Patricio Sanchez-Rojas, Un chapeau pour Jaroslav Seifert (et autres poèmes)

À Jean Joubert, pour son amitié et ses conseils.
Avec toute mon admiration et mon respect.

UN CHAPEAU POUR JAROSLAV SEIFERT

Les poètes meurent tôt, m’a dit un jour un magicien
que j’ai rencontré dans une rue de Prague
              il pleuvait des cordes ce soir-là dans la ville
et je voyais scintiller les lampadaires sur le miroir brisé
des pavés mouillés
nous allions manger des calamars dans un restaurant près
du Pont Charles
mais la pluie faisait frissonner les fenêtres des maisons pleines
de fumée et de daguerréotypes jaunis
l’horloge du clocher venait de sonner
il était tard à Prague ce soir-là
des mythomanes mélancoliques nous annonçaient la fin
du monde
et nous parlions d’un parapluie rouge qui s’était envolé
brusquement jusqu’à tomber sous un pont

Les prostituées nous regardaient étonnées tremblantes sous leur
manteau en fourrure
et nous cherchions ce parapluie rouge aux ailes de papillon
nous avions faim et froid dans les rues de Prague
la ville était triste comme un gant trop usé
nous voulions trinquer à la santé des clochards endormis
près des poubelles nauséabondes mais
                nos yeux se fermaient sous un rideau de pluie

Les yeux de la mort sont inscrits sur la pierre sombre
une voiture sans lumières traversait la ville : j’ai compris
que les rues étaient vides à mourir sans  pyromanes ni jolies filles
mais il fallait avoir l’espoir, il fallait avoir l’espoir

Devant une porte fermée un chien aboyait sans raison et avec haine,
les égouts distillaient leurs délices en-dessous de mes pieds
mais je passais en marchant doucement, et toi, tu passais dans
                                                                          cette ville
silencieuse car nous cherchions un restaurant où parler de la vie

Nous étions à Prague ce soir-là, debout, sur les pavés mouillés
pendant que les eaux de cette rivière nous emportaient à jamais.

*  *  *

LES DISCIPLES

Il y a longtemps, les troubadours, les poètes,
les ratés, les saltimbanques, les somnambules,
les pyromanes, les schizophrènes, les inventeurs
de tout
et de rien,
les apôtres, les disciples de Dieu (en quelque sorte)
allaient par des chemins interdits, ils allaient ouvrant
les bras (les disciples), ils allaient
sans savoir quand ni comment ni pourquoi, ils allaient
tout simplement ainsi en marchant, ils allaient
par des chemins de croix, il y a longtemps, longtemps,
ils allaient
comme si on allait
à l’abattoir, risquant leur vie chaque jour sur la corde
raide,
les troubadours, les poètes, il y a longtemps, allaient
par des chemins tracés par le vent, il y a longtemps,
le ciel comme chapeau, le soleil sous les nuages,
et tout cela sans rien dire, mais oui, sans rien dire
sur la corde raide, ils allaient
les troubadours, les poètes, les ratés, les saltimbanques,
les pyromanes, les schizophrènes, les inventeurs
de tout
et de rien, en ouvrant leurs bras, bien sûr, en ouvrant leurs bras.

*  *  *

MA VALISE

Ma valise connaît toutes les gares du monde.
Je la nettoie, je l’astique.
Elle est en cuir, en cuir
De Patagonie.

Elle m’accompagne dans tous mes voyages.
Un jour nous étions tous les deux,
Face à une rue de Valparaiso.

Je la reconnais à sa forme, à sa façon
De parcourir tous les chemins.
Elle aura bientôt une année de plus.
De trop.
Je n’en sais rien.
Elle m’accompagne depuis toujours.

Elle porte mes chemises,
Un vieux parapluie rouge,
Un chapeau offert en 1960 par mon oncle Dario.

Elle porte mes crayons et mes carnets de poèmes.

Deux ou trois souvenirs sans importance: un peigne
Et un foulard, et un vieux pyjama
Acheté un matin pluvieux au marché de Prague.

 

(Le Parapluie rouge, Domens, 2011)

Présentation de l’auteur

Patricio Sanchez-Rojas

Patricio Sanchez Rojas est poète, enseignant, traducteur et animateur d’ateliers d’écriture. Né au Chili, il passe son enfance à Talca et à Valdivia. En 1977, sa famille est expulsée du pays et s’installe à Paris. Il travaille à l’Institut Claparède de Neuilly et dit ses poèmes au Centre Pompidou. Il poursuit ses études hispaniques à Montpellier et à Madrid. Naturalisé français en 1993, il séjourne quelques années aux États-Unis.

À son retour, il enseigne l’espagnol en collège, au lycée et dans les universités de Nîmes, Avignon et Montpellier. Ses poèmes figurent dans diverses revues de littérature et anthologies françaises, hispanophones et italiennes. Il a reçu de nombreuses récompenses littéraires au Chili, en Espagne et en France. En 2014, il participe au Festival Voix Vives de Toledo, la même année il rejoint l’équipe des animateurs du Festival Voix Vives de Sète. Il est membre de la Maison de la poésie Jean Joubert de Montpellier.

© photo Isabelle Poinloup




Patricio Sanchez- Rojas, Journal d’une seconde et autres textes

JOURNAL D’UNE SECONDE

 

1.

Je viens d’un pays
qu’on ne saurait
décrire sans
le regard du pélican.

 

2.

Un pays
où la nuit est
éternelle, ainsi que ses lacs
et ses montagnes.

 

3.

Un pays fait de lumière
et de pain frais,
d’arbres au visage
de colibri.

 

4.

Je viens d’un pays où
tout est arome,
bruissement des yeux
et volcans en furie.

 

5.

Un pays que mes mains
transportent comme
je transporte
la vie sur les carrefours de l’exil.

 

6.

Un pays de fleurs
et d’arbres
en feu.

Un pays
où les vagues de l’océan 
aimantent
le soleil à l’aurore.

 

7.

Un pays
en forme de poignard,
telle une braise
brûlante dans la poche.

 

8.

Je viens d’un pays
qui habite dans une montagne,
de cuivre et d’or frémissant.

 

9.

Je viens d’un pays
lointain
que seule ma voix
et mes tempes
pourront reconnaître.

 

 

 

PAQUEBOT DU PACIFIQUE

J’ai tout perdu
dans un grand paquebot du Pacifique :
un astrolabe, un cadran solaire, une poignée de pièces
en or,
ainsi que quelques lettres anciennes,
écrites par une femme
que je n’ai jamais oubliée.
J’ai aussi perdu une valise en cuir,
qui était presque une partie de ma maison,
mon ombre, celle qui ouvre mille portes
en même temps, la moitié
d’une couronne du soleil.
Aujourd’hui, il me reste le sable chaud
qui loge dans mes poches,
quelques cartes de navigation et
cette odeur d’iode que mes narines sentirent
–si je me souviens bien-, un soir
d'hiver
dans le port de Buenos Aires ou de Valparaiso.

« Terre de feu suivi de Nuages » (Domens, 2013).

 

 

PENELOPE

 Je te l’ai déjà dit,
tu possèdes les yeux
de l’hirondelle,

mais le monde
est bien plus lourd
qu’une guitare.

                       *

Il est dimanche
à cet instant précis,
les villes éternuent
dans les cloaques
invisibles de l’aurore.

Demain il fera beau
dans les pattes
de la mouche,

et mon amour
prendra feu
au seuil
de nos adverbes.

                       *

La mer a balayé les arbres
de cendre et les rochers
flottent maintenant sur les vagues

telle une pieuvre
dans les constellations
amères de nos doutes.

                       *

Je préfère oublier
les journaux
emplis de colère,

tandis que je vois passer
le tramway
dans le cercle
secret de ma névrose.

                       *

Un jour nous verrons
les places
vides où agonisent
les pélicans de sel,
heureux de ressembler
à un cadran immobile.

                       *

Il faudra essuyer nos chaussures
sur le paillasson
de l’aurore,
même si toi, Pénélope,
oublies
de tricoter un magnifique
pullover en l’honneur
de ma mélancolie.

                       *

Je reste donc ici
à feuilleter les annuaires
des pommiers
avec mon monocle en saphir
et mes cheveux de comète.

                       *

Cependant, tes mains
m’éclairent de camphre
lorsque le soleil murmure
sa musique d’horloge.

                       *

Je ne sais pas si le pommier
brûlera au fond des affluents,
mais il est temps d’ouvrir les portes
des anciens calendriers de l’équinoxe.

                       *

Les nuages ressemblent déjà
à une minuscule grappe de raisin.
Semblable à celle
que les acropoles ont érigée
sur les fenêtres d’Ephèse.

                       *

Je laisse ici les clés
de notre exil pour que
les apôtres ou les oracles
questionnent un jour
les miroirs à jamais vides.

                       *

Personne ne pourra
donc nous reprocher
d’avoir oublié les astres,

Les seuls
survivants de la mémoire. 

 

« Terre de feu suivi de Nuages » (Domens, 2013).

 

 

Présentation de l’auteur

Patricio Sanchez-Rojas

Patricio Sanchez Rojas est poète, enseignant, traducteur et animateur d’ateliers d’écriture. Né au Chili, il passe son enfance à Talca et à Valdivia. En 1977, sa famille est expulsée du pays et s’installe à Paris. Il travaille à l’Institut Claparède de Neuilly et dit ses poèmes au Centre Pompidou. Il poursuit ses études hispaniques à Montpellier et à Madrid. Naturalisé français en 1993, il séjourne quelques années aux États-Unis.

À son retour, il enseigne l’espagnol en collège, au lycée et dans les universités de Nîmes, Avignon et Montpellier. Ses poèmes figurent dans diverses revues de littérature et anthologies françaises, hispanophones et italiennes. Il a reçu de nombreuses récompenses littéraires au Chili, en Espagne et en France. En 2014, il participe au Festival Voix Vives de Toledo, la même année il rejoint l’équipe des animateurs du Festival Voix Vives de Sète. Il est membre de la Maison de la poésie Jean Joubert de Montpellier.

© photo Isabelle Poinloup