Cathy Jurado, Intérieur nuit

Trois personnages ou plutôt, trois Personnes, d’abord, cette déchirure entre un « je » qui dialogue avec un « tu » lointain, impossible, parti, absent, et, ensuite, un « il », ici et maintenant. Le « il », géographe d’un cœur dont il ne connaît pourtant pas « l’hémisphère secret ».

Les saisons se succèdent, « Hiver, Printemps, Été, Automne, Hiver, Printemps, Été, Automne » avant l’Épilogue … Et tourne et retourne cette douleur d’être si proche du trop lointain et de rester à ce point étrangère à cet homme d’ici et maintenant. Le poème, en se déroulant, exprime cette tragédie intime et secrète, cette douleur de plus en plus insupportable d’un absent trop présent d’une part et, de l’autre, d’une présence trop terne.

J’ai tenté d’aimer sa maison
Son parfum sa cuisine sa géographie

Je ne déferai pas ma valise ici
j’ai vieilli
j’ai vieilli en toi à travers toi
avec le temps qui nous a disjoints 

Alain Nouvel Cathy Jurado, Intérieur nuit, Collection Grand ours, L’Ail des ours / n°20.

Hantée par son enfance, par un passé qui ne passe pas, la narratrice qui dit « je » n’arrive décidément pas à aimer sa vie présente ni cette maison trop grande qui n’est pas sienne :

Je crois que cet homme devrait m’émouvoir
parfois lorsque je rêve
il enlace avec moi un peu de la pénombre
un peu des reliefs de mon rêve
parfois ses bras
font fuir un instant ton ombre et ce qui t’appartient
l’enfance qui ne me lâche plus
et même avec le temps
sa tendresse croît en moi comme une vigne
agrippée à la tristesse (…)

Cette maison est un refuge, mais seulement « lorsque s’éteint au-dedans / le poème incessant de la mémoire »

Ce « géographe », en effet, semble bien pitoyable, tentant de se faire aimer, doux et accueillant, en vain :

est-ce que tu te sens chez toi
comment répondre
j’ai mis un peu de musique
une chanson de Lhasa de Sela
où tu surgis toujours 

Tandis que « toi », l’enfant aux ronces, tu sembles, au contraire, sans pitié, comme la vie, comme le temps. Tu pars, tu reviens, n’en fais qu’à ta tête.

tu conduisais trop vite
tu parlais trop fort tu avais faim
tu étais l’animal qui ne dort jamais 

Quoi qu’il en soit, ce texte a la beauté d’une fable, ces trois personnages sont en même temps assez caractérisés et assez vastes et vagues pour devenir des allégories. Et, finalement, le « je » ne quitte ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre mais les deux à la fois, ce jeu pervers consistant à fuir la vie et préférer ses souvenirs idéaux.

Un très beau texte, très émouvant, très juste, très évocateur. Et une situation tragique à trois personnes magnifiquement mise en mots.




James Sacré, Par des langues et des paysages

Dans son adresse au lecteur, James Sacré dessine une perspective où redécouvrir/découvrir des poèmes qu’il a écrits entre 1965 et 2022 à Cougou, aux États-Unis, au Maroc, en Galice, dans le Languedoc et en Italie. Au-delà de ce qui est une traversée temporelle et spatiale, il annonce que nombre de ces poèmes sont accompagnés de traductions, en anglais par David Ball, en arabe par Abdelkader Hajjam et en galicien par Emilio Arauxo. Mais comme on le verra plus loin, il s’agit de bien plus que de la simple présence de langues liées aux lieux qui ont inspiré ces poèmes.

Choisis dans un long parcours d’écriture, ils sont des retrouvailles avec les espaces de prédilection du poète, ce qu’il a le don de faire jaillir à travers une couleur, des arbres ou encore le bruissement des feuillages. petits mot cailloux dans mon soulier c’est plus compliqué le bonheur que ce geste de jeter les restes. Ces poèmes ont été écrits en osmose avec les lieux, avec leur matière et ils émergent, tels les formes et les couleurs d’un peintre. On se fraye un chemin à travers des paysages. Le bleu du ciel éblouit et les épines des buissons infligent des éraflures. La ville brille au loin comme une bague dorée dans la main levée d’une femme, prélude à ce qui sera l’envers de la traversée. Parce que tout à l’heure cette ville aura son air de ville comme abandonnée à cause des papiers cartonnés qu’on trouve devant les magasins quand on passe par le marché désert. Les poèmes trouvent çà et là leur reflet dans des griffures, des marques. Elles peuvent être la ligne géométrique d’une poterie amérindienne, l’oblique d’une colline, la rugosité des lauzes sur un toit, ou damier des pâtis sur un flanc de colline. La terre s’écrit avec le poète, qui trace ses mots à même son flanc, à la face du ciel.

Il regarde, il contemple, se met à l’écoute des êtres, tout à leur rencontre. Emiliano, là-devant, avec sa ceinture de longues sonnailles autour du cou… dans son geste de me la passer autour de la taille, m’accueille-t-il dans une intimité de cette fête en Galice, ou s’il me fait savoir que ma maladresse signe mon statut d’étranger ?

James Sacré, Par des langues et des paysages (1965-2022), éditions APIC, 140 pages, 15 €

Et le poète de faire place dans ce livre à plusieurs de ses traducteurs, bien au-delà de ce qui serait juste une traduction placée à côté d’un poème pour permettre à différents lecteurs de goûter son double, transposé dans la langue d’un de ses lieux de prédilection. La dimension multilingue du recueil crée une mise en abîme de la traversée de ces frontières dont James Sacré a été coutumier tout au long de sa vie. Séjourner ailleurs, dit-il, c’était entendre d’autres voix, le bruit de leur langue dans les feuillées d’érables en automne, dans le tissu déchiré des eucalyptus. Il parle de son écriture, elle qui naît avec le bruit d’une langue qui est dans /son/ oreille. Il explique ce qui est emmêlement du proche et de l’inconnu, affirmant ainsi un élan vers ce qui est différent, le désir de découvrir, jusqu’à se fondre. De manière particulièrement intéressante, il envisage aussi la traduction comme un espace où continuent de se construire ses poèmes. Il pose ainsi la vertigineuse et passionnante question du cheminement des textes, leur passage d’un être à un autre, d’un espace linguistique à un autre.

Que le lecteur lise ou pas l’anglais, l’arabe ou le galicien, leur présence dans ce livre multiplie ces poèmes des chatoiements où se tisse notre humanité. Ils deviennent la part rendue visible et nécessaire de textes nés de la rencontre avec l’autre.

Présentation de l’auteur




Michèle Finck, La Voie du large

J’écoute donc je suis

Le nouveau livre de Michèle Finck poursuit une aventure poétique qui engage le poème dans une recherche de soi, en creusant à même sa propre histoire jusqu’aux résonances de l’enfance et du présent. La Voie du large construit une écriture de soi qui vaut pour une vaste reconnaissance, adressée aux proches, présents et disparus, aux poètes, à la musique qui est comme l’envers du poème, sa profondeur sourde et sa densité. Chaque poème est en effet un exercice d’écoute, une tentative pour pratiquer des ouvertures et des brèches mémorielles, une fugue au large de sa propre voix égrenant et reprenant ses motifs.

Tout partirait de là : dans « (j’écoute donc je suis) » (p. 71), « suis » n’est pas seulement du verbe être, mais aussi du verbe suivre. Ce qui souligne que se déplace, avec la poésie, le cogito, le rapport à la pensée. Mais la question n’est pas, pour Michèle Finck, de discuter de concepts ni d’engager la poésie sur la voie du philosophème, mais de poursuivre une pensée par l’écoute, un état pensif. Cette inclusion des deux verbes en un vocable, pour employer un terme que l'autrice affectionne, donne déjà une idée de la multiplicité de l'écoute à l'œuvre : être est suivre son rythme, penser par « la voie des rythmes » (Michaux), non les rythmes d'une époque, mais les rythmes qui sont ceux de sa propre histoire, écrire étant cette histoire. Suivre aussi pour être : il s'agit de se découvrir et de découvrir l'autre en soi et ainsi les autres, dans l'exercice de cette écoute qui ouvre la pensée et invente un rythme critique. Suivre nous place d’emblée dans une urgence, une précipitation de la parole : avec et dans écrire, être est suivre, autant continuer – poursuivre – que devenir : c'est d'une pensée par le rythme qu'il s'agit, quand elle écrit « Je pense par les sons et les rythmes. / Je fais des signes / aux vivants et aux morts. » (p. 10) Aussi la chambre devient-elle le lieu figurant l'écriture comme espace à soi, une camera oscura et « caisse de résonance » (p. 71) d'où sont tirés des poèmes renvoyant eux-mêmes à une écoute intérieure. L'image de « l'unique brèche », pour l'acte d'écrire, par laquelle est possible un lien, mais aussi la projection d'une lumière, est également vectrice de l'idée d'une clarté qui suscite la vision, mais qui a lieu par l'écoute et permet l'ouverture de cette « voie du large » qui, en étant le titre du livre, en est aussi l'image conductrice.

Michèle Finck, La Voie du large, éd. Arfuyen, 2024, 216 p., 17,5 euros.

L’après-poème, sans parler du pendant, n’a plus rien à voir avec l’avant-poème. Un vivre total, branché sur l’immense, ce qui est dit à travers la souffrance, une souffrance se muant en la joie d’un vivre-écrire, du moins en une intensification et une densité ou encore une affection, une puissance d’affecter-d’être affecté, en rupture avec les dualismes : « Moins la souffrance individuelle qu’une douleur plus vaste que nous-même. La chambre était la caisse de résonance des douleurs du monde que celle qui écrit, comme une sorte d’aimant, attirait, rassemblait et prenait sur elle. » (p. 11) C’est une valeur du « peut-être » : « Loué / Sois- / Tu // Peut-être // Entre / Le vide // Et le rien // ? » (p. 208). La prière enveloppe le vivant des mots qui accroissent l’expérience. Mais le « peut-être » donne au livre une puissance de la fragilité et de l’incertain. Ce que dit la première des sept suites de poèmes qui composent ce livre : « La langue au doute ». Précédemment, Connaissance par les larmes engageait l’acte de connaître par l’acte poétique – les larmes opérant cette obscure sortie des tréfonds et cette projection de soi et de l’autre, des affects du monde par l’art, la poésie, la musique, le cinéma. La poésie y est vécue, et non tant comme une essence que comme la recherche et la rencontre d’un espace au plus profond de soi, laissant des sillages aussi bien qu’ouvrant des lointains, faisant que je est quelqu’un. Aussi bien, ce qui s’impose que ce qui se refuse, comme l’indique le mutisme au commencement du livre, motif initial d’une histoire de l’écriture, ou histoire par l’écriture. De manière emblématique, le livre La Voie du large est placé sous le signe de l’« âpre ébauche », formule traversière condensant le risque, la plainte en sourdine, le recommencement, la confrontation. Le premier texte qui porte ce titre est d’ailleurs une confrontation à l’autre comme une figure du dehors qui est une résonance et une amplification : l’enfant que l’on vit dans chaque moment de sa vie dans un langage-mémoire, un langage du retour et de l’oubli. D’où la question, le point obscur qui agite ce livre – la voie du large ne cessant de nous le faire entrevoir, parce que l’entrouvrant – celui des « trous noirs soudain traversés d’une lumière éblouissante » (p. 11), formule où l'on retrouve ce motif de la camera oscura.

La voie du large est donc voyage en soi, « pour te comprendre il faudrait que je plonge à l’intérieur de moi » (p 12). Plongée et circulation, cette grande nage a besoin de lenteur pour faire advenir par les mouvements : « nager / accoucher   lentement / de    l’androgyne / dans    les vagues / écoute / le poème / arrive    en même temps / à terme / le    lointain / est    si proche » (p. 118-119), d’une lenteur qui est tout le temps de l’écoute ; si bien que l’écriture et la nage, si elle s’alternent dans le temps linéaire du jour, se confondent dans l’acte d’écrire, jusqu’à même poser la question d’écrire-respirer, écrire-vivre aussi en apnée au risque de la noyade. Telle est l’ambivalence de « la mer à boire » (p. 129-130) : un temps pour perdre pied, un temps pour « devenir mer ».

Cette voie conduit de soi à soi, mais conduit aussi vers l'altérité et l'expérience collective. L'intime non seulement croise mais est le politique. Beaucoup de ce que d'aucuns appellent l'actualité, mais qu'il faudrait peut-être appeler le présent comme problème, passe dans ce livre : la pollution des mers, l'épidémie et le confinement, les migrations. Si la voix de la radio déclare que « bientôt cette île de plastique / pourrait […] / devenir un continent entier de plastique », faut-il en conclure à une négativité recouvrant la voix du poème ? « Ne plus pouvoir    écrire / monter    sur la terrasse / la mer chante encore    derrière les bougainvilliers » (p. 121). Le livre cherche une résonance de la voix et du monde, une adéquation par une poésie qui serait une réparation, d'où l'inquiétude qui en ressort : « mer    montagne    ciel / se confondent : / purs / souffles / pour    combien de temps    encore ? » (Id.) Les mots qui font la ligne ou les espacements en sont les marques rythmiques. Mais la voix de l'écriture ainsi donnée à entendre ne se réduit pas à une réparation ou une célébration, elle construit les accents d'une critique du monde comme il va et d’un refus du nihilisme ; comme on peut le lire avec le poème « Alarmé » (p. 121-122) : d'un côté « ma boucle    friable brûlée », à l'image d'une terre vécue dans sa fragilisation, de l'autre l'aspiration, mise au passé, à une musique qui renverrait à la pureté du monde « si prête autrefois    à n'être que / musique ? » La présence du point d'interrogation comme seul signe de ponctuation ici signifie le partage, le problème qui se pose à l'éthique poétique de ce livre : l'impossibilité et la nécessité de chanter le monde – comment chanter ou musiquer un monde de moins en moins chantable et où « le reste chantable » s'amenuise ? Michèle Finck poursuit ainsi dans sa poésie le questionnement du lyrisme qui est celui de la poésie depuis les années cinquante.

« Être vivant » est au cœur du livre : le poème ainsi intitulé de ce livre est à une place quasi centrale du livre d'ailleurs (p. 110-111), pour « retrouver en soi / le    oui    central », où le « oui » répond à l’« é-bau-che » : il y a à susciter l'oreille et l'élan, en une identité du rythme de l'écriture et de « la scansion de la mer ». Michèle Finck pose ainsi la question d'une joie de, par, dans l'écriture, ou de l'écriture comme branchement sur une joie d'être et de vivre : suivre le rythme justement, au point de s'y confondre et d'être ce rythme.

Mais, précisément, c’est autour aussi d’ « être vivant », avec « j’écoute donc je suis », que se trame le livre, entre une autobiographie sondant les seuils de la vie et les écrivant par cette voie des rythmes et une reprise, voire une adresse à eux, des musiciens et écrivains phares, entre musique et poésie, avec la « radiophilie » (sixième série du livre) poursuivant les « illuminations auditives de ma vie » (p. 152) pour montrer comment la mémoire s’accroche à des voix et tient à des expériences fondatrices, moments d’une radiophilie dont il faut lire les différentes proses reconduisant à l’enfance, à ce qu’il y a d’enfance et de voix d’altérités ou encore d’écoute musicale dans l’écriture.

Le livre comprend donc sept parties qui disent les douleurs et l’élan d’une vie, la joie d’un vivre-écrire à quoi tout se rattache, par le rythme qui échafaude les points d’ancrage d’une existence qui se retrouve, se rencontre dans la musique et la poésie : on pense évidemment à « La musique souvent me prend comme une mer ! » de Baudelaire. On retiendra, de la dernière partie « La Cantillation du doute et de la grâce », une poétique qui ne se satisfait pas d’un élan lyrique, mais en travaille les nuances et se réinvente comme une recherche recommencée, une écriture en travail – citons : « Trajet spirituel : / Transmuer / Le doute // En confiance / Dans / Le / Peut-être ? » (p. 200) ; « Peut-être / L’émerveillement ?        Illumine ? » (p. 201) ; « Leçons / De lumière : Savoir / S’ouvrir / À // La jubilation » revenant sur « Chaque flexion sonore de la voix de soprano / dans les Leçons de ténèbres qui m’obsèdent / me voûte chaque jour un peu plus sur la page » (p. 42) et « Poésie : / Danse autour / Du peut-être ? » (p. 205) Cette dernière partie invite à créer ses propres trajets de lecture. Les lecteurs en apprécieront la mise en page, une spatialisation invitant aussi à refaire des trajets dans l’espace du livre pour en saisir des moments, les passages d’une « âpre ébauche », mais aussi d’une invention de soi dans des passages en fugue où s’ébauche une connaissance par l’écoute et le rythme.

Présentation de l’auteur




Michèle Finck, La Voie du large

J’écoute donc je suis

Le nouveau livre de Michèle Finck poursuit une aventure poétique qui engage le poème dans une recherche de soi, en creusant à même sa propre histoire jusqu’aux résonances de l’enfance et du présent. La Voie du large construit une écriture de soi qui vaut pour une vaste reconnaissance, adressée aux proches, présents et disparus, aux poètes, à la musique qui est comme l’envers du poème, sa profondeur sourde et sa densité. Chaque poème est en effet un exercice d’écoute, une tentative pour pratiquer des ouvertures et des brèches mémorielles, une fugue au large de sa propre voix égrenant et reprenant ses motifs.

Tout partirait de là : dans « (j’écoute donc je suis) » (p. 71), « suis » n’est pas seulement du verbe être, mais aussi du verbe suivre. Ce qui souligne que se déplace, avec la poésie, le cogito, le rapport à la pensée. Mais la question n’est pas, pour Michèle Finck, de discuter de concepts ni d’engager la poésie sur la voie du philosophème, mais de poursuivre une pensée par l’écoute, un état pensif. Cette inclusion des deux verbes en un vocable, pour employer un terme que l'autrice affectionne, donne déjà une idée de la multiplicité de l'écoute à l'œuvre : être est suivre son rythme, penser par « la voie des rythmes » (Michaux), non les rythmes d'une époque, mais les rythmes qui sont ceux de sa propre histoire, écrire étant cette histoire. Suivre aussi pour être : il s'agit de se découvrir et de découvrir l'autre en soi et ainsi les autres, dans l'exercice de cette écoute qui ouvre la pensée et invente un rythme critique. Suivre nous place d’emblée dans une urgence, une précipitation de la parole : avec et dans écrire, être est suivre, autant continuer – poursuivre – que devenir : c'est d'une pensée par le rythme qu'il s'agit, quand elle écrit « Je pense par les sons et les rythmes. / Je fais des signes / aux vivants et aux morts. » (p. 10) Aussi la chambre devient-elle le lieu figurant l'écriture comme espace à soi, une camera oscura et « caisse de résonance » (p. 71) d'où sont tirés des poèmes renvoyant eux-mêmes à une écoute intérieure. L'image de « l'unique brèche », pour l'acte d'écrire, par laquelle est possible un lien, mais aussi la projection d'une lumière, est également vectrice de l'idée d'une clarté qui suscite la vision, mais qui a lieu par l'écoute et permet l'ouverture de cette « voie du large » qui, en étant le titre du livre, en est aussi l'image conductrice.

Michèle Finck, La Voie du large, éd. Arfuyen, 2024, 216 p., 17,5 euros.

L’après-poème, sans parler du pendant, n’a plus rien à voir avec l’avant-poème. Un vivre total, branché sur l’immense, ce qui est dit à travers la souffrance, une souffrance se muant en la joie d’un vivre-écrire, du moins en une intensification et une densité ou encore une affection, une puissance d’affecter-d’être affecté, en rupture avec les dualismes : « Moins la souffrance individuelle qu’une douleur plus vaste que nous-même. La chambre était la caisse de résonance des douleurs du monde que celle qui écrit, comme une sorte d’aimant, attirait, rassemblait et prenait sur elle. » (p. 11) C’est une valeur du « peut-être » : « Loué / Sois- / Tu // Peut-être // Entre / Le vide // Et le rien // ? » (p. 208). La prière enveloppe le vivant des mots qui accroissent l’expérience. Mais le « peut-être » donne au livre une puissance de la fragilité et de l’incertain. Ce que dit la première des sept suites de poèmes qui composent ce livre : « La langue au doute ». Précédemment, Connaissance par les larmes engageait l’acte de connaître par l’acte poétique – les larmes opérant cette obscure sortie des tréfonds et cette projection de soi et de l’autre, des affects du monde par l’art, la poésie, la musique, le cinéma. La poésie y est vécue, et non tant comme une essence que comme la recherche et la rencontre d’un espace au plus profond de soi, laissant des sillages aussi bien qu’ouvrant des lointains, faisant que je est quelqu’un. Aussi bien, ce qui s’impose que ce qui se refuse, comme l’indique le mutisme au commencement du livre, motif initial d’une histoire de l’écriture, ou histoire par l’écriture. De manière emblématique, le livre La Voie du large est placé sous le signe de l’« âpre ébauche », formule traversière condensant le risque, la plainte en sourdine, le recommencement, la confrontation. Le premier texte qui porte ce titre est d’ailleurs une confrontation à l’autre comme une figure du dehors qui est une résonance et une amplification : l’enfant que l’on vit dans chaque moment de sa vie dans un langage-mémoire, un langage du retour et de l’oubli. D’où la question, le point obscur qui agite ce livre – la voie du large ne cessant de nous le faire entrevoir, parce que l’entrouvrant – celui des « trous noirs soudain traversés d’une lumière éblouissante » (p. 11), formule où l'on retrouve ce motif de la camera oscura.

La voie du large est donc voyage en soi, « pour te comprendre il faudrait que je plonge à l’intérieur de moi » (p 12). Plongée et circulation, cette grande nage a besoin de lenteur pour faire advenir par les mouvements : « nager / accoucher   lentement / de    l’androgyne / dans    les vagues / écoute / le poème / arrive    en même temps / à terme / le    lointain / est    si proche » (p. 118-119), d’une lenteur qui est tout le temps de l’écoute ; si bien que l’écriture et la nage, si elle s’alternent dans le temps linéaire du jour, se confondent dans l’acte d’écrire, jusqu’à même poser la question d’écrire-respirer, écrire-vivre aussi en apnée au risque de la noyade. Telle est l’ambivalence de « la mer à boire » (p. 129-130) : un temps pour perdre pied, un temps pour « devenir mer ».

Cette voie conduit de soi à soi, mais conduit aussi vers l'altérité et l'expérience collective. L'intime non seulement croise mais est le politique. Beaucoup de ce que d'aucuns appellent l'actualité, mais qu'il faudrait peut-être appeler le présent comme problème, passe dans ce livre : la pollution des mers, l'épidémie et le confinement, les migrations. Si la voix de la radio déclare que « bientôt cette île de plastique / pourrait […] / devenir un continent entier de plastique », faut-il en conclure à une négativité recouvrant la voix du poème ? « Ne plus pouvoir    écrire / monter    sur la terrasse / la mer chante encore    derrière les bougainvilliers » (p. 121). Le livre cherche une résonance de la voix et du monde, une adéquation par une poésie qui serait une réparation, d'où l'inquiétude qui en ressort : « mer    montagne    ciel / se confondent : / purs / souffles / pour    combien de temps    encore ? » (Id.) Les mots qui font la ligne ou les espacements en sont les marques rythmiques. Mais la voix de l'écriture ainsi donnée à entendre ne se réduit pas à une réparation ou une célébration, elle construit les accents d'une critique du monde comme il va et d’un refus du nihilisme ; comme on peut le lire avec le poème « Alarmé » (p. 121-122) : d'un côté « ma boucle    friable brûlée », à l'image d'une terre vécue dans sa fragilisation, de l'autre l'aspiration, mise au passé, à une musique qui renverrait à la pureté du monde « si prête autrefois    à n'être que / musique ? » La présence du point d'interrogation comme seul signe de ponctuation ici signifie le partage, le problème qui se pose à l'éthique poétique de ce livre : l'impossibilité et la nécessité de chanter le monde – comment chanter ou musiquer un monde de moins en moins chantable et où « le reste chantable » s'amenuise ? Michèle Finck poursuit ainsi dans sa poésie le questionnement du lyrisme qui est celui de la poésie depuis les années cinquante.

« Être vivant » est au cœur du livre : le poème ainsi intitulé de ce livre est à une place quasi centrale du livre d'ailleurs (p. 110-111), pour « retrouver en soi / le    oui    central », où le « oui » répond à l’« é-bau-che » : il y a à susciter l'oreille et l'élan, en une identité du rythme de l'écriture et de « la scansion de la mer ». Michèle Finck pose ainsi la question d'une joie de, par, dans l'écriture, ou de l'écriture comme branchement sur une joie d'être et de vivre : suivre le rythme justement, au point de s'y confondre et d'être ce rythme.

Mais, précisément, c’est autour aussi d’ « être vivant », avec « j’écoute donc je suis », que se trame le livre, entre une autobiographie sondant les seuils de la vie et les écrivant par cette voie des rythmes et une reprise, voire une adresse à eux, des musiciens et écrivains phares, entre musique et poésie, avec la « radiophilie » (sixième série du livre) poursuivant les « illuminations auditives de ma vie » (p. 152) pour montrer comment la mémoire s’accroche à des voix et tient à des expériences fondatrices, moments d’une radiophilie dont il faut lire les différentes proses reconduisant à l’enfance, à ce qu’il y a d’enfance et de voix d’altérités ou encore d’écoute musicale dans l’écriture.

Le livre comprend donc sept parties qui disent les douleurs et l’élan d’une vie, la joie d’un vivre-écrire à quoi tout se rattache, par le rythme qui échafaude les points d’ancrage d’une existence qui se retrouve, se rencontre dans la musique et la poésie : on pense évidemment à « La musique souvent me prend comme une mer ! » de Baudelaire. On retiendra, de la dernière partie « La Cantillation du doute et de la grâce », une poétique qui ne se satisfait pas d’un élan lyrique, mais en travaille les nuances et se réinvente comme une recherche recommencée, une écriture en travail – citons : « Trajet spirituel : / Transmuer / Le doute // En confiance / Dans / Le / Peut-être ? » (p. 200) ; « Peut-être / L’émerveillement ?        Illumine ? » (p. 201) ; « Leçons / De lumière : Savoir / S’ouvrir / À // La jubilation » revenant sur « Chaque flexion sonore de la voix de soprano / dans les Leçons de ténèbres qui m’obsèdent / me voûte chaque jour un peu plus sur la page » (p. 42) et « Poésie : / Danse autour / Du peut-être ? » (p. 205) Cette dernière partie invite à créer ses propres trajets de lecture. Les lecteurs en apprécieront la mise en page, une spatialisation invitant aussi à refaire des trajets dans l’espace du livre pour en saisir des moments, les passages d’une « âpre ébauche », mais aussi d’une invention de soi dans des passages en fugue où s’ébauche une connaissance par l’écoute et le rythme.

Présentation de l’auteur




Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils

Thierry Le Pennec, poète auteur d’une douzaine de recueils, dont Un Pays très près du ciel, aborde dans celui-ci la question de la paternité. Qu’est-ce qui se vit, à mi-mots, dans un tremblement de tendresse, entre un père et son fils ? Il y a de l’allant et de l’élan dans ce recueil. L’élan de la vie qui ponctue et ouvre métaphoriquement le recueil par la naissance du fils et le clôt par la naissance à venir d’un enfant de celui-ci. Cette vie au plus près de la nature, le père et le fils en savent les secrets, le tempo selon les saisons, eux dont le poète dit, non sans fierté : « paysans sommes ».

Il y a l’élan de la route. Il est beaucoup question de route dans ces poèmes « ROAD, ROAD, ROAD » du fils parti en roulotte avec sa compagne vers l’Est de l’Europe, rappelant en abîme la vie de routard du père, et route du père et de l’épouse aujourd’hui pour rejoindre le fils en Autriche. La poésie de Jack Kerouac n’est jamais loin.

L’allant, celui du jazz, du rock, de la guitare électrique vient rythmer, en contrepoint dissonant, des Travaux et des Jours  biensinguliers. S’articulent des scènes de travail dans les vergers, le soin des chevaux, le traitement des pommiers et, d’un même mouvement, des références livresques, telle « l’odeur virgilienne » du verger, la figure de Diotima ou le souvenir du Bauhaus.

L’allant tonique, décalé, du flux poétique emporte le lecteur et fait signe tantôt vers le lyrisme avec Hölderlin, tantôt vers la langue parlée au registre rabelaisien, tantôt vers une belle floraison de langues, l’anglais, le breton, l’allemand, le latin, traversant les poèmes à vive allure.

Ces instantanés restituent beaucoup plus qu’une suite d’instants. Ils pointent un rapport au monde, un attachement commun du père et du fils au rythme des saisons, à une sociabilité rurale, ouverte en même temps à des valeurs humaines de solidarité et d’échange. En témoignent les anecdotes au village, le marché, une soirée de kig-ha-farz, la mort d’un voisin, une fête de nuit – clin d’œil à Xavier Grall ? Comme René Char célèbre les braconniers, les pêcheurs d’anguilles, les bergers, Thierry Le Pennec chante les hommes qui aiment les arbres et les vergers.

Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils, , La Part commune.

La connivence avec le fils se tient dans les gestes plutôt que dans les grandes déclarations, dans la sourdine de ces mots tout simples : « il est /toujours mon garçon la tête en voyage ». Au bout du compte, qu’est-ce que le père et le fils construisent ensemble ? Une bibliothèque, œuvre symbolique, s’il en est. Telle est la célébration de ce chant du fils si prégnant qu’il rassemble le visage, le mot et le fils dans un raccourci saisissant magnifique, à l’image de tout le recueil.

Présentation de l’auteur




Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?, Louis Savary, les mots sans fin, Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, Du Fol Amour à la Grâce

Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?

Les lecteurs des textes de Catherine Andrieu deviennent ses voyeurs obligés. Ils projettent sur la femme, son corps, son âme ce qu'elle en dit. Les voici soumis à ce flux et démultiplié car l'œuvre est aussi profondément spirituelle et ailée que charnelle et érotique.

Parfois cela peut sembler cruel du moins pour un public effarouché. Surtout lorsqu'elle évoque l'amour même si, au fond, Catherine Andrieu demeure pudique et presque platonique. Bref nue de nuées.
 
Pourtant sa poésie dérange car il n'est pas jusqu'à la vulve parfois béante de s'ouvrir sur l’imaginaire. Le lecteur se plait alors à considérer l'auteur coupable de nous imposer son implicite injonction : "regarde !".  Mais dès lors il est obligé de s'infiltrer par où ça passe et ne finit jamais de s'enfoncer.
 
La vie s'y rattache - même dans ses envolées là où l'auteur enjoint de regarder par le trou de sa serrure pour voir non seulement ce qu'on espère mais aussi des abysses de l'existence puisque de l'enfance à aujourd'hui, de la Méditerranée à l'Atlantique Catherine Andrieu nous offre sa vie. Pas toutefois comme un festin nu. Car il y a bien plus. La douleur demeure même si parfois l'auteur la cache sous une mantille.
 
Comme Artaud, elle est à sa manière une suicidée (encore en vie) de la société dont elle fait partager le sort des victimes. Elle est à ce titre la "différante" (pour emprunter le néologisme de Derrida). Elle tient debout dans ses textes comme si c'était un miracle de l'amour même lorsqu'il chute et ce pour dire l'absence et le manque. L'accomplissement toutefois n'est pas oublié. Il est plus même plus qu'une thématique : il devient la poésie et sa présence. Bref son essence.

Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?,  Éditions Rafael de Surtis, Cordes-sur-Ciel, 273 pages, 25 euros.

Ce qui est masqué dans les abîmes de l'être l'auteure le révèle en nous faisant participer à sa quête. Sur le blanc de chaque page nous retrouvons l'épreuve de l'épaisseur humaine nourrie de bien des mythes (et des chats) qui participent à une telle éclosion contre les occlusions de l'âme et les ratés du corps.
 
Tout un monde intérieur est là entre orgasme et douleur dans un effet de sublimation où le cri du cœur trouve des mots pour se dire. De la crudité facile il n'est jamais question mais de vérité. Et c'est un honneur de la présenter par celle qui lie la poésie à l'érotisme, l'art à la matérialité de l'âme de même que ses diverses postulations complexes à son envie d'être en vie malgré sa charge de supplices.
 
Si bien que c'est l'inconscient qui s'ose et parle. Catherine Andrieu devient Vénus, Sainte Thérèse et Madame Edwarda confondues.

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Louis Savary : les mots sans fin

Louis Savary poursuit son œuvre qui est autant esthétique qu'éthique. L’auteur affirme son objectif :  "m'impose de me montrer / intransigeant / avec celui qui écrit mes livres".

Ils font ce qui échappe à l’esprit ; c’est pourquoi ils sont noirs. En sort soudain voix de dedans que le mental ignore tant qu'ils ne l'usent pas suffisamment. C'est pourquoi il faut trouver ceux qui font "taches d'huile" pour dérouiller ce qui en nos cerveaux restent rouillés.
Dans ce but, Savary cherche les vocables les plus simples et sans fioritures. C'est là que pour le Belge se trouve la seule poésie jusqu'au moment "je n'aurais plus rien à dire" ou "plutôt la pudeur / de ne pas écrire".  Certes rien ne sera vraiment donné puisque tout restera encore à dire même si l'auteur à tenter de prouver le contraire.
Telle est donc l'aventure de l'écriture et sa vis ou son vice sans fin. La légende continue et continuera encore. C'est une sorte de constat en demi-teinte mais qui fait toute la valeur d’un tel livre.
Louis Savary, Je n'écris pas de main morte, Les Presses Littéraires, Paris, 2024, 102 p., 15 €

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Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­becMari vaut parfois d’âge

Rien de plus futé que ce livre au marivaudage souvent appuyé d’une solide stratégie là où le temps n’est pas à l’affaire. Et c’est rassurant. De plus il n’y a là aucune mégère et tant s’en faut : les aimantes sont passionnées mais ne se font pas toujours d’illusions - quoique lucides - envers leurs amants. 

Mais la victoire des femmes est probante. Il leur arrive parfois de courber l’échine face à des grâces roturières. Le tout est de dresser le mulet bellâtre mais sa mise sous le joug nécessite une habile prestance poétique.
 
Dès lors et par exemple, sous les tamaris (ou ailleurs) la poétesse risque tout car elle se languit quasiment forcément. Mais elle sait rosser l’animal menteur voire lui faire changer ses comportements pour en finir par le béni « c’est toi et c’est moi »  puisque tout couple digne de ce nom vit d’émois.
 
Cette suite de poèmes est donc brillante car sa « leçon » est l’essentiel « Entreprendre l’impossible / Atteindre les sommets. Les vers distillent des acmés. De vespérales épousailles – ou non – Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, émanent ainsi densité ou déroute, violence ou douceur. Mais la poétesse retrouve à chaque aventure un petit soir chaud « comme le secret creux de paille sous la charpente de la grange de mon enfance. ».
 
Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, Du Fol Amour à la Grâce, Edi­tions Constel­la­tions, Brive, juin  2024, 98 p., 14,00 €.
Elle sait d’ailleurs s’ourler de dentelles au nom des émotions partagées et de nouvelles espérances. Pour les réaliser, dans de tels poèmes l’écriture reste mémoire, combat à fleuret moucheté, lâcher-prise et ivresses. L’auteure nomme les dernières parfois « sobres ». Mais ce ne sont pas les seules. A la lectrice ou au lecteur de lui faire confiance.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Cathy Jurado, Intérieur nuit

Trois personnages ou plutôt, trois Personnes, d’abord, cette déchirure entre un « je » qui dialogue avec un « tu » lointain, impossible, parti, absent, et, ensuite, un « il », ici et maintenant. Le « il », géographe d’un cœur dont il ne connaît pourtant pas « l’hémisphère secret ».

Les saisons se succèdent, « Hiver, Printemps, Été, Automne, Hiver, Printemps, Été, Automne » avant l’Épilogue … Et tourne et retourne cette douleur d’être si proche du trop lointain et de rester à ce point étrangère à cet homme d’ici et maintenant. Le poème, en se déroulant, exprime cette tragédie intime et secrète, cette douleur de plus en plus insupportable d’un absent trop présent d’une part et, de l’autre, d’une présence trop terne.

J’ai tenté d’aimer sa maison
Son parfum sa cuisine sa géographie

Je ne déferai pas ma valise ici
j’ai vieilli
j’ai vieilli en toi à travers toi
avec le temps qui nous a disjoints 

Alain Nouvel Cathy Jurado, Intérieur nuit, Collection Grand ours, L’Ail des ours / n°20.

Hantée par son enfance, par un passé qui ne passe pas, la narratrice qui dit « je » n’arrive décidément pas à aimer sa vie présente ni cette maison trop grande qui n’est pas sienne :

Je crois que cet homme devrait m’émouvoir
parfois lorsque je rêve
il enlace avec moi un peu de la pénombre
un peu des reliefs de mon rêve
parfois ses bras
font fuir un instant ton ombre et ce qui t’appartient
l’enfance qui ne me lâche plus
et même avec le temps
sa tendresse croît en moi comme une vigne
agrippée à la tristesse (…)

Cette maison est un refuge, mais seulement « lorsque s’éteint au-dedans / le poème incessant de la mémoire »

Ce « géographe », en effet, semble bien pitoyable, tentant de se faire aimer, doux et accueillant, en vain :

est-ce que tu te sens chez toi
comment répondre
j’ai mis un peu de musique
une chanson de Lhasa de Sela
où tu surgis toujours 

Tandis que « toi », l’enfant aux ronces, tu sembles, au contraire, sans pitié, comme la vie, comme le temps. Tu pars, tu reviens, n’en fais qu’à ta tête.

tu conduisais trop vite
tu parlais trop fort tu avais faim
tu étais l’animal qui ne dort jamais 

Quoi qu’il en soit, ce texte a la beauté d’une fable, ces trois personnages sont en même temps assez caractérisés et assez vastes et vagues pour devenir des allégories. Et, finalement, le « je » ne quitte ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre mais les deux à la fois, ce jeu pervers consistant à fuir la vie et préférer ses souvenirs idéaux.

Un très beau texte, très émouvant, très juste, très évocateur. Et une situation tragique à trois personnes magnifiquement mise en mots.




James Sacré, Par des langues et des paysages

Dans son adresse au lecteur, James Sacré dessine une perspective où redécouvrir/découvrir des poèmes qu’il a écrits entre 1965 et 2022 à Cougou, aux États-Unis, au Maroc, en Galice, dans le Languedoc et en Italie. Au-delà de ce qui est une traversée temporelle et spatiale, il annonce que nombre de ces poèmes sont accompagnés de traductions, en anglais par David Ball, en arabe par Abdelkader Hajjam et en galicien par Emilio Arauxo. Mais comme on le verra plus loin, il s’agit de bien plus que de la simple présence de langues liées aux lieux qui ont inspiré ces poèmes.

Choisis dans un long parcours d’écriture, ils sont des retrouvailles avec les espaces de prédilection du poète, ce qu’il a le don de faire jaillir à travers une couleur, des arbres ou encore le bruissement des feuillages. petits mot cailloux dans mon soulier c’est plus compliqué le bonheur que ce geste de jeter les restes. Ces poèmes ont été écrits en osmose avec les lieux, avec leur matière et ils émergent, tels les formes et les couleurs d’un peintre. On se fraye un chemin à travers des paysages. Le bleu du ciel éblouit et les épines des buissons infligent des éraflures. La ville brille au loin comme une bague dorée dans la main levée d’une femme, prélude à ce qui sera l’envers de la traversée. Parce que tout à l’heure cette ville aura son air de ville comme abandonnée à cause des papiers cartonnés qu’on trouve devant les magasins quand on passe par le marché désert. Les poèmes trouvent çà et là leur reflet dans des griffures, des marques. Elles peuvent être la ligne géométrique d’une poterie amérindienne, l’oblique d’une colline, la rugosité des lauzes sur un toit, ou damier des pâtis sur un flanc de colline. La terre s’écrit avec le poète, qui trace ses mots à même son flanc, à la face du ciel.

Il regarde, il contemple, se met à l’écoute des êtres, tout à leur rencontre. Emiliano, là-devant, avec sa ceinture de longues sonnailles autour du cou… dans son geste de me la passer autour de la taille, m’accueille-t-il dans une intimité de cette fête en Galice, ou s’il me fait savoir que ma maladresse signe mon statut d’étranger ?

James Sacré, Par des langues et des paysages (1965-2022), éditions APIC, 140 pages, 15 €

Et le poète de faire place dans ce livre à plusieurs de ses traducteurs, bien au-delà de ce qui serait juste une traduction placée à côté d’un poème pour permettre à différents lecteurs de goûter son double, transposé dans la langue d’un de ses lieux de prédilection. La dimension multilingue du recueil crée une mise en abîme de la traversée de ces frontières dont James Sacré a été coutumier tout au long de sa vie. Séjourner ailleurs, dit-il, c’était entendre d’autres voix, le bruit de leur langue dans les feuillées d’érables en automne, dans le tissu déchiré des eucalyptus. Il parle de son écriture, elle qui naît avec le bruit d’une langue qui est dans /son/ oreille. Il explique ce qui est emmêlement du proche et de l’inconnu, affirmant ainsi un élan vers ce qui est différent, le désir de découvrir, jusqu’à se fondre. De manière particulièrement intéressante, il envisage aussi la traduction comme un espace où continuent de se construire ses poèmes. Il pose ainsi la vertigineuse et passionnante question du cheminement des textes, leur passage d’un être à un autre, d’un espace linguistique à un autre.

Que le lecteur lise ou pas l’anglais, l’arabe ou le galicien, leur présence dans ce livre multiplie ces poèmes des chatoiements où se tisse notre humanité. Ils deviennent la part rendue visible et nécessaire de textes nés de la rencontre avec l’autre.

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Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de »

Les motivations du pasticheur sont diverses, et, reconnaissons-le, parfois suspectes. La mimesis, étape indispensable à la formation d’un style, n’évite pas toujours une certaine forme de sarcasme. En leur temps les pastiches de Müller et Reboux, qui connurent un grand succès, ne ménagèrent pas leurs modèles. Peut-être les deux complices jubilèrent-ils d’une joie mauvaise à l’idée de faire déchoir les vaches sacrées de leur piédestal – révélant ainsi la cruelle jalousie qui les dévorait. Même ceux d’un écrivain délicat comme Marcel Proust font sentir une certaine irrévérence. Pasticher n’est-ce pas une manière de tuer le père, de montrer qu’on en maîtrise désormais toutes les recettes et que on peut les reproduire ?

Rien de tel pourtant dans l’ouvrage de Gérard Le Goff, le pastiche est chez lui un hommage, une reconnaissance de dettes signée par un honnête homme. « Hommages personnalisés, certes, que j’ose croire sincères », mais qu’il nous autorise à considérer comme de « simples amusettes ». Cette sincérité légère le lave-t-il de tout soupçon ? Oui, car c’est l’or de la poésie qu’il recherche.

Pour en avoir le cœur net, caressons avec Gérard Le Goff le chat de Charles, qui ronronne et s’étire avec une sensualité que l’on reconnaîtra sans difficulté :

Le chat frémit sous la caresse ensorcelante
Que lui prodigue le poète à la main nonchalante
Quand l’autre dicte avec rage au vélin sa beauté 

Gérard Le Goff y fait entendre sa familiarité profonde avec les poètes, et si l’on devine de la malice, c’est sans doute pour faire un aveu : je joue à faire comme, mais vous entendez bien que c’est moi, et pas Baudelaire ou Hugo qui parle. Il s’agira de jouer au chat et à la souris, jusque dans les salles néogothiques d’un Château d’Argam, ou dans ces pages très réussies où Gérard Le Goff revisite de manière magistrale les chants de « mal d’aurore ».

Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de », Éditions Stellamaris, 2023, 20 euros.

Telle est sans doute l’intention de Gérard Le Goff, ne pas totalement s’effacer dans  « la manière »,  pour dévoiler, dans le geste qui imite, la griffe du pastiché. Son intelligence des classiques, patiemment pratiqués et assimilés, est telle qu’ils sont pour lui une forge de l’écriture. Et dans cette forge, on retrouve, parmi les plus grands, l’ouvrier Victor :

J’aime les calmes tombées du jour, les vêpres du monde,
Le ciel verse une lumière dont la blondeur inonde
Le marbre des temples et le pisé. 

Sans doute, ici, le non respect des règles de  la métrique est une manière de faire mieux entendre comment se distingue le style de l’écrivain imité. L’or se découvre dans les irrégularités du terrain, à travers de petits dérèglements bien orchestrés.

Après le chat de Charles, on croisera également les estaminets de Paul.

Dans les miroirs du café, la nuit
Désordonne les avenues lointaines,
Appelle les élégantes riveraines
A venir au plus loin de la pluie 

Ou encore Stéphane, sur un pied plutôt burlesque :

Par la brune sorcière de son donjon minéral,
Abomination auréolée de choucas,
Car le recueilles, si loin du sacre inaugural 

Gérard Le Goff nous rappelle que le procédé du pastiche, ou même du découpage, est une ruse, c’est-à-dire la forme la plus malicieuse de l’hommage. L’auteur raconte comment Cendrars enfournait dans ses propres poèmes des extraits conséquents de Gustave Le Rouge, sans même les assimiler par le suc de la digestion.

Sans doute l’intérêt du livre de Gérard Le Goff est-il de montrer que la poésie est faite autant d’originalité que de reprise, de détournement, de transvasements, de clins d’œils, comme l’ont bien montré les pratiques des Surréalistes. La reprise du geste, la trituration, pouvant faire jaillir l’or de la poésie, selon le vœu de Lautréamont, grand parodiste lui aussi, qui  voulait que la poésie soit faite par tous, non pas un.

Avec l’hommage à « Barbara » de Prévert, il semble même que l’imitation dépasse le modèle ; on appréciera aussi les amusantes et instructives interviews imaginaires d’Aragon, de Char, ou même de Bonnefoy.

Dans son livre, Gérard Le Goff interroge le labeur poétique, côté cuisine.  Ce n’est pas déshonorant, car cette cuisine rejoint l’alchimie. On y produit de l’or.

La couverture du livre édité aux éditions Stellamaris reproduit un motif de la tombe de d’André Breton, au cimetière des Batignolles, où l’on peut lire également la devise : je cherche l’or du temps.

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Sabine Dewulf, Près du surgissement

Nous entrons dans le livre de Sabine Dewulf par une photographie signifiante. En couverture du livre, une eau vive, un bouillonnement « Près du surgissement ». Où peut-on demeurer pour écrire un poème ? Près de la source.

Les photographies de Stéphane Delecroix, photographe-philosophe à la recherche de beauté et d’harmonie à travers son viseur, nous y invitent : du minéral à l’aquatique en passant par le végétal, on suit un regard qui nous initie. L’eau, la terre, l’air, le feu, les quatre éléments sont présents auxquels il faudrait peut-être ajouter le vide, ce cinquième élément du bouddhisme. C’est ainsi que Près du surgissement semble retracer une genèse personnelle.

L’histoire de ce livre est présentée en avant-propos. Tout a commencé, pour la poète, par l’« étonnement, mêlé d’émerveillement, face aux images singulières de Stéphane Delecroix : souvent proches de l’abstraction, toujours inspirées par le monde naturel, ses photographies traduisent une présence au monde à la fois intense et respectueuse1 ». Reliant ces images à ses recherches sur l’histoire des lettres de l’alphabet, la poète en avait sélectionné 26 (+2 pour début et fin), puis avait procédé à un montage (établissant un ordre) et écrit une suite de 26 poèmes, de « Altitude » à « Zénith ». 

Sabine Dewulf, Près du surgissement, photographies de Stéphane Delecroix, Éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2024 – 70 pages, 12 €

Quelques années plus tard, elle s’est éloignée de ses poèmes jugés par elle-même trop « tendus vers un universel idéalisé », alors que les photographies la fascinaient toujours autant. Elle a donc écarté les poèmes de Cosmos où nous dormons1 et procédé à un autre montage, première introduction du temps, d’un rythme, d’un instantané à l’autre, chemin tracé pour conter une autre histoire.

Sabine Dewulf est de ces poètes qui pourraient reprendre la formule chère à Georges Didi-Huberman : « Aller lire ailleurs pour voir si j’y suis.2 » Si le téléobjectif rapproche le lointain en quête de lumière, d’harmonie, de lignes et formes abstraites, l’écriture fait pénétrer dans un arrière-plan intime. Plus de contrainte alphabétique, voici une suite de poèmes retraçant un développement, une croissance, une quête personnelle et spirituelle partant de l’enfance pour y retourner. La brièveté des poèmes répond à l’instantanéité des photographies. Le photographe n’intervient plus quand la poète entreprend de lire et relire les images, de les lier et relier entre elles et avec les textes.

Il suffit de rester, il suffit de vivre l’instant. Sabine Dewulf l’exprime dans la préface : « face à une réalité sensible » livrée par les photos, les images « parviennent à nous dépayser ». C’est qu’un détail dans l’immensité du ciel, par exemple, traverse l’espace telle une virgule à l’envers, faisant signe ou énigme. La poète le découvre, l’éprouve et voit « la fracture ». Jamais, dans ce joli livre, le sens des poèmes n’amoindrit la perception. Quelque chose, suggéré par l’image, est revisité au prisme de la vision et de la poésie.

Les images aquatiques dominent la série : neuf sur vingt-six. De l’eau naît la vie, puis les émotions, celles de l’enfance et celles de toujours

Comme un rire égaré
la marée est montée

et si la mer m’envahissait
profitant d’une porte
entrebâillée

la façade défaite
seul compterait le large

l’eau que je suis déjà 

Les vagues, les larmes, la pluie se mêlent dès le poème suivant. C’est une sorte de chaos originel, mais dans lequel déjà « tout s’ordonne illisible ».

Un nuage, virgule inversée dans le ciel, sera lu comme le signe d’acquiescement au ciel et à sa couleur. Le ciel constitue l’une des parenthèses privilégiées du livre. La déclinaison des couleurs, la présence des nuages ou leur absence, permet à la poète de discerner des émotions et de les rendre fertiles. Sa force est telle qu’elle absorbe la colère et facilite le passage vers l’écriture. La formulation, à travers la lecture des signes du monde, sauvegarde l’impression vive de la contemplation et le regard est orienté vers un dépassement :

j’ai appris à pleurer
sans le vouloir le gouffre
s’est inversé

c’est à peine s’il gronde 

Cette inversion, permise par l’écriture, ouvre un espace de signification :

Sur mon sommeil se penche
une face nouvelle
qui fait la ronde 

Ronde d’enfance, ronde Terre conciliante et protectrice.

Sabine Dewulf est poète de la Terre. Dans son deuxième livre, Habitant le qui-vive3, elle le posait bien dès son titre. Elle y écrivait par exemple : « Je rêve de mon corps comme ventre de terre ». Son premier livre personnel, Et je suis sur la terre4, insistait sur cette présence qui implique blessures, failles et manques. Elle y évoquait « la blessure initiale ». Ici, elle nous confie : « J’habite la fracture » et « je suis la vulnérable ». Parfois les rêves ou rêveries entraînent très loin, mais : « je touche la terre au réveil // frissonnement ». La quête qui permet l’envol vers le ciel et au-delà ne peut faire oublier qu’il nous faut habiter la Terre en toute lucidité :

de moins en moins je souffre 

en remerciant
je cherche ce qui brûle 

Un ciel uniformément et intensément bleu, est à peine marqué d’une trace d’avion : une disparition. Ce ciel est-il un vide, le néant ou un ailleurs ? Le poème nous entraîne plus loin nous révélant, avec la même intensité, que « le soleil / partout rend grâce au bleu // depuis la nuit jusqu’au vertige ».

Vie et poème confondus dans l’apprentissage : chaque texte apprivoise l’instant, c’est ce couronnement d’un équilibre trouvé qui est célébré à travers le livre. Les poèmes, guidés par les images, restituent une quête où ce qui est cherché ne résout pas les dilemmes mais les rend vivables. Aucune fuite n’est tentée, la confrontation salutaire ouvre à la métamorphose, « après les soubresauts/l’éternelle colonne ».

Sur la photographie de Stéphane Delecroix enfin une silhouette enfantine dans l’éclat du bord de mer, l’ultime poème semble concentrer ce chemin parcouru qui ramène au surgissement toujours recommencé de l’enfance  :

Un enclos s’est défait

je me souviens j’étais
une enfant sur les vagues

mordant l’été
au sous-bois des aiguilles
à ce point odorantes

que même entre deux murs la mer
surgit encore 

Notes 

1. Cosmos où nous dormons, Stéphane Delecroix et Sabine Dewulf - Terre à ciel (terreaciel.net)

2. Georges Didi-Huberman, Tables de montage (Éditions de l’IMEC, 2023).

3. Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive – œuvre d’Ise (L’herbe qui tremble, 2022).

4. Sabine Dewulf, Et je suis sur la terreaquarelles de Caroline François-Rubino (L’herbe qui tremble, 2020).

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