Philippe Pratx, KARMINA VLTIMA – La vie anthologique et névrotique du dernier Mangbetu
Découvrant le titre du livre je n’ai pu m’empêcher d’évoquer le film de Gabriel Pelletier, Karmina, film culte au Québec, qui raconte les aventures loufoques d’une vampire qui grâce à une potion magique redeviendra « normale » et saura faire face à l’amour entre autres choses humaines. Ce dernier des Mangbetus résonne avec le dernier des Mohicans ou encore avec Ishi le dernier Yahi, dernier de sa tribu, monde en voie d’extinction.
Mangbetu comme originaire de l’ancienne Nubie, à présent vivant dans le nord-est du Congo. Rappelons que karmina (ou carmina signifie hymne, chanson, c’est aussi un prénom féminin (Carmina, d’où Carmen) que Bizet a adopté pour nommer son héroïne.
Le livre, qui se déclare chanson ultime, s’ouvre sur une citation de Fréderic Nietzsche : le poème a pour titre (non cité) un fou au désespoir, poème inclus dans l’appendice intitulé Chansons du prince Vogelfrei, à la fin de l’ensemble connu comme le Gai Savoir, terme qui renvoie aux troubadours, à l’art de composer une poésie lyrique. Sans étonnement donc on découvre un livre composé de chants, et l’on ne peut s’empêcher alors de penser aux chefs d’œuvre littéraires tels que l’Odyssée ou la divine comédie de Dante (d’ailleurs Dona Beatriz comme la cruelle Béatrice n’apparaissent-elles pas dans ce livre !) : On s’attend donc à un voyage, et il y a fort à parier qu’il soit initiatique.
Philippe Pratx, KARMINA VLTIMA – La vie anthologique et névrotique du dernier Mangbetu, éditions le Coudrier (collection coudraie), 147 pages, 20 euros.
Cela sentira l'éternelle paix du vide. » Nous sommes plongés dans un monde ravagé où des rescapés « vaquent en silence à des tâches saugrenues ». Et c’est dans les livres (« mon seul vrai gîte » dit le narrateur) que se tient la clé de la survie, c’est dans l’écriture d’un livre que se construit « une maison plus intime, un corps pour mon esprit, une existence pour ma vie. »
Alternance de récits en prose et de vers, nous entrons dans un univers fait de «pléthorique solitude », de rêves, de descriptions réalistes, de réflexions s’apparentant à la philosophie ou bien à la sagesse, nous traversons cette « catastrophe universelle » et apprenons la difficulté qu’il y a à se connaître et à rester soi-même, que le voyage, on pourrait aussi bien dire errance, soit effectué à travers le monde ou en soi-même.
Sans doute le voyage ne termine jamais, puisque les chants sont interrompus et repris plus loin, ils se développent et construisent la maison du livre qui abrite notre narrateur : Chant de la Dame des montagnes ; chant de la jolie paysanne folle ; chant du vaisseau fantôme (et comment ne pas entendre Wagner alors !) ; chant des oracles du Pays (où sont évoqués les dix plaies de l’Egypte du livre de l’Exode ainsi que les catastrophes s’abattant sur des villes « maudites » comme Thèbes ou Ys) ; chant de la sainte noire ; chant du voyage en Morte-Terre ; chant du bon homme Nikétas, chant du voyage aux Îles de la Nuit ; chant du voyage aux contrées de la Brume où l’album de Bod Dylan Honky Tonk Blues est cité, où une ambiance de road trip façon beat generation est créée.
On s’aperçoit en lisant que nous voyageons autant dans des références mythologiques, livresques, musicales, picturales, historiques, géopolitiques etc., si ce n’est dans les souvenirs des nombreux voyages entrepris par l’auteur lui-même, que dans un univers purement d’imagination. Dans la luxuriance des images, que je qualifierais de prophétiques, il y aurait presque du William Blake et c’est ici qu’il faut parler des illustrations qui accompagne le livre, réalisées par Odona Bernard qui semble être nourrie et inspirée par : aussi bien les livres pour enfants que les univers mythologiques et fantastiques. Quelque chose de très frais et de délicat s’en dégage.
On ferme le livre en ayant vogué sur des flots d’images et de langage. On ferme le livre en sachant que les maux de notre temps soulevés dans le livre (déracinements, massacres), qui ne revendiquent aucun temps ni aucun repère, restent brûlants, que la question de la condition humaine tourmente et tourmentera encore … Et la question ultime concerne toujours bien le sens de la vie, comment ne pas se sentir, nous humains capables du meilleur et du pire, ballotés au gré des tempêtes, menacés de folie, aculés au désespoir … et forts de toutes les connaissances, de toutes les expériences, de toutes les méditations, la seule morale à tirer serait : « Se réveiller est, chaque jour, savoir que le monde est perpétuellement dans son agonie interminable. » Alors, de ce constat tragique, prendre la ferme résolution de vivre en plénitude, et comment sinon dans et par l’écriture ! (De cette façon la boucle est n’est-elle pas bouclée !)