W.B. Yeats, Ainsi parlait Yeats, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Marie-France de Palacio

Dans sa présentation, la traductrice Marie-France de Palacio précise que Yeats est assez peu connu en France. Il est donc à découvrir en tant qu’écrivain exigeant tant dans le contenu que dans la forme donnée à ses écrits.

De culture imposante, il ne la met cependant jamais en avant tout comme il demeure particulièrement critique avec lui-même, toujours revenant sur ses écrits. Simples d’expression, ces derniers sont capables de dire le plus complexe. Le savoir de Keats est sous jacent à sa pensée. « Il suffit à Yeats de quelques mots, tout au plus de quelques phrases, dont la construction déroute parfois, pour esquisser une vérité philosophique simultanément terrassante et exaltante », nous dit la préfacière.

Les textes choisis offrent tout un pan de la création de l’auteur s’inscrivant entre 1889 et 1939 autour des genres adoptés par l’auteur : théâtre, poésie et essais. A travers ses thèmes, Yeats est un mystique dans l’âme sans séparation avec la réalité de l’existence. Pour lui, il s’agit de regarder en dedans de soi, d’être à l’écoute de son cœur afin de s’orienter vers un savoir juste. Il fixe des constats, dressant parfois des incompatibilités radicales : l’amour est différent de l’amitié, l’un est champ de batailles, l’autre pays tranquille. Vieillissant, il parcourt ce qu’il fut afin de considérer qu’il est devenu « rien ». Un certain pessimisme peut envahir les fragments renvoyant au passé. Cependant, il n’est pas sans énergie puisqu’être au-devant demeure un mouvement qui le mène.

W.B.  Yeats, Ainsi parlait Yeats, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Marie-France de Palacio, Paris : Edition Arfuyen, édition bilingue, 2021, 174 p, 14 €.

Il affirme « la révolte de l’âme contre l’intellect » dans « l’époque usée » qu’est la sienne. Il désire que l’imagination, l’émotion, les états d’âme, la révélation conduisent la vie humaine. Pour lui, une certaine évolution de la société est la source d’un éparpillement : « notre vie au sein des villes, qui assourdit ou tue la vie méditative passive, et notre éducation, qui élargit le champ de l’esprit isolé et autonome, ont rendu nos âmes moins sensibles. » Observant les comportements de ses concitoyens, l’auteur constate un certain déclin. Une maxime en est une des traces : « Quand la vie individuelle ne se réjouit plus de sa propre énergie, quand le corps n’est pas fortifié et embelli par les activités de la vie quotidienne, quand les hommes n’ont pas de plaisir à orner leurs corps, on peut être certain de vivre dans un système voué à disparaître, parmi les inventions d’une vitalité déclinante. » Les maximes fixent des comportements et des morales : « Dans la vie, la courtoisie et la maîtrise de soi ; et dans les arts, le style, sont les marques les plus évidentes de l’esprit libre […]. » Yeats croit en la poésie et ses mots renvoyant à une symbolique et, par voie de conséquence, à leur au-delà à condition qu’elle engendre la réflexion. Et il y a cette dernière maxime flamboyante inscrite en quatrième de couverture : « Nous commençons à vivre lorsque nous avons compris que la vie est une tragédie. »

Yeats trouve un avantage lié au vieillissement qu’il vit plutôt bien dans le sens où la joie, terme fréquent sous sa plume, se trouve décuplée et le cœur plein ; ce qui représente une force pour faire face à la « Nuit grandissante / Qui ouvre les portes de son mystère et de son effroi ». Rempli de cette énergie qu’il n’espérait plus, sa quête prend fin avec la possibilité « de consigner ses pensées les plus fondamentales ».

Présentation de l’auteur




La grâce éparse ou le poète Aragon

« À peine un feu s’éteint qu’un feu s’embrase »

Louis Aragon[1]

C’est du poète Aragon que je tiens à parler, et d’abord du premier Aragon. De celui qui publie Feu de joie, en 1920, un recueil initial qui passa presque inaperçu, à celui qui par antiphrase et dérision écrit et publie La Grande gaîté, avant d’ouvrir sa deuxième période avec Le Crève-cœur et de retrouver une autre gaîté, amère quoique véritable en dépit des noires circonstances de la Deuxième Guerre mondiale. La période s’étend donc de 1920 à 1940. Il est bien, avec des traits constants que je dirais de nature, deux poètes distincts, les exégètes le marquent de manière souvent implicite. Par ailleurs, ce qui pour l’instant m’empêche d’entrer dans la poésie du second Aragon (peut-être du troisième, etc., et il faudrait pour ce faire rechercher sa poésie, ou le poétique aragonien, partout dans l’œuvre, y compris dans la prose et les romans) c’est, confrontée à la brièveté d’un article, l’immensité océanique de l’œuvre elle-même qui, à cet égard, pourrait s’apparenter à celle de Hugo.

Qui plus est, je n’ai rien d’un critique littéraire et n’y prétends pas. Rien ne me conduit que le désir d’admirer et de trouver quelques raisons à mon admiration. Il n’en manque pas avec Aragon. Cependant, avant de me livrer à mon exercice de prédilection, allons à ce qui a gêné, à ce qui gêne encore, à ce qui, un temps, diminua « l’émerveillement » d’un André Gide [2] par exemple… Il ne faut rien vouloir ignorer.

« Je n’irai pas cracher sur sa tombe. », annonce Jean Pérol. Moi non plus. Et Jean Pérol d’ajouter : « …m’importent seuls les vers de ses poèmes à fissurer le cristal de l’âme, à fissurer l’éternité. M’importent seuls ces mercis d’amour que lui envoie la langue française.[3] » J’applaudis, mais la restriction m’interroge. Non, ces mercis d’amour ne peuvent « seuls » m’importer. Nous le savons, Aragon n’est pas à sa place dans le paysage de notre littérature, trop de controverses, de sous-entendus, de dits et de non-dits, de mensonges, de vérités et demi-vérités, de haines ouvertes ou cachées, empêchent qu’on lise le poète notamment, mais aussi le romancier, sans qu’une interrogation ici, un doute là, un désaccord ailleurs suspende la pensée. J’ai voulu en avoir le cœur net, et pour ce faire suis entré dans sa poésie par la porte la plus ouverte, non celle des automaticités poétiques et des décalcomanies des temps du surréalisme, mais par celle, concomitante, de l’adhésion aux thèses du communisme, de l’affiliation au Parti (en 1927) et du désir jamais démenti chez Aragon de se lier, en tant qu’homme et poète, à la défense des intérêts si malmenés des classes populaires, et surtout d’ancrer sa poésie dans le monde réel, dans le camp de la justice et du « progrès » social. Quels qu’aient été les enthousiasmes, illusions, succès et échecs ultérieurs de cette voie de combat, il est à noter qu’Aragon, en dépit des critiques et anathèmes, n’a jamais joué sa fidélité à ce choix décisif contre quelque intérêt personnel. Il s’est furieusement défendu, souvent, et il s’est aussi désespéré de n’être pas compris dans ce choix définitoire. La fidélité est l’une des marques de l’homme et du poète, et aussi son honneur. Sa conduite durant la Deuxième Guerre mondiale est irréprochable et fidèle : pas d’exil confortable ou inconfortable sur les rives de l’Hudson ou dans les bras de la Métro-Goldwin-Mayer… Ce trait de tempérament et de personnalité suscitera toujours le respect. Il suscita pourtant les sarcasmes des exilés volontaires et anciens amis, Breton et Péret notamment.

C’est pourquoi je croirai respecter encore Aragon en le lisant dans son entière dimension poétique, dont il ne nous a rien dissimulé par ailleurs des moments les plus contestables[4]. Allons autant qu’il nous est possible au fond des choses, quoique sans nous appesantir outre mesure.

Ainsi, le recueil Persécuté persécuteur (1931)[5], dans Front rouge notamment, en contrepoint d’un éloge unidimensionnel de l’U.R.S.S. lié à une condamnation à mort sans appel de la répugnante bourgeoisie, condamnation ironique et parodique sans doute, mais à mort, comporte-t-il des vers qui ne sont que des slogans – « Mettez votre talon sur ces vipères qui se réveillent / Secouez ces maisons […] / Qu’il est doux qu’il est doux le gémissement qui sort des ruines » –, et, de la même eau sale, l’éloge du meurtre politiquement justifié : – « L’éclat des fusillades ajoute au paysage une gaîté jusqu’alors inconnue / Ce sont des ingénieurs  des médecins qu’on exécute […] / À vous Jeunesses communistes / balayez les débris humains où s’attarde / l’araignée incantatoire du signe de croix […] Dressez-vous contre vos mères… ». Dieu sait si j’exècre certaine bourgeoisie, son égoïsme, sa cupidité, la connaissant assez d’en être issu, et Dieu sait si peu me chaut Dieu et non moins sa ridicule et si souvent malfaisante Église, mais tout de même, ce dont Aragon, même jeune encore, même souhaitant donner des gages, même animé par l’élan ébloui du néophyte, eût dû avoir l’intuition, la prémonition, c’est bien ce que, de Moscou à Phnom-Penh, nous révélèrent les années qui suivirent. Certes, je ne fais que deviner l’énorme pression que le P.C.F. pouvait exercer sur les esprits, mais encore une fois, le poète quel qu’il soit, quelle que soit la conviction qui l’emporte, peut-il donner dans cette faiblesse de l’esprit qui ne conduit qu’à changer de religion et à s’affilier à la mort[6]… Et tout cela pour que Front rouge, à la fin, sombre dans les ridicules de la propagande, dans des images d’Épinal aux couleurs soviétiques : « Le mai socialiste est annoncé par mille hirondelles / Dans les champs une grande lutte est ouverte […] Les coquelicots sont devenus des drapeaux rouges et des monstres nouveaux mâchonnent les épis ». Les moyens se justifiant par la fin n’ont jamais été de ma philosophie : « En marche soldats de Boudienny / Vous êtes la conscience en marche du Prolétariat / Vous savez en portant la mort à quelle vie admirable vous faites une route… » Non, décidément, je ne puis ! Mon cœur se soulève, Louis ! Ton cœur est bien faible, mon ami…, m’aurait-il, à l’époque, rétorqué. Et toi, ton esprit ? lui aurais-je demandé.

Ferai-je un pas de plus sur la pente où nous descendons ? Oui, un seul. Il est d’autres « beautés » de ce style. Même les kangourous surréalistes boxent mal dans cette confuse nécessité : – « …des lèvres artificielles d’une chanteuse pour la première fois a pris son vol comme un canard le kangourou langoureux de cette mélodie… » (in Je ne sais pas jouer au golf) ;  et il est d’autres horreurs[7] (de celles que le poète reniera et dont Maurice Thorez lui-même lui fera grief), entre autres cette allusion qui figure dans Vains regrets d’un temps disparu (in Hourra l’Oural) nous rappelant le massacre d’Ekaterinbourg, le sous-sol de la Maison Ipatiev : « C’est là qu’ils ont fait dans une cave / fait un cadavre avec un tzar / et la tzarine et ses petits… » Cela ne « passe » pas en dépit qu’il n’y ait mention que d’un cadavre unique, celui d’un empire. Comme avec Louis XVI on mit au panier le cadavre de la royauté. Voilà, rien de tout cela, et surtout pas les « petits », n’entre dans ma conscience admirative. Mais parce qu’Aragon n’a pas dissimulé, parce qu’il est au fond d’une nature plus profonde et élevée (certaines images rabaissent l’humain, ne croyez-vous pas ?), parce que de la disgrâce peut naître l’irrésistible grâce et que plus tard le poète confessera que l’ «On ne fait pas un poème avec / De la boue[8] », eh bien, relevons, plus loin, ces émergences allitératives se résolvant en visions de beauté jusque dans l’exécration anti-coloniale, telles ces : «Palmes pâles matins sur les Îles Heureuses / palmes pâles paumes des femmes de couleur / Palmes huiles qui calmiez les mers…»[9], ou cette simple image, peut-être prémonitoire : « Je traîne à mes pas le manteau fantomatique des arrière-pensées »[10]. Relevons encore cette déchirure d’un ciel d’orage, rayons nés de l’ultraviolence de la juste colère, crevant les nuées de leur arc-en-ciel révolutionnaire dans « Prélude au temps des cerises » où l’on voit et entend les fusées s’éjectant des rampes de lancement de la Terreur et même d’une sorte d’hymne au Guépéou – « J’appelle la Terreur du fond de mes poumons… »,[11] –, fusées tirées contre ce monde bourgeois à vomir de l’avant-guerre et son inconsciente bonne conscience : « Mesdames et Messieurs La valse / a trois temps / l’argent l’oubli l’art / le triple menton / l’art l’argent l’oubli… » « Vos tableaux vivants soulèvent le cœur / par leur bêtise atroce et la bassesse incroyable de vos désirs / Ta gueule ô Lakmé / Vous êtes la honte des miroirs »[12]. Cela est de l’ordre des grâces terribles, et il ne faudra pas creuser longtemps  – cherchez donc ! – pour en dénicher d’autres dans Hourra l’Oural, entre quelque éloge de Staline et l’exaltation des prouesses stakhanovistes prolétariennes… Certes, Aragon s’ennuya-t-il à ce point dans cette fête du muscle travailleur ? Y crut-il, ou y perdit-il jusqu’à cette ironie qu’il mania ailleurs comme rapière mortelle ? Je ne sais, je suis d’un autre temps égaré dans de si étranges vulgarités que je le vomis chaque soir et chaque matin. D’Aragon, ses exégètes ne savent pas tout, ni moi non plus. Mais ces octosyllabes en distiques, avec leurs Démons et leur Dame Démence, n’ouvrent-ils pas le passage à un génie tout autre ? Ne trouvent-ils pas l’air dans un autre air, fût-il ancien, pareil à une chanson, et pour cela quelque peu suspect… je veux dire à l’époque, et même à toute époque…  :

L’orchestre reprend la romance
qui grisait le monde aboli
Dans mes bras Madame Ô Démence
Démon que vous êtes joli
Au cœur même de la cadence
Qu’est-ce qui bat comme un tambour
C’est cependant la même danse
mais ce n’est plus le même amour [13]

Le génie ne peut se dissimuler sous aucune sorte d’oripeau. Il éclate, et déjà sur tant de pages… Venons-y. C’est, dans Feu de joie, la rimbaldienne ouverture souvent relevée : « Rues, campagnes, où courais-je ? Les glaces me chassaient vers d’autres mares. / Les boulevards verts ! Jadis, j’admirais sans baisser les paupières, mais le soleil n’est plus un hortensia. » (O.P.C., I, p. 4.) Déjà, selon moi, dans ce « soleil », qui est fleur des jardins née au pays du soleil levant et ici ne l’est plus, s’éveille, discret, l’art de la « déviation » aragonienne,  bifurcation douce, brutale, inattendue, comme si les routes du poétique ne pouvaient mener aux ports attendus. Comme si, au jour, surgissaient d’emblée les questions : « Le jour me pénètre. Que me veulent les miroirs blancs et ces femmes croisées ? Mensonge ou jeu ? Mon sang n’a pas cette couleur. » Rimbaud, oui, mais aussi Apollinaire, Baudelaire parfois, ailleurs Villon, Saint-Amant (moins aperçu, celui de La Crevaille… etc.), Chénier, d’autres encore… affleurent et sont en quelque sorte « cités » par Aragon, jalons de son admiration des classiques, appuis de mémoire, aliments, routes à suivre, à poursuivre autrement. L’errance perpétuelle (il en imagina le « mouvement », je crois !) est son signe : errance non seulement topographique, mais liée aux sources et aux souffles intérieurs qu’il dévie, détourne sans cesse : « Dans l’État de Michigan / justement quatre-vingt-trois jours / après la mort de quelqu’un / trois joyeux garçons de velours / dansèrent entre eux un quadrille / avec le défunt… »… « À l’Hôtel de l’Univers et de l’Aveyron / le Métropolitain passe par la fenêtre / La fille aux-yeux-de-sol m’y rejoindra peut-être/ Mon cœur / que lui dirons-nous quand nous la verrons »(O.P.C., I, p. 5.) Le cœur, chez Aragon, est la basse continue, la porte à franchir vers les débordements illimités. Non pour des sentimentalités, mais pour des émotions qui vont de l’effleurement lumineux aux creusements profonds. Aragon, nous l’éprouvons dès ses premiers poèmes, ne s’interdira rien dans le domaine de « sa » liberté d’être au monde, ou, si l’on veut, il nous dira tout ce qu’il pourra en dire, y compris, formule frappante et vraie, claire et mystérieuse, que « Le jour est gorge-de-pigeon ». Il va, non sans une fière assurance, sur tous les chemins qui se présentent à lui[14] : « Plus léger que l’argent de l’air où je me love / Je file au ras des rets et m’évade du rêve //  La Nature se plie et sait ce que je vaux ». (O.P.C., I, p. 9.) Il ne s’agit pas ici de construire par artifice un poème dans le poème, ou le poème du poème – risque d’un article –, mais de dire cette élégance très singulière qui frappe l’œil et l’oreille aux vers (comme aux proses) d’Aragon. André Gide, nous l’avons dit, en fut « enchanté ». Il n’est question que de cet enchantement. Fraîcheur des kaléidoscopies, sauts d’images et de sens, naturelles discontinuités d’une poésie joyeuse, effervescente, avec, prête à sourdre ou jaillir, l’insolente volonté de contester de ce qui est, la volonté d’embraser les choses (le titre de ce premier recueil en fait foi) : « Que la vie est étroite / Tout de même j’en ai assez / Sortira-t-on / Je suis à bout / Casser cet univers sur le genou ployé / Bois sec dont on ferait des flammes singulières ». (O.P.C., I, p. 19.)

Je ne m’arrêterai pas à ces textes « épars » qu’Aragon produisit entre 1917 et 1922 (O.P.C., I, pp. 31-78.). Ils apportent peu d’audaces personnelles, livrés qu’ils sont à l’aléatoire d’éphémères expérimentations dadaïstes. Ils précèdent le long passage du poète sur le territoire surréaliste. On saisit bien cela dans les pages de Une vague de rêves (publiées en 1924 et précédant de peu le premier Manifeste de Breton), pages qui reflètent les déchirements internes du mouvement, les débats sur les places distinctes, voire opposées, qui doivent être celles de la poésie et de la littérature selon Breton, pour qui il y va de l’honneur personnel, de celui du mouvement et de sa cohérence. Aragon s’y montre spécialement déchiré qui commençait alors simultanément la rédaction d’un roman – La Défense de l’infini – et celle de la prose multiple du Paysan de Paris. Or le mouvement condamne le roman. Aragon résistera. Reprenons cet avis de Marie-Thérèse Eychart : « Ce qui n’est pour Breton qu’une confusion des genres devient pour Aragon une méthode de travail embrassant tous les possibles et échappant par un mouvement dialectique qui lui est cher aux contradictions stérilisantes. » (O.P.C., I, p. 1220.) Reconnaissons donc la nature proprement aragonienne dans cette échappée vers l’extension, les syncrétismes, plutôt que vers la réduction des possibles, et aussi ses choix à venir, ce goût des vertiges, des chutes irrémédiables qu’il évoque dans l’image de Phaéton… tout cela saisi parmi ses formulations libres et belles : « … je saisis en moi l’occasionnel, je saisis tout à coup comment je me dépasse : l’occasionnel c’est moi, et cette proposition formée je ris à la mémoire de toute l’activité humaine. » « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini. ». (O.P.C., I, pp. 83 et 97.)

Le recueil Le Mouvement perpétuel, publié en 1926, nous propose le surréalisme à l’essai (je veux dire ne pouvoir me convaincre ici d’un sérieux profond et définitif) dans le laboratoire d’Aragon. (O.P.C., I, pp. 100 à 142.) On s’y plaira à des images souhaitées surprenantes et tirant peu à conséquence : « Sacrifions les bœufs sur les arbres / Les corps des femmes dans les champs / Sont de jolis pommiers touchants… » On s’y amusera de manière plutôt convenue : « Mercredi me fait un signe de croix / Mercredi menteur veux-tu que je croie… » Et dans la section Les Destinées de la poésie je cueille quelque tendre et trompeuse Villanelle  - « Au bord des fontaines // Sous les clairs ormeaux… » -, repos du guerrier, étape aux rivages du classicisme que le poète ne répudiera jamais, ou encore, d’une même eau, sans façons, cette éclatante respiration dans les paysages de quelque mythologie, Atalante ou la Dame à la Licorne feraient l’affaire, ou mieux encore le regard d’Ulysse s’ouvrant sur Nausicaa :

« Elle s’arrête au bord des ruisseaux. Elle chante / Elle court / Elle pousse un long cri vers le ciel / Sa robe est ouverte sur le paradis / Elle est tout à fait charmante / Elle agite un feuillard au-dessus des vaguelettes / Elle passe avec lenteur sa main blanche sur son front pur / Entre ses pieds fuient les belettes / Dans son chapeau s’assied l’azur ». (O.P.C., I, p. 133.)

Excusez du peu ! Exercices ? Pauses ? Qu’importe, Aragon s’essaye à tout et nous offre les parfums du charme et de grâces éparses bien que profuses, traces déjà visibles d’un génie poétique qui ne demande qu’à s’échapper de toutes les bouteilles imaginables. Cette « perte du sens », en marge du Mouvement perpétuel, n’en témoigne-t-elle pas aussi, qui pourtant ne satisfaisait pas Aragon :

« Défis à l’amour dans des maisons de fil de fer / Nous aimons les filles de sel / Lents baisers des démons couleur de la mer / Oiseaux-femmes beaux oiseaux déments / La valence la voulez-vous la valence / C’est le désir qu’il est léger dans la balance… ». (O.P.C., I, p. 141.)

Le Paysan de Paris (1926) est à lui seul tout un monde poétique et spéculatif, un chef-d’œuvre reconnu et célébré, dont nous devrions traiter simultanément avec d’autres livres plus anciens – avec quelque Télémaque, voire quelques déambulations parisiennes de Restif, et, dans tous les cas, la Nadja d’André Breton. Nous ne pouvons à l’évidence nous y lancer dans ce cadre limité[15]. Selon la vision de Daniel Bougnoux, « La poésie surgit ici du concassage des formes, qui répriment l’essor ou le développement du roman… […] La poésie ne relève pas d’une forme métrique (qui fige le genre), mais d’une forme de vie… » (O.P.C., I, p. 1254.) : inversons le regard, et sans doute nous pourrons juger que dans Le Paysan s’articule de flagrante façon le romanesque sur le poétique ou le poétique sur le romanesque avec, pour ressort décisif, pour socle constant de tout écrit d’Aragon, la vie, sa vie, intérieur-extérieur, extérieur-intérieur en perpétuelle osmose.

Il pourrait sembler regrettable de clore ces quelques lignes par un regard trop rapide sur les poèmes de La Grande Gaîté, écrits en 1927 et 1928, publiés une seule fois en 1929. Le recueil – qui n’a pas vraiment bonne presse – croise l’histoire difficile du surréalisme, celle très complexe des relations entre le communisme français et le mouvement, sans oublier le grand virage que va prendre l’existence d’Aragon sur tous ces plans, y compris celui du franchissement décisif des amours de Nancy Cunard à celles d’Elsa Triolet. Or, nous verrons qu’en l’occurrence il n’est rien à regretter nulle part. La Grande Gaîté (O.P.C., I, pp. 401-451), certes, est un livre méconnu ; c’est un Aragon déchiré qui l’écrivit, pire encore, un Aragon désabusé, voire « mutilé de toute élégance, de la virtuosité, de l’aisance qui le caractérisent généralement », selon Olivier Barbarant. (O.P.C., I, p. 1335). Un Aragon qui sans aucun doute se trouve pour un temps déstabilisé en raison des insatisfactions engendrées par ses relations avec le groupe surréaliste, les limites qu’il perçoit très bien de la recherche poétique menée par le groupe, les inquiétudes de son entrée en politique jointes à celles de ses évolutions amoureuses… Heures difficiles auxquelles il répond soudain par une sorte de rage destructrice de l’instrument poétique classique comme du sien propre, une autre mise à mort en somme. Le recueil n’a rien d’accueillant à dire vrai, sa poésie bouchère découpée au feuillard, décapée jusqu’à l’os, faisant irrésistiblement penser à la table rase sur laquelle peut-être on reconstruira, ouvrira d’autres horizons, d’autres musiques, d’autres rythmes, avec ceux d’abord que lui inspirera le militantisme. N’oublions pas que parallèlement Aragon travaille à son œuvre romanesque contestée par Breton au point qu’il en détruira la presque totalité des prémices (affaire de La Défense de l’infini). Une berceuse scatologique est la quatrième pièce de La Grande Gaîté, avec, un peu plus loin, une nasarde à soi-même en « ancien combattant » du Mouvement Dada, une pensée au « sale con » que l’on pourrait être, et bien des thèmes à l’avenant qui nous disent que le fond de l’impasse est atteint avec un écœurement mêlé du désir de trouver d’autres voies, de partir ailleurs. L’envie de poursuivre la lecture aura dû quitter bien des lecteurs. On les comprend. Cependant, ultimes grâces en décomposition ou affleurements malgré tout de nouvelles promesses, je les cherche encore ces grâces, et les trouve au-delà ou hors de la substance même du recueil. Ce qui ne se conçoit que difficilement peut-il s’énoncer de claire façon ? C’est, ici, l’ironie anti-valéryenne d’un portrait dérisoire, la griffe rapide et blessante du chat : « […] Pour l’apéritif lu La Jeune Parque […] Je suis M. Faralicq le commissaire bien connu », et là, un « Tango folie » qui ne manque pas de l’instinct des fatales oppositions : « Toutes toutes toutes / S’il en reste encore / Toutes toutes toutes / Je n’ai pourtant rien compris à ce qu’elles nommaient l’amour ». Dans le sentiment d’humiliation masculine extrême de « Tel que », je lis, grâce encore, mais essentielle chez Aragon, celle du dire intègre : « Quand je vois des femmes comme ça […] Ce n’est pas leur faute mais / La mienne / Je ne me sens pas un homme / Je me sens / Un pauvre déchet pas très propre… »,  etc. Les cinq vers de « Poids » sonnent à mon oreille comme du plus fantaisiste Desnos, et telle « Fillette », hors sa crudité, a des nuances valéryennes : « Je voudrais lécher ton masque ô statue / Saphir blanc / […] Ô sacré nom de Dieu de rouge aux lèvres / Murmure / Exquise enfant bleu pâle… ». Raclant l’abject dans « Angélus », Aragon détecte d’étranges beautés qui ne sont qu’à lui et à Paris : « La boue avec ses vieux tickets de métro […] La boue / Avec ses numéros d’autobus / Ses vieux débris ses déchets de l’instant … », cela allant à l’indicible, à l’affolement du discours avec ces « vieillards » qui pelotent et reluquent ce à quoi ils veulent prétendre encore : « Regardez dans leurs doigts les putains qu’ils manient / Leurs yeux comme des loteries / Leurs yeux immenses où sautent à la corde / Un cygne noir devenu fou / Il va chanter… ». Dans l’anti-chant sont enfouis des gemmes admirables. Qu’on les cherche, on les trouvera. Aragon l’enchanté-l’enchanteur ne peut se nier longtemps, fût-il plongé au plus loin dans les désaveux, côtoyant les « monstres négatifs » de sa « Lettre au commissaire ». Le verbe alors s’exaspère et renoue avec d’autres violences qui sont encore de ces grâces noires que l’on traque aussitôt : « Les gens voyez-vous ont un idéal / Mourir dans leur lit Drôle d’avantage / Mourir tranquillement dans l’urine et le papier d’Arménie / Mourir comme un robinet dans un tiroir / Comme une crécelle dans la moutarde… ». Dérision du dérisoire, parfois au bord de l’anéantissement, de l’insensé  - Excès ! Côtoiement des frontières de l’audible ! -  tellement que se lèvent des beautés neuves, de celles qui affleurent et ouvrent au futur : « Les femmes soudain dans cette neige se levèrent… […] Puis dans la robe de la ville / Roulèrent leurs corps comme des larmes / Comme les diamants tombés d’un diadème… » (in Transfiguration de Paris).

N’oublions pas : – « Faites entrer l’infini ! » Un ordre qui ne pourra longtemps sonner dans le vide.

La Grande Gaîté, si elle n’offre pas une entrée facile dans son corps dur et sec, ne mérite pas les jugements le plus souvent négatifs qui lui ont été réservés, ni la méconnaissance relative qui l’entoure. C’est un recueil qui ouvre plus qu’il ne ferme, une étape. Aragon chante encore après avoir voulu dé-chanter, et propose une poésie antiparticulaire au sens de la seule physique poétique qui me soit à portée, s’annihilant pour « libérer de l’énergie sous forme de photons ». Il faudrait aller ensuite à l’Aragon poète renouvelé, à celui qui poursuivit son voyage, ouvrit la prose au poétique, et l’inverse. Il faudrait pouvoir dire : à suivre.

texte paru dans la revue Faites entrer l’Infini, n° 54, décembre 2012disponible auprès de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 58 rue d'Hauteville, 75010 Paris, 14 euros.


[1] In En marge du roman inachevé, Petit morceau pour… (Aragon, Œuvres Poétiques Complètes, O.P.C., vol. II, p. 272, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.)

[2] « Aragon dont les premiers écrits nous émerveillèrent, dont les suivants et les avant-derniers nous plurent moins ou pas du tout, et même certains nous consternèrent… ». (A. Gide, avant de parler en bien du recueil Le Crève-cœur. Cité par Olivier Barbarant, op. cit. vol. I, p. 1435, note 1.)

[3] In Le siècle d’Aragon, Textes publiés sous l’égide du Conseil Général de la Seine-Saint-Denis, 1997, pp. 38-39.

[4] La récente édition de ses Œuvres Poétiques complètes, préfacée par Jean Ristat, dirigée et annotée par Olivier Barbarant, (Gallimard, Pléiade, 2 vol., 2007) démontre que le poète ne fut pas homme à dissimuler, en les écartant de la publication, des poèmes qu’il regretta explicitement d’avoir écrits, et dont il eut honte. Dans la langue de notre temps, cela s’appelle « assumer » et « s’assumer ». Ainsi, selon O. Barbarant, Aragon ne se pardonnait-il pas « ce ton de cruauté » de son recueil Persécuté persécuteur », de 1931 ; ce qu’il dira, certes tardivement, en termes presque identiques de certains passages de Hourra l’Oural. (Cf. O.P.C., vol. I, pp. 1368 et 1386.) On en trouve une preuve supplémentaire dans les commentaires sur ces recueils et sur d’autres de ses textes et articles, qu’Aragon a écrits en 1974 pour la première édition en 15 volumes, chez Messidor, de ce qu’il intitule alors son Œuvre poétique. (Ces commentaires n’ont pas été repris dans l’édition de la Pléiade.)

[5] À juste titre, François Eychart me rappelle ici que la facture poétique du recueil Persécuté persécuteur est presque entièrement issue de l’esthétique surréaliste d’Aragon alors que politiquement il est en train de quitter le surréalisme, la rupture publique intervenant quelques mois plus tard, au début de 1932. 

[6] Durant la guerre d’Espagne, Miguel de Unamuno, à Salamanque, dénonça la répugnante devise du général fasciste Millán Astray : « Vive la mort ! »  Comment la tolérer chez les anti-fascistes ?

[7] Ou de splendides niaiseries comme seule la foi, quelle qu’elle soit, sait en inspirer. Ainsi ces vers : « Vous ne souillerez pas les marches de la collectivisation / Vous mourrez au seuil brûlant de la dialectique ». In Persécuté persécuteur, O.P.C., vol. I, p. 500.

[8] Le Treizième apôtre, in Les Adieux, O.P.C., II, p. 1199.

[9] Mars à Vincennes, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 516.

[10] Lycanthropie contemporaine, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 525.

[11] Prélude au temps des cerises, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, pp. 534 à 538.

[12]  Ibid.

[13] In Hourra l’Oural, Le Capital volant, IV : Valse du Tcheliabtraktrostroï, O.P.C., I, p. 555.

[14] Quelque chose de quichottesque, sans doute…

[15] J’aurai encore laissé s’échapper des textes « automatiques » publiés entre 1920 et 1927 (O.P.C., I, pp. 303-374) qui démontrent que la trace surréaliste fut plus marquée chez Aragon que je n’ai pu l’imaginer ; et l’hommage que rendit Aragon à Lewis Carroll dans une « traduction » qu’en 1928 il fit de La Chasse au Snark, avec pour sous-titre Une agonie en huit crises. (O.P.C., I, pp. 375-397.) 

 

Présentation de l’auteur




Dossier Philippe Jaffeux : autour de Glissements, Entre, Deux

 

 

 

 

Glissements                                         

   

Sur un rythme stakhanoviste (trois livres en trois mois : Entre dans la même collection en mars, ce livre aujourd’hui, et Deux à paraître le 10 juin chez Tinbad), le poète Philippe Jaffeux aligne les défis au monde poétique d’aujourd’hui : comment, à chaque livre, rejouer tout l’espace de la page ? Comment, à l’intérieur de chacun de ses livres, rejouer son livre à chaque page ? Et comment, sur chaque page, rejouer son livre à chaque phrase ? Tel est l’incroyable pari épistémique que Jaffeux gagne : trois coups de dés ; autant de « victoires » poétiques.

Je ne vois guère que dans le cinéma structurel américain des équivalents formels à ce travail de la langue : Paul Sharits, Michael Snow, Hollis Frampton, Tony Conrad, Ernie Gehr, etc. On sait qu’au lieu de travailler avec des plans (comme le fait le cinéma narratif), ou avec des photogrammes (comme Peter Kubelka), ces cinéastes ont travaillé à partir de kinèmes (terme forgé par le cinéaste allemand Werner Nekes à la fin des années 60, signifiant un court ensemble de photogrammes : 3 ou 4) ; de l’addition ou de la friction de ces kinèmes, ils ont inventé un cinéma qui ne devait rien à la narration, mais tout à la structure, réinventée pour chaque film. Jaffeux, qui déforme les phonèmes d’une nouvelle façon à chaque page de ce Glissements, invente donc, à lui tout seul, la poésie structurelle (terme non trouvé sur Internet par votre serviteur). À côté de cet impressionnant travail sur la structure du poème, les jeux de mots oulipiens simplistes d’un récent pléiadisé, « enlever le e » (in La Disparition), ne se servir que d’une seule voyelle, justement le « e » (in Les Revenentes), sonnent comme des jeux d’enfants, puisque la formule narrative principale y restait intouchée. On est mallarméen ou on ne l’est pas…

Mais quid de ce titre, Glissements ? À chaque page, Jaffeux invente de nouvelles frictions entre les phonèmes : un coup (de dés) des lettres (traitées alors comme des photogrammes) tombent (glissent), comme ici :

 

            L’im ge d’une force neuve résiste  ux impulsions d’une  ttente

                   a                                           a                                a 

 

Ailleurs, des lettres se penchent en avant, tout en devenant capitales :

 

                                   huppE s’adresse à l’action d’une vitesse afin

            de délimiter la nature irresponsable d’une force plastique

          xéniquE

Plus loin, le texte se disloque sous l’effet de nouvelles frictions, plus fortes :

 

            L’alp   habet   se p   enche   au-d   essus   d’un   e mul

            ittud   e de trous   qui   libèr   ent l   e ver   t   ige

 

 

Ou bien, l’écriture retourne à son origine première, quand tous les phonèmes étaient collés alors (c’est en lisant à voix haute qu’aux tout premiers siècles de notre ère on pénétrait le sens de textes dépourvus eux aussi de ponctuation et même d’intervalles entre les mots[1]), comme ici :

 

Lerêvedunfouhanteunelignequichassedesintervallesirréels

 

Celui qui ne se lira pas ce passage à voix haute n’y retrouvera pas ses petits… Elle est retrouvée ! quoi ? L’écriture des origines… Il faut être « fou » comme un Jaffeux pour avoir osé s’imaginer qu’un tel retour serait se situer de facto à l’extrême avant-garde de notre bel aujourd’hui.

Par Guillaume Basquin


[1] In Guillaume Basquin,  (L)ivre de papier, éd. Tinbad, 2016.

 

   

*

Pénètre l'intervalle

 

Entre : préposition, indique que quelque chose se situe dans l'espace qui sépare des choses ou des êtres.

Entre : 2ème personne du singulier du verbe entrer à l'impératif présent.

Voici pour ma brève introduction à propos du titre du dernier livre de Philippe Jaffeux, Entre, aux éditions Lanskine.

On connnaît l'auteur pour son travail formel. Denis Heudré avait produit une lecture critique pertinente à propos de son Alphabet (de A à M), parlant d'Objet Littéraire Non Identifié. Il notait également que Jaffeux écrit hasart et non hasard, orthographe reprise dans cet opus où le mot revient souvent. Beaucoup d'étymologies ont été proposées dont celle de Guillaume de Tyr, rapportée par Littré, « à savoir que le hasard est une sorte de jeu de dés, et que ce jeu fut trouvé pendant le siège d'un château de Syrie nommé Hasart, et prit le nom de cette localité. ».

On ne peut que songer au poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, poème typographique qui a suscité nombre d'exégèses aussi bien quant aux espaces blancs qu'à une signification ésotérique. Toujours est-il que le livre de Jaffeux nous donne, lui, au moins son secret de fabrication en fin d'ouvrage, après le texte : « Entre est ponctué à l'aide d'une paire de dés. Les intervalles entre chaque phrase s'étendent donc entre deux et douze coups de curseur. Entre est un texte aléatoire qui est accompagné par l'empreinte de trois formes transcendantes : le cercle, le carré et le triangle. » On remarque d'emblée, ces intervalles variables, ainsi que les « trous » en quelque sorte dans le texte, sur quatre à cinq lignes, donnant à voir les figures géométriques ci-dessus évoquées. Ces contraintes formelles énoncées – part au moins aussi importante que le texte lui-même – qu'est-ce qui est dit dans la soixantaine de pages de ce dispositif ? Eh bien, je crois, ce que montre la forme elle-même : l'aléatoire et une volonté de renouveler l'écriture et le rapport à l'écriture. « Réjouissez-vous de pouvoir être détruits par un texte illisible » écrit Jaffeux (page 13). Jamais de point à la fin des phrases, l'espace variable (selon le coup de dés) et la majuscule signeront le début de la phrase suivante. Ou encore : « Il redécouvre le langage d'une liberté parce qu'il appartient à des lettres perdues » (page26). C'est bien de cette liberté, paradoxalement mise sous contraintes, fût-ce celles du hasard, qui est l'enjeu et qu'on trouvera plus dans les blancs, les lettres perdues que dans le contenu purement sémantique des phrases. « Le hasart choisit des mots qui apparaissent entre des interstices injustifiables » (page 51) : qu'on ne peut justifier (en typographie : aligner ; dans le langage courant en établir le bien fondé). Sur la même page : « Célébrons des intervalles qui rongent un idéal de l'écriture ».

Le seul message,  s'il en est un, répété rageusement, serait la célébration de la vacuité. Exemple :

 

« interagit avec un vide littéral        Des courants

d'interlignes rafraîchissent un éventail de vibrations

lisibles      Nos ombres sont au service d’un écart qui

appartient à ta lumière        Un ordinateur corrompu

se conne    cte avec la tension d'une image  Il relie

la circu          lation de mes silences à la fluidité de

vos c               ontradictions        Elles passent devant

des                     pauses qui négligent un travail de

no                        s mots            L'univers d'un

espace contemple le destin de nos illuminations 
»

 

D'autres tentatives d'abolition eurent lieu, du fond, de la forme, et de ce qu'on voudra. Jaffeux se situe dans ces extrêmes qui, s'ils n'emportent pas l'adhésion facile du grand nombre, poursuit avec cohérence – peut-être bien que ce mot-là ne lui conviendrait pas – un travail de sape, toujours nécessaire quand bien même il ne nous plairait pas.

 

« Une écriture impossible absorbe le geste d'une distance inconnue  La grâce d'un
support vole au secours d'une phrase décidée à épuiser une paire de dés  On touche la
limite d'une ponctuation qui joue avec une disparition du hasart 
»

 

Fin du livre sur ce mot fondateur, semble-t-il. Le vortex blanc des intervalles et des figures géométriques, aussi transcendantes soient-elles, l'absorbe déjà.

Par Jean-Christophe Belleveaux

*

Deux 

 

Il y a un aller- retour entre affirmation et négation, les contraires s’y côtoient comme des évidences ou des nécessités : L’intensité de nos extases et sa virtualité tragique, de même que le concret et l’abstrait cohabitent comme la joie et la douleur : L’équilibre d’un jour théâtralisé ressent l’aveuglement de sa clarté putrescible. Il y est question d’un personnage qui s’appelle IL apparaissant uniquement par sa conscience et ses pensées. Ce n’est pas un livre que l’on interprète bien que chaque phrase détachée soit sujette à réflexion, il est plutôt ressenti comme un rythme aux accords très réguliers qui lui donnent un air de tendresse, de déjà entendu mais où.

La grande utilisation du possessif à la deuxième et à la troisième personne assure une présence humaine invisible mais partout présente. Il s’agit toujours de quelque chose en cours qui préexiste avant le dire qui le rapporte. Il n’y a ni commencement ni fin. Sous ce flux de paroles, il y a beaucoup de vérités et de constatations : Nos paroles sont des images qui recouvrent une ambiance incomplète de ses perceptions. Ces possessifs créent un échange un dialogue sous-jacent qui assurent une pérennité qui laisse l’illusion d’un temps jamais défait, espèce de continuum qui est, peut-être, le véritable moteur de ce recueil : aller, aller toujours dans un présent qui nous rapproche de l’événement et du IL symbolisant les autres en une seule unité. Ce temps présent partout utilisé est une affirmation qui nie toute fuite possible. L’auteur tient le lecteur sous sa coupe mentale qui quelquefois agace notre lecture. Le livre fermé, nous l’ouvrons à nouveau.

Nos planches charpentent le paysage de notre flottaison sur les ressources d’un théâtre avorté. N’oublions pas, nous sommes au théâtre, théâtre humain où l’action n’y est pas située mais prend racine à l’extérieur dans la vraie vie. C’est un dialogue particulier où les répliques peuvent être interverties parce qu’elles ne sont pas la suite les unes des autres. Serait-ce l’impossibilité de communiquer entre les mots et l’expression de l’égoïsme ambiant et du chacun pour soi. Cependant, il existe des tentatives de présences, des ébauches à rechercher dans les profondeurs des répliques. Il existe un rapport étroit entre la parole, le mot, l’alphabet, la page, le mutisme et le silence sur lequel il faudrait se pencher dans une étude approfondie.

Tout égale tout, serait-ce l’ultime rapport, l’ultime constatation, la voix/voie royale vers l’acceptation de la vie, vers la sortie du théâtre pour aboutir au grand air de la réalité, la dépossession de toute chose, l’expression d’une égalité qui assurerait un bien- être à la manière des Epicuriens ? IL rattache le souffle de fer à celui de la mer pour renouveler l’air d’une permutation exacte. Y verrait-on l’ultime désir ?

Deux, chiffre de l’amour, du croisement, du dialogue, de l’existence de l’autre comme le laisse supposer Mondrian dans cette peinture de couverture épurée où l’essentiel y est dit d’un simple regard. Le livre fermé, j’éprouve la même sensation par- delà les 230 pages comprenant 1222 dialogues par des personnages nommés N°1 et N°2. Il me semble que ce recueil ne contient qu’une seule phrase à variantes inlassablement répétées s’approfondissant vers une certaine tranquillité qui exclut le doute par la pudeur d’une expression qui garde la mesure juste des propos et qui nous interpelle plus par la pensée que par l’émotion.

Par Jean-Marie Corbusier 

*

Présentation de l’auteur




William Blake, The Tyger, Dylan Thomas, Do Not Go Gentle…

Pourquoi Jean Migrenne nous offre-t-il ces deux sources vives que sont William Blake et Dylan Thomas  pour accompagner la fin de notre année 2019 ? Pourquoi ce rapprochement, ce compagnonnage ? 

Nous pourrions voir dans la rencontre de ces deux poètes anglophones une similitude d’inspiration. Le retour aux sources judéo- chrétiennes, ainsi que l’ouverture à l’expression d’une parole éminemment personnelle, une voix intérieure, le discours d’une âme, un monologue du poète vers l’humanité, autant dire une veine romantique. C’est vrai, bien que leur œuvre respective s’inscrive à presque un siècle d’intervalle dans une histoire littéraire qui a bien sûr changé de paysage, répondu à d’autres sources d’inspiration, à d’autres contraintes contextuelles. Malgré cela, ils sont si proches, parce que leurs vers incantatoires s’adressent à la même source qu’est l’âme humaine. Ils en restituent toute la complexité, toute la brillance, toutes les dimensions. Sûrement est-ce pour cette raison qu’ils sont ici, réunis, et que leur voix ne s’est jamais éteinte.

Traduction, Jean Migrenne. 

∗∗∗

William Blake : The Tyger ( 1757-1827)

The Tyger

 

Tyger Tyger, burning bright, 
In the forests of the night; 
What immortal hand or eye, 
Could frame thy fearful symmetry?

In what distant deeps or skies, 
Burnt the fire of thine eyes?
On what wings dare he aspire?
What the hand, dare seize the fire?

And what shoulder, & what art,
Could twist the sinews of thy heart?
And when thy heart began to beat,
What dread hand? & what dread feet?

What the hammer? what the chain, 
In what furnace was thy brain?
What the anvil? what dread grasp, 
Dare its deadly terrors clasp! 

When the stars threw down their spears 
And water'd heaven with their tears: 
Did he smile his work to see?
Did he who made the Lamb make thee?

Tyger Tyger burning bright, 
In the forests of the night: 
What immortal hand or eye,
Dare frame thy fearful symmetry?

 

William Blake, Songs of Experience

 

Le Tigre

 

Tigre, tigre, feu ardent
Des bois du fond de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Osèrent ton orde symétrie ?

De quel antre ou de quels cieux
Jaillit le feu de tes yeux ?
Sur quelle aile osa-t-il partir ?
Et de quelle main le brandir ?

Par quel art, quelle vigueur
Bander les arcs de ton cœur ?
Et quand ce cœur se mit à battre,
Quelle main ? Quelle marche opiniâtre ?

Quelle chaîne ? Quel marteau ?
Où fut forgé ton cerveau ?
Quelle enclume ? Quelle horrible peur
Osa contraindre ses terreurs ?

Quand des étoiles churent les armes,
Quand le Ciel fut bain de leurs larmes,
A-t-il vu son œuvre et souri ?
Lui qui fit l’agneau, t’a-t-il fait aussi.,

Tigre, tigre, feu ardent
Au fond des bois de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Ont osé ton orde symétrie ?

 

 

∗∗∗

Dylan Thomas : Do Not Go Gentle… (1914-1953)

Do not go gentle into that good night

 

Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.

Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.

Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.

Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.

Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.

And you, my father, there on that sad height,
Curse, bless me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.

 

In In Country Sleep, éd. New Directions,  New York, 1952.

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit,
L’âge doit s’embraser quand s’éteint la lumière ;
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

Le sage au trépas trouvant raison malgré lui,
Qui n’a vu de ses mots jaillir le moindre éclair,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’honnête homme, à l’adieu des flots, pleurant son fruit
Fragile et beau dont n’a joué nul golfe vert,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Le barde fou, pêcheur de l’astre qui s’enfuit,
Découvrant trop tard que ses chants l’importunèrent,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’homme austère, à sa fin, lorsqu’il voit, ébloui,
Qu’aveugle l’œil fulgure sans être sévère,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Et toi, mon père, au triste sommet, je t’en prie,
Maudis-moi, bénis-moi, de tes larmes amères.
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




ZÉNO BIANU : Rencontre avec Gwen Garnier Duguy

À l'occasion des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard, vous faites partie, Zéno Bianu, des douze élus choisis pour fêter cet événement éditorial. Vient de paraître un beau livre, rassemblant deux ouvrages déjà parus chez Gallimard en grand format : Infiniment proche, publié en 2000, puis Le désespoir n'existe pas, publié en 2010.
La présentation biographique, à la fin du volume, se termine ainsi : « Toute son œuvre peut se lire comme un long poème-randonnée, dont l'architecture d'ensemble, en modulations et variations constantes, invite à reconsidérer la poésie comme une forme ultime d'engagement existentiel ».
La poésie avait-elle perdu considération ?

La poésie reste singulièrement considérable, et ceci dans tous les sens. Elle demeure, selon la puissante formule de Leopardi, le plus haut état de la langue. Mais c’est une énergie qu’il convient, disons, de réactiver cycliquement, de donner à lire et à relire… et à entendre encore et toujours.
La vraie question serait : le fameux « ça ne veut pas rien dire » lancé par Rimbaud n’aurait-il plus rien à nous dire aujourd’hui ? La poésie aurait-elle fini d’interroger les limites de notre compréhension ?
Et si, tout au contraire, en un temps de manque voué aux fabrications médiatiques, la poésie était — et restait — ce qui met à mal toutes les pseudo-compréhensions – une écriture d’intensité ?
La poésie ne serait-elle plus une urgence majeure ? N’y aurait-il plus vraiment de verbe capable d’irriguer notre présent, de risquer l’utopie ?
La poésie, au sens le plus chaviré, reste et demeure notre combustible. Notre combustible de création vivante. Notre voix centrale, celle qui rend la vie plus incandescente. La dévoile comme un territoire de perpétuelle nouveauté. Une voix qui nous dit que les raisons de se passionner n’ont aucune raison de disparaître.
Le plus haut état de la langue – et, peut-être bien, le plus haut état de la vie…

Qu'est-ce qui lui confère cette dimension ultime ?

Un surcroît de présence au monde. Là encore, la question serait : et si l’on pouvait toucher vraiment le cœur de la réalité ? Nous parlons ici d’une poésie qui excède le poème, ou plutôt, dont le poème est le précieux tremplin. Quelque chose que j’ai essayé d’approcher dans ma préface à Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle (Poésie/Gallimard), justement intitulé « L’état poétique ». Toute poésie qui ne relève pas de cette aventure intérieure me glisse des mains, me tombe des yeux et du cœur.

Plutôt que des réponses toutes faites, ne sommes-nous pas, au fond, des questions perpétuelles ? Des êtres-questions, traversés, toujours traversés… De ce questionnement qui nous fonde et nous habite, la poésie demeure pour moi la clef absolue : clef de sol, clef des songes, clef des champs. Ou, si l’on préfère, le chant, le rêve et la liberté. Inlassable, elle continue de se tenir au centre, obstinément, comme une pensée qui chante, fût-ce au cœur même du désenchantement. Elle dessine sans relâche la vraie géographie mentale de la planète. En ce qu’elle est le lieu où la langue bat son plein, elle marque et magnifie notre singularité, contre une société avide d’un clonage toujours plus vaste, contre ce qu’il faut bien appeler l’hégémonie de l’apparence.

Comment êtes-vous « entré » en poésie, Zéno Bianu ?

Mon premier poème écrit, je ne m’en souviens pas, sinon qu’il y était question du ciel et que ce ciel avait un «souffle au coeur». C’était en 1963, à Paris, j’avais douze-treize ans. Je lisais tout, sans jamais (dans mon souvenir) avoir appris à lire, surtout des romans « initiatiques », notamment Moby Dick  et  Voyage au centre de la terre. Au-dessous du volcan viendrait plus tard. Rituel de la lecture, rituel de la marche. La Grande Galerie et le vivarium du Jardin des Plantes constituaient mon territoire magique : espace de mélancolie et de jubilation. C’était en 1963, donc, en classe de cinquième, au lycée Lavoisier. Il y avait ce vers d’Hugo dans le poème « Enthousiasme »  : «Frères de l’aigle, aimez la montagne sauvage ! » qui ouvrait avec une vigueur toute hölderlinienne notre manuel Vers et Prose — classe de cinquième (Fernand Nathan), et cet autre vers évoquant « le voyageur de nuit dont on entend la voix », qui continue d’étinceler pour moi comme la figure même de la poésie.

Puis, Rimbaud a surgi, comme un grand déclencheur… Celui qui a cristallisé tout cela quand j’avais 14-15 ans. Rimbaud, qui exigeait l’éternité sur le champ. Rimbaud venu dire inimitablement la nécessité du départ intérieur et extérieur : « Départ dans l’affection et le bruit neufs. »

Dans un second temps, après la lecture vivifiante des surréalistes, ma passion pour Artaud s’est révélée fondatrice. De quoi s’agissait-il ? D’incarnation, encore et toujours. « D’accrocher - pour reprendre Artaud – certains points organiques de vie ». Je vois derrière cette exigence de vérité en acte  – exigence que j’ai retrouvée plus tard chez un Ghérasim Luca,  autre passeur ascendant, ciselant sans fin le noyau incantatoire de la langue – la volonté de donner inlassablement sa vraie chair à la parole, de mettre au jour sa teneur en chant.

Une prose ouvre votre livre Le désespoir n'existe pas, comme une sorte d'introduction ou de préalable à la lecture. Dans cet extrait, vous écrivez : « Des poèmes animés par un pari farouche : transformer le pire en force d'ascension. Des poèmes pour reprendre souffle et tenir parole. Ouvrir un espace aimanté, irriguer le réel dans une époque vouée à l'hypnose. Transmettre quelque chose d'irremplaçable : une présence ardente au monde, une subversion féérique. La poésie - ou la riposte de l'émerveillement ».

Au-delà du grand contentement à lire la claire énonciation du devoir du poète en nos temps négatifs, comment le poète actuel peut-il irriguer le réel du monde à l'instar de ce que réalisa, par exemple, Homère pour toute la civilisation méditerranéenne ?

Tout poète un peu sérieux devrait avoir l’ambition d’être un « irrigateur de la sensibilité contemporaine ». Revendiquant une œuvre qui ne craint pas de tout interroger. Mes textes entrent volontiers en résonance, comme dans une chambre d’échos perpétuels, avec les figures-limites de l’art : d’Antonin Artaud  aux Poètes du Grand Jeu, de Van Gogh à Yves Klein, de Chet Baker à John Coltrane. Tout cela, au fond, procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Démultiplications de l’expérience. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, entretiens, traductions – la poésie demeure au centre. On se souvient que Cocteau avait classé son œuvre foisonnante en différents registres poétiques : poésie de roman, poésie de théâtre, poésie de cinéma, poésie graphique, etc.

Si je considère attentivement ma trajectoire, je constate que j’ai toujours été aimanté par une esthétique du partage. De mes premiers poèmes polyphoniques réalisés pour France Culture à la traduction des poétiques d’Orient, des haikus aux adaptations théâtrales, de l’anthologie sous toutes ses formes aux essais spirituels, mon parcours s’est toujours tenu, invariablement, du côté de la voix vivante. Il y a quelques années, j’ai tenté de concrétiser cette perspective dans un projet polyphonique intitulé « Constellation des voix », projet qui se situait à l’intersection de l’écriture poétique, de la musique et du théâtre – et qui fut mis en scène par Claude Guerre à la Maison de la Poésie de Paris. Un dialogue que j’avais écrit au « passé présent », une sorte d’opéra où un acteur (Denis Lavant, complice poétique par excellence) et un compositeur-percussionniste, Gérard Siracusa, répondaient à la galaxie sonore des poètes du XXe siècle, d’Apollinaire à Celan – de tous ceux qui nous ont laissé, dans les archives de la radio, la trace orale de leur poésie.  Un témoignage ardent de l’état  de poésie.

Il y avait là, dans le tourbillon continu de ces voix, quelque chose d’irremplaçable. Quelque chose de l’ordre du partage et de la transmission. Ouvrant dans l’instant une brèche sur un monde autre, qui tiendrait vraiment debout– un monde repassionné. Dans une époque vouée à la déréliction et à un renoncement hypnotique, ma poésie voudrait, avant tout, imposer une rupture ardente.

Vos poèmes, dans Infiniment proche, convoquent les étoiles, le paradis, le psaume, le credo, la dimension ascensionnelle, le dedans, mais aussi le vide et le sans lieu. Ne peut-on voir là l'importance de la tradition méditerranéenne, avec son pouvoir, avec son devoir alchimique ?

Ce devoir alchimique, ce pourrait être « poétiser par le feu », comme nous nous sommes risqués à le faire avec André Velter dans notre Prendre feu (Gallimard), qui ouvre une sorte de synthèse rédemptrice entre le soleil et la parole. Ou donner, par exemple, à entendre un Credo (l’un de mes poèmes fétiches) où se conjuguent le jazz, la Beat generation, le Grand Jeu et l’Orient. Autrement dit, traquer le feu sans âge, la révélation où affleure toujours un univers possible. Dans les mots, dans le souffle, dans l’attention exacte au réel, inventer des poèmes, entre séisme et lumière, semblables à des silex qui garderaient en eux les échos d’un chorus des profondeurs et l’éclat d’un embrasement souverain.

Étendre même les fastes d’Orphée jusqu’aux sources du Gange, comme j’ai pu le faire dans mon oratorio dansé Gangâ, avec Brigitte Chataignier et Alain Kremski. Faire tourner la parole à l’infini, et les poèmes comme des mantras de haute altitude. L’Inde, on le sait, a porté au plus loin sa méditation sur la correspondance intime du  cosmogonique et du phonétique, sur l’énergie universelle des phonèmes par laquelle tout existe. Donner un nom, selon la pensée indienne, c’est donner de l’être — au sens où le nom est l’être même de ce qui est nommé. Toute la création tourne ainsi dans la parole. Les choses sont — ontologiquement — issues des mots. Mieux, l’énergie, c’est la parole. Tout est fait de parole, rien n’existe qui lui soit extérieur — et tout y retourne. L’univers est perçu comme une surabondance vibratoire.

Les présences de Daumal et Gilbert-Lecomte vous accompagnent. Dans Initiation, vous parlez d'effondrement. À la différence des poètes du Grand Jeu, de quels moyens usez-vous pour faire l'expérience, dans votre œuvre constructive, de la confrontation à la mort qui, ici, « s'est endormie » ?

La vraie force du Grand Jeu, c’est de faire jouer sans relâche tous les contraires. Dans une réforme haletante de l’entendement. Dada et l’Orient. Orphée et Faust. Les Védas revisités par les Poètes du Chat Noir. Aventure éphémère, marquée au sceau de la révolte, de l’humour, de la spiritualité iconoclaste et de la prise de risque, le Grand Jeu prit l'allure foudroyante et contradictoire d'une comète collective. Avec mon anthologie consacrée aux Poètes du Grand Jeu (Poésie/Gallimard) et ma préface à La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent  de Roger Gilbert-Lecomte (où j’ai justement tenté d’éclairer cette notion de « Mort-dans-la-Vie »), j’ai voulu faire revivre, « réactiver » l’un des mouvements d’avant-garde les plus attachants du siècle passé, un moment de grâce dans l’histoire de la poésie, comparable, toutes proportions gardées, à l’irruption de Mai 68 dans le champ du politique. Moment qui a excédé de toutes parts la seule littérature en vue de créer un authentique courant spirituel, jouant à la fois de l’immémorial et de l’inouï. Tradition/modernité. Révélation/Révolution. Expérience et absolu. Après Rimbaud, et parfois jusqu’au tragique, les poètes du Grand Jeu ont témoigné authentiquement pour la poésie vécue. En ce sens-là, on peut tenir poétiquement qu’ils ont « endormi la mort » en vivant dans leur vie leur « mort à soi-même ». Écoutons attentivement le jeune Daumal, qui écrivait dès 1925 : « Il ne faut distiller qu’après avoir tout brûlé. » 

Alain Borer, dans la préface qu'il consacre à votre poésie, dit que vous êtes « un poète nucléaire, contemporain de la physique atomique. »
D'être contemporain de la physique atomique, qu'est-ce que cela induit, dans la langue, dans la vision, dans la responsabilité, dans la forme,  pour un poète ?

L’homme ne peut vivre sans feu, répètent les Upanishads, et comment faire vraiment du feu sans se brûler soi-même? Certains poètes, je songe ici à Gilbert-Lecomte, à Jean-Pierre Duprey, à Joë Bousquet et à bien d’autres, ne cessent de brûler ainsi, comme s’ils obéissaient à une loi d’effondrement inconcevable. Leurs réserves d’énergie épuisées, ils implosent et parfois se transfigurent, à la manière des trous noirs, dont la gravité croît jusqu’à retenir même la lumière. Ce sont, en un sens, des astrophysiciens de la poésie.

L’univers est en vibration constante. Apogée-déclin, plein-vide, aller-retour, ombre-lumière. Quoi de plus somptueux, de plus inspirant pour un poète ? Nous n’aurons jamais assez de souffle pour respirer le monde comme un mystère inépuisable. Le big bang recouvre encore le ciel de ses dernières lueurs. Tout, autour de nous, en appelle à l’infiniment ouvert, à l’expansion de notre radar intime. Tout s’aimante à la puissante énergie du désir. Traversée d’afflux incessants, scintillement d’autres logiques : supérieures, vibratoires, enchanteresses.

Le cosmos ne tient debout qu’en dansant avec le chaos.

Dans l’imprévisible bruissement chaotique, au fond du cœur comme au fond du ciel, éclosent en continu des spirales d’ordre. Un monde ordonné/ désordonné, un mandala qui toujours se dilate, un présent en devenir illimité, un océan de possibles. Autant de facettes tourbillonnantes pour décliner notre passion poétique du vivant.

Vous nommez le deuxième ensemble : Le désespoir n'existe pas.  Pourtant, le mot existe. Est-ce un titre conjurateur ?

Au sens où il s’agit d’écarter les ondes néfastes, oui. Les poèmes, comme le marque Michaux, sont peut-être les vrais exorcismes d’aujourd’hui, capables de « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile ». Le désespoir n'existe pas est un titre que j’emprunte à Rabbi Nahman, l’un des maîtres les plus singuliers du hassidisme, auquel on doit des aphorismes tels que : « Dieu ne fait jamais deux fois la même chose. » Mais, puisqu’il est question de mots, soyons clairs, je ne dis pas « la souffrance n’existe pas », « le mal n’existe pas », ou « l’ignominie n’existe pas ». Je dis simplement qu’il est possible, tel que je l’ai vécu moi-même après une épreuve de vie, de « désespérer le désespoir » ou de « transformer le pire en force d’ascension ». Tenir parole sans cesser de reprendre souffle.

Vous ouvrez ce livre par un poème intitulé « Rituel d'amplification du monde », composé de dix parties commençant chacune par ce vers : Je commencerai pas être, renvoyant peut-être à la Genèse : Au commencement, Dieu créa  ainsi qu'à l'Evangile de Jean : Au commencement était le Verbe.
La situation de la poésie aujourd'hui doit-elle prononcer la parole au futur, par rapport au passé et à l'imparfait des Écritures ; ainsi que d'affirmer le pouvoir essentiel du poète ?

Rimbaldiennement, encore et toujours, la poésie se doit d’aller « devant », comme une raison raisonnant (résonant) sur un plan plus démesuré que la raison. Ce procès poétique fait à la raison discursive comme fonctionnement ordinaire de l’esprit, l’Occident contemporain ne l’a pas toujours exclu de sa réflexion.  Je songe aussi bien à l’aveu radical de Heidegger décryptant Hölderlin :« Le dernier pas, mais aussi le plus difficile, de toute interprétation, consiste à disparaître avec tous ses éclaircissements devant la pure présence du poème » – qu’à certain constat ébloui de Wittgenstein - « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment  est le monde, mais le fait  qu’il soit ». Ou encore à Roland Barthes s’émerveillant devant le satori, qu’il définissait comme le « blanc qui efface en nous le règne des Codes, la cassure de cette récitation intérieure qui constitue notre personne ».

N’y a-t-il pas là le rappel d’un trésor autre, qui s’oppose au crispé d’une voie purement analytique, où l’esprit est littéralement coupé du cœur ? Quand vous commencez à écouter vraiment l’univers, allez-vous vous contenter de remplacer un académisme par un autre ?

Comme je l’avais écrit, en manière de slogan, il y a quelques années :

La poésie c’est
un réflexe de survie
une effraction continue
la persistance du souffle
le vrai coeur de la planète
le contraire de l’inhumanité croissante

En même temps que paraît ce volume chez Gallimard sort un autre beau livre, au Castor Astral, intitulé Satori Express. Est-ce un stade alchimique d'apothéose que ces parutions simultanées ?

Après mes quatre recueils consacrés à Chet Baker, Jimi Hendrix, John Coltrane et Bob Dylan – quatre porteurs de voix, quatre porteurs de vie –publiés au Castor Astral, je me suis attaché, avec Satori Express, à poursuivre, ciseler mon « autoportrait poétique » commencé avec Infiniment Proche et Le désespoir n’existe pas. J’entends ici « satori » dans son sens le plus radical : une suspension du sens ordinaire, un exercice de plongée dans le cœur du monde

La quatrième de couverture présente Satori Express comme une revisitation d'une certaine tradition de l'éloge. Pouvez-vous nous présenter votre Satori Express ?

J’ai conçu, composé ce livre comme un traité d’instants accomplis. « Apprenons à rayonner », disait fortement Jacques Lacarrière. Et peut-être, du reste, devrions-nous mesurer les poèmes à leur indice de rayonnement… L’éloge devient alors une sorte de nécessité organique, un hommage à toutes les icônes porteuses d’énergie qui façonnent une vie, la modulent et l’irisent. Surgissent alors comme de grands fantômes propulseurs Artaud, Gilbert-Lecomte, Joë Bousquet, Jack Kerouac, Jean-Pierre Duprey, tous ceux qui ont risqué quelque chose dans les mots de leurs vie ou dans la vie de leurs mots, afin que nous puissions – peut-être – y voir plus clair dans le grand puzzle de notre chaos/lumière.

Dans la liste de tous ces éloges fabuleux, l'un, à titre personnel, me touche particulièrement : celui que vous consacrez à Thélonius Monk. Quelle influence Monk a-t-il joué sur votre poétique ?

Il faut, d’une manière ou d’une autre, que le poème jazze. La découverte de Monk, avec ses ritournelles quantiques, sa façon de peler les notes comme des oranges, est liée à cette époque du milieu des années soixante, où je commençais vraiment à écrire, où après la trilogie fondatrice Baudelaire-Rimbaud-Lautréamont, je découvrais les Manifestes du Surréalisme, puis la Beat Generation, par l’entremise de l’anthologie publiée chez Denoël par Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel. Pour quelqu’un qui entend confronter la poésie à d’autres champs artistiques, notamment à la musique, le déhanchement mélodique de Monk, sa grâce de l’irrésolution, sont de puissants vecteurs magnétiques.

Magnétisme, c'est un mot qui pourrait définir votre poésie. Quel mot, selon vous, la rassemblerait, la contiendrait toute, ce mot-étoile qui vous aurait guidé ?

Irisation, peut-être. Pour tenter de dire cette fraternité continue de la foudre et du silence. Ce tremblement interne, en art comme en amour, où la vie entre enfin en résonance.

Merci cher Zéno Bianu.

Présentation de l’auteur




Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?, Louis Savary, les mots sans fin, Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, Du Fol Amour à la Grâce

Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?

Les lecteurs des textes de Catherine Andrieu deviennent ses voyeurs obligés. Ils projettent sur la femme, son corps, son âme ce qu'elle en dit. Les voici soumis à ce flux et démultiplié car l'œuvre est aussi profondément spirituelle et ailée que charnelle et érotique.

Parfois cela peut sembler cruel du moins pour un public effarouché. Surtout lorsqu'elle évoque l'amour même si, au fond, Catherine Andrieu demeure pudique et presque platonique. Bref nue de nuées.
 
Pourtant sa poésie dérange car il n'est pas jusqu'à la vulve parfois béante de s'ouvrir sur l’imaginaire. Le lecteur se plait alors à considérer l'auteur coupable de nous imposer son implicite injonction : "regarde !".  Mais dès lors il est obligé de s'infiltrer par où ça passe et ne finit jamais de s'enfoncer.
 
La vie s'y rattache - même dans ses envolées là où l'auteur enjoint de regarder par le trou de sa serrure pour voir non seulement ce qu'on espère mais aussi des abysses de l'existence puisque de l'enfance à aujourd'hui, de la Méditerranée à l'Atlantique Catherine Andrieu nous offre sa vie. Pas toutefois comme un festin nu. Car il y a bien plus. La douleur demeure même si parfois l'auteur la cache sous une mantille.
 
Comme Artaud, elle est à sa manière une suicidée (encore en vie) de la société dont elle fait partager le sort des victimes. Elle est à ce titre la "différante" (pour emprunter le néologisme de Derrida). Elle tient debout dans ses textes comme si c'était un miracle de l'amour même lorsqu'il chute et ce pour dire l'absence et le manque. L'accomplissement toutefois n'est pas oublié. Il est plus même plus qu'une thématique : il devient la poésie et sa présence. Bref son essence.

Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?,  Éditions Rafael de Surtis, Cordes-sur-Ciel, 273 pages, 25 euros.

Ce qui est masqué dans les abîmes de l'être l'auteure le révèle en nous faisant participer à sa quête. Sur le blanc de chaque page nous retrouvons l'épreuve de l'épaisseur humaine nourrie de bien des mythes (et des chats) qui participent à une telle éclosion contre les occlusions de l'âme et les ratés du corps.
 
Tout un monde intérieur est là entre orgasme et douleur dans un effet de sublimation où le cri du cœur trouve des mots pour se dire. De la crudité facile il n'est jamais question mais de vérité. Et c'est un honneur de la présenter par celle qui lie la poésie à l'érotisme, l'art à la matérialité de l'âme de même que ses diverses postulations complexes à son envie d'être en vie malgré sa charge de supplices.
 
Si bien que c'est l'inconscient qui s'ose et parle. Catherine Andrieu devient Vénus, Sainte Thérèse et Madame Edwarda confondues.

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Louis Savary : les mots sans fin

Louis Savary poursuit son œuvre qui est autant esthétique qu'éthique. L’auteur affirme son objectif :  "m'impose de me montrer / intransigeant / avec celui qui écrit mes livres".

Ils font ce qui échappe à l’esprit ; c’est pourquoi ils sont noirs. En sort soudain voix de dedans que le mental ignore tant qu'ils ne l'usent pas suffisamment. C'est pourquoi il faut trouver ceux qui font "taches d'huile" pour dérouiller ce qui en nos cerveaux restent rouillés.
Dans ce but, Savary cherche les vocables les plus simples et sans fioritures. C'est là que pour le Belge se trouve la seule poésie jusqu'au moment "je n'aurais plus rien à dire" ou "plutôt la pudeur / de ne pas écrire".  Certes rien ne sera vraiment donné puisque tout restera encore à dire même si l'auteur à tenter de prouver le contraire.
Telle est donc l'aventure de l'écriture et sa vis ou son vice sans fin. La légende continue et continuera encore. C'est une sorte de constat en demi-teinte mais qui fait toute la valeur d’un tel livre.
Louis Savary, Je n'écris pas de main morte, Les Presses Littéraires, Paris, 2024, 102 p., 15 €

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Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­becMari vaut parfois d’âge

Rien de plus futé que ce livre au marivaudage souvent appuyé d’une solide stratégie là où le temps n’est pas à l’affaire. Et c’est rassurant. De plus il n’y a là aucune mégère et tant s’en faut : les aimantes sont passionnées mais ne se font pas toujours d’illusions - quoique lucides - envers leurs amants. 

Mais la victoire des femmes est probante. Il leur arrive parfois de courber l’échine face à des grâces roturières. Le tout est de dresser le mulet bellâtre mais sa mise sous le joug nécessite une habile prestance poétique.
 
Dès lors et par exemple, sous les tamaris (ou ailleurs) la poétesse risque tout car elle se languit quasiment forcément. Mais elle sait rosser l’animal menteur voire lui faire changer ses comportements pour en finir par le béni « c’est toi et c’est moi »  puisque tout couple digne de ce nom vit d’émois.
 
Cette suite de poèmes est donc brillante car sa « leçon » est l’essentiel « Entreprendre l’impossible / Atteindre les sommets. Les vers distillent des acmés. De vespérales épousailles – ou non – Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, émanent ainsi densité ou déroute, violence ou douceur. Mais la poétesse retrouve à chaque aventure un petit soir chaud « comme le secret creux de paille sous la charpente de la grange de mon enfance. ».
 
Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, Du Fol Amour à la Grâce, Edi­tions Constel­la­tions, Brive, juin  2024, 98 p., 14,00 €.
Elle sait d’ailleurs s’ourler de dentelles au nom des émotions partagées et de nouvelles espérances. Pour les réaliser, dans de tels poèmes l’écriture reste mémoire, combat à fleuret moucheté, lâcher-prise et ivresses. L’auteure nomme les dernières parfois « sobres ». Mais ce ne sont pas les seules. A la lectrice ou au lecteur de lui faire confiance.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils

Thierry Le Pennec, poète auteur d’une douzaine de recueils, dont Un Pays très près du ciel, aborde dans celui-ci la question de la paternité. Qu’est-ce qui se vit, à mi-mots, dans un tremblement de tendresse, entre un père et son fils ? Il y a de l’allant et de l’élan dans ce recueil. L’élan de la vie qui ponctue et ouvre métaphoriquement le recueil par la naissance du fils et le clôt par la naissance à venir d’un enfant de celui-ci. Cette vie au plus près de la nature, le père et le fils en savent les secrets, le tempo selon les saisons, eux dont le poète dit, non sans fierté : « paysans sommes ».

Il y a l’élan de la route. Il est beaucoup question de route dans ces poèmes « ROAD, ROAD, ROAD » du fils parti en roulotte avec sa compagne vers l’Est de l’Europe, rappelant en abîme la vie de routard du père, et route du père et de l’épouse aujourd’hui pour rejoindre le fils en Autriche. La poésie de Jack Kerouac n’est jamais loin.

L’allant, celui du jazz, du rock, de la guitare électrique vient rythmer, en contrepoint dissonant, des Travaux et des Jours  biensinguliers. S’articulent des scènes de travail dans les vergers, le soin des chevaux, le traitement des pommiers et, d’un même mouvement, des références livresques, telle « l’odeur virgilienne » du verger, la figure de Diotima ou le souvenir du Bauhaus.

L’allant tonique, décalé, du flux poétique emporte le lecteur et fait signe tantôt vers le lyrisme avec Hölderlin, tantôt vers la langue parlée au registre rabelaisien, tantôt vers une belle floraison de langues, l’anglais, le breton, l’allemand, le latin, traversant les poèmes à vive allure.

Ces instantanés restituent beaucoup plus qu’une suite d’instants. Ils pointent un rapport au monde, un attachement commun du père et du fils au rythme des saisons, à une sociabilité rurale, ouverte en même temps à des valeurs humaines de solidarité et d’échange. En témoignent les anecdotes au village, le marché, une soirée de kig-ha-farz, la mort d’un voisin, une fête de nuit – clin d’œil à Xavier Grall ? Comme René Char célèbre les braconniers, les pêcheurs d’anguilles, les bergers, Thierry Le Pennec chante les hommes qui aiment les arbres et les vergers.

Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils, , La Part commune.

La connivence avec le fils se tient dans les gestes plutôt que dans les grandes déclarations, dans la sourdine de ces mots tout simples : « il est /toujours mon garçon la tête en voyage ». Au bout du compte, qu’est-ce que le père et le fils construisent ensemble ? Une bibliothèque, œuvre symbolique, s’il en est. Telle est la célébration de ce chant du fils si prégnant qu’il rassemble le visage, le mot et le fils dans un raccourci saisissant magnifique, à l’image de tout le recueil.

Présentation de l’auteur




Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc.

Quand on suit le parcours d’un poète depuis ainsi dire toujours, depuis ses débuts, mettons, on peut s’émouvoir de sa permanence, ou se réjouir de ses évolutions, ou bien encore être percuté par ses révolutions.

Pour certains, et tel est le cas de Morgan Riet, c’est l’ensemble de ces trois possibilités, de ces trois voies qui nous sont offertes. L’auteur suit sa voix, écoute la progression de son timbre, et parfois crie presque.

Crier, non, élever le ton, comme pour mieux répondre à l’exigence du poème, qui n’est pas d’atteindre la vérité de l’existence, mais de ne pas se laisser endormir par la prétention des mots.

Sourde oreille

Depuis leur silence infini,

les étoiles qui brillent

souvent me font

des réflexions.

Par exemple, jamais

elles ne manquent

de me remettre à ma place

dans mon espace-temps,

quand, les yeux cloués aux cieux,

gonflé, ébloui d’orgueil, je

décolle du linoléum,

plus léger qu’un ballon d’hélium,

comme toutes les fois

où, brûlant des mots qu’on rumine,

on s’imagine

qu’une brassée de vers suffit

pour contenir tous les parfums du monde.

Sans aucun doute est-ce là la meilleure façon de vivre, nous suggère-t-il, ensuite, pourrions-nous croire, dans un mélange tout personnel d’implication et de distanciation, en restant l’acteur et le spectateur du monde, du vivant, et donc de l’amour – amour de son Autre, autant que de tous les Autres… et de soi. Parce que le réel est un conte, une fiction, une projection ? 

Théâtre

Les lumières s’éteignent,

et la rumeur aussi.

Le rideau se lève.

Applaudissements nourris.

Deux comédiens sur la scène.

Un homme, une femme.

Un couple qui va

avancer dans la pièce,

de tableau en tableau,

avec qu’il aurait

mieux valu taire,

avec son lot jumeau,

conjugué à tous les temps,

de travers, de mauvaises fois,

de malentendus divers.

Mais le tout

sur un fond de ciel couleur tendre

rehaussé d’humour.

Bref, une femme, un homme,

qui pourraient nous ressembler

et qui, ce soir, jouent avec nous

cette comédie de l’amour.

« Toi, moi, miroir, etc. », simple titre du recueil, ou leitmotiv, ou évidence ? Ce que l’on est, ce que l’Autre est, ce que nous sommes : une projection, une fiction, ou la réalité ? Le poète se garde bien de répondre. Et d’ailleurs, se pose-t-il la question, ou la pose-t-il à son binôme photographe, Cédric Cahu, qui l’accompagne, ou qu’il l’accompagne… à l’origine le photographe a écrit, puis le poète a imagé des mots… mais du poème à la photo, de l’œuf à la poule ?! Et nous la pose-t-il, cette question de savoir quelle est la réalité de soi, de l’image de soi comme de l’Autre, de nous, ou bien est-ce nous qui la lui posons ?!

Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc., Chrisophe Chomant éditeur 16,50 €. 16, rue Louis Poterat – 76100 Rouen.

Présentation de l’auteur




Sabine Dewulf, Près du surgissement

Nous entrons dans le livre de Sabine Dewulf par une photographie signifiante. En couverture du livre, une eau vive, un bouillonnement « Près du surgissement ». Où peut-on demeurer pour écrire un poème ? Près de la source.

Les photographies de Stéphane Delecroix, photographe-philosophe à la recherche de beauté et d’harmonie à travers son viseur, nous y invitent : du minéral à l’aquatique en passant par le végétal, on suit un regard qui nous initie. L’eau, la terre, l’air, le feu, les quatre éléments sont présents auxquels il faudrait peut-être ajouter le vide, ce cinquième élément du bouddhisme. C’est ainsi que Près du surgissement semble retracer une genèse personnelle.

L’histoire de ce livre est présentée en avant-propos. Tout a commencé, pour la poète, par l’« étonnement, mêlé d’émerveillement, face aux images singulières de Stéphane Delecroix : souvent proches de l’abstraction, toujours inspirées par le monde naturel, ses photographies traduisent une présence au monde à la fois intense et respectueuse1 ». Reliant ces images à ses recherches sur l’histoire des lettres de l’alphabet, la poète en avait sélectionné 26 (+2 pour début et fin), puis avait procédé à un montage (établissant un ordre) et écrit une suite de 26 poèmes, de « Altitude » à « Zénith ». 

Sabine Dewulf, Près du surgissement, photographies de Stéphane Delecroix, Éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2024 – 70 pages, 12 €

Quelques années plus tard, elle s’est éloignée de ses poèmes jugés par elle-même trop « tendus vers un universel idéalisé », alors que les photographies la fascinaient toujours autant. Elle a donc écarté les poèmes de Cosmos où nous dormons1 et procédé à un autre montage, première introduction du temps, d’un rythme, d’un instantané à l’autre, chemin tracé pour conter une autre histoire.

Sabine Dewulf est de ces poètes qui pourraient reprendre la formule chère à Georges Didi-Huberman : « Aller lire ailleurs pour voir si j’y suis.2 » Si le téléobjectif rapproche le lointain en quête de lumière, d’harmonie, de lignes et formes abstraites, l’écriture fait pénétrer dans un arrière-plan intime. Plus de contrainte alphabétique, voici une suite de poèmes retraçant un développement, une croissance, une quête personnelle et spirituelle partant de l’enfance pour y retourner. La brièveté des poèmes répond à l’instantanéité des photographies. Le photographe n’intervient plus quand la poète entreprend de lire et relire les images, de les lier et relier entre elles et avec les textes.

Il suffit de rester, il suffit de vivre l’instant. Sabine Dewulf l’exprime dans la préface : « face à une réalité sensible » livrée par les photos, les images « parviennent à nous dépayser ». C’est qu’un détail dans l’immensité du ciel, par exemple, traverse l’espace telle une virgule à l’envers, faisant signe ou énigme. La poète le découvre, l’éprouve et voit « la fracture ». Jamais, dans ce joli livre, le sens des poèmes n’amoindrit la perception. Quelque chose, suggéré par l’image, est revisité au prisme de la vision et de la poésie.

Les images aquatiques dominent la série : neuf sur vingt-six. De l’eau naît la vie, puis les émotions, celles de l’enfance et celles de toujours

Comme un rire égaré
la marée est montée

et si la mer m’envahissait
profitant d’une porte
entrebâillée

la façade défaite
seul compterait le large

l’eau que je suis déjà 

Les vagues, les larmes, la pluie se mêlent dès le poème suivant. C’est une sorte de chaos originel, mais dans lequel déjà « tout s’ordonne illisible ».

Un nuage, virgule inversée dans le ciel, sera lu comme le signe d’acquiescement au ciel et à sa couleur. Le ciel constitue l’une des parenthèses privilégiées du livre. La déclinaison des couleurs, la présence des nuages ou leur absence, permet à la poète de discerner des émotions et de les rendre fertiles. Sa force est telle qu’elle absorbe la colère et facilite le passage vers l’écriture. La formulation, à travers la lecture des signes du monde, sauvegarde l’impression vive de la contemplation et le regard est orienté vers un dépassement :

j’ai appris à pleurer
sans le vouloir le gouffre
s’est inversé

c’est à peine s’il gronde 

Cette inversion, permise par l’écriture, ouvre un espace de signification :

Sur mon sommeil se penche
une face nouvelle
qui fait la ronde 

Ronde d’enfance, ronde Terre conciliante et protectrice.

Sabine Dewulf est poète de la Terre. Dans son deuxième livre, Habitant le qui-vive3, elle le posait bien dès son titre. Elle y écrivait par exemple : « Je rêve de mon corps comme ventre de terre ». Son premier livre personnel, Et je suis sur la terre4, insistait sur cette présence qui implique blessures, failles et manques. Elle y évoquait « la blessure initiale ». Ici, elle nous confie : « J’habite la fracture » et « je suis la vulnérable ». Parfois les rêves ou rêveries entraînent très loin, mais : « je touche la terre au réveil // frissonnement ». La quête qui permet l’envol vers le ciel et au-delà ne peut faire oublier qu’il nous faut habiter la Terre en toute lucidité :

de moins en moins je souffre 

en remerciant
je cherche ce qui brûle 

Un ciel uniformément et intensément bleu, est à peine marqué d’une trace d’avion : une disparition. Ce ciel est-il un vide, le néant ou un ailleurs ? Le poème nous entraîne plus loin nous révélant, avec la même intensité, que « le soleil / partout rend grâce au bleu // depuis la nuit jusqu’au vertige ».

Vie et poème confondus dans l’apprentissage : chaque texte apprivoise l’instant, c’est ce couronnement d’un équilibre trouvé qui est célébré à travers le livre. Les poèmes, guidés par les images, restituent une quête où ce qui est cherché ne résout pas les dilemmes mais les rend vivables. Aucune fuite n’est tentée, la confrontation salutaire ouvre à la métamorphose, « après les soubresauts/l’éternelle colonne ».

Sur la photographie de Stéphane Delecroix enfin une silhouette enfantine dans l’éclat du bord de mer, l’ultime poème semble concentrer ce chemin parcouru qui ramène au surgissement toujours recommencé de l’enfance  :

Un enclos s’est défait

je me souviens j’étais
une enfant sur les vagues

mordant l’été
au sous-bois des aiguilles
à ce point odorantes

que même entre deux murs la mer
surgit encore 

Notes 

1. Cosmos où nous dormons, Stéphane Delecroix et Sabine Dewulf - Terre à ciel (terreaciel.net)

2. Georges Didi-Huberman, Tables de montage (Éditions de l’IMEC, 2023).

3. Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive – œuvre d’Ise (L’herbe qui tremble, 2022).

4. Sabine Dewulf, Et je suis sur la terreaquarelles de Caroline François-Rubino (L’herbe qui tremble, 2020).

Présentation de l’auteur




Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de »

Les motivations du pasticheur sont diverses, et, reconnaissons-le, parfois suspectes. La mimesis, étape indispensable à la formation d’un style, n’évite pas toujours une certaine forme de sarcasme. En leur temps les pastiches de Müller et Reboux, qui connurent un grand succès, ne ménagèrent pas leurs modèles. Peut-être les deux complices jubilèrent-ils d’une joie mauvaise à l’idée de faire déchoir les vaches sacrées de leur piédestal – révélant ainsi la cruelle jalousie qui les dévorait. Même ceux d’un écrivain délicat comme Marcel Proust font sentir une certaine irrévérence. Pasticher n’est-ce pas une manière de tuer le père, de montrer qu’on en maîtrise désormais toutes les recettes et que on peut les reproduire ?

Rien de tel pourtant dans l’ouvrage de Gérard Le Goff, le pastiche est chez lui un hommage, une reconnaissance de dettes signée par un honnête homme. « Hommages personnalisés, certes, que j’ose croire sincères », mais qu’il nous autorise à considérer comme de « simples amusettes ». Cette sincérité légère le lave-t-il de tout soupçon ? Oui, car c’est l’or de la poésie qu’il recherche.

Pour en avoir le cœur net, caressons avec Gérard Le Goff le chat de Charles, qui ronronne et s’étire avec une sensualité que l’on reconnaîtra sans difficulté :

Le chat frémit sous la caresse ensorcelante
Que lui prodigue le poète à la main nonchalante
Quand l’autre dicte avec rage au vélin sa beauté 

Gérard Le Goff y fait entendre sa familiarité profonde avec les poètes, et si l’on devine de la malice, c’est sans doute pour faire un aveu : je joue à faire comme, mais vous entendez bien que c’est moi, et pas Baudelaire ou Hugo qui parle. Il s’agira de jouer au chat et à la souris, jusque dans les salles néogothiques d’un Château d’Argam, ou dans ces pages très réussies où Gérard Le Goff revisite de manière magistrale les chants de « mal d’aurore ».

Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de », Éditions Stellamaris, 2023, 20 euros.

Telle est sans doute l’intention de Gérard Le Goff, ne pas totalement s’effacer dans  « la manière »,  pour dévoiler, dans le geste qui imite, la griffe du pastiché. Son intelligence des classiques, patiemment pratiqués et assimilés, est telle qu’ils sont pour lui une forge de l’écriture. Et dans cette forge, on retrouve, parmi les plus grands, l’ouvrier Victor :

J’aime les calmes tombées du jour, les vêpres du monde,
Le ciel verse une lumière dont la blondeur inonde
Le marbre des temples et le pisé. 

Sans doute, ici, le non respect des règles de  la métrique est une manière de faire mieux entendre comment se distingue le style de l’écrivain imité. L’or se découvre dans les irrégularités du terrain, à travers de petits dérèglements bien orchestrés.

Après le chat de Charles, on croisera également les estaminets de Paul.

Dans les miroirs du café, la nuit
Désordonne les avenues lointaines,
Appelle les élégantes riveraines
A venir au plus loin de la pluie 

Ou encore Stéphane, sur un pied plutôt burlesque :

Par la brune sorcière de son donjon minéral,
Abomination auréolée de choucas,
Car le recueilles, si loin du sacre inaugural 

Gérard Le Goff nous rappelle que le procédé du pastiche, ou même du découpage, est une ruse, c’est-à-dire la forme la plus malicieuse de l’hommage. L’auteur raconte comment Cendrars enfournait dans ses propres poèmes des extraits conséquents de Gustave Le Rouge, sans même les assimiler par le suc de la digestion.

Sans doute l’intérêt du livre de Gérard Le Goff est-il de montrer que la poésie est faite autant d’originalité que de reprise, de détournement, de transvasements, de clins d’œils, comme l’ont bien montré les pratiques des Surréalistes. La reprise du geste, la trituration, pouvant faire jaillir l’or de la poésie, selon le vœu de Lautréamont, grand parodiste lui aussi, qui  voulait que la poésie soit faite par tous, non pas un.

Avec l’hommage à « Barbara » de Prévert, il semble même que l’imitation dépasse le modèle ; on appréciera aussi les amusantes et instructives interviews imaginaires d’Aragon, de Char, ou même de Bonnefoy.

Dans son livre, Gérard Le Goff interroge le labeur poétique, côté cuisine.  Ce n’est pas déshonorant, car cette cuisine rejoint l’alchimie. On y produit de l’or.

La couverture du livre édité aux éditions Stellamaris reproduit un motif de la tombe de d’André Breton, au cimetière des Batignolles, où l’on peut lire également la devise : je cherche l’or du temps.

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