieure qui semble toujours sur le point de se casser. La poétesse évite tous les effets là où l’ésotérisme donne à l’intimité une face nouvelle. A travers elle Esther Tellermann ouvre des interrogations là où elle feint d’offrir que des états de constatation.

Dans cette « anthologie » chronologique, elle se nourrit de l’instant de l’écriture fondé sur un passé présent et collectif. Elle lorgne vers un incessant avenir dans lequel la question de l’identité reste une énigme. Cet advenir demeure avant tout spirituel : l’âge venant la poétesse trouve une sagesse et un pardon. Les échanges de l’altérité pousse à un nouvel accord. Le corps, la terre n’y sont pas oubliés, mais les deux deviennent en connexions avec un monde de la « differance » (comme écrivait Derrida).

Sortant du contexte de la quotidienneté ses livres dans sa propension onirique deviennent une variété de spéculation. Ils permettent de retrouver l’être profond voué à un non-savoir et une attente perpétuelle. La poésie est une manière de casser l’attente, elle se revendique  comme action et propédeutique : « écoutez / ce qui vibre / et gagne / altère / la race / rallie / la horde / dérobe la / réponse / et nous / suspend / à l’air". Preuve que cette action n’est pas simple et que le lieu de poème demeure une incitation au retour à soi dans l’appel à l’autre comme complément de son identité.

Esther Tellermann, Choix de poèmes, Editions Unes  2025. 120 pages, 13 €.

Ce choix de poèmes par Esther Tellermann défend une poésie qui n’a rien de routinière ou d’arbitrairement « imageante ». Et ce livre impressionne par sa rigueur et sa richesse gnomique. Sa force parle au plus profond au sein même d’un onirisme doux. La poétesse ne se refuse pas aux éruptions de l’affect mais ne s’y limite pas. Existe  une distorsion capitale : l'œuvre s'arrache à une forme d'émotion

Diverses organisations se relayent et s'opposent au sein de ce livre.  Des séries de variations  et d’adjonctions dérangent les  repères cérébraux. La forme est intériorisée au moment même où elle gicle de manière "physique". Elle  dément l'ordre des choses mais aussi le chaos, l'organise pour lui donner un sens. En résumé , Esther Tellermann sait que le monde ne s’adapte pas au poème pas plus que ce dernier se laisse couler dans les choses  vues. La créatrice ne cherche jamais à rassurer par une simple harmonie. Son esthétique et éthique répand une poétique habitée inédite. Et une telle créatrice métamorphose tout ce qu’elle saisit.

∗∗∗

Annie Dana et la force qui va

Annie Dana  est de celles qui tirent les rideaux mais non les grossières ficelles.  Son monde se réconforte dans une étrangeté qui le sépare de celui qu’on nomme vraisemblable ou réalité. Elle gratte les données, revient  vers l’enfance où « innocence et cruauté sont inséparables » mais nous rappellent «qu’il faut grandir / Dans la violence écarlate / Pour savoir enfin renoncer ». 

Une telle poétesse fondée sur son expérience et sa quête initiatique affronte des falaises, lancent ses échos mais sans qu’elles ou ils  débaroulent sur elle.  De l’existence, Annie Dana déplie des raisons : en véritable poétesse dont le sens ne tourne jamais tel un moulin et pour rien.  

A sa manière Annie elle  ne redoute pas le tonnerre. Elle ouvre son univers sans se préoccuper du reste. Il faut y entrer non sur la pointe des pieds pour ne rien déranger.  En conséquence un tel travail poétique réveille non les morts mais les vivants. Elle se donne du courage mais aussi aux astres sans forcément dégrafer son corsage.

Sa silhouette peut traversent en robe légère l’été avant que tout sombre dans la grisaille sous un dédale nocturne où certains corps sont meurtris. Mais nul n’en saura plus. Reste la source du premier vertige.  Seule l’eau en connait les secrets. Les enfants étaient ce qu’ils étaient mais ont-ils  déjà  tout vu, tout entendu, tout subi maintenant ? Et est-il terminé de tous les contes de fées ? 

Comment savoir désormais qui est qui ? Qui voit ?  Qui est là ? Où sont les autres ?  Un diable a fait l’affaire peut-être. Mais la créatrice s’en soucie. Et ses mots le démasquent. Elle déplie encore son secret par déboîtement mais pas de sornettes. 

Annie Dana, Tremblement des jours, coll. Ficelle & Plis Urgents, Editions Vincent Rougier, 2025, 48 p., 13 €.

Existe là un monde tellurique. Les ombres rebondissent. On croît pouvoir leur donner des ordres.  Mais si les fantômes ne changent pas une telle femme se prend en main,  elle aise au besoin les autres pour leur indiquer où aller.

Une telle poésie insurgée habite non seulement le monde mais le cosmos. Si l’angoisse nourrit sa douve, la semence du ciel devient une haie vive. Parfois une poupée y  joue. Le doigt d'une fée y décrit son cercle.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Gérard Leyzieux, Tout en tremble

Le livre s’ouvre avec ce premier mot : TOUT. Que j’ai tendance à considérer comme un mot valise pour l’ensemble du poème, lequel nous décrirait une ouverture vers la liberté de s’inventer.

Car le poème entier est une manière de dialogue intérieur à nous adressé, où il s’agit de tracer les chemins de notre vie, comme de reconnaitre ceux que l’on a déjà empruntés.

Tu es dépositaire de tout l’univers
Il suffit d’entrer en toi pour l’explorer
Voyage silencieux
                      voyage lent au-delà des cieux
                                 En deçà de la terre
                                         par-delà ton apparence

 Gérard Leyzieux, Tout en tremble, éd. Tarmac, 2024, 130 pages, 18 €.

Le poème nous inviterait donc à découvrir notre vérité, en ce sens il est écrit sous le signe de Sophia, il est philosophique. Ce qui est plutôt rare par les temps qui courent, et même galopent à l’aveugle…

On pense aux philosophes antiques chez qui la question-clé était de vivre, et comment. Avec les risques que comportent de partir à la découverte à partir de rien, une fois détruites les habituelles certitudes. Au risque de

Te perdre en tes explications incompréhensibles
Te noyer en ce flot d’illusions insaisissables

Je disais un dialogue, c’est aussi un journal de voyage intérieur où le poète, car c’en est un, rencontre désarmé, à nu, la part obscure de lui-même :

Dessous sans dessus vers l’envers des sens
Le dessus finit par s’abattre et tu reprends le dessous
Que te fait-il, que te fais-tu non plus ?

Ce voyage intérieur ne peut s’opérer qu’en s’immergeant dans le monde, sensuellement. Le poète, dit-il, s’abîme « en la pérennité des émotions de l’être ». Rien d’aride dans cette écriture, comme pourrait le laisser entendre le mot de philosophie. S’il s’agit de chercher une sagesse, ce serait par l’ouverture de tous les sens à ce qui vient de la terre et du ciel, toujours inattendu :

Un nouveau paysage se dévoile
Un nouveau décor s’écrit
Un nouveau, un différent, un autre, un mutant

Le livre se termine par une série de manières de haïkus qui lui donnent son titre, presque : « tremblement ».  Il n’y a pas que la terre pour trembler, l’être aussi ; délicieusement.

Chaque nouveau pas porte son lot d’aventures
Fragile équilibre de soupirs
Et regard empli d’absences
Suspendu à la réponse du monde environnant

Suite à Impression vide devant en 2022 et Passage en 2023, Tout en tremble est le troisième titre de Gérard Leyzieux publié aux éditions Tarmac, soit cent trente pages en format à l’italienne, sur un beau papier vergé. On en salue l’originalité !

 

Présentation de l’auteur




Philippe Tancelin, Ces mots sans chair

Déplacement...déplacement...déplacement… !
L'expérience tragique de la première et la seconde Guerre mondiales semble bien ne pas avoir fait leçon de sorte que l’on continue à ne pas mesurer la signification profonde et réelle de ce qu’implique humainement le terme « déplacement ». Il atténue jusqu’à leur banalisation les actes d’expulsion, d’expatriation, de déportation objectivement contraintes et forcées du peuple Gazaoui, comme nous assistons depuis des mois à la normalisation du meurtre de dizaines de milliers de civils dont femmes et enfants, sur la terre de leur patrie.

La 4e Convention de Genève de 1949, (article 49), pose les interdictions qui limitent tout déplacement contraint. Elle précise que « les transferts forcés en masse ou encore individuels ainsi que les déportations de personnes protégées, hors du territoire occupé, dans le territoire de la puissance occupante ou dans celui de tout autre État occupé ou non, sont interdits quel qu'en soit le motif... »

Aujourd’hui, glissant au plan mondial de la référence au droit, à celle des  rapports de forces, la situation d'occupation meurtrière de Gaza et le projet d’expatriation des Gazaouis vers l'hypothétique Égypte ou quelque autre refuge, voudraient apparaître comme une simple modalité de règlement de conflit.

Les femmes, les enfants, les hommes de tout un peuple ont encore le droit (internationalement reconnu) d'exiger qu'on entende leur voix, leur cri articulant clairement qu'ils ne sont pas des choses, de vulgaires objets qu'on déplace, dont on se débarrasse selon le bon vouloir des acteurs du remplacement, opéré par une occupation illégale autant que illégitime.

Quel est donc ce monde prétendument libre et qui n'a retenu des déportations génocidaires du passé que des conventions, des principes, qu’il laisse à sa libre transgression. De quoi les mots sont-ils faits ? Que véhicule le langage ? De quelle perte souffre ce jour le vocabulaire des Hommes, sinon du sens de la chair qu’il n’habite plus jusqu’à se poser la question : a-t-il seulement jamais laissé la chair l’habiter ?

Plus encore qu’un exil forcé, le « déplacement » massif, contraint par la force militaire écrasante de l’occupant colonial,  renvoie à un  impérialisme et ses diktats qui en la circonstance précise, bénéficient du sourd consensus d’une part criminelle de la communauté internationale.

Déplacement…déplacement… doit être entendu dans toute l'acception de ce terme c'est-à-dire, d'arrachement à la terre, à la patrie, à la mémoire des ancêtres et oblitère toute perspective d’un retour  des Palestiniens à Gaza. (sauf renversement des rapports de force internationaux).

Qu'advient-il du sujet humain une fois qu’il est arraché à tout ce qui l’a édifié comme personne singulière dans et avec sa communauté d'origine ?

Que  devra-t-il souffrir dans sa chair pour se reconstruire avec ses congénères, lorsque de sa terre, de sa patrie qui sont culturellement son métier à tisser les relations humaines, il est dépossédé ?

Quel devenir quand les cinq sens de tout Homme sont soudain privés, séparés du jardin qui les a cultivés, et que les morts enterrés dans ce jardin du pays d’origine, sont eux-mêmes effacés par la cruauté de l'occupant ?

Vieux-nouveau monde : de quelle amnésie l'envahisseur s’est-il frappé lui-même, jusqu’à nier en l'autre ce qu'on a jadis nié en lui d'appartenance à une humanité sensible et son verbe : ce verbe qui de toute histoire de civilisation, ne saurait être dissocié de la chair qu'il imprègne autant qu'elle l’abrite pour construire langage entre les hommes ?

Jour comme nuit
l’histoire met à la gorge du palestinien
un collier de serrage bigarré
Soir et Matin  la sagesse de l’oiseau chante
à chacun chacune le pays de sa naissance
jusque parmi les astres

Quand le colon met entre les yeux de sa victime
l'occupation de l'horizon
Lorsqu’il veut que son prochain soit disparu de sa vue
Il lui faut faire savoir qu'il ne pourra dérober
ni effacer la mémoire des enfants de la terre
qu’il ne parviendra jamais à anéantir la clarté de la source
ni à posséder la chaleur d'un rayon de soleil
ni à dissuader un carré de ciel bleu
de réchauffer toujours le pourchassé

Toutes choses sont liées
Les cendres en lesquelles l'occupant veut réduire la terre
sont celles de toutes et tous mêlés à travers les temps

Sans la mémoire des uns comme des autres
ces cendres inséparables ne peuvent que mourir de solitude 

L'humus charrie les souvenirs des Palestiniens
il féconde l'herbe sauvage qui lève entre les pierres
sur la route de décennies de non reconnaissance

Puisse un jour le pourchassé
respirer dans les fleurs du jasmin
l’ivresse d’un matin libéré

Sache un jour l'oiseau
voir dans les yeux de l'arbre abattu
l'ombre de son vol préservé

Entende un jour chacun
crier les mots d'amour qui ne se perdent pas
goûter le calme du baume
enveloppant le rêve qui n'a pas fui

Cherchons le visage d'antan éclairer demain
Entendons l'appel montant des puits de l’abandon
Regardons par des yeux de voyants
Touchons par des doigts de chair
Réalisons que ce qui devrait être dit
sera scellé
que ce qui voudrait être tu
sera proclamé

Toute conscience historique détourne la censure du temps
Entre les pages d’énigmes elle pressent la saison de printemps
que dresse son verbe  dans la traversée de l’infini à la chair
tandis que la parole dessine la porte qui ouvre
sur le site du sens
d’un radical surgir

Présentation de l’auteur




Valérie Rouzeau, La Petite dame

Avec ses deux dédicaces, sa petite préface et les quelques notes qui suivent cette longue suite de poèmes, déjà on pénètre dans l’énergie qui propulse toute l’œuvre de Valéry Rouzeau : une générosité, une bonté, une gratitude qui vont dans tous les sens, et ceci malgré fatigue, perte, anxiété, doute.

Il s’agit d’une force résiduelle, résolue et déterminante qui excède tous les critères strictement esthétiques comme tous les jugements ou théories socio-politiques ou philosophiques. Si elle peut parler d’un ‘esprit d’enfance’ où puiser, se régénérer, si elle rêve d’un ‘roman en vers’ à la Queneau, mais, ajoute-t-elle, ‘façon puzzle’ (12) et si elle parle d’une dette au ‘nonsense’ de Lear et Carroll et d’autres encore (12), ce serait, me semble-t-il, et toujours, la force de ‘l’amour et [d’un] humour’ (12) portant la signature très particulière de Rouzeau qui dominerait, et ceci sans présomption, sans dérision, sans ce soubassement de haute mais prétentieuse ambition littéraire qui peut pervertir, miner l’essentiel d’une vie humaine. Partout, une espèce de minimum suffit pour parer les insuffisances de nos catégorisations, nos scisssions, nos mathématisations. Partout un refus de tout chronologiser, situer historiquement. Une petite trace anecdotique ou fantaisie remplace le grand événement, en assume la pertinence, fait basculer nos façons de mesurer, juger le poids des choses qui sont, des instants qui constituent une existence. La forme poétique ne choisit pas non plus le grandiose, la fioriture, l’effet visuel, se contentant d’inversions, de petits liens qui étonnent, de sautillements, de délicats jonglages, de compactages, de brefs rassemblements de quelques flashes, quelques éclats d’esprit qui exigent qu’on prenne garde au ‘vide / Entre le quai et le marchepied please mind the gap’ – celui qui surgit entre signe A et signe B.

 Valérie Rouzeau. La Petite dame, La Table Ronde, 2025. 101 pages. 15 euros.

Le poème rouzaldien s’inspire spontanément de presque n’importe quoi, des banalités du quotidien, banalités qui inexistent, bien sûr, des instants-phénomènes qui ne font qu’attendre un geste, une geste, puisant dans ce qui s’oublie si  facilement : le fonctionnement d’un esprit prêt à jongler, jouer, avec tout ce qui reste finalement tout à fait extraordinaire au sein des choses et des mots. Un poème : ‘La petite dame voit régulièrement / Une infirmière psychiatrique / La moindre panne de courant / Et elle pense mettre fin à ses nuits / La petite dame est sans appui’ (31). S’entretissent souplement une touchante vulnérabilité, une touche de dépréciation de soi ou serait-ce un besoin de dire vrai, d’avouer l’inavouable, le génie des compressions (électricité et nervosité, suicide et cécité sans canne) et d’un scénario qui se dédouble, tout comme Valérie devenue dans le miroir déformant-réformant des mots la ‘petite dame’.

Charme et naturel qui brillent et ce qui peut parfois les sous-tendre, un subtil récit plutôt grisâtre, refoulé mais perçant. Un autre poème, si splendidement jaillie de l’enchevêtrement de quelques syllabes spontanément recombinées : ‘Après l’hiver persévérance / La fleur perce et révérence’ (37). Inutile ici de souligner la grâce et l’enchantement de cette performance digne de l’avant-scène de la Comédie Française. Et un troisième : ‘Elle tremblait en plein cauchemar / Endettée jusqu’’aux oreilles / Coupable en tranches comme une brioche / Un jambon un ananas une vie / Tout au fond de son lit / Quelle chance d’avoir un lit / Rondelles et rondeaux ridelles et rideaux / Voleuse de pataquès de cheminots ? Quand elle se réveilla sur la bonne voie / Alors un jour nouveau démarra’ (38). Changement de ton ici et pourtant d’incessants jeux de mots jonchant partout la scène du poème qui flotte librement sur son erre, jonglant entre rêve et réalité, auto-accusation enjouée de vol-fraude-contrefaçon, tissant finement tous les glissements entre les éléments-termes spontanément surgissant du récit, le poème corrigeant d’un dernier rebondissement dans le réel tout malentendu concevable quant à ce qu’il aurait pu offrir de strictement non-poétique, non-inventif, non-souriant.

 Se déroulant ainsi ‘de distraction en distraction’ (40), comme écrit Rouzeau, son poème persistera toujours à rester joueur, quoique parfois ‘triste au point d’éclater de rire’ (77); et là on voit clairement cet instinct qui ne cesse de pousser le poème à déplacer son centre, de bouger, tournoyer, sans chercher à accumuler les éléments d’un argument, d’une intensité ou focus lyrique, affectif même. Plutôt le poème s’accomplit au moyen d’une petite ou grande multiplication ou foisonnement des plis de l’esprit et du cœur, de leur clignotement, leur scintillation. On a l’impression non pas d’une orchestration raisonnée mais d’un crépitement spontané, intuitif dégageant des étincelles de couleurs différentes, de petites beautés jetables, throw-away, mues par une certaine désinvolture, une simple légèreté, une aisance ou sans-façon. Que ne démentiraient nullement les quelques touches plus sobres, latentes, souvent presque effacées par l’insistance ludique, la magnanimité, l’affabilité qui restent essentielles à la vision distinctive de ce poïein : réenchantement, réimagination de son faire, repoétisation de ‘l’ordinaire’, ce partage qui s’avère un être-avec et -parmi, une amitié qui veut ‘prendre des choses [non pas de travers mais] de trouvère’ (51). À titre d’exemple, ‘l’accident de vélo à huit neuf ans avec son frère cadet / Ça c’est du pour jamais du pur toujours’ (54). Une poésie qui embrasse, donne des bises, sororale et fraternelle, ‘ram[ant / …] ne sa[chant] quand ni pélican / Ni comment ni cormoran / […] / Joyeuserie drôlerie’ (52) On ne demande pas mieux.

Présentation de l’auteur




Jean-Paul Gavard-Perret, Peau d’Anne

Un certain « nous » existe en ce « je-tu ». Il soulève du au féminin au masculin l'histoire du labyrinthe de deux êtres. S'y perdre est à la fois un plaisir et une angoisse et accepter le risque dans la proximité troublante de nos mots juste au-dessus d’une ligne de flottaison. Avançons à tâtons, surnageons. Je deviens le berger de ton cosmos et souffle dans la corne d'ivoire et ta clochette rose blanches pour titiller tes nuits. Et quand je prends mon bain avec toi tu brilles en pépite dans l'eau bleue, en feu blanc d'étoile.  Tu n »as plus peur de notre parcours labyrinthique. 

Nous y sommes engagés ?  Sois Ariane et moi Thésée. Il faut avancer car nous allons vers le mystère. D’abord j’ai imaginé avec ce que j’ose t’enlever. J’hiberne loin de ta robe et de ton chemisier.  Tu es comme dans un hôtel couchée dans toutes les chambres et tu possèdes le sens de la connivence jusqu’au moment où le jour se lève. Nos moiteurs remuent dans nos moussons du cœur. Que l'urgence nous dépêche afin que nous voulions la lenteur. 

Tu n'es pas là. Tu es toujours là. J'ai voyagé avec toi. Loin de toi. Sache que les heures opalines ne parlent qu'aux oiseaux de tes lagunes. Je rejoins ton royaume retranché dans quelques creux de sable et de rochers. Tu es Calypso nymphe et reine d'Ogygie. Tout 'amour tu le tiens dans tes rets. Et tu tires le présent le passé. Et lorsque les arbres cherchent leur ombre, tu ouvres l’espoir de nous rencontrer. Attends de mes mots ce qu’ils ignorent de ton énigme. Mais je m’y engouffre et ne garde plus le silence. Va désormais jusque-là où tu te retenais d'aller. Nos secrets font des jardins d’Eden. Sa houle porte jusqu’à ton écume ? 

Qu’est-ce qui a commencé ? Quand as-tu commencé ? L’un est prisonnier aveugle, l’autre, mains liées dans le dos. Mais tu es à nouveau plus libre que la mer.  Imagine la carte du ciel avec dans la tête des oies sauvages. Plus proche de toi ma pensée te touche. Elle est douce, émerge de la nuit. Le dedans est dehors. Le dehors est dedans.

Photo de Robert Mappelthorpe.

Présentation de l’auteur




Louis Bertholom, Anatomie du cri et autres poèmes

Explosion de l’âme, souffle qui perce
une voie sonore dans l’espace

Pensée exaltée, prolongement du mot
qui s’épanche avec furie
se fracasse sur un mur impalpable
au spectre de l’écho

De sa source, le jet phonique
comme une lame projetée
scarifie le silence

Crier avec ou sans message
telle une déchirure invisible
dans l’air alors que le tonnerre d’acier
crayonne son parcours dans le ciel

Le cri peut être muet
au creux d’un regard
une souffrance pudique
qui suggère l’empathie

Joie, douleur,  communication
chant, folie, démence
le cri est langage originel
au confluant des espèces

Crions, à nous extirper de la torpeur
avant le grand effacement

Quimper, le 13 février 2025

 

Au feu

Beau désastre
dans la majesté des flammes
puissance de  l’irrémédiable
langues jaunes
qui lapent l’air
narguant le ciel

La plainte des combustions
s’éreinte au fil
de la digestion calorifère

Feu, entité conquérante
dont la fumée
est la victoire émanée

Il contient
peine, joie, survie
sournoiserie et maléfice

Apprivoisé, il miaule
s’en rit dans le triomphe
pleure sous la pluie
dans la braise il rumine

Le feu est la lumière
de nos ténèbres

Nous sommes tous
des feux potentiels
qui flambent, s’éteignent
au gré de nos humeurs

Quimper, le 13 février 2025

Écrire à Trois-Rivières

Écrire
dans la sérénité des tombes
avoisinantes
alors que l’ampoule
tutoie les œuvres sombres
soleil des boiseries
du plancher qui parle
au Christ solitaire
aperçu de la fenêtre quadrillée
par les escaliers de fer
qui grimpent comme les arbres
vers d’improbables destins

Qui suis-je ici
penché sur la table à tiroirs
à trifouiller mon esprit
près d’un animal figé dans un ultime cri ?

La prose trifluviale
me le dira peut-être…

Trois-Rivières (Québec), le 6 octobre 2024 à l’occasion d’un atelier d’écriture animé par Maryse Baribeau, dans le musée des Ursulines, au sein  du 40è Festival International de la Poésie de Trois-Rivières.

Les regrets

Pareils à des bijoux désuets
Qu’on ne peut  jeter
Qu’on n’ose plus porter
Ils gisent dans les tiroirs de l’âme

On ne s’en débarrasse jamais
Les remords nous font face
Comme reflet dans le miroir
Ainsi sont les regrets

Ils se sont assombris
Dans la langueur des jours
En nous poursuivant
Comme des ombres

On aura beau fuir le temps
Appuyer sur l’accélérateur
Aller au bout du monde
Ils s’obstinent,  les regrets

Les sentiments fanés
De la lente mélancolie
Rêvent de leurs éclats
En nous pinçant le cœur

Ils ne lâcheront rien
Qui ne soient les instants
Où la solitude nous ronge
Pour s’immiscer, les regrets

Quimper, le 2 novembre 2023

L’abomination contemporaine
À Sylvain Tesson

Trottinette turbo
tranche l’air sans effort
pour dépasser
l’ombre du temps.

Cœur au repos,
esprit désincarné,
stupidité
de la propulsion assistée.

Abêtissement du mouvement,
soumission de l’espace publique
à la vitesse au détriment
de la nonchalance.

Cheveux au vent, ahuri
sur mécanique nucléique
dont on ne saura
un jour que faire.

Assistance électrique
de l’individu connecté
aux musiques compressées,
sourd aux chants d’oiseaux.

Mouton assujetti
aux startupers
préempte pistes et chemins
dans sa bulle filante.

Kerler à Fouesnant, le 17 août 2023, entre 21h et 23h, après avoir entendu sur Facebook une réaction de Sylvain Tesson au sujet des trottinettes électriques.

Présentation de l’auteur




Stéphane Mongellaz, Retour à l’atome et autres poèmes

AU FOND D’UN PUITS

Ainsi rétracté sur lui-même (nœud fixe, noir) le chaos nourricier exhume de sa mémoire le
souvenir d’une mécanique de vies. C’est le choc premier :

les murs se lézardent,
les mues s’égrènent en spirales, d’où

de vagues écritures s’échappent, dérivent selon
d’anciennes équations de marées qui, absorbées
une nuit
sous leur propre niveau, se jettent
un jour
sur nos espaces actuels.

La précision est telle que l’on peut voir,
dans la singularité

d’un saut, d’un vol, d’un trou,

le souffle continu d’existences et de morts 
que ne suivent rien d’autre
que de nouvelles naissances : 

un océan brûlé où plongent
des formes, des ombres
de matière que nous frappons tels
nos crânes contre les murs

pour recoudre les plaies
ballantes et l’ondulation bleue
du sang sur l’élastique des mers   

avant que l’oubli ne tarisse nos veines. 

 

SEUL CET ESPACE

Toi. Là    où depuis sa mort
éternelle une étoile habille
ton ombre de fantôme glisse
sa main dans la gesticulation
de ta peau
découpe le vide sous tes pas
de pantin seul avant d’essorer
son éclat entre les trous et les piles
sales de ton cerveau qui sauvagement
s’accroche au grillage
tors de la gravité   

n’oublie pas

les continents
les édifices
les histoires sont des prétentions d’hommes sur une Terre écumeuse et blanche. Elle vieillira
rouge au zénith d’un désert.

 

EXIL

I

Horizon de solstice.
Hiver recourbant.

Dehors le froid opère sa victime

démunie de sa peau de bête
meurtrie de l’os à la moelle

elle a un sursaut 

jet de pierres
ciel devenu disque.

À l’instant
le corps se souvient de ses métamorphoses.

 

EXIL

II

Tu poses ta brosse à cheveux.
Tu viens te coucher contre moi.
Tu éteins la lumière.
Je ne bougerai pas. Je ne me trahirai pas.
Ressens la vacuité qui nous sépare, qui seule emplit les extrémités de la chambre, qui change
l’espace. Regarde-moi,
j’ai de nouvelles étoffes, j’en ai fait ces larmes dans lesquelles tu sombres comme sous un
drap. Je le déchirerai
afin que tu caresses mes autres écailles dressées sur le tas de notre vie.

Tu as développé tes racines dans l’éther. Tu crois toujours en tes planètes.

Moi, être-mutant, en prise avec la précession des axes,
je m’efface de l’évolution,
je sors du lit,
je rallume.

Ma peau se distend.
Mes côtes s’allongent.

Voici les Créatures. Elles m’emmènent.

 

RETOUR À L’ATOME

Soleil    boule d’hélium, étoile en gros plan    va gonfler ailleurs, laisse-moi tout le
diamètre de la Terre.
Je ne veux pas savoir quel sera le prochain pays où j’irai.
Je ne pars pas.

Du fond de mon aven (où j’ai conservé les derniers fruits des champs)
je m’endors, loin des océans et de leurs fosses
mises à jour, prêt à m’effacer
dans le feu de l’orge.

Stéphane Mongellaz

Présentation de l’auteur




Lucie Grall, C’est toi qui mènes la danse

Elle est une mère « brisée » comme le sont toutes les mères qui perdent un enfant. Lucie Grall raconte dans un livre émouvant la disparition de son fils aîné, décédé à l’âge de 25 ans. Poèmes de l’absence et de la douleur d’une « âme navrée » et au « cœur déchiré ».

Il s’appelait Tanguy et mordait la vie à pleines dents. Rebelle, « anar », il voulait connaître le monde sous toutes ses coutures. « Ton appétit de vivre toutes les fraternités/dans l’ivresse des fêtes et des joies de l’été ». Voilà un  jeune homme qui était « parti chercher la promesse de la vie (…) vers « les rimes du soleil et de l’olivier ». Mais la camarde rôde. C’en est très vite fini pour ce « guerrier forcené ». S’engagent alors trois années de combat contre la maladie.

Pour parler de la perte, Lucie Grall rameute les souvenirs. D’abord celui de l’enfant que fut Tanguy (« tes petits pieds chauds de bébé sur ma peau »). Car c’est bien cet enfant-là qui s’en va et qui fait d’elle cette maman en détresse tentant de barrer la route à l’inéluctable. « Mon grand, mon tout petit/ne t’en va pas/agrippe-toi aux grelots de ma voix ». Mais le fils s’en va. A l’hôpital, à son chevet, la mère compte « ces heures perdues dans les couloirs glacés ».

 Très peu d’années après, elle affronte avec ses mots l’heure fatidique du départ. Et même cette stupeur muette au sein de la chambre mortuaire. « Pas un cri, pas un sanglot/pas même un chuchotement/dans le silence nu et glacé ». Des obsèques, elle dit qu’il fut « une jour si lourd de douleur/tissé au point de croix/à l’écheveau des peines ».

La mort de Tanguy frappe de stupeur les amis, la parentèle. Quand au père, Youn, il masque son chagrin dans le labeur/ « Remuer la terre/semer pailler moissonner/il a tant à faire/pour tenter de tarir cette douleur ».

  

Lucie Grall, C’est toi qui mènes la danse, La Part Commune, 65 pages, 13,90 euros.

Ecrivant ce livre, Lucie Grall retrouve parfois les accents des poèmes de son père Xavier. Car bon sang ne saurait mentir. On trouve ainsi dans ses textes fiévreux cette forme d’exaltation qui exprime la présence éternelle d’un disparu. « Tu vis au bord de mes rêves » (…) « Ta voix console et murmure » (…) « Mais d’où vient-elle cette voix ? ». Lucie Grall  formule au passage  le vœu que son fils ait retrouvé son grand père. « Je veux croire que vous êtes aujourd’hui l’un près de l’autre. Le cœur à l’unisson, le cœur en paix ».

Dans l’instant, il y a aussi ces signes mystérieux d’un contact avec l’au-delà. Ainsi cette complicité étonnante avec le chant d’un oiseau, « solitaire passereau/à gorge coquelicot/qui ravigote et console ». Comme si le fils interpellait sa mère par un chant.

Présentation de l’auteur




Martin Payette, Soif de divertissement et autres poèmes

Suspendus au plafond parmi les célébrités nous sommes, collés les uns aux autres par une soif de divertissement. Laisser cette soif emplir la gorge, couler l’organe interne qui te veut lucide.

Assécher sans arrêt l’intérieur, l’organe lucide dans une soif constante de divertissement, désert sans liquide, liquide désert.

Morbide mais familière, la soif de divertissement piège le regard dans ses miroirs. L’esclave intime quête l’approbation des pupilles, des célébrités et le moi flambant nu délaisse son projet d’être libre et vrai.

 

LA VOIX ET LES DETTES 

Une voix rauque de créancier émerge, profitant de ma terreur du pire pour reprendre du service. Je ne sais par quelle stupéfiante connexion peur et honte se coordonnent pour fracasser ma conscience, alimentant un dialogue souterrain qui me dépasse complètement. Et c’est ainsi que la voix s’exprime : « Regarde tout ce que tu as manqué, raté, perdu, déformé et ce, depuis la genèse de tes actes. »

Voyez ! Elle sait quoi dire pour jouer à la ventouse dans mon dos et siphonner le tube de lumière qui longe mes vertèbres : « C’est entendu, dit-elle, tu dois payer, et le montant de ta dette est énorme. À mesure que tu paies, tu te crées de nouvelles dettes par de nouvelles maladresses et je ne vois pas comment tu pourrais t’en sortir. » Et la voix éclate d’un rire énorme, car elle sait que, dans ce cumul de dettes, je m’enterre définitivement. La voix écrase, révèle d’autres paiements pour briser ce qu’il reste de volonté en moi.

 Rien ne sert de discuter avec elle, ses termes sont bien trop précis et sa logique financière, sans faille. Réparation des trous personnels et historiques, des cibles manquées, des aveuglements petits et grands qui germent en nous, à notre insu, alors que nous nous relevons à peine de notre cécité passée. La voix est toujours en avance d’un temps sur la somme de nos meilleures actions, le reste traîne loin derrière. Mais une faille se dessine sous la tonalité rauque…

Demande à la voix : « Qui es-tu ? »  Demande au créancier son origine, son identité, demande qui t’interrompt sans arrêt à chaque fois que tu ouvres la bouche. Tu verras qu’il s’agit de toi, créancier, toi-même à qui tu as emprunté et qui a gonflé pour son propre compte les intérêts. Le créancier, c’est toi. La dette, c’est toi. La souffrance à livrer, le taux d’intérêt, c’est toi qui les a fixés. Tu es toutes ces personnes en même temps, le prêteur et le prêté, le créancier et le mauvais payeur, l’huissier véreux et la malheureuse victime. À toi de demander à la voix quelle est la suite, quoi faire de la dette dans une telle situation. Tu auras une réponse nouvelle, d’une fraîcheur inattendue, lorsque tu verras une seule personne, une seule réalité derrière ce dialogue.

UN JEU D’ENFANT

Enfant, j’ai inventé un jeu : était-ce seulement le mien ou le vôtre aussi ?

Ce rituel m’habitait comme une obsession et je le répétais plusieurs fois par jour, voire par heure. Je fermais les yeux et, après un certain décompte, je les rouvrais avec l’idée que tout était effacé. Je reprenais alors mon existence à zéro avec un esprit de pureté et de nouveauté, j’étais pour ainsi dire nettoyé de mon passé. Une vie nouvelle commençait.

Mais ce petit rituel ne fonctionnait jamais longtemps ; quelques minutes après, je me rendais compte que je n’étais pas celui que je voulais être, quelque chose faisait cruellement défaut. Non pas que j’étais entravé dans mes actions, mais l’ancien moi était toujours là, pauvre, incomplet, misérable. Les yeux fermés, je recréais une image de ce que je voulais être, mais sitôt les yeux rouverts, cette nouvelle vie se fissurait, je retombais dans l’existence précédant le « grand saut ». Je ne pouvais que recommencer encore et encore, en fermant et rouvrant les yeux avec toujours plus de violence, jusqu’à comprendre que je ne serais jamais l’image nouvelle de moi-même, qu’aucune coupure n’était possible avec l’ancienne vie.

Depuis longtemps, je ne m’attends plus à l’émergence d’un nouvel être par ce rituel enfantin. Maintenant, les choses vont et viennent, de petites prises de conscience se font sans battements de paupière. Je considère la personnalité de départ comme une sorte de base de travail incontournable, et ce, dans une continuité perpétuelle. Jusqu’à ce que je sois en mesure, sur mon lit de mort, de fermer les yeux définitivement sur l’ancienne vie et de les rouvrir sur une nouvelle, enfin lessivé de ma manie de toujours retomber en moi-même.

 

RÉCONCILIATION

Je désire réconcilier sexe sauvage et cœur tendre des ébats. Je dis cela gentiment, mais vous saurez le traduire en des termes plus bruts, plus rudes, car vous connaissez bien la nature de ce trouble. Il y a quelque chose d’agressant dans le fait d’être possédé par la pulsion sexuelle. Il y a quelque chose de lancinant dans le fait de ne pas la satisfaire.

PSYCHO-POP INTERNE

Très psycho-pop à l’interne, je m’observe, inspire, expire, proclame présence à moi-même, mais quelle nébuleuse intime aura le dernier mot ?

Étrange lorsque les exhalations d’un temps perdu infiltrent des lieux publics et qu’il devient possible de renifler ses vidanges astrales à travers un design branché. Étrange dis-je, car, à ce moment précis, je me rappelle des amours passées. La nostalgie s’accouple-t-elle seulement avec le sursis, la tentation de durer ?

Tout un charabia s’organise pour justifier ces résurgences : l’Unique n’est pas de cette vie, ou bien je ne l’ai pas encore connue dans ce monde ni retrouvée, ou bien je ne la vois pas ou ne l’ai jamais vue, ou bien elle est déjà là, tout près, tout loin, avec moi dans d’autres mondes incréés ou ailleurs, disséminée dans chaque parcelle de femme.

Ce n’est rien, seulement le délire d’un organisme vieillissant qui veut justifier sa quête devant les miroirs.

Ce purgatoire m’est familier. Maintenant qu’il est révélé, le désir m’éclabousse de sa véritable nature, insatiable, insaisissable et d’une souveraineté infinie. Il gambade d’un objet à l’autre, et je le soupçonne d’être un despote hostile bien installé à l’interne, avec cette autonomie menaçante qui le caractérise. Telle une série de poupées russes, cette multitude désirante cache son jeu et se dissimule en elle-même sans jamais dévoiler ses fondements.

LA DETTE CORIACE

Très coriace en moi cette idée : comment payer à tout jamais la dette intime, contractée depuis des siècles ?  Ô Seigneur des esclaves débiteurs, avec quel sang, quelle sueur ?  Nerfs et veines fractionnées, prélèvements à même la carcasse. Sinon brûle tes avoirs, marche dans la rue enrobée de culottes.

Offre aux passants une orgie de culpabilité.

PRENDRE SOIN

Une vie parsemée de faux pas, de déséquilibres et de sursauts névrotiques, une imagination qui ne s’est jamais souciée des règles d’atterrissage. Après une période de déni, de pain quotidien et de bonnes intentions, un nouvel horizon émerge à la mi-temps de la vie adulte.

Mon être troué, cet ennui qui m’a complètement surplombé, je ne les évite plus. Je les prends comme ils sont et les enrobe d’une dimension esthétique lorsque je les sens sur le point de m’achever, comme dans les beaux jours de la dépression. Je peux seulement donner à cet abattement mélancolique le droit d’exister, sans pour autant me laisser posséder par son climat.

Aux autres qui mènent leur existence comme un récit solide et bien structuré, je ne souhaite que du bien, mais, au final, rien ne dit que ce style vaut mieux qu’un ennui chronique qui ne saurait se déraciner.

Le mélancolique, lorsqu’il parvient à ne pas se laisser absorber par sa masse obscure, est comme le bon chien qui allège la solitude de son maître, le cosmos. La bête ne comprend rien à la situation du créateur calé dans son fauteuil, mais elle est sensible à l’infinie tristesse d’en haut, aux trous noirs de son unicité perdue, et sa présence console. Elle le sait, elle est là sa raison d’être, et le mélancolique comme le chien ne peuvent s’empêcher d’être fidèles à cette mission.

ADOLESCENCE LITTÉRAIRE

J’ai vécu de sacrés moments de déprime littéraire. Lorsque le fiel s’agglutine, le gouffre d’ennui et le cœur mal pompé récitent : défais le jour, tu perdras également tes cartes dans la création. Ce sentiment d’être très étroit, compressé dans la poitrine, le gilet inconfortable d’auteur avorté qui m’enserre et me refroidit bien comme il faut.

L’adolescent exalté au long manteau noir qui voulait toucher beaucoup de gens, marquer les esprits. L’aventure, le spectacle, le sens du combat qui s’est étiolé au fil des rendez-vous manqués pour laisser place à une existence confortable. La déception de n’avoir pas vécu d’appel, de passion, d’exil ou de création subventionnée. Du calme compressé, un confort à quatre murs qui se referme tout doucement sur les années.

Tout est devenu une question d’endurance et de discernement par la suite. Un rayon de conscience, si faible soit-il, peut mettre à jour et enrayer l’engrenage des névroses. Contre toute attente, l’esclave intime s’insère dans le système économique, mais ne cesse jamais de contrecarrer les plans de Pharaon. La guérison psychique, l’éveil de la conscience, l’utopie réalisée à petite échelle, l’art sacré : tous ces papyrus ont été précieusement conservés pour la sortie hors d’Égypte.

Mais des vautours invisibles rôdent près des portes de sortie, ceux-là même qui ont fait tant de mal à l’adolescent idéaliste. La banalité, l’abandon, l’indifférence sont des adversaires qui sévissent avec efficacité et discrétion. Même avec l’appareil à coudre les plaies béates, il est difficile de repousser ces mercenaires de l’absence.

 

NARCISSISME ASTRAL

Sur le plan astral, je me prends parfois pour un autre.

J’y diffuse une publicité grossière et racoleuse. Je suis souvent critiqué, à juste titre, pour le succès commercial ainsi obtenu.

C’est que j’ai beaucoup de moyens financiers dans l’antimatière, et je me suis bâti une clientèle parmi la population pauvre et peu éduquée des spectres. Gloire caduque, nombre effarant de cadavres adulescents visionneurs de mes publications : tout est vanité et poursuite du vent, dit l’Ecclésiaste, même dans des dimensions plus vastes et plus épurées que la nôtre.

DERNIÈRE LETTRE AUX AMIS

Il y a toujours des amis, mais rien n’est facile : ou bien ils répètent comme moi les mêmes erreurs de l’incarnation précédente, ou bien ils sont d’outre-tombe et veulent me transmettre de sages conseils qui n’arrivent pas à perforer l’épaisseur des sociétés.

Je suinte de partout, mais reste malgré tout l’ami fidèle. Je suis disponible pour décrire la trame de ta renaissance, cher ami, si cet éclairage t’est nécessaire. Nous restons fluides en partages malgré nos limitations : toujours nous persistons, le museau collé contre la vitrine d’une muse apparente, incapables de cerner l’ensemble du tableau par-delà les cadres.

Nous nous reverrons souvent, mais le temps presse. L’amorce des extinctions révèle que cette vie ne pourra être déversée pour se répéter indéfiniment dans une autre. Le paradis, l’enfer, le purgatoire, tous réclament le dénouement des amitiés. Alors, il faudra se rassembler et s’attaquer, un par un, aux nœuds de tous et chacun. Certains pourront franchir la porte étroite, les autres seront pasteurisés par l’archange.

Commençons le travail maintenant, pour avoir au moins une chance.

 

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American : Paula Gunn Allen ou l’esprit vivant des traditions.

Texte et traductions de Béatrice Machet

Paula Gunn Allen, née Paula Marie Francis le 24 octobre 1939 (Albuquerque, Nouveau Mexique), décédée le 29 mai 1988, est désormais reconnue pour avoir laissé  une marque indélébile sur la littérature américaine grâce à sa description de la vision du monde amérindienne dans sa poésie. Son père était d’origine libanaise et sa mère Pueblo-Laguna et Sioux.

Sa poésie montre combien est nécessaire la diversité des perspectives au sein du paysage littéraire américain ainsi qu’elle fait la preuve de la valeur intrinsèque de l’intégration des voix autochtones dans le narratif de l’histoire des États-Unis. Son héritage familial, paternel d’un côté, et maternel de l’autre, enraciné à la fois dans les traditions du peuple Pueblo-Laguna et des Sioux, fournit une riche mosaïque d’éléments culturels, d’expressions linguistiques et de croyances spirituelles qui enrichissent sa poésie. C’est dans ce contexte de sagesse ancestrale, de liens sacrés avec la terre et de respect pour le monde naturel qu’elle écrit afin de transmettre la vision du monde des Amérindiens.

Notre histoire :

Paula Gunn Allen a passé son enfance à Cubero (état du Nouveau Mexique), au contact du peuple Pueblo-Laguna, elle fait donc sienne cette culture. Elle se marie en 1962, et en 1966, elle obtient une licence  en littérature anglaise. Deux ans plus tard, elle obtient une maîtrise en création littéraire à l'université de l'Oregon. Ralph Salisbury, d'ascendance Cherokee, y est son professeur de poésie. En 1974, avant même qu’elle ne soutienne sa thèse, son premier recueil de poésie, The Blind Lion (le lion aveugle) est publié. C’est à cette époque que,  mariée et divorcée deux fois, elle commence à prendre conscience de son homosexualité. En 1975, elle soutient une thèse, dans le département des études amérindiennes, à l'Université du Nouveau-Mexique, à Albuquerque. Elle y rencontre le poète Robert Creeley, qui y est professeur, et qui l'introduit aux œuvres d’auteurs tels que Charles Olson, Allen Ginsberg et Denise Levertov. Avec son titre de docteur en poche, Paula Gunn Allen enseignera à l'Université du Nouveau-Mexique, où elle va poursuivre ses recherches, et notamment la place des femmes dans les cultures amérindiennes. Elle enseignera ensuite au Fort Lewis College dans le Colorado, au College de San Mateo, à l'Université de l'État de San Diego, à l'Université d'État de San Francisco, à l'Université de Californie de Berkeley, puis à UCLA.

Pour l’anecdote, l’oncle paternel de Paula Gunn Allen, Lee Francis, était un conteur et poète Pueblo Laguna, Carol Lee Sanchez, sœur de Paula Gunn Allen, est une autrice Pueblo Laguna, et Leslie Marmon Silko, autrice Pueblo Laguna du célèbre roman Cérémonie, est aussi une parente.

Pour donner le ton et faire comprendre ce qui motivait Paula Gunn Allen, voici ce qu’elle déclarait dans l’anthologie qu’elle avait rassemblée sous le titre de La femme tombée du ciel, Récits et nouvelles de femmes indiennes" (Spider Woman's Granddaughters : Traditional Tales & Contemporary Writing by Native American Women, 1989, Beacon Press) : « Tant qu'un peuple ne peut exercer aucun contrôle sur la façon dont il est décrit, que son sentiment d'identité est bafoué à chaque instant dans les livres, les films, les programmes de radio et de télévision, il ne peut que se décourager. Mais quand il se met à définir lui-même les images données de lui, alors le simple espoir de survivre peut faire place à une espérance plus ample : celle de s'affirmer, de vivre, de désirer vivre. » Elle a aussi déclaré : « « Les Indiens d’Amérique, même les citadins, vivent dans le contexte d’un territoire. Leur littérature doit donc être comprise dans le contexte à la fois de la terre et des rituels par lesquels ils affirment leur relation à celle-ci ». Cette remarque pourrait avoir été prononcée par n’importe quel autre auteur-ice amérindien-ne. Le rapport d’appartenance entretenu avec la terre, le relation forte à un territoire (qui souvent les a vu naître, ou bien est la terre ancestrale de leurs parents), est fondamental si l’on veut faire l’expérience de la pensée et du vécu amérindien. De ce lien découle un regard positif, une posture positive vis-à-vis du monde et de la vie. La poésie de Paula Gunn Allen nous rappelle que la vision du monde amérindienne n’est pas une relique du passé mais une philosophie vivante, inspirante, qui continue de façonner les expériences, les identités et les histoires des peuples autochtones d’Amérique aujourd’hui. En nous plongeant dans la poésie de Paula Gunn Allen, nous sommes conviés, nous sommes initiés à apprécier la profondeur, la sagesse et la résilience des cultures autochtones. Il serait temps de reconnaître que leurs voix et leurs visions du monde restent aussi pertinentes et vitales, plus que jamais dans le contexte géopolitique globalisé actuel, et dans le contexte plus étroit de la société américaine contemporaine. La perspective amérindienne véhiculée dans les œuvres de P.G.Allen est une perspective holistique qui met l’accent sur l’interdépendance de tous les êtres vivants et du monde naturel. Cette interdépendance est au cœur des cultures autochtones et a une profonde signification spirituelle comme culturelle. Elle favorise une compréhension qui transcende les frontières de l’individualisme et de l’ego, en reconnaissant que les humains ne sont qu’une partie d’un vaste réseau de vie sur Terre, et au-delà, partie du cosmos. Cette vision remet l’humain à une place non de dominant, non d’exploitant ou d’exploiteur, mais de responsable et de participant au grand tout cosmique. Dans cette vision du monde, chaque élément du monde naturel, des animaux et des plantes aux rochers et aux rivières, est censé posséder un esprit ou une force vitale. La poésie de Paula Gunn Allen exprime magnifiquement cette expérience, (c’est beaucoup plus qu’une croyance), en décrivant le monde comme un réseau d’esprits interconnectés, chacun avec son rôle et sa signification.

Interview radiophonique diffusée sept mois avant la mort  de Paula Gunn Allen, en 2008. Green radio.

Les cultures autochtones accordent une grande valeur aux traditions orales, aux histoires et aux rituels transmis à travers les âges. Dans sa poésie, Paula Gunn Allen s’intéresse fréquemment à ces histoires traditionnelles et à ces éléments culturels, dont l’importance de les préserver est vécue non seulement comme un acte de résistance mais aussi de survie. Les communautés autochtones accordent une place prépondérante au bien-être collectif et à la coopération. La poésie de P.G. Allen dépeint un sentiment d’unité et d’interdépendance, soulignant l’idée que le bien-être de l’individu est intimement lié, ne peut pas être séparé du bien-être de la communauté. 

Dans son recueil Selected Poems,  le poème intitulé  Skunk Aesthetics  (esthétique de la moufette), Paula Gunn Allen évoque l’esprit de la mouffette, une créature souvent considérée comme dégoûtante dans la culture occidentale. Ses mots élèvent la mouffette à une place d’honneur, en célébrant ses qualités uniques. Le poème souligne la perspective amérindienne d’une complémentarité de la création, soulignant l’importance de chaque être vivant dans le monde naturel.

Le poème intitulé  Kochinnenako in Academia  (Kochinnenako dans le monde universtaire) évoque « Kochinnenako », un terme Hopi qui désigne un concept de vie et d’équilibre féminin. Ce poème illustre combien la sagesse ancestrale continue de guider et d’informer la vie des peuples autochtones contemporains.

Dans Grandmother I . Fishing,  (Grand-Mère I. Pêche) P.G.Allen exprime sa révérence pour le monde naturel. L’acte de pêcher devient une expérience spirituelle, établit une connexion avec l’eau, avec les poissons et l’écosystème au sens large. Elle décrit la pêche comme un acte profond de communion avec l’environnement.

 Song for Earth Wisdom (Chant pour la sagesse de la Terre) célèbre la terre en tant qu’entité sacrée et souligne le rôle de l’humanité en tant que gardienne de cette terre. Le poème met en évidence la croyance selon laquelle les humains sont responsables du bien-être de la planète et de son réseau interconnecté de vie, croyance et surtout engagement pris par le bébé amérindien en naissant.

Dans Wing Woman  (Femme Aile), Paula Gunn Allen évoque une « wing woman » qui serait guide et protectrice, et qui d’autre part souligne l’importance des relations humaines dans l’épanouissement aussi bien individuel que collectif : le soutien et la coopération mutuels sont essentiels au bien-être de la communauté et du monde en général.

Le poème, intitulé à juste titre  Langage, élucubre les fonctions  multiformes du langage en le présentant comme un outil qui englobe un large éventail d’expériences humaines. Le langage ne se limite pas à un but particulier, mais reflète globalement les aspects de l’existence humaine. 

Language

Language is the word
and the Word.
Language is for praise.
Language is for study.
Language is for thought.
Language is the most powerful instrument of war.
Language is the most powerful instrument of peace.
Language is for telling the truth.
Language is for lying.
Language is for honour.
Language is for shame.
Language is for vengeance.
Language is for forgiveness.
Language is for blasphemy.
Language is for respect.
Language is for loving.

Le langage est la parole
et la Parole.
Le langage est fait pour louer.
Le langage est fait pour étudier.
Le langage est fait pour réfléchir.
Le langage est l'instrument de guerre le plus puissant.
Le langage est l'instrument de paix le plus puissant.
Le langage est fait pour dire la vérité.
Le langage est fait pour mentir.
Le langage est fait pour honorer.
Le langage est fait pour la honte.
Le langage est fait pour la vengeance.
Le langage est fait pour pardonner.
Le langage est fait pour blasphémer.
Le langage est fait pour respecter.
Le langage est fait pour aimer.

Dans un autre poème intitulé Grand-mère, Paula Gunn Allen évoque la force du langage : une grand-mère communique avec sa petite fille sans qu’aucun mot ne soit prononcé, mais cependant elle transmet sa culture et ses valeurs car une profonde connexion entre les deux s’est établie qui n’est pas du simple silence. La communication non verbale se fait par la qualité des présences et de l’attention portée chacune sur l’autre.

Grandmother

Languageless one,
always I listened
watched,
not speaking to me
in the tongue of the Pimas.
But each day
we heard each other
whispering secrets
in the silence
of darkness.

Grand-mère

Sans langue,
j'écoutais
j'observais toujours,
je ne me parlais pas
dans la langue des Pimas.
Mais chaque jour
nous nous entendions
chuchoter des secrets
dans le silence
de l'obscurité.

Un autre poème de Paula Gunn Allen, portant le même titre, Grand-mère,  évoque  Spider Grandmother , Grand-mère-Araignée, une figure importante pour la culture des Indiens Navajo, Pueblo de Keres, Zuni et Hopi. Dans la plupart des cas, elle est associée à l'émergence de la vie sur terre. Elle aide les humains en leur apprenant des techniques de survie. Spider Woman enseigne également aux Navajos l'art du tissage.

 

Avant que les tisserands ne s'assoient au métier à tisser, ils se frottent souvent les mains dans des toiles d'araignée pour absorber la sagesse et l'habileté de Spider Woman. Mais la figure de l’araignée apparait aussi chez les Sioux (Lakota, Dakota et Nakota) sous le nom d’Iktomi, l’homme-araignée, et il est alors le « Trickster » (tour à tour bénéfique ou faillible, clown ou héros). Quant aux Indiens Choctaw, ils racontent l'histoire de Grand-mère Araignée qui ayant volé le feu, après que les animaux l'eurent refusé, l’apporta aux humains. Chez les Cherokee, elle a rapporté la lumière du soleil sur terre (grâce à un pot en argile qu’elle a attaché sur son dos). Et chez les Indiens Anishinaabeg, c’est l’araignée qui a enseigné aux humains comment fabriquer des capteurs de rêves (les cauchemars sont retenus dans la toile) et les rêves bénéfiques parviennent au dormeur).

 

 

Grandmother

Out of her own body she pushed
silver thread, light, air
and carried it carefully on the dark, flying
where nothing moved.
Out of her body she extruded
shining wire, life, and wove the light
on the void.
From beyond time,
beyond oak trees and bright clear water flow,
she was given the work of weaving the strands
of her body, her pain, her vision
into creation, and the gift of having created,
to disappear.
After her
the women and the men weave blankets into tales of life,
memories of light and ladders,
infinity-eyes, and rain.
After her I sit on my laddered rain-bearing rug
and mend the tear with string.

From: Allen, Paula Gunn, ‘Grandmother’ in The Explicator, Volume 50, 1992 – Issue 4, p. 247.
(
https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00144940.1992.9935337?journalCode=vexp20)

Grand-mère

De son propre corps, elle poussa
un fil d'argent, de la lumière, de l'air
et sur l’obscurité le porta avec précaution, volant
là où rien ne bougeait.
De son corps, elle expulsa
un fil brillant, la vie, et tissa la lumière
sur le vide.
Par-delà le temps,
au-delà des chênes, de l'écoulement clair et lumineux de l'eau,
elle reçut la tâche de tisser les brins
de son corps, de tisser sa douleur, sa vision
en une création, et que cette création
soit destinée à disparaître.
D’après son exemple
les femmes et les hommes tissent des couvertures-contes de vie,
des souvenirs de lumière et d'échelles,
des yeux d’infini et la pluie.
Comme elle, je m'assois sur mon tapis à échelles porteur de pluie
et je répare l’accroc avec de la ficelle.

 

Le dernier livre de Paula Gunn Allen est un livre posthume, intitulé America the Beautiful  (Amérique la magnifique). Toute personne un peu sensible ayant un peu vécu aux États-Unis comprend combien ce pays est contrasté. Tout et son contraire y cohabitent. Dans l’expérience de la poétesse,  ce qui fait la beauté de l'Amérique peut surprendre : les horreurs constatées rencontrent aussi un immense espoir, et les absurdités remettent en cause les promesses. Ce livre fut entrepris en pleine catastrophe politique et personnelle, Paula Gunn Allen a en effet perdu deux fils. Elle s’autorise des traits d’humour comme « Je veux demander aux arbres s’ils souhaitent pouvoir bouger ». Il est comme un feu de joie composé des ruines de la civilisation, avec un appel lancé à faire un effort pour rétablir les choses « en ordre », c’est-à-dire, et selon les valeurs amérindiennes, assurer les conditions de l’harmonie sur Terre et dans le cosmos. Faisant cela, le livre met en avant et nous exhorte à ne pas oublier ce qui est vraiment important dans le monde pour la vie.

 Revisiter l’histoire et la raconter du point de vue amérindien, remettre en question les stéréotypes et les mythes répandus par les occidentaux, là réside aussi une motivation d’écrire pour bien des auteurs, et Paula Gunn Allen s’est penchée sur deux héroïnes célèbres Pocahontas et Sacajewea, deux figures de femmes dont la vraie vie est loin de la légende et des films qui les montrent. Le très long poème dédié à l’histoire de Sacajewea, intitulé “The One Who Skins Cats” (Celle qui écorche les chats) reprend une citation de Tom Rivington, qui présente l’héroïne comme une femme profondément en contact avec la nature, « elle adorait les fleurs blanches qui poussaient à la limite des neiges sur les flancs des hautes montagnes ». Pour rappel, elle appartenait à la nation Shoshone, et encore adolescente (17 ans et enceinte de son mari canadien Français Toussaint Charbonneau (commerçant), elle a accompagné en tant qu’interprète l’expédition Lewis & Clark depuis St-Louis dans le Missouri jusqu’à la côte nord-est du pacifique en suivant le Mississipi. (Elle était la seule femme au milieu de 32 hommes).L’auteure se glisse dans la peau de l’héroïne et présente le point de vue de Sacagawea elle-même, femme réelle et non légende, non visage représenté sur une pièce de monnaie, ou encore statue à la gloire de la conquête et de l’American Dream. Dans la première partie de son poème, P.G. Allen montre les diverses façon de la représenter mais surtout dévoile sa condition de captive : « Je suis celle qui / tient mon fils dans mes bras, / celle qui se marie, celle / qui est asservie, celle qui est battue, / celle qui pleure, celle qui connaît / le chemin, qui fait signe, qui connaît / la nature sauvage ». Elle est « femme esclave, femme perdue, femme herbe / femme col de montagne / femme rivière », et elle est également « libre ». Rappeler que derrière l’image stéréotypée des femmes amérindiennes se cachent de véritables personnalités façonnées par des cultures, elles incarnent l’identité amérindienne, et les convoquer est une façon d’empêcher que celle-ci soit supprimée du réel et enfermée dans les musée ou les livres d’histoire, histoire racontée par l’envahisseur qui doit « légitimer » l’invasion, la colonisation et sa violence génocidaire. La seconde partie du poème a des accents féministes. Paula Gunn Allen dénonce les femmes blanches qui simplifient l’histoire des femmes amérindiennes : « Ces femmes blanches qui ont décidé que moi seule / j’ai guidé l’expédition de l’homme blanc à travers / le monde, que savaient-elles ? Une servante indienne, / ont-elles dit. Une servante. C’est moi ». Elle poursuit en dénonçant le féminisme « blanc » qui utilise les clichés sur les femmes amérindiennes afin de faire avancer leur propre libération, mais sans créer de place pour les femmes indigènes dans le mouvement de libération des femmes. La romantisation féministe blanche de Sacagawea nie son expérience et son identité de femme amérindienne. Les femmes autochtones portent un lourd fardeau en tant que femmes de couleur car confrontées à un double mouvement d’injustice : de la part des femmes féministes blanches qui cherchent à les exploiter, et de la part des hommes de leurs propres communautés qui les accusent d’être des traîtres car accusées de suivre les manières des femmes blanches. Paula Gunn Allen termine en racontant l’histoire moins connue mais tout aussi importante de la façon dont Sacagawea a fui son mari violent. Puis dans sa dernière strophe elle rappelle la diversité des façons de représenter Sacajewea : « l’histoire de Sacagawea, servante indienne, / peut être racontée de bien des manières différentes. / Je peux être le guide, le chef. / Je peux être le traître, le serpent. / Je peux être les plumes au vent ».

Maintenant voici le poème qui donne voix à Pocahontas. Elle n’était pas une « princesse Indienne » puisque cette hiérarchie sociale n’existait pas en Amérique du nord parmi les nations Indiennes. Des auteurs, historiens, conservateurs et représentants de la tribu Pamunkey de Virginie, descendante de Pocahontas, dressent le portrait d'une jeune fille courageuse qui a grandi avec le but de devenir une jeune femme intelligente, éduquée afin de comprendre les enjeux de la colonisation. Quand John Smith fut fait captif dans son village, elle entreprit d’apprendre sa langue afin d’un jour pouvoir servir de traductrice, d'ambassadrice et de leader à part entière afin de savoir faire face à la colonisation européenne. Des preuves écrites par Smith lui-même indiquent que des échanges linguistiques ont eu lieu entre eux ; on parle nulle part d’une histoire d’amour, ni d’admiration naïve d’une toute jeune-fille pour le soldat blanc chrétien ; et la réalité pourrait bien être que Pocahontas s’était mis à la disposition de sa communauté pour essayer d’assurer son bien-être et sa survie en des temps très troublés où l’univers amérindien s’effondrait.  Et c’est donc animée de cette mission qu’elle a accepté de quitter sa tribu en espérant apprendre et comprendre les britanniques jusqu’à aller en Angleterre. Elle y mourra, sans avoir revu les siens.

 

POCAHONTAS TO HER ENGLISH HUSBAND, JOHN ROLFE

Had I not cradled you in my arms,
oh beloved perfidious one,
you would have died.
And how many times did I pluck you
from certain death in the wilderness—
my world through which you stumbled
as though blind? Had I not set you tasks
your masters far across the sea
would have abandoned you—
did abandon you, as many times they
left you to reap the harvest of their lies;
 still you survived oh my fair husband
and brought them gold
wrung from a harvest I taught you
to plant: Tobacco.
It is not without irony that by his crop
your descendants die, for other powers
than those you know take part in this.
And indeed I did rescue you
not once but a thousand times
and in my arms you slept, a foolish child,
and beside me you played
chattering nonsense about a God
you had not wit to name;
and wondered you at my silence—
simple foolish wanton maid you saw,
dusky daughter of heathen sires
who knew not the ways of grace—
no doubt, no doubt.
I spoke little, you said.
And you listened less.
But played with your gaudy dreams
and sent ponderous missives to the throne
striving thereby to curry favor
with your king. I saw you well. I
understood the ploy and still protected you,
going so far as to die in your keeping—
a wasting, putrefying death, and you,
deceiver, my husband, father of my son,
survived, your spirit bearing crop
slowly from my teaching, taking
certain life from the wasting of my bones.

 https://waltonhigh.typepad.com/files/pocahontas_to_her_english_husband-.pdf

 

POCAHONTAS À SON MARI ANGLAIS, JOHN ROLFE

Si je ne t'avais pas bercé dans mes bras,
oh perfide bien-aimé,
tu serais mort.
Et combien de fois t'ai-je arraché
à une mort certaine dans la nature sauvage-
précisément mon monde dans lequel tu trébuchais
comme si tu étais aveugle ? Si je ne t'avais pas assigné de tâches
tes maîtres de l'autre côté de la mer
t'auraient abandonné -
t'ont abandonné, autant de fois qu’ils
t'ont laissé récolter la moisson de leurs mensonges ;
tu as survécu, oh mon beau mari
et tu leur as apporté de l'or
extrait d'une récolte que je t'ai appris
à planter : le tabac.
Ce n'est pas sans ironie que par sa récolte
tes descendants meurent, car d'autres pouvoirs
que ceux que tu connais participent à cela.
Et en effet, je t'ai secouru
non pas une fois, mais mille fois
et dans mes bras tu as dormi, enfant insensé,
et à côté de moi tu as joué
à bavarder au sujet absurde d’un Dieu
que tu n'avais pas suffisamment d’esprit pour nommer ;
et tu t'es étonné de mon silence -
tu as vu une simple jeune fille insensée et dévergondée,
fille brune de pères païens
qui ne connaissait pas les voies de la grâce -
sans doute, sans doute.
J'ai peu parlé, as-tu dit.
Et tu as encore moins écouté.
Mais tu as joué avec tes rêves criards
a envoyé de longues missives au trône
essayant ainsi de t'attirer les faveurs
de ton roi. Je t'ai bien vu. J'ai
compris le stratagème et je t'ai quand même protégé,
allant jusqu'à mourir sous ta garde -
mort gaspillée, mort putréfiante, et toi,
trompeur, mon mari, père de mon fils,
tu as survécu, ton esprit lentement a porté les fruits
de mon enseignement, tu as certainement hérité
d’une vie dans le dépérissement de mes os.

 

Quand elle était petite, la famille de Paula Gunn Allen parlait cinq langues. Elle a dit qu’elle devait sa qualité de poète à ce mélange, à ce multilinguisme. Elle croyait que la poésie devait être utile et que l’utile était beau. Elle disait : « La langue, comme une femme, peut faire naître ce qui n’existait pas ; elle peut, comme la nourriture, transformer un ensemble de matériaux en un autre ensemble de matériaux. » Une des  conclusions qu’il est possible de tirer c’est que dans un monde en évolution rapide, la poésie de Paula Gunn Allen témoigne de la valeur durable de la sagesse ancestrale dans les cultures amérindiennes. Son œuvre encourage les lecteurs à reconnaître, à saisir et faire sien l’esprit vivant de ces traditions, comme les leçons qu’elles continuent de nous offrir.

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