Pierre Maubé, Soir venant

Pierre Maubé, Soir venant, Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 2025, 7 euros. Dessin de Pierre Rosin.

Sous le signe de l'imparfait et de l'enfance aux "hirondelles", le poète Maubé engrange les souvenirs même s'il sait, même s'il sent que "l'ombre venant", "la maison se craquelle", "la poussière danse avec les souvenirs" et le père n'est plus là.

Et pourtant, "les prés de l'enfance", "rejoindre le temps/ blanc" innervent une espèce de retour sinon de joie confuse.

Selon deux entrées "Veillées" et "Légendaires", entre poèmes et chansons, le narrateur recrée une atmosphère d'antan, avec "la tour la plus haute" ou les "huit enfants de Rosemonde" : "on ne sait rien" scande les pourtours de la vie, et "la pluie" emporte tout.

L'écriture de Maubé aime les poèmes courts, l'anaphore qui réitère les mouvements du coeur (et l'on pressent que l'enfance y est pour beaucoup), les apostrophes aux éléments.

Bien sûr, la métaphore de l'eau "d'amertume" ou de "détresse" nous conduit à interroger le temps qui fuit, le bonheur qui s'émousse, la vie et ses sourds questionnements. La tension de certains vers (ces conditionnels, ces injonctions) révèle que tout n'est pas perdu au royaume de la poésie.

Présentation de l’auteur




Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, Joël Vernet, Copeaux du dehors

Hannah Sullivan piétonne de l’existence

Depuis qu’elle a trouvé pour elle le sens de la poésie Hannah Sullivan écrit pour attraper l’absence, mais l’absence glisse entre mes doigts. Face au réel elle cherche   une lumière qui ne veut pas d’ombre, mais  celle-ci reste source  d’ un battement d’ailes dans la cage d’un cœur aussi blessé d’une femme. D’où la fièvre de cette poéte anglaise paradoxale et déjà couronnée pour son premier livre (Three poems) par le T.S. Eliot Prize en 2021.

Queques années avant  Hannah Sullivan se trouvait à bord d’un bus qui la conduisait de Londres à Oxford. Le trajet l’a fait passer devant la carcasse calcinée de la tour Grenfell incendiée  - un immeuble de logements sociaux du quartier  de Kensington -  Elle se souvient du soleil matinal, dont les rayons transperçaient le squelette de béton “dans un subit flamboiement” juste avant c’était avant que ses murs furent « pudiquement » cachés par des bâches blanches).

L’auteure a ressenti “l’horreur de cette carcasse physique, et de ce qui se trouvait toujours à l’intérieur”. Elle a écrit quelques lignes que l’on retrouve aujourd’hui "Était-ce pour cela”, recueil de poésie est sur le sens de l'existence et la place de l'homme. A travers une exploration des différents lieux qui ont marqué sa vie, l'écrivaine explore son passé et interroge son présent.

Parfois le  vent dévore les coupoles et les dômes de Londres, les rues se courbent sous l’assaut du néant, la Tamise, monstre reptilien, lèche les quais et des âmes liquides se dissolvent dans ses reflets grisâtres.

Hannah Sullivan surgit des averses, parfois ses paumes jointes en prière de lumière, face à l’éclat fragile d’un regard fauve de la pluie qui noies les âmes, les visages, les noms. Retenant dans ce livre des sortes d’exils où les êtres marchent, les yeux grands ouverts pour contempler l’éclat de petites victoires et de défaites parfois plus large. Mais une telle poésie d’existence est exceptionnelle.

Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, bilingue, trad. Patrick Hersant, La Tablle Ronde, ¨Paris, 2025,  248 page, 21,50 €.

D’autant qu’Hannah Sullivan  nous « oblige » à faire lorsque la fin du monde arrive au sein d’une accumulation minutieuse   : manger des pavés de saumon rôtis, des Smarties, des fruits rouges, des vitamines à coenzymes, des pêches à peine mûres. Mais pour  compléter les nourritures terrestres elle engage lectrices et lecteurs visiter les œuvres de Homère, Yeats, Eliot, Freud, Virginia Woolf bien sûr. Ce qui pour elle juge vaguement les règles de la mode. 

Se succèdent ainsi duffel-coat bleu, robe de cocktail dos nu ou pantalon de grossesse.  Mais restant chez soi tout est possible : regarder YouTube, La Pat' Patrouille, les infos, les chiffres, de vieilles photos pour regarder les uns et les autres, penser emprunter de l'argent, porter le deuil. Tomber amoureux de la charmante bouche d’un homme. Enfin, elle traverse aussi les terrasses et districts du Londres des années 80, les larges rues de Boston où les blocs de glace ressemblent à des Brancusi. Dans chaque lie où rien n'est trop insignifiant ou disgracieux pour retenir son attention.

La créatrice lèche parfois des ruines sans se souvenir de ce qui fut, un frisson d’invisible contre sa peau. De fait, elle n’oublie jamais rien  tout à fait. Elle se  laisse glisser en un pli de brume qui s’efface d’un baiser de sel et elle devient limon même s’il existe une faille, juste là, au bord des lèvres entre le cri et le silence.

Dans un tel livre, les mots arrivent comme des chevaux sans rênes, hésitent, trébuchent, se fracassent contre l’indicible, mais ils sont parfaitement écrits, cherchant à creuser dans l’ombre une empreinte qui refuse de tenir. S’y saisit une  flamme,  un vertige suspendu dans l’air, une brûlure qui refuse de laisser des cendres. 

Hannah Sullivan écrit, écrit encore dans une fièvre qu’aucun châssis ne saurait tenir et une ébauche qu’elle  ne termine jamais pleine d’une absence qui le brûle. Bref elle  tend sa main avalée par la gravité du monde. Il y a dans chaque texte un choc :  l’auteure est là et voit partout jusque dans les flaques qui bouillonnent sous la pluie, dans le hurlement muet des fenêtres ouvertes à l’abîme. Son ombre marche derrière elle, jamais entière, fracturée, éclatée

∗∗∗

Joël Vernet : émerveillements

Quoique fidèle à un de ses titre : L’oubli est une tâche dans le ciel, Vernet rassemble toujours les signes du monde qu’il fait sien même si de l’image de la vie il fait de sa poésie  un  interminable journal inachevé, inachevable ».

Le réel seul y est suggestif et semblable  aux images qu’en de nombreux voyages sur les terres d’Afrique le poète a saisies mouvantes, fuyantes et presque innommables. Contre la vie immobile chacun de ses textes se veut la synthèse provisoire de ce que voient les yeux là où le sable rejoint les pierres et où un fleuve dessine ses méandres. Il est donc toujours nécessaire de s’attarder pour retarder les adieux.

Errant pas excellence, Vernet fait un art de  sa contemplation infatigable. D’autant que chez lui agit comme un rabot. Ses textes, fragments d’esprit,  deviennent des copeaux enlevés du Dehors pour nourrir sa maison de l’être. Tour se passe ici comme s’il n’a plus de paroles à proférer : »Je peux et sais enfin me taire. Je puise l’encre dans le dernier silence. Désormais, le Dehors est un soleil écrivant tous les livres à ma place. »

Celui-ci est le dernier, et comme souvent il est le fruit et la conséquence de ses voyages. Après la Syrie et l’Afrique ses copeaux  se sont accumulés ici au fil de trois années de flânerie dans les paysages hivernaux des Balkans.

Comme toujours l’écriture retient ce que ses yeux voient. Des phrases de lumière  sont tirées de l’ombre de l’existence et des clameurs du monde. Et ce  livre empêche de croupir. La poésie doit retenir les couchers de soleil, les éclats d’âme et elle fait des autres des  compagnons de voyage. Et par exemple « Quelques larmes sur les joues d’une vieille femme, la lumière argentée qui tinte dans les arbres à cette seconde où un éclat m’apporte tout. ». Il s’agit de partager avec elle la plus haute ferveur et l’insupportable ennui, le pain, les jours, bref un ordinaire. 

Joël Vernet, Copeaux du dehors, llustrations de Vincent Bebert, Fata LMorgana, Fontfroide le Haut, 144 p., 25 €.

Ce livre  est donc une nouvelles suites de retrouvailles, et le celui des regards. S’y repèrent les envie de ciels limpides, de temples, de bordels, de nuits à la belle étoile, de quelques amours furtives aux chambres défaites. La poésie de Vernet y interroge en permanence le réel, balaie les illusions, métamorphose ce que l’œil sait retenir et, éduqué, celui-cu donne à la beauté un  visage : buriné de brèches et de veines lourdes à mesure que le temps passe.

Présentation de l’auteur

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Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique

Quand les mots ne tiennent qu’à un fil semblent n’évoquer que la fragilité et la temporalité du verbe dispersé en particules de vie, Catherine Pont-Humbert nous surprend par un sous-titre qui reprend en mains leur aventure conjointe, Une épopée poétique. Serait-ce le secret de la lumière qui peut être perçu comme corpuscule ou comme onde. 

Ce qui plane pour polliniser l’espace et ce qui crée le vol des migrants. Il y a continuellement ce va-et-vient entre le timbre (tremblement du mot) et l’écriture qui nous emmène dans ses propres voies, aussi inexplicables soient-elles, à travers l’ampleur magnétique de ce que l’on nomme poésie.

Les mots se cognent les uns aux autres… pour écrire l’histoire de nos aïeux. Que voir à travers la percussion surprenante de l’émotion et des éclats de quotidien, la racine séculaire : liberté au bord du chaos jusqu’à la continuité de l’individu qui fait cause commune, mais secrète, avec sa tribu.Une longue séance de mots biffés contient le vide, se heurte aux frontières du dicible. Et c'est là qu'entre en scène la poésie de nulle part, de toutes parts.

J'ai lu avec lenteur et quelques sauts temporels ce beau livre d'équilibriste du mot, du son/sens et des sentes de l'être. Belle et surprenante promenade dans le tremblement et les modulations de la voix. Ce livre qui est aussi porté par le tissage de couverture de Pierrette Bloch, entremêle avec bonheur l’aléatoire de la création artistique et l’objet qui n’est jamais final mais fenêtre sur l’espace. La poésie étant une tentative d'aller vers la vraie vie qui n'est pas la littérature en soi mais la quête, la surprise. La littérature se fait sans le vouloir, au fond ! Elle précède le vrai silence qui vient au bout des mots.

Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique, éditions la Tête à l’envers, 2025.

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Roger Aïm, Julien Gracq Nora, une passion surréaliste

Roger Aïm est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Julien Gracq , Julien Gracq Nora, une passion surréaliste est le quatrième, il y aborde un aspect peu connu, tant Julien Gracq se voulait discret sur sa vie intime.

En couverture du livre, un très beau portrait de Julien Gracq à sa fenêtre, soulevant le voilage et regardant discrètement au loin ; ce portrait semble être la métaphore visuelle de ce que va révéler cet ouvrage : soulever un peu de ce voile qui a recouvert la vie amoureuse de l’ «  ermite », de ce « Grand silencieux » que fut Julien Gracq, comme le rappelle Irène Frain dans la préface :  «  Un homme sans histoires en somme, et tout spécialement sans histoires d’amour. A la fin des années 1980, pourtant, dans les milieux littéraires parisiens, circulait la rumeur que la vie de Gracq n’avait pas été exempte de passions ravageuses et l’on citait obstinément le nom d’une femme, celui de Nora Mitrani, au grand désespoir, murmurait-on aussi, de l’auteur du Rivage des Syrtes ».

L’auteur dresse les biographies croisées de Julien Gracq et de Nora Mitrani, deux trajectoires en parallèles mais qui se rencontreront, ils sont à la fois singuliers et complémentaires. Le surréalisme au cœur de la rencontre, comme l’indique le sous-titre « Nora, une passion surréaliste ». Un sous-titre à double interprétation, Nora incarne cette figure féminine surréaliste et se passionne pour ce mouvement, Nora et sa passion pour le surréalisme, mais aussi Nora la passion cachée de Julien Gracq, une passion qui n’aurait pas pu naître sans le lien qui les unissait à ce mouvement.

L’empathie de l’auteur est évidente pour ces deux personnalités si différentes de tempérament et si proches intellectuellement, animées d’une curiosité littéraire commune, curiosité que cette « terra incognita » surréaliste incarnera pour eux deux et dont ils se rapprocheront, tous deux attirés par la figure de André Breton dont ils furent proches, avant même de se rencontrer.Le biographe Roger Aïm est allé à la recherche de cette liaison si discrète qui a uni Julien Gracq et Nora Mitrani, une biographie très documentée.

Roger Aïm, Julien Gracq Nora, une passion surréaliste, Editions Infimes, 2024, 90 pages, 12 €.

L’intérêt de cette double biographie, c’est de mettre en lumière Nora Mitrani, trop longtemps restée dans l’ombre des figures tutélaires du surréalisme. Nora féministe, libre, passionnée d’art et de littérature. Elle qui avait perdu beaucoup de membres de sa famille en déportation, fut en quête d’une famille littéraire et spirituelle. Ses rencontres la feront cheminer du catholicisme au trotskisme, puis au surréalisme avant de flirter avec l’anthroposophie, puis la maladie venue et la mort approchant, retrouver le catholicisme de ses années d’étudiante.

Muse et compagne de  Hans Bellmer pour qui elle incarna la femme érotique, elle trouvera auprès du discret  Julien Gracq une relation affective et intellectuelle stable tout en gardant la liberté à laquelle elle était plus que tout attachée. Liberté à laquelle l’un et l’autre tenaient, leur attirance commune pour le mouvement surréaliste ne fera pas d’eux des disciples inconditionnels. Tout en révélant une femme de lettres méconnue, Roger Aïm éclaire, certains aspects de la vie de Julien Gracq, à la lumière de cette rencontre improbable tant il y avait de divergences, pour l’un le conservatisme, les habitudes, le goût du retrait et de la solitude et pour l’autre le goût de l’engagement, de l’aventure et des rencontres.

 Si pour eux : « L’essentiel se joue dans l’absence », ils vivront cependant une relation faite pour durer, une relation de 8 ans respectant la liberté de l’un et de l’autre. Jusqu’à la fin, Julien Gracq restera aux côtés de Nora, jusqu’au 22 mars 1961, elle n’avait que  quarante ans !

Présentation de l’auteur




Kamel Bencheikh, Porter le poids de la douleur qui rampe

Ne pas disparaître. Affronter l’heure nue,
la sentir peser sur la peau comme une lame,
sans fuite, sans rêve creux,
sans ces échappatoires tissées d’ombres.
Laisser l’instant cogner,
qu’il frappe jusqu’à l’os,
qu’il creuse dans la chair ses racines brûlantes,
sans esquive, sans détour.

Ne pas s’abandonner aux mirages du répit,
ne pas tendre la main vers le mensonge des heures douces.
Tenir, figé sous la lumière crue,
étranglé par le silence,
sans ciller, sans ployer sous la douleur qui rampe,
qui s’infiltre et scelle les lèvres.

Dans cette attente sans fin,
être arraché à soi-même,
dépouillé de tout,
jusqu’à ne plus sentir que la morsure du vide,
être jeté là, chose inerte, chiffon délaissé
que le vent ne soulève même plus.

Respirer malgré tout,
traverser le labyrinthe de l’agonie,
avancer sans repères,
dans l’épaisseur étouffante d’un temps qui se referme,
qui broie, qui nie,
et pourtant, ne pas tomber,
ne pas crier, ne pas demander grâce.

Porter l’heure jusqu’à son dernier battement,
jusqu’à ce point de non-retour
où la douleur, fendue en deux,
délivrera enfin sa vérité intacte,
sa voix brutale et pure,
sa dernière lueur inviolée.

Les âmes froissées de l’automne

Un souffle glacé racle la nuit,
lente morsure du soir d’automne,
où l’ombre s’étire, déchire le ciel,
où la lumière vacille, en proie aux cendres.

Au-dessus, des nuages fauves,
gonflés d’incendies et de spectres,
s’accrochent aux étoiles en lambeaux.
Des anges déchus y errent,
les ailes noircies de cendres,
les visages fendus de songes avortés.
Des cauchemars rampent sous leurs pas,
griffant la chair du vent.

Le passé cogne aux vitres,
insistant, indélébile,
ruisselle sur les murs comme une pluie froide,
s’accroche aux épaules, murmure son poids.
Le présent vacille sur un fil trop mince,
en équilibre au bord d’un gouffre sans nom.
Et l’avenir ?
Peut-être une fenêtre brusquement ouverte,
un appel d’air, une fuite,
ou juste un mirage, un leurre dans la brume.

Un souffle glacé traverse la nuit,
et sous lui, les feuilles,
ces âmes froissées de l’automne,
tremblent, s’accrochent,
mais déjà se détachent,
fragiles, si fragiles,
avant de sombrer dans le silence.

 

Au creux de tes yeux

Doucement, au creux de tes yeux,
je me suis abandonné,
glissé sans bruit dans l’ombre liquide,
me noyant sans lutte, sans retour.

Le temps s’effilocha en un sifflement léger,
comme une lame d’air sur la peau,
comme une promesse oubliée avant d’être dite.
Au-dessus, des flottes de nuages,
sombres navires errants,
filèrent sans jeter l’ancre,
sans laisser d’empreinte sur l’azur effacé.

C’était il y a mille marées,
tant de saisons fanées,
tant de soleils épuisés.
À force de fouiller les vestiges,
de poursuivre des ombres sur le sable mouvant,
on se lassa de chercher,
de croire qu’un jour, quelque part,
la trace de nos pas surgirait intacte.

Les vagues roulent encore,
pures, indifférentes,
sculptant d’un frisson la peau de l’océan.
Mais l’eau elle-même,
dans ses profondeurs impénétrables,
ne saurait deviner l’ombre immobile,
le silence enseveli,
la paix obscure
qui repose au fond de ma mer.

Je meurs, étranger à la mort

La nuit, encore une fois la nuit, elle revient, souveraine et absolue, détentrice d’une sagesse
obscure qui s’infiltre dans mes veines comme un poison lent.

Elle enlace le monde d’une caresse silencieuse, d’une étreinte brûlante et funèbre, comme la
main invisible de la mort qui frôle sans emporter, qui éveille avant de condamner. Un instant
d’extase suspend mon souffle, moi, l’héritier secret des jardins interdits, celui qui a effleuré
l’ombre sans jamais posséder la lumière.

Des pas résonnent, des voix chuchotent, loin, tout au fond, du côté maudit du jardin. Des rires
éclatent derrière les murs, fantômes d’une fête qui n’a jamais eu lieu. Ne crois pas qu’ils soient
vivants. Ne crois pas qu’ils respirent. À tout moment, la faille dans la paroi, le frisson du vide,
et la fuite soudaine du petit garçon que j’étais, pieds nus sur la pierre froide, traqué par une
menace informe.

Il pleut des sourires de papier froissé, des éclats de couleurs fanées que le vent disperse en
silence. Les couleurs parlent-elles ? Et les images en cendres ? Non, seules les dorures
murmurent des vérités, mais ici, il n’y en a aucune. Ici, tout est absence, un oubli sculpté dans
la pierre.

J’avance, et les murs rétrécissent, se rapprochent inexorablement, se ferment sur moi comme la
gueule d’un piège ancien. Toute la nuit jusqu’à l’aurore, j’ai murmuré à voix basse comme une
prière inachevée : si je ne l’ai pas connu auparavant, c’est que son heure n’était pas venue.
J’interroge. Ma voix se dissout dans l’espace. Déjà, plus personne ne m’écoute.

Je m’efface. Je meurs, étranger à la mort. Et pourtant, quelque chose demeure, un souffle, un
dernier spasme, car le langage de l’agonie n’appartient qu’aux vivants. J’ai laissé s’échapper le
pouvoir de métamorphoser l’interdit. Ils sont là, tapis derrière les murs, respirant sourdement,
guettant le moindre frisson de ma voix. Mais dire ma route, dévoiler l’empreinte de mes pas,
m’est défendu. Toi qui écoutes encore dans le silence intact de ta solitude, regarde : ces murs
sont nus, arides comme une plaie ancienne. Ici, la pierre règne, stérile et immuable. Aucune tige
ne brisera l’attente, aucune fleur ne viendra défier l’oubli.

Aucune main ne viendra briser le sortilège. Et pourtant, au zénith de l’allégresse, une mélodie
insaisissable a percé le silence, un chant venu d’un ailleurs inconnu, tranchant et sublime
comme une blessure ouverte. Oh, si seulement je pouvais ne vivre que d’extases, façonner le
poème dans la substance même de mon être, payer chaque vers de ma chair, chaque mot du prix
brûlant de mes jours et de mes veilles, livrer tout mon souffle au verbe incandescent, à la parole
qui se consume et se donne, offerte en holocauste dans le rituel ardent de l’existence et de
l’amour.

Les yeux de celle qui m’écrit

Soudain, des ombres fendent la surface,
plongeurs muets glissant sous les eaux hostiles,
avalés par l’abîme comme des éclats de nuit.
L’œil fixe, cloué à l’invisible,
le souffle arraché, broyé par la pression du vide,
ils s’enfoncent, lents et implacables,
au rythme étiré d’un temps déformé,
secondes distendues, brûlantes,
vertige infini où les siècles s’écoulent en silence.

Nous sommes avec eux, liés par le poids de l’attente,
chaque battement de cœur un écho du leur,
chaque pensée tendue vers l’ombre mouvante.
Nous rassemblons nos forces,
nous nouons nos volontés en un seul fil,
un seul souffle retenu,
un seul appel muet jeté dans les profondeurs.

Ici, sur la terre ferme,
nous restons suspendus entre ciel et sol,
entre nuages et poussière,
entre écume et rosée,
dans cette frontière fragile entre espoir et naufrage.
Nous guettons l’instant où le silence se brisera,
où l’inconnu rendra son verdict,
où le dernier frisson des eaux parlera enfin.

Et vous comprendrez,
vous qui revenez ou disparaissez,
vous saurez ce que murmure le courant :
la seule issue est par les yeux de celle qui m’écrit.

 

Et la vie qui rugit

Voix éclatée dans la nuit scellée,
Éclair fendant le cercueil du silence,
Retournant la terre morte sous mes paupières closes.
Ombre étouffante, chape de plomb,
Noir comme un puits où le souffle s’éteint,
Il n’y avait plus d’issue, plus d’horizon.
Quelle force a brisé la gangue du néant ?
Une main tendue, un cri d’aube,
Et soudain, l’air qui déferle dans mes poumons.

Voici l’éclat d’un monde repeint de sève,
Éparse lumière qui s’accroche à mes cendres,
Racines révoltées qui percent la pierre.
On renaît parfois d’un nom murmuré,
Naissant une seconde fois dans un regard,
Ivresse soudaine d’un cœur remis à flot.
Quelques mottes suffisent, un frisson de terre,
Une saison inscrite dans tes paumes,
Et la vie qui rugit, enfin debout.

 

Les heures à venir

L’amour ne s’élance pas, il t’enlace,
un cercle invisible, un piège mouvant.
Tu tournes, il serre, il t’absorbe,
il glisse sous ta peau pendant que tu t’infiltres en lui,
cherchant une issue dans ses veines brûlantes.

Ton regard s’enfonce dans la matière du monde,
mais le monde est un iris, une pupille béante
qui m’épingle, me traverse, m’efface.
Vois, il se resserre, ce jour naissant,
un point unique où je ne suis plus moi,
où tout devient œil braqué sur toi.

Complice de mes nuits, ombre de mes fièvres,
lumière aveuglante et lame affûtée,
tu avances, incertaine, dans un tout fendu,
un univers complet, mais brisé en deux.

Et déjà, quelque part entre ciel bas et pavés mouillés,
Bruxelles attend, comme un carrefour scellé d’échos,
un battement suspendu, une promesse enfouie
dans le gris tremblant des heures à venir.

Celle qui retient mon ombre

L’enfance, foudroyée en plein vol, grave comme une sentence scellée, abandonnée aux bras
morts des jouets, aux visages de cire, aux idoles creuses qui gisent, complices muettes d’un
pacte sans mots entre moi et l’antre du vertige, là où dort, sous une terre souillée, le butin volé
à mes premières fièvres.

Ne cherche rien d’autre qu’un frisson, et cède, cède à la morsure, laisse la douleur se dresser,
se parer d’éclats trop purs pour être vrais, taper aux portes du gouffre, hurler sans écho.

Nous avons porté la croix des fautes jamais commises, nous nous sommes agenouillés devant
des spectres, nous avons expié le crime des songes.

Pour des ombres, pour du néant, nous avons saigné.

Je veux rendre hommage à celle qui retient mon ombre, celle qui arrache au silence le désastre
effondré sur mon monde, qui défie la nuit d’un seul regard et me sauve de l’oubli.

Un monde repeint de sève

Voix éclatée dans la nuit scellée,
Éclair fendant le cercueil du silence,
Retournant la terre morte sous mes paupières closes.
Ombre étouffante, chape de plomb,
Noir comme un puits où le souffle s’éteint,
Il n’y avait plus d’issue, plus d’horizon.
Quelle force a brisé la gangue du néant ?
Une main tendue, un cri d’aube,
Et soudain, l’air qui déferle dans mes poumons.

Voici l’éclat d’un monde repeint de sève,
Éparse lumière qui s’accroche à mes cendres,
Racines révoltées qui percent la pierre.
On renaît parfois d’un nom murmuré,
Naissant une seconde fois dans un regard,
Ivresse soudaine d’un cœur remis à flot.
Quelques mottes suffisent, un frisson de terre,
Une saison inscrite dans tes paumes,
Et la vie qui rugit, enfin debout.

Présentation de l’auteur




Harry Szpilmann, Les Corps incandescents

            Du poème considéré comme acte révolutionnaire nous exigeons ceci : un nouvel
incendie dans l'ordre du sensible, cyprès, améthystes et cytises embrasés en plein cœur.
Alliages intensifiés dans la composition des corps, l'alignement des fluides sur la solaire
ascension. Une plus-value vitale.

            À l'épicentre comme aux pourtours la résurgence des sèves encore jeunes, l'activation
des fleuves dans le réseau surchauffé du souffle. Le souffle. Le souffle plein, total, iridescent.
L'immense et l'incommensurable dans l'éclat tout-puissant du plein jour.

            L'affinité privilégiée des astres, des orchis et des geais lorsqu'ils se confondent
absolument avec leur chant ; la terre lorsqu'elle prend part à l'absolu.

            Être de ce chant.  

 

Comment savoir sans se risquer
à son appel que le poème ne promet
rien qu'une furieuse danse de gouffres,
un firmament rêvé que vient crever 
la battue artésienne des mots, que
chaque vocable - hyène ou murène,
vif ou sanguin - porte la voix au point
d'ébullition, le désespoir jusqu'à saturation ;
que cette croisade contre le rien
creuse dans le corps des fleuves obscurs,
des fleurs fiévreuses, de démentes
résonances ne conduisant à rien
qu'à ce réseau de nerfs striant
le corps ardent, le ciel vacant.  

Parfois tu te trouves confronté
à ce silence sans rives et sans confins
et qui serait du ressort de la nuit,
ce silence que tu sens perler
sur le bout de ta langue comme
des îlots à la dérive, comme gouttes
de sang fusant dans les abîmes du temps,
et pour lequel la langue serait
d'insuffisante lumière quand bien même
pulse en ton plexus tout le souffle condensé
de l'enchantement ; car pour ce dire
il te faudrait grammaire d'étoiles et
syntaxe océane, des strophes illimitées
toutes torsadées d'un feu à faire s'embraser
les lointains furtifs du poème.

Cela commencerait, si commencement
il y avait, par un battement, une
vibration, n'importe quel élément,
l'air ou la terre, l'eau et le feu,
faisant sauvagement irruption
par les gouffres désaxés du corps
et l'assiégeant, par vagues se propageant,
par l'infinie, l'insondable fêlure que nous
nommons désir et qui est tout
aussi bien un espace bleu et démuni
qui se met à brûler, se consumer,
en butinant la fine fleur du présent.

 

On ne sait pas très bien,
un quelque chose comme un
grondement de basse fréquence
du côté des racines, comme un élan
sans cause identifiable du côté
des soleils, et qui progresse et se renforce,
soulève la plèvre, enclenche
les cordes vocales en attisant
la forge des mots, ce quelque chose
comme l'être tressaillant en bord
d'abîme et qui avant de vivre
ou de mourir une première fois,
expire - et tout le corps devient
espace océanique et c'est le chant
qui roule en nos artères et pulvérise
notre réserve jusqu'à nous rendre
lumineux et déments,
illimités.

 

Turbulences encore loin, encore
inconcevables comme d'inorganiques
craquements de nuit dans le système
hydraulique du cœur qui par marées
par subversion par disruption dérèglent
l'éclatante machinerie du corps
avant que l'impensable, que l'innommable
n'endiguent flux et reflux vers la place forte
de la passion, vers la crête cristalline
de la folie et qu'en la lumineuse spirale
de l'air ne se mettent à danser
les particules d'un feu qui sont
les pétales du poème en devenir.

D'où cela vient-il alors puisque
ces eaux surgissent comme d'un
non-lieu, ou de la nuit informulée
dans la doublure d'une autre nuit,
laquelle erre aléatoire et neutre
par les nervures assoiffées du langage,
et que nul ciel n'y prend racine,
nulle source palpable, nul sol
avide de semaisons, et qu'à l'encontre
de tout espoir de toute logique,
néanmoins en surgissent ces signes
comme des astres séditieux  
dilapidant leurs éclats et leurs cris
par les brèches écarlates de notre voix.

 

Mouvement d'approche autant
que de se sentir touché en son centre
irradiant d'uranium lorsque le sang
lunaire aimante les mots comme
métal exalté, chimie ondulatoire des corps
et des affinités ; de l'humus à la bouche
la nature vibre de tout son long
et il n'y a d'autre mystère que cette mer
immatérielle et diaphane jointant
les pôles en un seul corps et puis
cette houle qui se démène comme une
lumière assoiffée d'impossible - langue
centrifuge inaugurant son ciel
par la force de l'éclat.

Parce qu'il y a le langage
et qu'en nos os, qu'en nos expirations,
sa mécanique interne imprime
des rythmes des tensions des orages
qui ne nous ressemblent pas, ne nous
transportent pas ; des mots comme
des fers des lames des instruments de lestage
alors que de tout notre être nous
n'aspirons qu'à voir les eaux
de la langue se déliter et les soleils rageurs
décrire leurs sulfureuses révolutions
dans les cieux syntaxiques du désir pur,
et d'alors nous lever comme au premier
matin du monde, la bouche en fleur et
transcendés de musique et d'azur.

À l'origine des mots,
de chaque mot qui sur la page pèse
de sa charge de sueur et de sa charge
de sang, des mots vastes comme la mer,
de simples mots aux senteurs de pinèdes,
des mots d'amour des mots marins des mots
comme des embruns sauvages éclaboussant
les aspirations enfiévrées de l'esprit -
à l'origine ce même impondérable,
ce même imprononçable tremblement
lorsque le ciel vacille sur ses assises,
que s'en échappe quelque oiseau dérouté
venant chercher refuge au foyer incendié 
de nos lèvres en émoi.

 

Présentation de l’auteur




Bertrand Belin, La Figure

Taraudeur des mots jusqu’à l’os, jusqu’à la brisure pour en extraire la « substantifique moelle » des images si personnelles qui en élargissent les sens, les affinent et les sculptent, les cernent et les déplient à la fois, dans le pli même des traumatismes de l’enfance que ce récit autobiographique déploie dans les plissements d’une âme et d’une chair d’enfant meurtri certes, mais dont la réécriture adulte ouvre les relectures multiples, du « rhizome » deleuzien au visage d’Alain Bashung « dieu Inca », n’oublie pas jusqu’à l’exégèse de celui qui fut l’auteur, paradoxe des origines peut-être, de la première forme d’autobiographie occidentale qui prend une tournure de conversion spirituelle, Saint-Augustin, auteur des fameuses Confessions, une forme également assez romanesque permettant ici la citation interprète de l’écrivain dans le déchiffrement de ce qui reste d’humain, si humain, le rapport à la Figure tutélaire du Père, pour mieux sauver peut-être le Fils, le fruit de la filiation, « de corps et d’esprit ».

L’élégance des silences, des détours, des blancs ne doivent rien à ceux d’une autofiction dans laquelle le lecteur contemporain pourrait placer aisément, pour se rassurer sans doute, ce récit fondateur, qui aborde avec autant de tact que de lucidité les choses, moins pour évoquer une conversion vers la littérature ou une vocation de chanteur, bien qu’il s’agisse peut-être aussi de cela en creux, dans ce corps-à-corps du personnage, en l’occurrence le narrateur de l’histoire, avec la marque d’une Figure errante, comme on pourrait y lire la folie d’une « Triste Figure », comme une Lettre au père kafkaïenne qui deviendrait dans le drame familial qui se joue avec ces lieux-dits, imposés, l’immeuble, en haut, à l’affrontement, en bas, à l’échappée, cercles d’un enfer secret dont la scène, l’auteur en est conscient, se rejoue dans l’intime de tant d’autres familles, où se nichent autant de sentiments mêlés, de haines et d’amours mélangées, ainsi peut-être que des destins avortés, où la créativité néanmoins demeure, toute une lignée trop humaine, toute une généalogie d’êtres chers, dans laquelle Bertrand Belin a inscrit son écriture, depuis les chansons emblématiques jusqu’aux essais en poésie…

Laissons la parole alors au maître de cérémonie pour tracer cette filiation où la singularité de l’anecdote atteint la grande littérature, l’universalité des univers des lectrices et des lecteurs, où palpite encore la troublante veine d’une mère tant aimée : « De cette généalogie erratique, nous sommes les enfants reconnaissants et désolés. Si ce dernier mot peut être pris au sérieux. L’épopée dans l’intime dont ce fragment couvre un siècle, c’est la poutre sur laquelle je produis quelques cabrioles de mon invention, car invention il y a et invention il doit y avoir, puisque le sens ne se trouve pas dans les faits connus de moi mais dans la lecture que j’en fais, qui est une médecine aussi incertaine mais aussi passionnée que celle qui conduisit le docteur Frankenstein au bout de son geste aberrant. Un siècle, deux guerres mondiales, tout de même. Et je ne parle pas des guerres d’indépendance. Les corons, je passe, la soupe à la grimace, ne rien posséder de sa fichue vie. La première femme de mon histoire avait le nez dans son enfer. Et l’enfer est un monde clos. Il a crevé comme un abcès en même temps que périssant, cette première femme emportait sa douleur. Mais ces choses-là se reforment. Et des enfers, qu’importent qu’ils soient finis, enflent et dissolvent des vies partout tout le temps. Ne voyons pas les choses en grand. C’est minuscule tout ça. Ça tient dans une veine de la joue. Plus mince encore, dans la palpitation de cette veine. »

 Bertrand Belin, La Figure, P.O.L., janvier 2025.

Présentation de l’auteur




Marie-Clotilde Roose, En minuscules

Il s'est passé quelque chose, de l'ordre de la louange ou de la prière, ou du poème, bien sûr. Quelque chose qui déborde de l'ordinaire, le temps d'un confinement, quand le coeur se pose et se parle à voix murmurante, dans le silence imposé aux autres, recueilli en soi. Le temps, minuscule, pour un être humble, s'est ouvert, et la parole poétique a pu naître, pure, caresse, hommage et transparence.

S'adressant à l'Autre, au Dieu, le poème tend à la simplicité d'un acte de vie ; s'abstenant "de grands mots", la poète frôle la grâce dans une acceptation où "la clé est le oui".

Les louanges qu'ose le poème circonscrivent un "long chemin", tissé de "morts", de "peines" et un désir de transparence :

"que ta force tranquille m'abrite, me pose" (p.32)

Les 52 poèmes, en distiques maîtrisés, le plus souvent  (quelques tercets aussi), signent un parcours vivifiant d'une parole que les circonstances ont aggravée, comme on le dit d'une voix.

Un beau livre de patience et d'empathie, que la juste postface de Lucien Noullez éclaire des rayons de la spiritualité.

Marie-Clotilde Roose, En minuscules, Taillis pré, 2023, 84 p., postface de Lucien Noullez. 14 euros.

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque, Passer outre

Passer outre, c'est généralement ne pas tenir compte d’un argument, d’une observation ou d’un avertissement, ce peut être aussi aller au-delà (passer outre-Rhin) et c'est le titre de ce beau livre que nous offrent Isabelle Lévesque et Michèle Destarac.

Le principe est simple : page de gauche, un poème d'Isabelle Lévesque ; page de droite, la reproduction d'une œuvre plastique de Michèle Destarac (les originaux sont majoritairement des pastels qu'on aura pu voir dans le cadre d'une exposition à la galerie PAPIERS D'ART). On comprend d'emblée que les poèmes ont été écrits d'après les images. Chaque poème a un titre (et du coup le donne à l'oeuvre picturale ? ), par exemple LA CRAIE PRIMITIVE dont on comprend aisément le pourquoi un jetant simplement un œil au tableau : un grand aplat noir rectangulaire qui peut en effet figurer un tableau de classe ou une ardoise et quelques traits blancs qui semblent le tracé d'une craie sur le plan noir en question. Évidemment, lorsqu'on commence par la lecture du poème, ou de son seul titre, le regard que l'on pose ensuite sur l'image est influencé par ce qu'on vient de lire. Je m'y suis laissé prendre sur les premières pages, j'ai ensuite inversé l'ordre de ma lecture, commençant par l'œuvre de Michèle Destarac pour vérifier après coup si elle m'avait suggéré des choses similaires à ce qu'Isabelle Lévesque met dans son poème. Parfois oui, parfois non. Par exemple, le poème SILLAGE D'OR donne en premier vers : Sur son destrier noir chevauche le soleil. D'accord pour le soleil (une tache jaune-orangé plus ou moins ronde) mais en lieu et place de cheval, j'avais eu pour ma part, la vision d'un sanglier furibard.

Isabelle Lévesque/Michèle Destarac, Passer outre, éditions L'Herbe qui tremble, 2024, 70 pages, 22 €

C'est bien entendu toute la subjectivité en travail face à une œuvre abstraite, encore que celle-là avec ses masses de couleur, ses traits qui semblent structurer l'espace, puisse rassembler un faisceau d'interprétations voisines. Mais ce n'est certes pas le propos de l'artiste qui, aux frontières de l'expressionisme, donne le sentiment d'une action intuitive.

Quoi qu'il en soit, il était intéressant, après une première lecture de reprendre depuis le début avec, cette fois, les yeux d'Isabelle Lévesque. Il s'agissait pour elle, comme mentionné dans l'adresse à Michèle Destarac, de prendre le poème par les cornes et de terminer par ces quatre vers, en adéquation avec l'ensemble pictural : La peintre / objective l'abstraction. / Le poème / acquiesce et signe d'une croix.

Isabelle Lévesque prévient encore dans le premier poème CASE DÉPART : rien que le tout apocryphe d'un regard. Il ne peut y avoir ici de glose à la validité certifiée. Il s'agit plutôt d'écrire en complicité.

 

NOUVEAU THÉORÈME

Terrain serré dans son cadre débordant.
Plusieurs fuites sur les bords. Tuyauterie,
ratissage. Il faut apprendre à dompter
les lignes de la géométrie. L'école écaquillée
récrit son règlement.Tous au clapet du souffle,
le triangle entre-t-il dans un rectangle trop petit ?

Nouveau théorème dans l'acrobatie du vide.
Tout crayon crayonne et crie, amovible.

 Et ainsi de suite.

 

Il est pertinent de noter que le poème se raccroche à des objets concrets, que l'on croit reconnaître dans le tableau, en fait que l'on se suggère simplement (par analogie des formes) et dont on sait pertinemment l'énigme persistante :

 

Pantins désarticulés : les yeux,
détachés du précipice, participent
au déchiffrement spéculaire.

 

Les titres des poèmes sont eux-mêmes très évocateurs : EXÉCUTION MATADOR, LES MALENTENDUS, BORDERLINE...

On a parfois l'impression d'approcher la description, comme dans le poème BISQUE RAGE :

 

Ça brille d'un coin, de l'autre un ciel
barbouille le trait des certitudes. Bisque
rage sans désespoir, le noir dégoupillé
concentre son attractivité : on regarde.

 

Oui, le noir dans ce tableau attire particulièrement l'œil, mais la poète n'est pas en écriture pour une énonciation d'exposé, le ciel barbouille le trait des certitudes – cette formule à elle seule fait poème – et de terminer comme avec effarement : Un crayon replie ses ailes, c'est insensé.

La poésie est création, nul besoin de rappeler l'étymologie du mot. Les déclencheurs sont ici des images, des assemblages de couleurs. Ils génèrent à leur tour des assemblages de mots qui font image :

ALLER DROIT

Quadrature du cercle.
Mystère insufflé bleu
qui répète, agrandit
puis étouffe de poussière.
Si le tracé droit du vivant rejoint son double, c'est gagné.

La règle naît du cadran des heures dupliquées
sans aiguilles. Il suffit de s'arrêter,
lancer le dé du doute
pour aller droit.

Essayer de crever rouge d'un tir et
souffle retrouvé
crier victoire.

 

Le dé du doute est-il celui de Mallarmé ? Qui sait ? Toujours Une vérité à vérifier. Et bien sûr Ajouter des réponses, les superposer / pour n'exlure aucune possibilité. C'est ce que fera le lecteur curieux, il ajoutera son regard, ses réponses ou se laissera simplement aller, comme dans ces correspondances baudelairiennes, à travers des forêts de symboles, aux transports de l'esprit et des sens que suscite ce très beau livre.

Présentation de l’auteur




Lou Raoul, les labourables

Le livre s’ouvre avec cette indication : « un devez arad, cinquante ares », soit un demi-hectare, c’est-à-dire 5000 mètres carrés : « une mesure d’arpentage » nous dit Lou Raoul, ou encore  « une journée de charruage » (d’où le titre les labourables). Dans le contexte du confinement cela fait une sortie de un kilomètre de long sur une bande de 5 mètres de large, étant donnée la contrainte de ne pas s’éloigner d’un périmètre de un kilomètre autour de son domicile.

Peut-être la distance parcourue en faisant « sept tours de verger » le 3 novembre 2020 alors qu’une fois à l’intérieur et à la fenêtre on rêve de prendre un train pour Brest. Le désir de mouvement provoque un renversement dans l’esprit. Si l’espace n’est plus offert à nos pas, alors faire en sorte que le temps lui se déplace. Lou Raoul nous propose un compte rendu subjectif sous forme de journal (son charruage, son labour quotidien), de la période comprise entre 3 novembre et 30 décembre 2020. Deux mois d’enfermement, de couvre-feu et d’observations : objets et lieux, états d’âme, rêveries, questionnement sur l’écriture et les gestes ordinaires de la vie de tous les jours que bien souvent on ne remarque pas sauf circonstances particulières. Le ressenti de se retrouver animal encagé s’exprime avec des mots appropriés à la domestication animale : paille, barbelés… mais n’est-ce pas ce que les humains sont effectivement devenus,  et concrètement dans l’esprit des puissants et des dirigeants : un troupeau à contrôler, à enfermer, à éliminer s’il n’est plus considéré comme utile car sa force de travail ne pourrait plus être exploitée. La solitude à combler, l’inquiétude à calmer, le désœuvrement à transformer en travail d’écriture. Il y a aussi les conversations entendues dans le lointain et les rires d’enfants qui jouent, des signes de vie auxquels s’accrocher quand l’absurde de la situation envahit la conscience et que les nouvelles colportées par les média ne peuvent ni rassurer ni apporter de réponses. Alors la désobéissance pour faire sens et garder sa raison. On ose, on décide d’aller plus loin qu’autorisé, on baisse le masque, on risque l’amende, mais on soigne sa santé mentale car on a besoin du contact avec plantes, arbres, prairies, étangs, se sentir partie du paysage plutôt qu’en prison dans des appartements en ville… plutôt imaginer construire une yourte. 

Lou Raoul, les labourables, Bruno Guattari éditeur, collection [appareil], avec les photographies de Frédéric Billet, 60 pages, 12 euros

Les rues sont quasi vides, mais les CRS patrouillent, contrôlent, tandis que les trafics illicites continuent comme d’habitude. L’infantilisation de la population qu’on cherche à culpabiliser accentue le déni des décideurs à ne pas regarder les dégâts psychologiques auxquels il faudra pourtant bien faire face après. Cobayes et sacrifiés, c’est ce qu’auront été les humains alors tentés par la fuite dans l’alcool… et bien évidemment, cette « crise », cette pandémie n’empêche pas, ne diminue pas le nombre des SDF, des sans-abris qui se confinent dès 18h dans des « semblants d’habitats » quand la ville de Rennes poursuit des chantiers de constructions où ces exclus n’iront jamais vivre, et si ce n’est pas calcul délibéré alors c’est un aveu d’impuissance global des gens déresponsabilisés qui ne s’engagent pas, qui ne s’emparent plus de vie politique que par des votes épisodiques, j’allais dire pathétiques.

 

Les mots ne sont pas là pour ton malaise
celui-ci n’est pas à dire est inutile 

                                ∗

accepter n’est pas se satisfaire par défaut 

S’amorce comme un mouvement de rébellion car l’appel du gouvernement à la résilience, à l’obéissance, implique le sacrifice de valeurs humaines élémentaires, implique de fermer les yeux sur :

 

le délitement organisé
les violences policières
les pseudo-conseils infantilisants 

Alors oui, quoi craindre le plus : le virus ou les décisions des gouvernants ? Le virus ou le climat de peur, de suspicion, instauré ? Et quand l’heure de la manifestation sonne, la répression est prête à cogner. Heureusement il y a l’écriture : écrire pour rester debout, humain digne de sa position verticale entre ciel et terre.  Et décembre arrive qui s’achemine vers « les fêtes » et la fin d’une année étrange pendant laquelle écrire un « journal de terre » permet de garder les pieds au sol et de se projeter vers l’été. L’air de rien, sans faire d’éclats, tout simplement et sans effets particuliers, à partir de son expérience et de son intimité, Lou Raoul et son labour d’écriture sème de vraies questions, invite à regarder le fonctionnement de la société, à comprendre nos mécanismes intérieurs pour faire face ou pour fuir, pour lutter ou pour supporter. 

Les photos de Frédéric Billet, qui sait capturer les couleurs jusqu’à nous restituer l’odeur des campagnes et des rues, nous donnent l’envie d’un ailleurs où le regard s’évade grâce aux lignes de fuite, tout en nous offrant des images d’où se dégagent la sensation d’intimité à l’unisson du texte poétique de Lou Raoul. Un duo fort réussi.

Présentation de l’auteur